Ce que doivent être nos colonies

Ce que doivent être nos colonies
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 428-447).
CE QUE DOIVENT ÊTRE
NOS COLONIES

Nos adversaires, au moment où ils ont déchaîné la guerre, escomptaient que les colonies seraient, pour la France, un élément d’inquiétude et de paralysie ; l’événement a prouvé qu’ils se trompaient lourdement. Loin que nos possessions d’outre-mer, au cours de la terrible épreuve, aient été l’objet de soucis entravant notre liberté d’action en Europe, elles nous ont apporté en hommes, en matériel, en ressources alimentaires et industrielles, le renfort le plus libéral et le plus précieux. Au milieu de 1917, alors que la fortune des armes paraissait indécise encore, aucun doute déjà n’était plus permis sur l’éminente utilité nationale de l’empire colonial français [1] ; la mauvaise foi des Allemands, si ingénieuse fùt-elle, était impuissante à exagérer la portée de quelques incidents locaux, toujours demeurés dans les limites restreintes d’affaires de police. Bien au contraire, la conscience des périls affrontés ensemble a resserré entre la métropole et ses colonies une collaboration confiante, fondée sur une sorte de mutuelle découverte des raisons profondes de leur solidarité.

Hésitante à son début, incohérente souvent parce que nous étions mal préparés à nous servir ainsi nous-mêmes, la coopération Franco-coloniale s’est peu à peu ordonnée et amplifiée. Dans les derniers mois de la guerre, elle était singulièrement plus méthodique et donc plus efficace qu’au début. Elle nous eût assuré des avantages bien supérieurs, si la France s’était avisée plus tôt de constituer une marine marchande en correspondance avec sa situation dans le monde et les ressources pleines de promesses de ses domaines d’outre-mer. Mais nous en étions encore à faire venir de Hambourg les tabacs brésiliens nécessaires à notre régie ; nous attendions des navires allemands, japonais, scandinaves pour exporter nos riz d’Indo-Chine ; nous laissions une Compagnie allemande drainer, au profit de commissionnaires et industriels germaniques, le caoutchouc et d’autres produits indigènes de Madagascar. Par la brusque explosion des hostilités, nos colonies se sont vues privées soudain de toutes les commodités que leur assuraient les Allemands. Coûteuse leçon dont nous espérons du moins que le profit, au lendemain de la paix, ne sera pas perdu.


CONDITIONS GÉNÉRALES DU PROBLÈME COLONIAL

Que peuvent être demain nos colonies dans l’ensemble de notre organisme national. Que doivent-elles être ? Il court encore, parmi nous, bien des légendes sur les pays d’outre-mer. L’idée qu’un honnête homme peut gagner une situation aux colonies, par beaucoup de persévérance et d’ordre, — mais non point sans cela, — surprendra un certain nombre de nos concitoyens. Ne nous lassons pas de répéter que les colonies sont, aussi peu que les métropoles, des paradis terrestres, mais qu’elles recèlent, comme le champ du fabuliste, les trésors que le travail de l’homme en saura dégager. Alors que le monde civilisé n’était qu’un coin de notre planète, le mouvement des découvertes nous a révélé des pays au premier aspect profondément différents des nôtres ; il demeure, dans nos conceptions coloniales, quelque chose de la stupeur des compagnons de Colomb ou de Vasco de Gama. Les Espagnols et les Portugais, les Hollandais ensuite n’ont recherché d’abord que les produits rares, métaux précieux et épices ; pendant trois siècles, les colonies n’envoyèrent à l’Europe que de l’or, de l’argent, quelques aliments de luxe ou d’appoint, fret d’un commerce restreint, assuré par quelques centaines de tonnes de navires et dont on apprécierait mal l’importance générale d’après les quelques grandes fortunes qui en étaient sorties.

Nouveauté politique considérable, l’émancipation des États-Unis, à la fin du XVIIIe siècle, marque le point de départ d’une immense révolution économique. Désormais, toutes les Sociétés constituées hors du vieux continent n’auront plus ce caractère d’exotisme qui les distinguait jusqu’alors. L’Europe apprend peu à peu qu’elle pourra recevoir d’au delà des Océans ce qu’elle avait supposé produire longtemps chez elle en monopole. En même temps qu’elle se voit ainsi quelque peu diminuée de sa primauté historique, le progrès des sciences transforme les conditions de la circulation, les terrae incognitae disparaissent des cartes ; en peu d’années, un inventaire devient possible de toutes les ressources visibles de l’humanité, si bien qu’un conflit formidable éclate pour prévenir l’accaparement par ceux qui prétendaient s’en adjuger la distribution souveraine. Il n’est sans doute point paradoxal de soutenir que les ambitions et la condamnation de l’Allemagne procèdent de ce que, au XIXe siècle, les limites de la concurrence économique en sont venues à coïncider avec celles mêmes du globe. Mais force est bien de considérer que, si la guerre a ouvert des horizons aux plus consolantes espérances, elle a beaucoup détruit et, pour une période provisoire qui sera peut-être longue, cruellement compliqué pour tous les peuples les difficultés quotidiennes de l’existence. Nos colonies peuvent et doivent, sans aucun délai, nous aider à nous reconstituer, mais d’après des plans rajeunis, telles ces usines ruinées par nos ennemis, que la vaillance de nos concitoyens entend relever plus modernes qu’ils ne les ont perdues. Un coup d’œil sur un planisphère, indiquant les colonies françaises, nous montre que ce domaine est réparti sous tous les climats du globe, en des zones tempérées aussi bien que tropicales ; il compte, en chiffres ronds, cinquante à soixante millions d’habitants ; c’est beaucoup moins, assurément, que l’Empire britannique, beaucoup moins que le domaine compact des États-Unis ; mais c’est un magnifique patrimoine encore, et dont la gratitude de nos descendants remerciera les fondateurs.

