Ce que dit la Statue (Lemerre)

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Alphonse Lemerre Voir et modifier les données sur Wikidata (p. Couv.).


PAUL DEMENY

Ce que dit la Statue
POÈME
Pour l’inauguration, à Douai, de la Statue de Marceline Desbordes-Valmore
(13 Juillet 1896)
Prix : 50 centimes

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
NEW-YORK, 1127 BROADWAY
M DCCC XCVI



À MON EXCELLENT AMI ET CONCITOYEN
Édouard HOUSSIN
Le délicat sculpteur de la statue.

ŒUVRES POÉTIQUES DE PAUL DEMENY

1870-1896

POÉSIE

Les Glaneuses (poésies). — 1 vol. in-18 
 3 fr. 50
Les Visions (sonnets et poèmes). — 1 vol. in-18 
 3 fr. 50
Lied de la Cloche (traduction en vers de Schiller). — 1 vol. in-12 
 2 fr. »
La Sœur du Fédéré (poème). — 1 vol. in-18 
 0 fr. 50
La Robe de soie (poème). — 1 vol. in-18 
 0 fr. 50

THÉÂTRE

La Flèche de Diane (comédie en un acte, en vers, jouée à la Porte Saint-Martin). — 1 vol. in-18 
 1 fr. 50
La Mort d’Ivan le Terrible (adaptation de Tolstoï), en collaboration avec M. Georges Izambard, drame en 5 actes, en vers, joué à la Gaîté. — 1 vol. in-12 
 0 fr. 50
Le Triomphe de Vénus (poème symphonique en trois parties, musique de A. Nicolau), exécuté au Cirque d’Été par 450 interprètes. — 1 vol. in-18. 
 0 fr. 50
L’Âme de Racine (scène dramatique en vers), jouée à la Comédie-Française le 21 Décembre 1892 
 1 fr. 50

EN PRÉPARATION

Dolorosa (élégies). 
Sœur Placide (poème). 
Lia (drame en vers). 
Foudroyé ! (drame en vers). 
Petite tache (comédie en vers). 
Alcibiade voleur (comédie en vers). 
Tante Aline (comédie en prose). 


PAUL DEMENY

CE QUE DIT LA STATUE
POÈME
POUR L'INAUGURATION À DOUAI
DE LA STATUE
DE MARCELINE DESBORDES-VALMORE
13 Juillet 1896

PARIS
A. LEMERRE, Éditeur
23 à 31, Passage Choiseul



CE QUE DIT LA STATUE



Le jour tombe, et, dans les vitraux de « Notre-Dame »
Jette avec un frisson une dernière flamme.
Tout est calme : l’Hospice, où rentrent les bons vieux,
Et le square Jemmape, au nom si glorieux,
Et la porte ogivale avec ses tours massives,
Et la très vieille église, asile ancien et sûr
Où la Vierge sourit sous les cires votives,
Où des étoiles d’or brillent sur fond d’azur.


Une humble mère, avec une fillette blonde
Vient s’asseoir à l’écart comme fuyant le monde,

L’enfant demande :

L’enfant demande : Quelle est donc, chère maman,
Cette dame avec sa longue robe argentée
Et son ruban moiré qui flotte gentiment ?
Elle étire ses bras, comme désenchantée,
Elle fait de la peine à voir !

Elle fait de la peine à voir ! La mère dit :
— C’est une dame qui, d’après ce qu’on rapporte,
Fit de belles chansons ; maintenant qu’elle est morte,
On a mis son image ici, depuis lundi.
Ses chants sont trop savants pour nous autres, ma fille ;
Viens, rentrons ; car je vois qu’on va fermer la grille.

— Oh ! mère, dit l’enfant, la Dame ouvre les yeux
Et les lèvres ; vois donc comme c’est merveilleux !
Elle va nous parler, restons, je t’y convie :
On dirait qu’elle va revenir à la vie !

La statue, en effet, fit un grand geste lent,
Puis exhala ces vers sur un rythme dolent :

LA STATUE

N’es-tu pas une plébéienne,
N’es-tu pas ma concitoyenne,

Ô Femme qui viens de parler ?
Moi, suis-je donc une étrangère ?…
Ma renommée est trop légère,
Ma sœur, pour te faire trembler.


Tu ne connais pas mon poème ?…
Mais, tu le sais, toute femme aime.
À vingt ans, l’on te courtisa,
Et tu donnas ton cœur, peut-être.
Moi, j’avais donné tout mon être :
L’infidèle me délaissa !


Puis, tu fus douce épouse et mère,
Et, sous ton aile tutélaire,
Ta fille grandit comme un lis.
Moi, j’eus deux filles, mon Ondine,
Mon Inès, à la voix divine ;
Ces trésors, la Mort les a pris


Au fond de sa froide demeure,
Alors, j’ai pleuré, comme on pleure
Quand tout s’écroule sous vos pas,
Quand, dans la vie, on est sans armes,
Et qu’on n’a plus rien que les larmes
Jusques à l’heure du trépas.



Aussi, fut l’enfance me chère
Encor plus qu’à toute autre mère,
Et j’alignai, pour les enfants,
De petits récits ou des fables,
Ou du moins des choses affables,
Et non des poèmes savants.


Femme au cœur pur, femme au cœur tendre,
À tes enfants fais-les apprendre,
Dis-leur quelle fut ma douleur
Et que je n’ai glané sur terre
À côté du devoir austère,
Que les revers et le malheur.


Je ne suis pas une inconnue ;
Voici mon âme toute nue :
« Je n’ai su qu’aimer et souffrir,
Ma pauvre lyre, c’est mon âme[1]. »
Et que personne ne me blâme,
Car j’ai souffert jusqu’à mourir.



N’as-tu pas senti la misère,
Qui vous étouffe sous sa serre :
Le Ciel t’en préserve, ô ma sœur !
Moi, j’ai lutté toute la vie
Contre ce démon plein d’envie :
J’ai frémi devant sa noirceur.


Mais, ma misère resta fière,
C’est dans une attitude altière,
Que j’ai gardé ma dignité.
Fais comme moi, si l’indigence
T’écrase sous son inclémence :
Dieu protège la pauvreté.


En lui j’eus toujours confiance,
Et j’éprouvai quelque allégeance
À le prier avec émoi.
Pour tous les pauvres je fus bonne
Et, bien souvent, j’ai fait l’aumône
À de plus malheureux que moi.


— C’est vrai… Je vous connais !… Vous êtes une Femme,
Dit la mère avec joie, et vous avez notre âme

À toutes ! Je vous aime et je vous comprends bien.
Je dirai vos chansons : ce sera le lien
Entre vous, l’immortelle et pure disparue,
Et ceux qui, comme moi, sont nés dans votre rue.



Oui, Marceline fut, jusqu’au bord du cercueil,
L’écho toujours fidèle et la voix résignée
Des douleurs de l’amour et des mères en deuil ;
Mais l’infortune l’a brillamment couronnée !
Nous chanterons longtemps comme elle, en la Cité
Qu’on peut démanteler, — mais qui, sans ses murailles,
N’en a pas moins ses goûts d’élite, ses entrailles
Vibrantes d’harmonie, et son Art respecté.
Honneur donc à la grande et simple Douaisienne,
Car notre âme, à nous tous, est faite de la sienne !

  1. Ces deux vers sont de Marceline et, si on se les est appropriés, c’est qu’ils résument toute la vie et toute l’œuvre de notre poétesse.