Imprimerie de « l’Événement » (p. 436-452).

XIV

ce que disait la flamme…


On vient d’apporter au logis des Bernard le merisier de chauffage et les vivres dont ils avaient tant besoin. Au moment où l’un de leurs voisins, inopinément, tomba chez eux comme un rayon chaleureux de la Providence, ils constituaient une famille alanguie par la misère, déchue jusqu’aux échelons extrêmes du délabrement, à la veille d’être étranglée par les spasmes de la faim. Ils étaient des gens si timides et si fiers, qu’ils avaient résolu de ne pas gémir devant leurs semblables et qu’ils se laissaient mourir, plutôt que de forfaire à leur serment de ne jamais implorer l’aumône…

Ils dépérissaient et s’engourdissaient tous, le père, la mère et les six enfants, ils se rapprochaient de l’agonie quand les voisins, d’une façon ou de l’autre, apprirent l’histoire lamentable. Tout près de la mansarde où elle avait eu lieu, parmi un essaim touffu de travailleurs, le docteur Fontaine occupait un bureau de pratique médicale. Depuis un mois, à travers les âmes des humbles, la confiance au jeune médecin gonflait, la rumeur des éloges éclatant vers lui grossissait. Les voisins des Bernard, eux aussi, n’ignoraient pas qu’il prodiguait son intelligence et son cœur aux gueux comme aux ouvriers fort “à l’aise” et coururent à lui… Aussitôt, le soir, il s’est lancé à travers la nuit, les rafales étouffantes et les âpres soufflets d’un ouragan de neige…

Tandis que les Bernard, enfin secoués hors de leur léthargie, s’abattent sur le pain, le fromage et les fruits, goulûment, comme sur une proie des oiseaux carnassiers, avec de petits cris de brutes affamées, que leurs doigts raidis par le froid se détendent à faire les gestes avides, Jean Fontaine s’introduit au milieu d’eux. Pour ne pas irriter les miséreux farouches, les voisins ne leur avaient délégué que l’un d’entre eux, celui qui avait déniché tout ce malheur horrible. À l’instant, celui-là, un travailleur lui-même, attise le feu qu’il vient de faire jaillir au sein d’un poêle malingre, dévoré par la rouille. Les yeux de Jean s’appesantissent de larmes au tableau d’inénarrable dénuement, d’assouvissement féroce. L’homme est si hâve et décharné, la femme est si jaune et amincie, les enfants, quatre garçons et deux petites filles, si pâles et chétifs ! Jean regarde les faces terreuses, les chevelures désordonnées, les bouches gourmandes, les yeux baignés d’une volupté stupide, les haillons, les quelques meubles et ustensiles vieillis, misérables. Un long frisson de miséricorde empoigne le jeune homme, un désir intense de bonté l’embrase. Ils n’ont pas encore dit une parole de reconnaissance ou de joie, les pauvres êtres affolés par la rage d’apaiser leur faim : Jean attend qu’elle, éclate de leur cerveau reprenant connaissance de la vie…

La flamme, à l’intérieur du poêle, palpite et s’agrandit. Plus vive, la chaleur se déverse, inonde la pièce qui dégèle. Avec des cris de bêtes satisfaites encore, d’un instinct puissant de revivre, les Bernard se traînent jusqu’au brasier. Jean la voit briller et sourire, jusqu’au milieu de la petite ouverture, la flamme souple et, bienfaisante. Il se laisse éblouir, subjuguer par elle. Joyeuse étrangement, d’une voix ardente, elle tient un langage, et c’est confus, grave et tendre, et cela malgré lui l’attire…

Il fait écho d’une âme lointaine il la jubilation du voisin, orgueilleux de son dévouement, du bien-être qu’il ramène à tous ces gens terrassés par la douleur. Il s’est écrié :

— Bonté du ciel ! Que ça fait du bien de les voir ! Pensez-vous ? Monsieur le docteur, si vous les aviez vus quand on les a trouvés, le cœur vous aurait fendu. Regardez-moi cela, ils ressuscitent, ils sourient : que c’est bon d’être charitable !

— C’est un devoir et un grand bonheur ! dit Jean, vaguement.

— Comment te sens-tu, Bernard ? Es-tu assez fort pour me répondre ? interroge le voisin.

Un sourire, en effet, se répand sur le visage du père, un feu vif a tressailli aux profondeurs de son regard. Cette flamme, comme celle du brasier, fascine Jean, le bouleverse d’un attendrissement mystérieux…

Il ajoute lui-même pour que Bernard, le gueux s’apprivoise :

— Nous sommes vos amis… N’aie pas honte !… Nous savons que ce n’est pas de ta faute. Je suis médecin, je comprends tout…

— Bien vrai ? dit enfin Louis Bernard, les prunelles démesurées, mais d’où l’hébétude enfin se retirait.

