Imprimerie de « l’Événement » (p. 253-293).

VIII

le visage merveilleux de reconnaissance et de loyauté


À la rue Buade, tout près de la Basilique vieillissante, Jean Fontaine regarde vivre la nation canadienne. Vers six heures, en effet, lorsque le soleil là-bas plane en un firmament d’or, elle s’y rassemble, y passe, y bourdonne, y tressaille. Des hommes d’affaires, venus de la Basse-Ville, le journal du soir balancé par leur main lâche ou plié dans une poche de leur habit, détendent leurs visages même quand un pli d’angoisse les ombre : ils évoquent la richesse montante du pays. Une automobile que de radieuses femmes enguirlandent se promène avec grâce : la fraîcheur de la feuille d’érable aux joues, le regard animé par la brise du Saint-Laurent dont se grisa leur être le long des Remparts, elles retournent meilleures aux foyers de « chez nous ». Un jeune homme et une jeune fille se sont rapprochés l’un de l’autre : ils ont eu peur de la sirène qui tout à coup râla. Leurs yeux se parlent de tendresse et remercient la longue voiture de ne pas aller vite… Ils sont tous deux rayonnants de force et d’espoir : depuis Champlain et sa loyale dame un tel amour n’est pas rare au cœur des Canadiens, et c’est pour le Canada une source de puissance et de beauté plus débordantes chaque jour. Un prêtre, qu’auréole un sourire ineffable, dépasse une grille et se perd au fond d’une ruelle qui mène à l’antique séminaire : on dirait qu’il se plonge en un gouffre de traditions, de souvenirs et de choses éternelles. Un avocat traîne gravement une liasse de procédures et toise la foule de sa physionomie batailleuse : sera-t-il député, juge ou ministre ? Il est le fils d’une démocratie virile, ambitieuse et sûre d’elle-même. Deux Américains suivent la conférence verbeuse dont un cocher les accable : sous leurs traits quelconques, y a-t-il de l’indifférence ou de la morgue ? Peu importe que l’étranger la raille ou la nie, la patrie essore vers les altitudes et la splendeur ! Au front rose d’un bambin, n’y a-t-il pas une clarté d’exubérance et de riant avenir ? Un officier, d’une allure inflexible, arcboute chacun de ses pas sur la terre canadienne : qu’on vienne en outrager la liberté sainte, il sera le vengeur et le héros ! N’y germera-t-il pas la liberté la plus riche, la plus haute et la plus pure dont ait frémi l’humanité ? Comme du fond de leurs prunelles une même volupté d’être joyeuses et douces enivre ces Anglaises là, ces Irlandaises ici, plus loin ces Françaises, une même allégresse d’être libres idéalement gonflera l’âme des races un jour. Chacune des races n’a-t-elle pas, au plus vivant d’elle-même, une sève ardente et nécessaire dont la patrie ne sera que plus robuste et plus altière ? Jean le désire et l’espère, alors que devant lui se succèdent le profil énergique d’un Anglais, le rire finaud d’un Irlandais, le sourire franc d’un Écossais, les yeux rapides et chauds d’un Français. Le même reflet du soleil qui tombe les dore et les caresse, la même bouffée d’air les anime et les attendrit. Jean le désire et l’espère, le jour où les races, au lieu des rumeurs sauvages et dures qui grondent au plus mauvais de l’âme transmise, n’écouteront plus murmurer entre elles que le même souffle venu du ciel… Un vieillard très laid parvient à remuer ses jambes décharnées et tordues : la haine aussi ne mourra-t-elle pas de maigreur, hideuse et ratatinée ? Deux ouvriers, la blouse déflorée d’usure et de taches, les pantalons rognés battant l’air, les doigts crispés sur leurs outils, font claquer des phrases françaises comme des drapeaux. « La journée a été raide ! » s’écrie l’un. « Encore une dans le sac ! » dit l’autre. Et le premier répond : « Deux jours, et ce sera la paye ! » Et le deuxième ajoute : « S’il fait beau, dimanche, je mènerai les petits au grand air ! » Vers l’ouvrier de sa race, une réelle poussée du cœur emporte Jean : ne rappellent-ils pas, les mots qu’il sème avec triomphe, l’orgueilleuse épopée de travail depuis la conquête ? Les ancêtres n’offrirent-ils pas le plus héroïque de leur moëlle et le plus vigoureux de leur sang pour que les fils, au jour de la trêve enfin surgie de l’aurore, eussent toute la justice et toute la liberté d’un grand soleil d’amour ?