Or, les conditions prochaines seront toutes différentes, pour les États-Unis et l’Empire britannique d’une part (nous pourrions ajouter le Japon), pour la France de l’autre. Il existe en effet des Sociétés anglo-saxonnes (et nipponnes) constituées à portée immédiate des carrières neuves. La grande Union américaine est conduite à envisager sous un aspect jusqu’ici peu familier les questions de « couleur, » parce qu’elle ne peut pas se passer de travailleurs noirs dans ses régions méridionales, et jaunes dans ses provinces de l’Ouest ; mais les noirs sont déjà des citoyens et les immigrants jaunes n’appartiennent pas, comme les indigènes du centre africain et de l’Océanie, à des races encore non dégrossies. Les Britanniques forment, tout autour du globe, cette « constellation de nations libres » dont s’enorgueillissait le grand Old man canadien, sir Wilfrid Laurier ; ce sont des pionniers de leur race qui transforment les bois et les prairies canadiennes, le veldt de l’Afrique Australe, les steppes d’Australie, les collines au sol volcanique de la Nouvelle-Zélande. Les Nippons touchent directement aux pêcheries et aux forêts de Sakhaline, aux sucrières et aux camphrières de Formose. Pour ces peuples donc le problème de la production coloniale ne pose pas immédiatement une question préalable, l’éducation des indigènes ; celle-ci même ne saurait être utilement poursuivie, si les directeurs métropolitains ne connaissaient exactement l’économie naturelle des colonies et n’avaient arrêté un plan pour en assurer l’essor : tels sont les premiers termes du problème colonial français.

Une circonstance particulière nous invite à nous hâter, c’est la dépendance où nous nous trouvons vis-à-vis de certains de nos Alliés pour la fourniture des denrées alimentaires et des matières premières nécessaires à notre vie nationale. L’une des discussions interalliées les plus difficiles a été celle où nos représentants se sont efforcés d’expliquer à nos partenaires comment la restauration de la France commande la livraison privilégiée d’éléments matériels de travail, plus que d’objets fabriqués. Il nous faut pour rentrer dans la lice mondiale en conditions loyales de fair play, pourvoir nos ouvriers et nos usines de telle manière que nous rétablissions une exportation normale et, par là, la solidité de notre change. On disait avant la guerre que la France laborieuse et épargnante était le banquier des Nations ; l’agression allemande l’a forcée à réaliser le capital, placé à l’étranger pour bonne partie, qui représentait les économies de plusieurs générations ; si demain elle est à même de tirer de son propre domaine de quoi relever son activité industrielle et son commerce extérieur, elle n’a plus à faire appel à des vendeurs étrangers qui ne prendront de monnaie qu’au cours international des changes, elle renforce d’autant son crédit pour les achats indispensables hors de son territoire. Ainsi le souci de la santé économique et financière, du pays, si préoccupant à l’heure actuelle, nous commande de développer les transactions domestiques entre la Métropole et les colonies, et d’orienter la production coloniale de telle sorte qu’elle devienne complémentaire plutôt que concurrente de la production métropolitaine.


NOS POSSESSIONS NORD-AFRICAINES

Distinguons immédiatement, pour préciser, ce que nous demanderons à chacun des divers groupes de notre domaine colonial ; les uns sont tropicaux, les autres plus tempérés, ceux-ci lointains, ceux-là tout proches de la mère patrie ; ainsi nous assignerons a chacun son rôle particulier dans un effort d’ensemble. Ici apparaît pour la France le prix tout à fait singulier, exceptionnel, de notre Afrique du Nord. Prévost-Paradol avait raison d’indiquer là, dans les conclusions de sa France Nouvelle (1868), une des chances suprêmes de notre avenir national. L’un des bienfaits essentiels de la paix est d’affranchir nos possessions nord-africaines des dernières servitudes diplomatiques qui limitaient encore notre liberté au Maroc ; nous avons là désormais, comme le disait Vauban à propos d’une autre frontière, « le pré carré. » Sur ces rivages coexistent dès maintenant des races européennes et indigènes ; jamais l’instant ne sera plus favorable pour y stimuler la nature par de belles et fécondes associations de travail.

Le pourtour de la Méditerranée est un réservoir privilégié de céréales, de fruits variés, un admirable champ d’élevage ; sa population est encore assez clairsemée, pour que la culture soit possible sur de vastes espaces par des procédés modernes à l’américaine ; son sous-sol est richement minéralisé. Notre Afrique du Nord, à quelques heures de navigation des côtes du Languedoc et de la Provence, est une extension presque contiguë du territoire métropolitain ; très efficacement et, pour ainsi dire, sans délai, le progrès de son économie doit atténuer chez nous les difficultés de la vie chère et soutenir notre change. Les provinces d’Afrique furent jadis le grenier de Rome ; elles fourniront de même à la France, qui leur a restitué une paix romaine, d’abord des grains et de l’huile comme autrefois, mais bien d’autres provisions encore. Leur agronomie est ingénieuse, moins défiante qu’en quelques provinces de France les nouveautés techniques ; dès avant la guerre, on connaissait en Algérie des terres à blé travaillées comme celles du Manitoba canadien, des orangeraies qui ne l’eussent point cédé aux meilleures de Californie ; tel éleveur de bœufs de Guelma méritait l’hommage des estancieros les plus réputés de l’Argentine. La terre ne manque pas pour amplifier ces expériences.