— N’ai-je pas bien deviné, mon ami ? répéta Jean, c’est la maladie qui t’a découragé…Sur ton visage, j’aperçois beaucoup de vaillance… Tu es brave, si brave, qu’au jour de la misère noire tu n’as pas voulu qu’on allât mendier…

Un coloris soudain transforma les traits de l’ouvrier, son front s’érigea fier comme celui d’un roi. Jean ne se lassait pas de contempler la flamme à chaque instant plus radieuse, plus attirante au fond des yeux adoucis par le martyre, électrisés d’espérance. Qu’elle est mystérieuse, l’auréole ceignant la tête difforme et salie !

Louis Bernard s’est exclamé, vibrant :

— Oh ! monsieur ! que vous êtes bon de ne pas me croire un lâche ! J’avais toujours espérance… Je voulais me remettre au travail, je n’ai pas pu… Dans ma famille, on ne quête pas, voyez-vous… Il faut que ce soit des gens comme vous deux pour que je ne me fâche pas !…

Et il narra la simple et affligeante histoire. La mère, échevelée, maigre à vous figer de peur, sembla revivre elle-même, accumula des mots de souffrance et de gratitude. Les enfants, sauvages d’abord, idiots et muets, s’éveillèrent à l’exubérance, parlèrent, se lancèrent avec allégresse des taquineries, des éclats de rire. Sur les visages des garçons et des petites filles, Jean contemple une lueur chaude qui tour à tour fulgure et se voile un peu. Il sent combien les sons de leurs gorges vibrent de joie ardente. Il revient au rayon d’orgueil et de vitalité, plus frémissant que tout à l’heure, dont les yeux de Louis se sont allumés. Il regarde la physionomie de l’épouse se ranimer, s’irradier vite, s’embellir de confiance et de tendresse. De nouveau, il se laisse retenir, émouvoir par la flamme du poêle vaillante et bonne. Elle s’est fortifiée, elle s’est épandue, elle est devenue profonde. La rumeur de sa chanson, de ses éclats d’ardeur n’est-elle pas triomphale ? Jean l’écoute d’un ravissement de tout lui même où se mêlent du rêve et de la méditation lucide. Ce qu’elle module ainsi, ce qu’elle exalte, en un rythme large et chaud, n’est-ce pas la résurrection à la vie de tout une famille de la race, le renouveau de l’amour et de l’ambition en l’âme d’un foyer ? C’est, par elle, par la générosité des frères, que renaissent le nimbe d’allégresse vibrant aux joues des petits, la flambée d’intelligence et d’amour dont pétille le sang du père, le brasier de tendresse revenu au cœur de la mère. Et n’est-ce pas elle encore, cette ivresse dont Jean tressaille, exulte, est consumé, l’ivresse d’accroître la vigueur, la beauté, la puissance, l’espoir de la race ? Il faut raviver l’énergie, l’orgueil de ces gens-là, pour qu’en déborde autant de force et de bonté que possible. Jean Fontaine longuement s’attache à la flamme intense aux yeux des garçons et des petites filles : qui peut deviner ce que fourniront à leur race les intelligences qu’on ranime, les cœurs dont on réchauffe l’élan vers l’effort, et la bonté ? Oh ! qu’il est heureux, Jean Fontaine, en face de la vie qu’il soutient, qu’il accélère, qu’il accumule, d’avoir été fidèle au rêve de sacrifice, de compassion infinie !…

Quand le récit des époux Bernard est achevé, Louis devient la proie d’une confusion bizarre et conclut avec modestie :

— C’était fou, monsieur le docteur, de m’entêter comme cela ! Mais je ne pouvais faire autrement…

Jean, les yeux lourds de larmes, ne peut rien répondre à l’ouvrier fier : il écoute, navré de bonheur, la flamme qui chante la folie de l’héroïsme éternel de France…