Comme elles ont la poitrine à l’aise de le retrouver, le bon soleil canadien, les ouvrières que la maison Renfrew lui redonne après cinq heures d’intense besogne et de fronts captifs ! Une bousculade les mêle en remous charmants, deux langues pareillement gaies crépitent : les jeunes filles dilatent leurs nerfs, caquètent, rient, se nomment, se taquinent, exultent, revivent. Trois d’entre elles, presque sautillantes, leurs bras enlacés, bavardes se sont envolées, de leur pied mince effleurent déjà la rue de la Fabrique. Jean se réjouit de les voir ainsi palpitantes et volages. Elles resserrent leur front de marche pour ne pas rudement jeter hors du trottoir une jeune fille qu’elles rencontrent. Un spasme d’émotion serre le jeune homme au plus aigu de l’âme : il a reconnu la silhouette exquise de Lucile Bertrand. Jusqu’ici flâneur au seuil d’un magasin de tabac célèbre à la Haute-Ville et d’où le regard circule à l’aise, il avance de quelques pas instinctifs vers celle qui l’attire. Puis, comme si une paralysie lui eût gelé tous les membres, il arrêta net, immobilisé par un élan de honte au fond de lui-même. À ce moment, les amis foisonnent, et surtout, les amies reviennent de la Terrasse. Peut-il, sans être signalé, commenté, jugé de vingt manières, se rendre auprès de la jolie ouvrière et la reconduire à travers les yeux dardés sur lui ? Un vertige de malaise l’empoigne, un recul d’horreur le traverse. Mais comme elle est flexible et tranquillement harmonieuse, Lucile en une robe colorée d’ambre ! Le tumulte de la rue s’apaise devant le calme de son allure. Le profil est une merveille de lignes délicates et sereines. Voici qu’il tourne un peu vers Jean : la jeune fille doit longer la grille de la Basilique. Le chapeau, le même dont elle avait fleuri sa tête la première fois qu’elle vint à lui, semble une couronne d’idéal. Des nattes copieuses au front roulent en écharpe de rêve. D’une ombre tendre émanent la finesse et la pureté du nez. La bouche est limpide et silencieuse comme l’âme. Lucile n’est pas charmante, elle est belle, paisiblement, hautement. Elle évolue dans un indicible mystère et, pour Jean, ce n’est presque plus humain. Les froideurs en lui se dissolvent, les hésitations fuient, la première impulsion revient et l’inonde. Du sang le heurte aux tempes de coups brusques, il rougit des mesquines répugnances. Il a l’amertume d’avoir été veule, de déchoir en son orgueil. Accourir vers elle n’est plus un hommage, un plaisir, c’est une réparation, un besoin de reconquérir sa propre dignité. Quelque chose de gravement joyeux bientôt remue les profondeurs de lui-même. À lui, béants de songe et de franche ardeur, les yeux noirs s’arrêtent au milieu d’un regard sur les alentours. Ils s’élargissent d’émoi, paraissent irradier la face entière. Jean les laisse creuser son âme d’une déchirure brève, puis la remplir d’un bonheur qui exalte. Il ne réfléchit plus, il ne s’inquiète plus, il se hâte vers les yeux qu’il est douloureux de ne plus voir…

La pensée de Lucile errait loin de Jean. Pour la première fois depuis la maladie vaincue, son père allait revenir d’un long jour de fatigue. Souvent, lorsqu’au magasin le désœuvrement lui permettait le souvenir, elle avait eu de la préoccupation, des frissons courts d’effroi. Avant de partir, François avait raidi les muscles du bras, contracté les poings, dressé arrogamment sa poitrine et un cri de sa voix tranchante avait affirmé : « Ne craignez pas, c’est solide, c’est capable d’en rencontrer plusieurs ! » Germaine, avec un bond d’amoureuse, se rua au cou de son athlète et l’enlaça. Des larmes riches affluèrent aux joues de Lucile. Elle est curieuse, maintenant, de savoir combien la reprise du labeur a rudoyé le corps desséché. L’enivrement de la marche endort les craintes du jour : elle a l’intuition d’apaisantes nouvelles. Devant la Basilique, une prière lui sillonne l’âme. Et puis, c’est alors que ses yeux, distraits par le souci fixe, dévient et rejoignent ceux de Jean lourds de contemplation. Son cœur tourne d’une chaude ivresse, mais elle est tôt dominée par la confusion. Elle éteint le sourire qui allait luire. Elle n’a pas le droit d’être à ce degré familière ; et pourtant, ne la regarde-t-il pas avec bienveillance, avec… admiration ? Oh ! s’il venait : Quelle fierté cela pour elle serait ! quelle douceur ! Elle a le dos comme lourd d’une sensation que monsieur le docteur Fontaine approche d’elle. Comme c’est ridicule ! Elle est finie l’idylle de bonté… Le jeune homme est remonté vers la splendeur, elle est redescendue vers l’humilité… Une peine sans aigreur la mord, en elle-même se prolonge…

— Me permettez-vous de vous accompagner, mademoiselle Bertrand ? lui demande alors la voix que tout elle-même reconnaît.