A l’origine des cultures nord-africaines, les experts recommandent de placer des fourrages : « si tu veux du blé, fais du pré, » dit un de nos vieux proverbes paysans. La chaleur et la sécheresse des étés déterminent dans l’Afrique du Nord les conditions particulières de la croissance des prairies, naturelles ou artificielles. L’élevage indigène, à peu près limité au petit bétail, reposait sur le principe de la transhumance qui correspond à une économie tout à fait routinière. Aujourd’hui dans la région littorale du Tell tunisien et algérien, ainsi que dans les plaines du Maroc atlantique, les troupeaux sont stables, des comités formés ou dirigés par les colons français enseignent aux indigènes des cultures fourragères adaptées au climat, céréales secondaires ou légumineuses, construisent pour le bétail des abris contre la pluie et le soleil, mettent des fourrages en réserve par ensilage pour les semaines critiques de la canicule. Aussi l’élevage nord-africain s’est-il beaucoup amélioré ; on en a la preuve par les concours agricoles maintenant très suivis par les indigènes eux-mêmes.

Le troupeau bovin, sauf peut-être dans la Chaouïa et la Doukkala marocaines, n’offre toutefois pas encore des effectifs suffisants pour un large commerce d’exportation ; c’est beaucoup déjà qu’il suffise à la consommation locale, qui est en hausse rapide ; il contribue aussi à stabiliser les rendements généraux de l’agriculture en assurant une bonne fumure du sol ; il est surtout développé dans les régions de mixed farming, dans la vallée tunisienne de la Medjerda, où M. Jules Saurin fut le tenace propagateur d’une installation de familles rurales françaises, sur les collines au relief varié du Tell constantinois, etc. Mais l’élevage caractéristique de l’Afrique du Nord reste celui de la chèvre et plus encore du mouton ; ces animaux sont très rustiques, il est relativement facile d’en amender des races par sélection et croisement ; on est arrivé à fixer des types recommandables à la fois pour la viande, qui seule intéressait les indigènes, et pour la laine. Cette évolution sera certainement hâlée par les propriétaires : on sait combien pèse sur notre industrie et sur notre économie quotidienne la pauvreté du stock mondial des laines : l’Afrique méditerranéenne doit nous affranchir partiellement du tribut que nous payons à l’Australie ainsi qu’à l’Argentine, et qu’aggrave sur ces longs trajets la pauvreté du tonnage français.

En revanche, l’usage de la viande congelée des moutons d’Algérie s’est déjà répandu chez nous pendant la guerre. Les applications du froid industriel, étudiées dès 1862 en France par Charles Tellier, ont enrichi d’abord des étrangers ; sans la libéralité reconnaissante de quelques propriétaires sud-américains, l’inventeur lui-même fût mort dans la misère. Alors que en 1916 les Américains du Nord possédaient plus de 800 exploitations frigorifiques et les Anglais près de 400 navires pourvus de cales isothermes, la France était à peu près entièrement démunie, tant pour la fabrication que pour les transports. Nous avons heureusement réalisé quelques progrès récents : l’Association française du froid propage des idées pratiques, organise tout un enseignement technique pour « ingénieurs frigoristes. » A Alger des entrepôts frigorifiques ont été construits, où furent déposées par milliers les carcasses de moutons destinées à la métropole ; des groupements sont en préparation, qui réunissent tous les intéressés, depuis le pasteur indigène des hauts-plateaux jusqu’au consommateur des grandes agglomérations urbaines de France.

Les céréales nord-africaines ne sont pas exactement celles de la métropole ; les espèces les plus appréciées sont des blés durs, recherchés pour l’élaboration des pâtes alimentaires, et depuis longtemps connus, notamment des usiniers de Marseille. Les districts arrosés du Tell sont d’admirables champs de céréales, environs de Tunis, plateaux de Sétif où dix mille ouvriers temporaires se rassemblent au moment de la moisson, plaines de Sidi-bel-Abbès, où se sont fondées sur la minoterie quelques-unes des plus belles fortunes de l’Algérie. Au Maroc, la Chaouïa possède des tirs, comparables aux meilleures terres noires de la Russie méridionale, et toutes désignées pour remplacer les récoltes des territoires stérilisés par les bolcheviks ; là il est loisible de labourer profondément avec des machines modernes, ainsi qu’on le faisait avant la guerre dans nos départements du Nord.

Ailleurs, il faut prendre garde que la couche arable est souvent mince ; une charrue qui creuserait trop bas gratterait littéralement dans le roc ; la terre n’est pas encore transformée par des façons séculaires, il convient donc de la traiter avec les ménagements, ainsi que l’on fait une éducation d’adolescent. Mais d’ores et déjà, nous avons beaucoup mieux que des promesses : dès que les communications maritimes ont librement repris, la seule Algérie, pendant le premier trimestre de 1919, exportait pour 80 millions de francs de grains.

Nous avons vu arriver de même par wagons entiers des figues sèches apportées de toutes les rives orientales et méridionales de la Méditerranée ; notre Afrique du Nord a eu sa part très large dans ces envois. La figue est un des aliments essentiels de nos Kabyles, race extrêmement vigoureuse ; chez nous, elle est consommée directement, ou bien, réduite en poudre, donne un succédané populaire du café ; les prix actuellement pratiqués encouragent les producteurs à récolter et surtout à conserver les fruits avec plus de soin. Suivant la courbe observée antérieurement pour l’olivier, on prévoit une culture de plus en plus industrielle du figuier, arbre peu exigeant, qui était resté jusqu’ici un appoint des exploitations familiales indigènes. De même l’Afrique du Nord a beaucoup développé ses cultures maraîchères, peu à peu substituées à celles qu’un jardinage minutieux concentrait naguère autour de nos grandes villes. Contrairement à ce que l’on croit parfois, toutes les zones littorales de notre Afrique ne sont pas favorables aux primeurs ; nais nous en avons des réserves assez vastes, — Cap Bon, Philippeville, Sahels d’Alger et d’Oran, environs de Tanger et de Mogador, — pour satisfaire à toutes les demandes métropolitaines et même à de puissantes exportations pour l’étranger. Dans un autre ordre d’idées, nos fumeurs n’apprendront pas sans plaisir que la Régie fait maintenant des commandes considérables de cigarettes algériennes et tunisiennes.