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Des pleurs de miséricorde très doux roulent nombreux sur les joues de Lucile Fontaine. Jean a fini d’évoquer le tableau de misère, de dépeindre avec un accent de victoire la restauration du foyer déchu… L’émotion de la jeune femme bientôt se déplace, elle passe de la famille renaissante à l’époux fort et magnanime. Le cœur entier de Lucile frémit de lui appartenir. D’un long regard creusé d’une tendresse éperdue, elle admire, elle caresse. Il semble qu’un rayonnement nouveau, plus pur qu’à l’ordinaire, resplendisse au front de Jean ce soir. Elle a beau se rappeler toutes les nuances de lumière dont le visage énergique s’illumine, elle est sûre qu’un enthousiasme plus beau le transfigure. Les yeux de l’époux s’égarent en une vision de douceur : elle n’ose la détruire et garde un silence d’amoureuse…

La pièce où leurs rêves vivent d’amour n’est pas vaste. Il est modeste en sa parure de meubles, de cadres et de bibelots, mais il émane d’eux comme un parfum d’extase. Lucile a transfusé, pour ainsi dire, son âme de femme qui aime en chacune des humbles choses, et toutes elles tressaillent d’une joie subtile et profonde. Jean qui souffre d’avoir tourmenté son père et d’en attendre encore le pardon, a fait ouvrir à l’un des murs une cheminée comme il y en avait une au foyer paternel, une cheminée à la façon de jadis. Elle n’est pas élevée, elle n’est pas large, elle est modique, mais elle ressemble par la forme et l’âme à celle qu’il n’oublie pas…

Tandis que l’ouragan se lamente au dehors et que les tourbillons en vagues sifflantes déferlent, qu’un froid tranchant pénètre jusqu’à la moëlle des passants, des bûches rougeoient au fond de la cheminée. La flamme lance, déroule ses plis riches de pourpre et d’or. Comme une draperie mouvante, une clarté rose ondule, colore mollement l’espace et les traits des époux… Jean la regarde se déployer et frémir, se souvient d’une autre flamme, de celle qui chante au poêle des Bernard l’héroïsme et la fraternité… Alors que Lucile, enivrée d’un rêve sublime, a l’hallucination que le feu de l’âtre l’embrase elle-même…

Une intuition subtile et brusque enfin l’éveille : Jean, trop longtemps, demeure loin d’elle. N’a-t-il pas assez livré de lui-même à la famille des gueux ? Elle désire que son cœur s’éloigne d’eux pour lui revenir : elle a un besoin indicible qu’il ne batte plus que pour elle seule…

— Je commence à être jalouse, dit-elle, avec un reproche voilé d’exquise tendresse.

— Jalouse ? questionne Jean, avec une raillerie très affectueuse. Je ne te comprends pas, Lucile…

— À te voir sourire, je sais que tu as compris. Tu veux que je parle, n’est-ce pas ? Je connais tes ruses !

— Puisque mon sourire a parlé le premier…

— Ah ! Jean ! c’est habile autant qu’il y a moyen de l’être, mais tu ne m’échapperas pas, tu m’entends ! dit-elle, beaucoup plus gaie.

— Nous allons bien voir. Et d’abord, c’est à ton tour de parler

— J’ai dit tant de choses déjà…

— Je ne m’en souviens plus.

— Jean ! s’écria Lucile, avec une protestation vive de tout son être.

Comme il fallait peu de chagrin pour la faire beaucoup souffrir ! Jean eut le remords de sa plaisanterie malicieuse :

— Tu fus jalouse, en effet, dit-il avec finesse.

Un cri profond d’amour se précipite des lèvres de la jeune femme :

— Jalouse, oui, jalouse ! Ton cœur était si loin de moi !

— Quelle erreur ! nos cœurs ne s’éloignent jamais l’un de l’autre…

— Je les veux plus près encore !…

— Regardons-nous longtemps, Lucile…

Après le regard où longtemps ils se redisent leur union douce et merveilleuse, Jean continue :

— N’est-il pas vrai que nous ne sommes jamais loin l’un de l’autre ?…

— Tu ne regrettes rien, mon Jean béni ? dit-elle, avec tant de gratitude, qu’il en a le cœur bien faible d’ivresse.