Un tressaillement la parcourt. Le visage flambe rouge. Elle balbutie :

— Oui… monsieur… certainement, monsieur le… docteur !…

— Je ne veux pas vous déranger…

— Oh ! non, Monsieur, mais c’est vous qui… vous êtes trop aimable de prendre la peine de… de…

— Venir auprès de vous ? Je m’en faisais une joie ! dit-il, impulsif.

Lucile interroge de ses yeux larges où combattent la méfiance et la gratitude. Est-il sincère ou comédien ?

— Ne vous moquez pas de moi, je n’aime pas cela ! dit-elle.

— Ai-je l’accent des trompeurs ?

— Il y a des flatteries qui mentent… Je ne veux pas vous accuser d’être un vilain menteur : il y a une sorte de mensonge qui n’en est pas un, n’est-ce pas ?

— Me voici menteur tout de même…

— À la manière dont nous nous comprenons ; oui…

— Et si je ne l’étais pas, et d’une manière dont nous nous comprendrions aussi ? fait-il, moins enjoué, d’un ton où quelque chose de profond vibre.

Lucile ne peut douter, c’est de l’émotion vraie qu’elle entend sourdre… vers elle… en elle… Une oppression la rend heureuse.

— Comment puis-je vous comprendre ? répond-elle, devinant obscurément l’habileté de l’objection rapide.

L’embarras saisit Jean au cerveau. La réponse à faire est longue à se débrouiller. La torture de la gêne s’avive. Il ne peut esquiver le sentiment dont il est poursuivi. Une certitude monte en lui : la jeune fille le charme et lui agite le cœur. Plus encore, ce soir, que d’autres jours où près d’elle il eut le plus vague de lui-même attendri, captif. Il ne redoutait pas l’amour, la possibilité d’adorer une ouvrière était chose inconcevable. Il admirait Lucile comme on s’attarde à un paysage devant lequel on ne se lasse pas de rêver : du paysage elle avait pour lui l’imprécise et fuyante beauté. Sans devenir nécessaire à la vie humaine, elle pénétrait son être d’horizons lointains et doux. Ils devinrent plus lointains et doux, ils s’approfondirent au cours des visites au malade. Le jeune homme, pendant les quatre semaines d’angoisses, alla fréquemment raviver l’espérance au foyer que glaçait l’ombre de la mort. Il y alla d’abord parce qu’une pitié l’embrasait pour cette famille vaillante, il ne songea bientôt qu’à réveiller au front nacré de Lucile une joie qui l’idéalisait. Qu’elle était resplendissante, alors, de vie chaleureuse et pure ! Le paysage en lui se précisait un peu, devenait une de ces minutes graves où le soleil enveloppe d’une âme rose les cimes de nos Laurentides, la grâce de nos collines et les deux bras du fleuve autour de l’Île. Un rêve pareil était-il de la mièvrerie romanesque ? La sensation de vivre plus largement, plus merveilleusement, dès qu’il retrouvait le sourire et le profil de la jeune fille, naissait-elle de nerfs amollis par l’étude et que peu de choses troublait ? Pourquoi ce prolongement de choses indécises et tendres au meilleur de soi-même ? Le jeune médecin, gavé de notions autoritaires, réclamait d’elles une explication rassurante, cherchait une cause scientifique au désordre sentimental. Cette froide analyse ne l’obsédait plus, quand la présence de Lucile activait l’élan du mal. Son esprit ne raffinait plus, le cœur seul débordait par tout l’être.

Ou plutôt, selon Jean, le trouble ne dépassait jamais l’imagination. La parole qu’au hasard avait un soir jetée son ami, Paul Garneau, se fit quelquefois entendre : « Épouserais-tu l’enfant d’un ouvrier ? » disait-elle, nette et mordante. Pouvait-il se figurer, traînée par la vague du peuple, une jeune fille plus suave, plus digne, plus attrayante que Lucile ? Il se posait, lucide, l’interrogation vitale : « Pourrais-je aimer Lucile Bertrand au point de la choisir comme femme ? » et le même sourire toujours lui plissait le coin des lèvres, sourire où il n’y avait pas d’horreur, ni même de crainte, mais où palpitait la conscience d’un obstacle fort, indiscuté, subi, définitif. À peine lui vint-il un regret qu’elle fût née de parents incultes. Il ne se résignait pas à l’inéluctable, il acceptait le fait volontiers et sans la plus légère piqûre de chagrin. C’est que Jean s’est créé de l’épouse un modèle un peu compliqué, si teinté de nuances que bien des jeunes filles ne pourraient les unir toutes en un chef-d’œuvre harmonieux. Et depuis le bon accueil de son père au laboratoire, la silhouette d’une compagne exige quelques perfections, quelques délicatesses de plus. Si beaucoup de sagesse et de poésie entre dans sa conception du bonheur, elle est parfois capricieuse. Toujours est-il que Lucile ignorait les subtilités de jugement, les affinements d’éducation, les qualités d’émotion, les floraisons d’intelligence désirées, nécessaires. Il joint les impressions qu’elle éveille à celles qu’en lui les dernières semaines ont fait éclore. Le patriotisme lui avait inspiré un devoir clair et magnifique, élevé l’être au-dessus des ambitions repliées trop sur lui-même. Au lieu de ne plus le ravir que d’une beauté superficielle, la nature canadienne lui a dévoilé beaucoup de son mystère intime et leurs âmes sont moins inconnues l’une de l’autre. La bonté pour la famille ouvrière est la conséquence d’un patriotisme qui tâche de réellement vivre. L’admiration pour la jeune fille sert à fortifier la généreuse ardeur qu’il ressent pour les groupes inférieurs de la race. En effet, peu à peu, sous l’influence d’entrevues moins brèves entre elle et lui, Lucile est apparue comme le symbole charmant des classes besogneuses, une fleur timide et fière qu’on ne devait pas briser. À travers le visage modeste et calme de la jeune fille, il avait mieux compris, mieux vénéré, mieux estimé le peuple. Il dut s’éloigner d’elle, après la chute de la maladie. Un instinct profond lui annonça qu’il n’oublierait pas le visage merveilleux de reconnaissance et de loyauté…