Nos viticulteurs de France, habitués aux prix de guerre, n’envisagent pas de très bonne humeur l’afflux possible des récoltes africaines ; ils se rassureraient peut-être, à l’inverse des consommateurs, s’ils observaient que l’expédition algériennes de 73 millions de francs de vins, pendant les trois premiers mois de 1919, n’a pas beaucoup atteint les cours. La clientèle du vin, pendant la guerre, a formidablement grossi beaucoup de soldats qui n’en usaient guère auparavant ont pris l’habitude d’en boire : la fabrication de la bière a été paralysée par l’occupation de nos départements du Nord. Celle-ci reprendra vite, les orges d’Afrique l’aideront ; les troupiers américains amateurs de nos crus, même administratifs, rentreront chez eux et se soumettront à la législation des « États secs. » Il est vraisemblable pourtant que nous n’aurons pas de longtemps assez de vin dans la métropole pour que le renfort annuel des 7 à 8 millions d’hectolitres d’Afrique ne nous soit pas précieux. Aussi bien doit-on observer que ces vins, de plus en plus soignés, trouvent des acheteurs « bourgeois » sur place ; que leurs sortes caractéristiques sont excellentes pour les coupages avec les sortes plus légères de France ; enfin que nos producteurs d’outre-Méditerranée s’orientent vers la fabrication des mistelles et des vins de liqueur, c’est-à-dire de spécialités régionales. Il serait donc de mauvaise politique de décourager la consolidation, voire l’extension de notre vignoble africain.

Les viticulteurs s’inquiètent en tous pays de se procurer à bon marché leur « vaisselle vinaire, » pressoirs, tonneaux, cuves, vases et bouchons. Très certainement, l’Afrique du Nord ne manque pas des bois spéciaux nécessaires, bien que jusqu’ici elle se soit adressée à des importateurs de l’Europe Centrale ; elle-multipliera demain les expériences sur les produits indigènes, confiées à des ouvriers experts de Croatie par exemple. Elle devra poursuivre aussi les essais commencés sur ses divers pins par des résiniers venus des Landes françaises. Pour le liège, elle est en pleine période d’exploitation et il y a là, croyons-nous, une de ses chances les plus brillantes ; avec la Péninsule ibérique, notre Afrique méditerranéenne tient le marché mondial du liège, de plus en plus demandé pour la fabrication d’appareils isothermes, d’articles de tapissiers et non pas seulement pour le commerce du vin ; la poussière de liège est le meilleur emballage des fruits frais, entre autres des raisins de Malaga que l’on expédie aux États-Unis. Il a été récemment question d’une entente entre les producteurs de liège de la France, métropolitaine et nord-africaine, de l’Espagne et du Portugal.

L’Afrique septentrionale n’a pas jusqu’ici découvert sur son propre sol le combustible qui lui permettrait d’outiller personnellement son industrie ; les géologues ont reconnu des bandes de lignite dans le Sud-Oranais ; la basse valide du Chéliff présente des traces de suintements pétrolifères ; des exploitations locales ont été attaquées et quelques résultats pratiques obtenus. Mais aucun n’a encore le caractère d’un succès d’envergure ; nous ne sommes pas sortis, à cet égard, de la période de prospection. Plus timides que d’autres, et de plus raréfiés par la guerre, les capitaux français se sont tenus à l’écart de ces recherches fort dispendieuses ; on ne saurait admettre cependant que des concessions intéressant d’aussi près l’indépendance économique nationale soient accordées à des étrangers qui auraient montré plus d’audace. L’opinion française fut fort irritée à la fin du XIXe siècle lorsqu’elle apprit que les phosphates de Tébessa, dédaignés par nos compatriotes, enrichissaient des capitalistes britanniques ; des Français intervinrent alors pour mettre en valeur les gisements voisins de Tunisie, et n’ont pas eu à le regretter.

A tout le moins, nous devrons faire un choix parmi les étrangers et ne pas tolérer, dans nos nouvelles entreprises minières d’Afrique, la coopération de sujets ou de groupes des pays ennemis ; c’est dans cet esprit qu’il sera procédé au Maroc, à l’estimation, puis à l’expropriation des droits du fameux syndicat minier des Mannesmann. L’organisation d’une société des mines de fer de l’Ouenza, si longtemps différée, est prévue d’après les mêmes principes. La France, dans ses limites recouvrées, va devenir une des grandes puissances métallurgiques du monde ; il convient de marquer dans cette évolution, le rôle de notre Afrique du Nord, en s’inspirant de l’idée, non de comprimer les rendements pour maintenir de hauts prix, mais au contraire d’abaisser le coût de la vie en intensifiant la production. Après avoir largement fourni toutes nos usines nationales, il nous restera demain du minerai de fer en quantité ; celui d’Afrique, difficile à utiliser sur place, sera l’un des facteurs de notre exportation à l’étranger et de l’assainissement de notre change.


L’AFRIQUE OCCIDENTALE ET ÉQUATORIALE FRANÇAISE

Contiguës à notre Afrique du Nord, depuis la Convention anglo-française du 5 août 1890, nos possessions de l’Afrique occidentale (A. O. F.) et de l’Afrique Équatoriale française (A. E. F.) ont été parfois appelées les Indes Noires de la France Ce nom est trop ambitieux, car il y a loin des 15 à 20 millions tout au plus de leurs habitants, aux 300 millions de la grande « dépendance » britannique ; néanmoins, nous avons là, très près de l’Europe, un vaste territoire de climat tropical, peuplé de races déjà dégrossies, riche de ressources très diverses, et dont l’exploitation sera une de nos forces nationales de demain.