— Je t’aime ! s’écrie-t-il. Je ne t’ai jamais aimée comme ce soir ! Il me semble que tous les jours, dans l’avenir, je ne t’aurai jamais aimée autant qu’à ceux qui viendront. Rêvons ensemble, veux-tu ? Comme tu avais tort d’être jalouse de la flamme ! C’est elle que tu haïssais, n’est-ce pas ? Regarde comme elle est chaleureuse, comme elle est tendre, comme elle est certaine ! Elle enveloppe, elle illumine, elle inspire, elle chante ! Écoute les sons joyeux, la mélodie profonde. Tu l’entends, ma Lucile bien aimée ? Mon langage est presque celui d’un enfant, mais il est grave et mystérieux comme le vrai bonheur. Comme elle est forte, comme elle est suave, la flamme de notre foyer ! N’en sois pas jalouse, elle se réjouit de notre amour. Écoute-la bien, c’est de nos âmes qu’elle tressaille. Plus je l’entends, plus j’écoute l’harmonie de ton âme. Et ton âme, n’est-ce pas la mienne ? Sans la lumière si douce reçue de la tienne, qu’est-ce que la mienne serait devenue ? Quand je contemple ainsi la flamme, ne sois pas jalouse, ma Lucile bénie, j’y vois tes grands yeux noirs s’éclairer ou s’approfondir… Je songe à leur franchise, à leur ardeur si bonne… N’est-ce pas ton âme qui m’a rendu brave et content de vivre ? Comme je t’aime ! Comme je suis heureux ! Sans toi, je n’aurais jamais eu le courage d’aimer le peuple. Si je me dévoue, si je suis fort et si j’ai pitié, si je réchauffe des cœurs et ranime des volontés, si j’ajoute à ma race de la vie et de l’amour, si je sens croître en moi le désir et la puissance d’être utile, je le dois à la tendresse qui brûle au fond de tes beaux yeux noirs… Ne sois pas jalouse de la flamme, elle s’émeut de nos âmes, elle chante l’amour, le nôtre, celui de la race, de la patrie…

Lucile, à travers un sanglot, balbutie :

— Les bûches ne durent pas longtemps, mais la flamme vit toujours…

Des larmes aux yeux des époux jaillissent, ils ont cru entendre la flamme éveiller le premier cri de l’enfant qu’ils désirent…

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Une longue aspiration d’air soulève la poitrine de Gaspard Fontaine. Beaucoup de chagrin s’amasse en lui, l’oppresse, et bien des fois le cœur du vieillard ne peut tout le contenir, s’ouvre d’un grand soupir qui diminue la souffrance. On dirait, en effet, qu’il n’est plus le même, qu’en peu de mois il a faibli, qu’il est humilié, le fier parvenu, qu’il va s’écrouler bientôt, le robuste homme d’affaires. Comme il a les traits amincis par du songe et de la peine, comme il a le regard lointain, lourd de sagesse et de repentir !

— Pourquoi n’as-tu rien à me dire ? implore Yvonne Desloges. J’ai besoin de ta force…

Elle a triomphé de l’orgueil, elle vient de révéler sa déception, le martyre de ne plus être aimée…

Gaspard, enfin, d’une voix bouleversée que Jean n’avait jamais entendue, murmure :

— Quand on n’a plus de joie soi-même, est-on capable d’en fournir aux autres ?

— Tu penses à Jean, mon père ? Oh ! pardon ! s’écrie la jeune femme, impulsive.

— Comme je l’aimais, sans le savoir ! Quand il est parti, je ne le lui ai pas dit, mais cela m’a déchiré ! La colère a tenu bon, c’est elle qui m’a empêché de le retenir. Eh ! bien, je n’ai pas cessé d’en avoir du chagrin, mais du chagrin… à tel point que je voudrais toujours pleurer ! Il est si bon, si ardent, si affectueux, mon Jean ! Il me ressemble, tu sais : c’est, de l’énergie, du caractère ! Et puis, je lui ai fait du mal : il doit souffrir, n’est-ce pas ?

— Nous souffrons tous, mon cher papa…

— C’est vrai… Pardon, ma petite fille ! Tu m’apprends ta peine, je me fâche : tu m’arrêtes, tu ne veux pas que je me fâche. Tu veux endurer sans te plaindre. Qu’est-ce que tu veux que je fasse, que je te dise ? Je suis rude, je n’ai pas le don de guérir ces choses-là, moi. Qu’est-ce que tu veux, ma pauvre Yvonne ? Viens me voir, souvent, si cela te fait du bien. Nous… serons tristes ensemble…

Ils redescendent au fond de leur être si désolé. Tandis que la flamme, au sein de l’âtre, palpite et s’égaye. Elle ne se lasse pas d’être claire, d’être orgueilleuse. Elle s’élance, elle s’élargit, elle s’incline comme des fleurs de pourpre à la brise, elle s’agite comme des drapeaux. Comme elle est heureuse de vivre ! Elle crépite d’allégresse et d’exubérance, elle module un air de triomphe.