À la dernière visite, il y eut huit jours la veille, il reçut des yeux noirs un regard dont la tendresse presque douloureuse lui noya le cœur d’émotion. N’était-ce pas, en quelque sorte, un adieu ? L’arrêt de ne plus la revoir n’était-il pas final ? Au moment de la séparation, un désir très vif de ne pas la fuir à jamais l’amollit quelques secondes. Les yeux lourds d’âme s’étaient déjà refermés, cachaient toute la pensée douce, vagues et presque ternes : le remords de les abandonner lâcha prise en la conscience du jeune homme. Ne l’éblouissaient-ils pas à tout moment de leurs profondeurs et de leurs chauds rayons ? Sans qu’elle-même le voulût, ne s’illuminaient-ils pas de songe ou d’ivresses ? La gratitude avait humecté ses prunelles de trouble. Quelle fatuité d’avoir cru se l’être attachée ! Dès que cette excuse l’eût soulagé de la poignante inquiétude, il s’éloigna moins affligé…

Mais aux sources de lui-même, quand lui revenait l’image triste, demeurait une persistante douceur. Il ne luttait pas contre elle, ne la soupçonnant pas de le conduire à l’amour peut-être… Elle eut donc la liberté sans mesure de le pénétrer chaque jour de son mystère et de sa bonté, de l’asservir… Il s’illusionnait toujours de l’idée qu’un tel souvenir n’était pas autre chose que la pitié satisfaite d’avoir agi. Penser à Lucile était du bonheur, mais celui de l’homme qui n’a pas chancelé devant l’effort et le devoir. Plus il revoyait l’image reconnaissante, plus il la remerciait de n’avoir pas été un lâche et d’avoir si allègrement rempli une tâche de fraternité…

Grâce à ce dévouement, il n’est plus un patriote en rêve, le théoricien nébuleux d’une vaste sympathie entre les classes. De lui-même, il est allé compatir aux larmes d’une famille ouvrière, il a vu, senti, consolé, pleuré : il n’est plus emporté vers les humbles par un idéalisme vaporeux de collégien, mais d’une impulsion maîtresse d’elle-même et clairvoyante. Il n’osa pas, depuis le jour où il tenta d’échauffer le patriotisme de son père, lui remémorer que sa réponse était longue à venir. Jean, par les soins prodigués à François, par l’échange de sympathie entre les siens et lui, croit davantage à la possibilité de l’union canadienne-française réelle et vivante. Des arguments plus tranchés, plus décisifs, lui sont venus contre l’indifférence paternelle. Pourquoi Gaspard s’obstine-t-il à prolonger ce silence ? Il est légitime qu’il médite avec une longue prudence, mais les causeries avec Jean n’y auraient-elles pas ramené Gaspard, au rêve de patriotisme, si des réflexions sincères l’eussent dominé ? Le fils a la conviction d’être mieux armé contre le scepticisme de son père…

Il a fallu beaucoup d’indulgence filiale à Jean pour ne pas s’irriter contre la dureté sèche de Gaspard. Il est averti que les griffes de la mort serrent à la gorge un de ses ouvriers, il remarque distraitement : « Oui, c’est dommage, un bon ouvrier comme cela ! Enfin, il faudra le remplacer ! » Et c’est tout : une commisération vague, pas un tressaillement, pas un cri de chagrin lancé par le cœur. Il ignore si la famille de cet homme est affolée de misère ou d’amertume ; il ignore si tous les soins requis peuvent être fournis au malade ; il ignore si la maladie va lâcher prise : les ouvriers meurent sans qu’une fibre de ses entrailles ait bougé d’émoi !… François Bertrand, l’un de ses meilleurs ouvriers, docile et robuste, aurait disparu sans une larme, sans un adieu sincère de l’homme qu’il avait servi, qu’il avait aimé peut-être…