Une date fut marquée dans l’histoire de notre vieux Sénégal, au milieu du XIXe siècle, quand des commerçants bordelais propagèrent parmi les indigènes une culture, celle des arachides ; nos Échelles d’Afrique n’avaient guère fait auparavant, que des transactions fondées sur la cueillette, — forme d’économie destructive de laquelle relevait la traite des gommes, et jadis, celle des esclaves. Petit à petit, dès lors l’indigène a recherché la propriété du sol, car il était sûr de vendre le produit de son travail ; ainsi le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, inauguré en 1885, a peuplé de villages nouveaux tout le Cayor ; une bande de colonisation agricole se dessine de même aujourd’hui le long du rail qui monte de Thiès vers Kayes. En Afrique Équatoriale, après une période d’exploitation superficielle de l’ivoire et du caoutchouc, nous avons passé aussi à la période de plantation ; déjà nous avons récolté du caoutchouc de culture. C’est ce mouvement d’aménagement reproductif des ressources naturelles avec le concours des indigènes qu’il convient d’accélérer aujourd’hui.

En 1913, les deux tiers de l’exportation de l’A. O. F. étaient constitués par les oléagineux (arachides, amandes et huile de palme). La paralysie des transports maritimes a failli compromettre un essor déjà brillant ; le Gouvernement, pour conserver la confiance des indigènes, a acquis des stocks dont il ne pouvait assurer l’évacuation au delà des ports : des quantités notables ont été ainsi gâchées. Depuis l’armistice, les magasins ont été quelque peu dégagés, mais on est loin encore d’avoir rétabli des conditions normales. Les Allemands, alors qu’ils préparaient le conflit, étaient venus enlever au Sénégal d’immenses chargements d’arachides, afin de créer chez eux des réserves de matières grasses : ils commençaient à imprimer des habitudes au commerce local. La prolongation des hostilités a finalement déjoué les calculs de leur prévoyance, mais la France doit rechercher sur son propre territoire des acheteurs oléagineux d’Afrique, pour remplacer les Allemands ; les compagnies anglaises tendent à s’emparer de ce marché ; il conviendra que nous en gardions notre très large part.

Au nombre des arbres tropicaux les plus intéressants, et dont la culture est volontiers pratiquée par les indigènes, signalons le cacaoyer et le cocotier. Le « mandat colonial » conféré à la France sur presque tout l’ancien Cameroun allemand nous livre des cacaoyères sur lesquelles le gouvernement de Berlin comptait pour approvisionner peu à peu la plupart des fabriques nationales de chocolat. Nous devrons continuer, au bénéfice d’établissements français, cette expérience, analogue à celle que les Anglais avaient instituée non moins opportunément dans leur possession ouest-africaine appelée Gold Coast : nos essais avaient été timides jusqu’ici, sauf sur quelques domaines de la Côte d’Ivoire. Le cocotier vient bien sur les lagunes du Golfe de Guinée ; les noix de coco sèches (coprah) sont très demandées en Europe et en Amérique pour l’élaboration d’un beurre végétal de plus en plus employé dans l’alimentation ; la France avant la guerre importait 100 000 tonnes de ces graines dont à peine un dixième de ses colonies. Marseille, qui s’était laissé devancer par Hambourg, et tout récemment par Liverpool, devrait demain s’efforcer de ressaisir sa primauté, tout en encourageant l’agriculture indigène, dans nos possessions africaines.

Nous aurons à développer aussi l’exploitation méthodique des bois de toutes sortes, qui, dans l’étuve équatoriale des rives du golfe de Guinée, grandissent dans un désordre fougueux. La restauration des pays libérés de France, le sacrifice de quelques-unes de nos plus belles forêts aux nécessités immédiates de la guerre, assurent aux ressources forestières de notre Afrique, pendant plusieurs années, des emplois rémunérateurs ; nous avons là des bois de charpente, des bois d’ébénisterie, des réserves indéfinies de cellulose pour fabrication de pâte à papier ; notre Afrique tropicale en exportait dès 1908 un peu moins de 20 000 tonnes ; ce chiffre peut être aisément décuplé. Les Congrès coloniaux français, les Associations professionnelles du meuble et de la papeterie ont appelé sur ce sujet l’attention des pouvoirs publics ; le ministère des Colonies a pris des dispositions pour faciliter l’envoi rapide en France de provisions de bois coloniaux ; une mission forestière spéciale a étudié, sous cet aspect, la Côte d’Ivoire. Le Gabon, façade atlantique de notre A. E. F., est un autre fournisseur privilégié.

A peine avons-nous encore fait contribuer l’Afrique tropicale à notre ravitaillement de table ; nous devrons demain lui demander, par grandes quantités, viande et poisson. Deux régions sont adaptées à l’élevage du gros bétail, plateaux élevés de 12 à 1 300 mètres, où l’altitude compense la latitude et que peuplent des races de pasteurs, le Fouta Djallon et l’Adamaoua. Plus au Nord et à un niveau moins élevé, les collines inclinées vers le Niger (Macina) et les mamelons du Mossi nourrissent des troupeaux de moutons. Des établissements frigorifiques ont été récemment installés à proximité de la côte atlantique ; par leur intermédiaire se dessine un commerce régulier de bétail, déjà fort apprécié des plus avancés de nos indigènes. Le Mossi, sur 100 000 kilomètres carrés, compte 2 millions d’habitants, paysans robustes ou commerçants avisés bien disposés à tirer parti de la paix française ; les Peuhls du Fouta Djallon, plus méfiants à l’origine, sont aujourd’hui ralliés. En 1918, 4 000 tonnes seulement de viande congelée ont été envoyées d’Afrique sur la France ; les laines du Macina ont aussi paru sur nos marchés où les spécialistes les ont distinguées ; ce n’est qu’un début, mais des plus encourageants. Quant au poisson, les côtes ouest-africaines sont un des viviers les plus riches du monde ; des dundees à moteur, depuis 1912, viennent chaque année de Bretagne chaluter dans ces parages ; ils avaient rapporté en 1913 plus de 300 000 langoustes et en 1916 un millier de tonnes de poissons frigorifiés. La guerre sous-marine avait ralenti cette activité, qui reprend aujourd’hui.