Au dehors, l’ouragan traverse les plaines d’Abraham d’une énorme clameur. Yvonne et Gaspard se sentent l’âme plus glacée, plus lugubre, quand des gémissements plus aigus les ébranlent d’un frisson. Ils s’empressent alors, d’un élan instinctif, de revenir à la flamme douce et gaie. Le père, à la voir aussi bienfaisante, aussi généreuse, éprouve une sensation inconnue d’apaisement et de bonté.. C’est comme si la douleur au plus intime d’elle-même s’en allait très loin, calme, bénigne, lorsqu’Yvonne entend la flamme vivre et lui murmurer de l’espérance…

Gaspard, hélas ! avec une maladresse cruelle, suggère de la consolation :

— Ça ne durera peut-être pas, l’indépendance de ton mari ?

Farouche, elle réplique :

— Il ne m’aimera jamais !…

— Tu le vois bien que je ne peux rien faire !

— Mais oui, puisque nous sommes tristes ensemble…

De la cheminée vient une chanson grave et tendre qui berce, endort peu à peu leur tristesse…

— Il est si facile de te guérir, mon père ! dit Yvonne, timide.

— Tu veux que je le fasse revenir à moi ?

Une gêne durcit le visage du père, quelque chose d’agressif a fait la voix sèche. Yvonne en a du malaise à travers les nerfs et devient plus humble encore :

— J’ose à peine dire oui…

— Plus tard…

— Mais pourquoi ?

— Tu le sais bien ! J’ai de l’indulgence, de la bonté, ce soir. Tous les jours, le remords me serre au cœur, mais il y a des heures — j’ai honte de t’avouer cela — quand je me retrouve au milieu de mes affaires, dans le train de la besogne, de la distraction, quand je redeviens Gaspard Fontaine le millionnaire et que je me sens moins son père, il y a des heures où j’ai souvent contre lui de la fureur sourde et de la rancune. Cela diminue, mais il en reste encore. Mais oui, c’est le premier jour où je ne l’ai pas offensé, pas du tout ! Ah, j’espère que c’est fini ! comme ça fait du bien !…

— Ce sera demain…

— Plus tard… Je le reverrai quand j’aurai plus souffert, quand j’aurai le droit de ne plus rougir…

— Eh ! bien, moi, je le verrai demain ! Je ne l’ai vu qu’une fois depuis son mariage, j’ai refoulé le besoin d’aller vers lui, je lui aurais tout dévoilé : quelle honte ! Ah non, je ne peux pas lui confier ma douleur !

— Vas-y, ma fille ! comme il va te guérir, lui !

Un éclat de joie plus intense, plus victorieux, jaillit de la flamme. Elle s’anime davantage, il semble qu’elle exulte…

Une rafale stridente hurla, remplit la maison d’effroi et de plaintes. Mais la flamme ne s’effraya pas, continua le chant de bonheur…

— Qu’as-tu, mon père ? s’écria Yvonne, terrifiée d’une angoisse confuse.

Gaspard, une main rivée à la poitrine, l’autre crispée sur le bras gauche du fauteuil, se tenait droit comme un arbre rigide, une stupeur fixe aux prunelles.

— Ne t’inquiète pas, mon enfant, dit-il bientôt, avec une douceur étrange. Attends un peu que ce soit plus clair en ma tête… Au bruit de la rafale, une pensée m’a saisi, m’a fait peur, m’a bouleversé, me fait comprendre une foule de choses… Eh bien, oui, ma petite Yvonne, sous nos pieds, autour de nous, c’est la plaine d’Abraham. Il m’a semblé entendre les gémissements innombrables des morts. Ils m’ont accusé, ils m’ont ordonné. Comme il a raison, mon Jean ! C’est pour nous qu’ils ont aimé jusqu’à la mort ! Je comprends ce que Jean voulait, ce qu’il a fait : il faut de l’amour toujours…

Yvonne, comme en rêve, murmure :

— Pourvu que la flamme ne s’éteigne pas aux foyers de la race, les ouragans sifflent en vain pour la détruire…

Yvonne et Gaspard se remémorent l’enthousiasme de Jean. L’une sent que les tâches magnanimes engourdiront son martyre ; l’autre veut être digne de son fils, veut agir, veut aimer… Tous deux ainsi se laissent pénétrer par l’éloquence de la flamme. Elle ne se lasse pas de rire et de chanter, la flamme allègre et bonne. Elle est large, elle est forte, elle verse des lueurs de rêve, de mystère et de clarté profonde. Comme elle est ancienne, la flamme canadienne-française, comme elle vibre de puissance et d’héroïsme ! Sur les plaines d’Abraham, elle veille, elle est plus grande, elle est plus radieuse, parce que l’âme des braves l’attise, parce qu’elle est immortelle…

FIN