Et Jean, depuis qu’il eut cette vision d’égoïsme, s’efforce de l’oublier, parce qu’une révolte l’en torture. Il refuse de prêter l’oreille aux murmures intimes qui lui chuchotent de l’aversion contre son père. Ils reparleront tous deux d’union, de fraternité, d’amour : Gaspard se défendra, se justifiera, ne sera pas odieux. La tendresse filiale vibre en lui comme de la pure lumière : il ne la veut ternir d’aucune souillure. Que ne peut-il, autant que Lucile, avoir le culte de son père en toute sa certitude, en un don confiant de lui-même ! Elle entourait son père d’une admirable affection, la plus semblable à l’adoration et qu’aucun mot n’exprime…

Bien qu’il ne la revoie plus, qu’il ait décrété de ne plus la revoir, Jean ne cesse guère de revivre chacune des impressions cueillies auprès d’elle, d’entendre la cadence pure de ses paroles, d’être ravi par les qualités simples et franches, la sérénité de l’âme, le courage sans bruit, le cœur brave et sans ardeurs maladives…

La tentation d’aller une fois encore auprès d’elle afin de mieux s’en souvenir, l’a tout de même poursuivi. N’y aurait-il pas inconvenance, indélicatesse en une pareille démarche ? Il eut l’intuition que peu de chose dirigerait la jeune fille vers l’amour… La peur d’être vaniteux fut sotte : Jean devint sûr que les yeux noirs commençaient à l’aimer… Une visite nouvelle gonflerait le sentiment prêt à déborder : il n’a pas revu Lucile, il craignait d’être cruel, de s’exposer à le devenir. Hier donc, il résolut de s’en tenir à l’adieu rigide et brusque. De s’y résoudre, une peine lui vint : au fond de lui-même, patiente, amère, étrangement suave, elle creusait… C’est elle, aujourd’hui, qui soudain violente et délicieuse l’a fait défaillir en présence de Lucile… « Comment puis-je vous comprendre ? » vient-elle d’interroger. Tremblante d’avoir été si hardie, elle n’essaye pas de lire sur le profil du jeune homme un blâme, une gêne ou de la stupeur. La statue de Laval hypnotise vaguement son regard : elle lui semble lointaine et pesante, l’effraye en quelque sorte. Alors que Jean se pose à lui-même la question infranchissable : « Comment puis-je me comprendre ? Comment la décision prise hier ne m’a-t-elle pas figé sur place ? Je ne me la suis pas même rappelée. Dès que j’ai aperçu Lucile, j’ai voulu courir vers elle, avant toute réflexion, de tout moi-même… et puis, j’ai reculé, mais la honte me pétrifiait. Il a fallu cette question d’elle pour faire surgir le devoir ; avant elle, je me suis ému, compromis, j’ai agi comme un étourdi, comme un… » Le mot « amoureux » se dresse fatal en sa pensée. Aime-t-il Lucile ? Ah ! non, c’est incroyable ! Mais que répondre ? Après tant d’exubérance, il ne peut tout à coup refroidir son humeur.

— Si j’ai été mal apprise, pardonnez-le moi, murmure la jeune fille, inquiétée par le silence. Ne vous occupez pas de ce que j’ai dit, je n’ai pas assez réfléchi…

Un apaisement délivre Jean : ne pourra-t-il pas contourner l’explication périlleuse ? Il se hâte d’insinuer :

— Vous avez dit cela… pour dire quelque chose, au hasard peut-être ?

— Oui, monsieur, une manière de parler… tout bonnement.

— Cela vous convient à merveille : tout ce que vous faites, vous le faites tout bonnement…

Elle interrompt, délicieuse :

— Voulez-vous dire avec sincérité ?

— Oui, mademoiselle, avec tout le charme de votre sincérité ! ne put-il s’empêcher d’avouer au sourire qui l’émouvait.

Ils s’empressent maintenant d’atteindre l’autre côté de la rue Buade, là où le massif Hôtel des Postes est grave comme un roi. Jean, pour garer Lucile de l’étourdissante cohue, la dirige un peu maladroitement par le bras. Des rougeurs vives filtrent au visage de sa compagne, et lui-même, envahi par un malaise qui l’étonne, est rempli de douceur et d’humilité…

À la seconde où ils allaient dépasser le Chien d’Or, toujours isolé dans sa haine, deux amis saluèrent Jean avec la dernière courbe d’élégance, eurent un sourire énervant de malice curieuse. Ils avaient auparavant décoché une œillade fervante à Lucile qui leur avait plu. Cette familiarité indiscrète le blessa au vif : il fut la proie tour à tour de la confusion et de l’agacement.