Les gouvernements régionaux et l’Association cotonnière coloniale ont institué, depuis une dizaine d’années, des essais sur le coton au Dahomey, dans « la Mésopotamie » du moyen Niger et du Bani, en amont de Tombouctou. Les résultats sont demeurés médiocres, soit que l’effort ait été trop peu pensévérant, soit qu’une organisation commerciale n’ait pas été annexée à une expérience de culture. Moins capitale pour nous que pour les Anglais, la question du coton est cependant importante, aujourd’hui qu’elle est liée à la restauration de nos régions industrielles du Nord. Les études menées jusqu’ici auront du moins abouti à déterminer les conditions de l’irrigation dans la vallée du Niger ; ce sont des conclusions à retenir, non seulement pour le coton, mais pour beaucoup d’autres plantes, céréales, canne à sucre, etc... Notre Afrique tropicale manque de combustible, d’où la difficulté des transports intérieurs par chemins de fer, presque prohibitive pour des produits de valeur médiocre à la récolte, tels que le coton : l’alcool de grains ne fournirait-il pas ce combustible ? Ne conviendrait-il pas en conséquence d’étendre largement la culture des céréales indigènes, mais au Dahomey, millet dans la boucle du Niger ? C’est là, croyons-nous, une des questions urgentes de notre prochaine économie nationale. Elle se rattache à la refonte indispensable de tous nos transports africains, voies de terre et de mer ; nous ne pouvons à cet égard poser une indication.


L’AFRIQUE ORIENTALE FRANÇAISE

La situation naturelle de nos colonies africaines de l’Atlantique les prédispose à fonder sur les relations avec la métropole l’essentiel de leur prospérité ; nous n’en dirons pas exactement autant de nos possessions de l’Afrique Orientale, de l’Extrême-Orient, de l’Amérique et du Pacifique. Si certaines de leurs ressources, marquées d’un caractère de spécialité mondiale, doivent être réservées à satisfaire des besoins métropolitains, il n’en est pas moins évident que l’essor de leur progrès dépend surtout de leurs rapports avec des sociétés plus voisines, Afrique Australe britannique, Chine et Japon, Dominions australiens, États-Unis. Nous ferions un calcul faux si nous nous proposions, par une législation artificielle, de contrarier ces penchants ; un parti plus judicieux est de les constater, de les accepter et de faire de ces possessions, outillées par nos soins pour grandir dans leur milieu propre, des relais de l’activité française à travers le monde. Dans ce dessein, nous veillerons à régler entre elles et nous, des communications dont nous soyons les maîtres, d’où ressort la valeur de certains points d’escale tels que Djibouti, d’un bon réseau de câbles et de services de navigation sous pavillon national.

Madagascar est, dans l’état actuel de nos connaissances, la seule possession française qui exploite des gisements de graphite ; elle a aussi de l’or en placers et filons, des pierres précieuses, des minerais radio-actifs. Pour l’achat de ces divers produits, des conditions particulières seront garanties à la France. L’exportation de l’or, qui avait atteint 3 645 kilos en 1909, est tombée à 921 en 1917, beaucoup d’exploitations ayant été abandonnées du fait de la guerre ; une reprise prochaine est probable ; les procédés rudimentaires des indigènes permettent d’écrémer sans grands frais des placers à teneur médiocre. Les pierres précieuses, sauf quelques trouvailles, m seraient pas comparables à celles du Rand africander ; en revanche, les hauteurs volcaniques de l’Ankaratra possèderaient des poches intéressantes de minerais rares. Le gros lot a été dans ces dernières années, le graphite : l’exportation a passé de 19 tonnes en 1909 à près de 28 000 en 1917 ; ce chiffre eût été beaucoup dépassé sans la pénurie des frets maritimes. Le graphite est demandé pour l’élaboration des briques réfractaires, de appareils à phosphorer le bronze, à brasser les alliages, etc.. même en tenant compte de la hausse prochaine de la métallurgie française, Madagascar devra chercher des débouchés extérieurs lorsque nos usiniers auront été pourvus ; nos négociateurs économiques devront la faire entrer en ligne à côté de Ceylan, sa concurrente, par exemple pour les fourniture contrôlées aux industriels allemands.

Pays d’élevage, Madagascar peut ravitailler en viande les petites îles de l’Océan indien, Réunion, Maurice, Comores et surtout l’Afrique Australe, qui passait dernièrement des commandes à la République Argentine. On estime à 150 000 têtes l’effectif annuellement disponible de son troupeau bovin ; l’exportation en France, viande congelée ou conservée, est probablement moins recommandable en raison de la distance que la vente à des clients tout proches et d’ailleurs très exigeants. Aux industriels de France seraient envoyés les sous-produits de l’élevage, notamment cuirs et peaux, d’autant mieux que la grande île abonde en écorces et plantes à tannin.

De même qu’en A. O. F. pour l’arachide, le chemin de fer à Madagascar a fait pousser du riz sur les plateaux intérieurs ; importatrice naguère, la colonie exportait 5 000 tonnes de riz en 1911, 31 000 en 1916, et disposera bientôt de 100 000 tonnes par an ; les débouchés sont assurés sur tout le pourtour occidental de l’Océan indien. Ajoutons le manioc pour tapioca, amidon alcool, — le maïs, qui alimente la Réunion, — les légumes secs qui, sous le nom de « pois du Cap, » pénètrent en Angleterre, — les bois dont beaucoup sont marchands sur les places métropolitaines, — la soie d’un ver indigène appelée landibé, qui peut être mieux qu’un produit de consommation locale, — les épices, la canne à sucre, etc.. Tout cela, répétons-le, représente moins des transports sur la France que des occasions de travail régional pour des pionniers et des capitaux français.