— Il fait très beau, n’est-ce pas, monsieur le docteur ? fit l’ouvrière, gentille, encore agitée par le compliment, la voix d’où son âme l’avait recueillie, la joie aiguë d’avoir été protégée ainsi…

— Un des plus beaux jours de la saison… À la campagne, c’était délicieux ! répond-il, honteux de lui-même et d’être torturé par le respect humain.

— Vous en avez de la chance, vous !

— J’oubliais que vous êtes prisonnière du comptoir, en souffrez-vous ?

— Nous nous connaissons si bien, tous les deux, que je ne puis lui en vouloir.

— Mais il y a des heures où la chaleur doit vous abîmer ?

— Elle ne s’amasse pas trop dans la maison Seifert. Tout de même, j’ai hâte de me replonger dans le grand air. Quand j’arrive ici, devant le parc et le fleuve, c’est comme si je revenais à la liberté. Je descends l’escalier avec le plus de lenteur possible.

— Descendons-le ainsi, voulez-vous ?

L’accent, quoique badin, vibre d’une subtile et grisante douceur. Leurs pas retardent et s’alanguissent à chacune des marches. Leur cadence les berce et les unit. Les banalités que laissent tomber leurs lèvres ont la résonance des choses profondes. Comme pour les associer au rêve qu’en lui rien ne repousse, Jean contemple vaguement les lignes les plus troublantes du paysage. Les Remparts, en leur toilette blanche un peu fanée, là-bas tournent et s’esquivent dans l’invisible. La flèche de l’Université Laval, comme reposant sur un socle d’arbres, a l’air d’une statue que la lumière colore d’une vie mystérieuse. Une brume d’or côtoie les rives de Montmorency. Le Bout de l’Île est un bosquet lointain de verdure et de silence. Deux clartés se rejoignent sur le fleuve, une coulée d’argent mobile et une surface d’azur pâlissant et moiré. Les coteaux de Lévis, sous les premiers baisers du soir, ont une âme où flottent des songes…

Le bruit des sabots et des voitures sur la pierre est un roulement qui chante. La Côte de la Montagne dévale et se tord : une ombre fraîche la baigne de chaleur apaisée. Comme alanguis de bonheur, les saules du jardin commencent à ranimer leurs têtes gracieuses, et tous ensemble, vieillis et fiers, ils paraissent causer de souvenirs étranges. L’entretien de Lucile et de Jean est calme et les enchante…

— Si je devine bien, le travail à la maison Seifert vous est agréable ? s’informe à l’instant même le jeune homme.

— Tout le monde y est bon pour moi. Les gens bons font aimer la besogne qu’on fait pour eux. J’y travaille depuis deux ans, je m’attache vite, à peu de chose, je me suis attachée à la besogne qu’on m’a donnée… Le magasin est pour moi une sorte d’ami. Je ne sais comment vous expliquer cela : il me semble, au milieu des bijoux, des objets d’art, que je suis entourée d’amis…

Jean s’émerveille d’un langage aussi pittoresque aussi délicat. N’a-t-il pas jugé d’un arrêt trop sommaire, trop superficiellement, cette jeune fille, alors que la hantise du père malade l’obsédait, l’empêchait d’être elle-même, expansive et naturelle ? Ce front cache peut-être une énigme captivante, il désire connaître davantage son esprit, son âme vraiment originale.

— Je ne m’étonne plus que vous y soyiez heureuse, dit-il, avec un sourire.

— Il est facile d’être heureuse.

— Avec votre cœur, oui, c’est plutôt facile…

— Ce n’est pas bien clair, ce que vous dites là !

— N’est-il pas courageux, votre cœur ? La vaillance rend le bonheur moins difficile.

— Qu’est-ce que vous en savez, de mon cœur ? Allons ! parlez-moi de mon cœur… il est… il est ?

Une joie mélodieuse chanta de sa gorge. Jean l’écouta rire, un ravissement extrême au fond de lui-même, il aimait le timbre à la fois souple et lent de sa voix, mais quelque chose de plus chaleureux, de plus suave y venait de bruire, il s’abandonne à tout le charme que Lucile, à chaque instant, lui révèle et se flétrit d’injustice envers elle, de l’avoir méconnue, ignorée, presque dédaignée.

— Il est… eh bien… il est, balbutia-t-il.

— Vous en savez moins long que vous ne le prétendiez !

— Eh bien, eh bien, je le connais, je l’ai vu battre, je l’admire ! Il est un cœur loyal d’ouvrière canadienne-française !

Elle ne badine plus : le ton convaincu du jeune homme le lui défend, l’a émue comme d’un mystère. Elle sent un orgueil d’elle-même la remplir, suivi d’une gratitude ineffable. Elle est certaine que le docteur Fontaine la respecte beaucoup, au-delà de ce qu’elle espérait, certaine et profondément joyeuse.

Et comme elle ne répond pas, toute à l’ivresse du respect dont Jean l’entoure, c’est lui-même qui chasse la gêne croissante :

— Vous n’en doutez pas ? dit-il, enjoué.

— Oui, monsieur, je vous redoute…

Un revirement d’humeur la fait vibrer au diapason de la gaieté brusque du jeune homme.

— Ce n’est pas généreux, cela ! continue-t-il.

— Vous en revenez déjà, de mon cœur… de mon cœur ?… je ne me souviens plus comment vous l’appeliez…

— Eh ! bien, moi, je m’en rappelle, et… j’y suis resté !

— Si je vous défends d’y rester ?

— Vous ne voulez donc pas que je pense bien de lui ?

— Ce n’est plus du tout la même chose, n’est-ce pas ?

— Enfin, vous admettez.

— Que j’ai le cœur aussi… extraordinaire que vous avez semblé le dire ?… Je sais, moi, qu’il est ordinaire.

— Oui, ordinaire… quand il ne juge pas à propos d’être peu ordinaire ! Je ne puis expliquer la chose avec plus de clarté, je le regrette…

Tous les deux mêlaient un rire limpide et qui sonnait tendrement. Sous la verve de leurs paroles frémissait une délicieuse émotion d’être ensemble, d’effleurer les propos émouvants. Bientôt, l’espace leur arriva par la largeur d’une trouée vers la Basse-Ville.

— C’est ici que je descends à la Basse-Ville, monsieur le docteur, dit la jeune fille.

— Je vous suis, Mademoiselle.

Un second escalier de fer est martelé de leurs pas. Les marches reluisent comme du verre et de la profondeur au-dessous, quand les talons les frappent, une harmonie sourde et languissante monte. Les deux compagnons protègent de leurs lèvres taciturnes un silence de leurs âmes. Jean n’a des alentours qu’une vision fuyante, une ébauche qu’il est heureux de sentir indécise. La Citadelle, au loin posée sur la falaise grise comme sur un nuage, semble monter vers le ciel où des pâleurs fauves se diffusent. Quelques arbrisseaux détachent leurs formes grêles du sol, comme avec une légèreté d’ailes. La rue Champlain s’enfuyait, légendaire et fascinatrice comme des reliques anciennes… Des pans de maisons se profilent avec une mélancolie sage ; des toits se renfrognent en leur austérité d’aïeuls ; des cheminées chancellent avec une bonhomie souriante ; on eût dit que le pavé de bois se drapait en un lourd manteau de gloire usée. De tous les recoins de l’enfoncement où la jeune fille et son ami plongent, émanent des parfums d’histoire douce et des effluves de subtile tristesse. À leur gauche, un mur de pierres est plissé de rides comme le front d’un vieillard. La façade pimpante d’un magasin voûté donne l’impression d’une grimace au milieu du vaste sourire affligé des choses. Les exclamations bruyantes des enfants là-bas, aux profondeurs de la ruelle, ne font parler que les échos sévères des âges vieillis qui refusent de mourir…

Et n’ont-ils pas raison de ne pas vouloir mourir, aussi longtemps que des cœurs seront là pour les faire vivre un peu de leur amour ? Lorsqu’ils parviennent à la rue Sault-au-Matelot, comme si l’atmosphère de légende et de souvenirs les transformait, Lucile et Jean tout-à-coup se sentent l’âme plus grave, plus lointaine et plus orgueilleuse : la première minute auguste d’une passion moins inconsciente d’elle-même vient-elle en eux des siècles d’amour ? Une félicité vague les oppresse et creuse au plus intime de leur être. Ils ne s’en rendent pas vraiment compte. Jean ne redoute plus la tendresse ni même n’a le loisir de l’appréhender : il en subit l’étreinte, si impérieuse qu’elle enlève à l’esprit toute capacité d’analyse. Et voici que leurs âmes, après un dialogue palpitant, vont se rencontrer moins loin des profondeurs…

— Mademoiselle Bertrand, je vous demande pardon, s’écrie Jean, à brûle pourpoint. Je ne me suis pas encore informé de votre père. Ne m’en voulez pas, je vous en prie…

— Ah oui, c’est vrai ! dit-elle, toute angoissée d’avoir si longtemps, depuis l’arrivée du jeune homme, écarté son père de la mémoire où tout le jour il avait régné.

— Il va mieux, n’est-ce pas ?

— Mon père ?… oui… je…

— Vous m’inquiétez !

— Ce n’est pas ce que je veux dire… il a repris la besogne aujourd’hui même et j’espère qu’il s’est bien acquitté de la fatigue…

— Eh ! bien, pourquoi hésitiez-vous ?

— C’est que… je l’avais oublié ! dit-elle, avec une franchise naïve, et d’une telle manière que Jean ne put ignorer que de lui la distraction pénible était née. Il ne s’était guère envolé que cinq minutes depuis la seconde où Jean l’atteignit sur la rue Buade : et de quelle tristesse vive ne s’est-elle pas blâmée d’avoir si peu longtemps négligé son père !