L’lNDO-CHINE

Sur l’Indo-Chine, nous raisonnerons de même. Dans ses parties les plus peuplées, qui sont les deltas, elle est surtout une rizière en bordure de côtes exceptionnellement poissonneuses ; le riz, assaisonné de « fruits de mer » diversement préparés, est l’aliment fondamental des Annamites ; il est produit en assez grandes quantités pour soutenir aussi un commerce d’exportation : on peut dire qu’il est le facteur essentiel de la vie économique de la colonie. La culture en est restée jusqu’ici primitive ; l’Indo-Chine française, avant la guerre, vendait au Japon ses sortes communes pour l’alimentation populaire, tandis que les Nippons expédiaient au dehors les riz plus fins de leurs propres champs. La difficulté de nous approvisionner en froment, pendant ces dernières années, a généralisé chez nous la consommation du riz, surtout sous forme de farine, car il y a contre l’usage direct, en particulier parmi nos soldats, des préjugés qu’explique souvent la négligence des cuisines régimentaires. Il est de l’intérêt de tous que des directions concordantes améliorent la production de notre riz colonial, et poursuivent parallèlement en France une sorte ! d’éducation tant des préparateurs que du goût public, ainsi qu’on l’a fait pour les viandes frigorifiées. Cette promotion du riz indo-chinois doit assurer des ressources nouvelles aux Annamites, riziculteurs traditionnels, dont beaucoup, après des séjours dans les usines de France, ne se contenteront plus des salaires d’antan.

Les races indo-chinoises de bovidés sont trop petites pour que l’on développe l’élevage en vue d’une exportation de viande frigorifiée ; en revanche, les procédés du froid seraient utilement appliqués aux produits variés des pêcheries, destinés à la consommation de l’Asie orientale et peut-être pour partie au transport jusqu’en France. Nous devons nous ingénier à combattre la vie chère par tous les moyens et tirer parti à cet effet, de toutes les ressources coloniales. Le thé de l’Indo-Chine n’est pas inférieur à celui de Ceylan, propagé chez nous par une réclame assidue, ni même à celui de Chine singulièrement plus apprécié des connaisseurs ; mais les plantations en sont encore peu importantes. Le Tonkin et les provinces limitrophes de la Chine possèdent des gisements d’étain très intéressants pour notre métallurgie d’après-guerre, qui voudra sans doute intervenir dans l’exploitation et dans le transport des minerais dégrossis sur place ; la houille de la baie d’Along est, en effet voisine des ports où descendent, par le chemin de fer du Yunnan, les minerais bruts. Cette observation nous conduit à préciser le rôle possible d’une industrie Franco-annamite pour la fourniture des marchés de la Chine et du Japon. Le Cambodge produit d’excellent coton ; notre main-d’œuvre indigène est abondante et adroite, nos filatures tonkinoises ont déjà connu de beaux succès.

La valeur principale de l’Indo-Chine pour la France est sa situation aux portes des contrées d’Extrême-Orient, où vit presque un quart du genre humain ; nous commettrions une faute lourde en nous effaçant là-bas, et, suivant un mot qui fait fortune, « lâchant l’Asie pour prendre l’Afrique. » Nos sujets indo-chinois ont été touchés par la civilisation millénaire et raffinée de la Chine ; très attachés à des coutumes ancestrales ils ont cependant le goût du profit et le sens du progrès.

Il semble bien que c’est par leur coopération, sagement ménagée, que la France devra désormais marquer sa place, non seulement à l’Est de l’Asie, mais dans tout le Pacifique ; l’Indo-Chine est donc pour elle un foyer d’énergie à rayon beaucoup plus étendu que Madagascar. D’où la nécessité d’un outillage spécial à l’Indo-Chine ; l’éducation des indigènes en est un chapitre ; il y faut aussi des laboratoires pour recherches particulières, une marine marchande dotée d’un statut propre, voire d’un pavillon. Nous avons vu très volontiers la création récente à Saigon (décembre 1918) d’un « Institut scientifique de l’Indo-Chine pour l’étude, le développement et l’utilisation des productions du sol et des eaux. » M. le gouverneur général Sarraut en a confié la direction à un savant qui est aussi un praticien, M. Auguste Chevalier. Souhaitons que l’esprit de cette institution anime désormais toute notre administration indo-chinoise.


AUTRES POSSESSIONS FRANÇAISES

Ordonner nos colonies du Pacifique autour de l’Indo-Chine, par exemple pour leurs transports en provenance ou à destination de la métropole, paraîtra peut-être une idée révolutionnaire. On conviendra cependant, à la réflexion, que ces archipels, perdus dans le grand Océan, enclaves maritimes entre les groupes économiques puissants des États-Unis, de l’Australasie britannique, des sociétés sino-japonaises, doivent être rattachés au centre d’influence française le plus proche, qui n’est autre que l’Indo-Chine ; il y aurait là une extension moderne de ce que Dupleix appelait le commerce d’Inde en Inde. La Nouvelle-Calédonie partage avec le Canada le presque monopole des mines de nickel ; elle possède aussi des gisements considérables de chrome et de cobalt. Ce sont des éléments de transactions directes avec la métropole, surtout depuis qu’on a doté notre île de hauts-fourneaux pour la réduction des minerais de nickel.

Mais pour les produits non spéciaux de la culture et de l’élevage, s’il est naturel que la Métropole admette à d’autres conditions que les similaires de l’étranger, les cafés, les viandes, les coprahs, la nacre de ses colonies du Pacifique, il est clair que les acheteurs seront de préférence des voisins moins éloignés que la France. Attachons-nous donc, plutôt qu’à contrarier ces relations nécessaires, à les marquer d’un caractère d’entreprises françaises, notamment par des concours, tant européens qu’indigènes, capitaux, main-d’œuvre, navigation, qui s’appuieraient sur notre Indo-Chine.

Nos possessions américaines ne sont que des îlots français en bordure d’un continent étranger dont elles dépendent étroitement. Rien de mieux que de maintenir dans notre législation métropolitaine des faveurs domestiques pour les produits de pêche de Saint-Pierre et Miquelon, pour les sucres et les rhums des Antilles, de nous réserver par privilège l’or de la Guyane. Mais il faut penser aussi à organiser la vie active de ces domaines dans leur milieu américain. Nos Antilles sont très peuplées ; nombre de leurs citoyens, parmi les plus intelligents et les plus instruits, sont dégoûtés de la triste industrie politique, et disposés à se faire les représentants d’entreprises métropolitaines dans toute l’Amérique tropicale ; ces bonnes volontés et ces compétences sont particulièrement précieuses aujourd’hui, au seuil de petits États où l’on commence à découvrir les dangers de relations économiques trop confiantes avec l’Allemagne. La richesse la plus originale de nos îles américaines parait bien présentement la disponibilité de ce personnel à qui nous devons offrir, rapidement, toutes facilités de compléter sa formation technique et d’étendre les carrières ouvertes au crédit métropolitain ; ici, nos banques coloniales auraient à saisir un rôle bienfaisant de novateurs.


DE QUELQUES RÉFORMES À ACCOMPLIR

En examinant nos divers groupes coloniaux, nous avons dégagé quelques principes de la prochaine politique extérieure de la France. Au XIXe siècle, la science s’est efforcée de discipliner la nature, d’abord sur les territoires tempérés d’outre-mer où l’Européen peut s’établir : elle a fait les races de bœufs et de moutons de l’Argentine, du Cap, de l’Australie, les vergers de la Californie et de la Nouvelle-Zélande, les « mers de blé » du Manitoba ; notre Afrique du Nord n’est pas restée à l’écart de ces conquêtes. Les terres tropicales sont encore à un stade inférieur, soit parce que l’Européen y vit moins aisément, soit parce que la routine a longtemps réservé ces domaines à des cultures réputées riches, c’est-à-dire, en fait, aux petits rendements. Mieux renseignés aujourd’hui, nous demanderons à ces possessions bien autre chose, mais une telle transformation ne peut être improvisée ; elle est le prix de la volonté, de la méthode, en d’autres termes du temps et de l’argent.

M. Louis Marin, député, observait naguère que nous manquons de moyens convenables « pour l’étude approfondie, scientifique et technologique, des produits si variés de nos territoires coloniaux, bien que la nécessité en soit reconnue par tous. « Il est vrai que presque toutes les innovations pratiques, en cet ordre d’idées, ont été dues à des initiatives privées et par là même relativement limitées. Alors que nos savants ne demandent qu’à s’intéresser à l’économie coloniale, ils n’y ont guère été encouragés jusqu’ici ; des libéralités particulières, devançant les lentes décisions de l’État, ont fondé au Collège de France, par exemple, des cours de pathologie exotique et de sociologie musulmane, ailleurs des laboratoires pour l’étude des plantes coloniales à papier ou des caoutchoucs : la section coloniale du Muséum, le Jardin colonial de Nogent ont rendu de notables services. Mais nous n’avons nulle part, ni à Paris, ni dans nos ports, vestibules des colonies, des instituts largement dotés, pour des travaux vraiment féconds ; celui d’Indo-Chine est né d’hier. Volontiers on accuserait nos professeurs de mendicité lorsqu’ils réclament de quoi travailler pour servir avec leur dévouement coutumier les intérêts nationaux les plus évidents. Parfois, dans les colonies mêmes, la science parait indifférente, sinon .suspecte, à l’administration. On ose à peine évoquer la somptueuse installation de Buitenzorg, dans les Indes Néerlandaises, ou celle qu’avait dirigée le docteur Osvaldo Cruz dans la baie de Rio-de-Janeiro, en face de l’indigence de nos jardins coloniaux, sans crédits, sans laboratoires, variétés humiliées des squares municipaux. Or nous n’avons pas une minute à perdre, pour faire de nos colonies des collaboratrices de notre reconstitution nationale.

Aussi bien est-ce une œuvre de haute prévoyance à entreprendre et qui requerra l’action prolongée de véritables hommes d’État. Ce n’est pas assez de comprendre ce que nos colonies peuvent, sur leurs ressources propres, ajouter de vigueur à notre organisme national. Le jeu complet de ces activités associées suppose que nous poursuivrons l’éducation de nos indigènes suivant des programmes rajeunis, aussi variés qu’eux-mêmes, que nous réorganiserons des transports terrestres et maritimes assouplis à servir les échanges. Il exige aussi que, dans les délicates conversations qui se poursuivent aujourd’hui pour définir les nouvelles conventions économiques substituées aux accords dénoncés, nos négociateurs sachent toujours parler au nom de la France intégrale, qui réunit les colonies à la métropole. On peut concevoir que des produits coloniaux dont nous possédons plus que notre consommation, minerais, oléagineux, etc., aideraient à l’amortissement de dettes de guerre contractées vis-à-vis de certains de nos Alliés. Relevons à ce titre comme une indication des plus notables, la récente rencontre à Paris, sous les auspices de l’Union Coloniale Française, de représentants des intérêts ouest-africains de l’Angleterre et de la France. Le monde est trop petit maintenant pour per- mettre à quiconque de se complaire dans un splendide isolement.


HENRI LORIN.

  1. Voir, dans la Revue du 1er mai 1917, notre article : « Ce que les Colonies ont fait pour la France. »