— Alors, à chaque minute du jour, la pensée de votre père vous a suivie ? dit-il, parce qu’il est facile de comprendre.

— À ma place, n’auriez-vous pas eu peur ? Il est encore si peu ce qu’il était. Il a tellement d’orgueil au travail qu’il serait tombé sur place avant de quêter du répit. À toutes les minutes du jour, j’ai eu peur…

— N’est-ce pas avoir un cœur loyal d’ouvrière canadienne-française que d’être affectueuse à ce point ? murmure Jean, plus touché que le calme des paroles ne le témoigne.

— S’il suffit d’aimer son père pour être loyale, je le suis… Mais je me demande pourquoi je suis extraordinaire de l’aimer : je voudrais faire autrement que je ne le pourrais pas.

— On doit aimer son père, très bien… mais l’aime-t-on souvent comme vous l’aimez ?

Lucile dilate vers lui ses yeux profonds d’ébahissement et de doute. Il répète, la voix plus douce, irrésistible :

— Oui, mademoiselle Bertrand… comme vous l’aimez…

— Il est vrai que je l’aime beaucoup, prodigieusement, que je l’aime autant qu’il y a moyen d’aimer… Tant d’autres aiment leur père autant que j’adore le mien ! Il ne faut pas m’en faire un éloge.

— Vous l’aimez comme très peu de jeunes filles aiment, je le sais et j’insiste !

— Comment cela, je vous en prie ?

— Au cours de mes visites à votre père, je vous ai observée, comprise. Je connais votre cœur…

— Fait-il autre chose que son devoir ?

— Le devoir, quand s’y joint un cœur comme le vôtre, est plus que le devoir…

— Je ne vous comprends pas…

— L’héroïsme !… Non plus l’héroïsme des contes où des choses incroyables arrivent, mais le dévouement si généreux, si pur, si fidèle qu’un seul mot paraît digne de lui : l’héroïsme… simple, admirable !

— Qu’il est facile d’être une héroïne ! plaisante la jeune fille, rougissante. Bientôt, je serai sûre que vous vous moquez de moi.

— Je suis déjà sûr, moi, que vous n’avez pas de confiance en moi… C’est la deuxième fois depuis dix minutes que vous m’accusez de mensonge.

— À la façon dont nous nous comprenons, ne l’oubliez pas…

— À quelle des deux façons ?

— C’est vrai, il y en a deux…

— L’une où je suis un vilain trompeur, et l’autre où… où je…

— Où vous croyez ne pas l’être ? insinue-t-elle avec une ombre de malice au bord des yeux.

— Pardon, où je ne le suis pas le moins du monde, et je l’affirme ! répond-il, quelque peu décontenancé.

L’apostrophe piquante l’intrigue, le déroute. Assuré que Lucile, trop droite, trop noble d’instinct, ne fait pas d’avances grotesques et déplaisantes, mais ne se livre qu’à une humeur bien féminine, à celle d’agacer un peu l’homme qui admire et flatte, il ressent que la taquinerie lui porte un coup juste. Bien qu’une arrière-pensée perfide ne la lui ait pas dictée, n’a-t-elle pas intuitivement raison, sans beaucoup le percevoir ? Ne voile-t-il pas un mensonge d’une sincérité qui le dupe lui-même ? Sans doute, il n’avoue que ce qu’il éprouve, mais l’intention de prononcer, au terme de la route, un impitoyable adieu s’empare de la volonté, lui commande.

C’est alors qu’il se rappelle, un effroi le traversant, la décision ferme de ne plus se rendre auprès de Lucile. À coup sûr, il ne refoule pas assez la sympathie qu’elle fait sourdre en lui : déloyal, il insiste pour qu’elle ne se méfie pas de lui, pour qu’elle espère. Quelque chose d’intime, en effet, l’accuse d’avoir semé l’espérance au cœur de la jeune fille. Comment pourra-t-il, de manière à ce qu’il n’y reste pas de blessure, l’en retirer ? Ne vaut-il pas mieux s’éloigner d’elle à l’instant même. Il peut, sans faillir à la courtoisie, ne pas l’escorter plus loin qu’au « guichet de la Traverse ». Ils ont précisément abandonné la ruelle Sault-au-Matelot, pour engager leurs pas sur la rue Dalhousie. Tous deux ne discernent qu’à travers des formes incertaines et de l’indécise lumière, les particularités du lieu où ils cheminent. « Lucile timide hésite à croire. Jean se hâte de ne plus être indécis : comment la prévenir de ne plus l’attendre jamais ? Rien d’assez rusé, d’assez délicat, d’assez probe ne contente son esprit. S’il va la reconduire jusqu’à Lévis, il trouvera le langage habile et doux qui la fera comprendre et le sauvera de la cruauté. D’une voix un peu rigide, sous prétexte qu’il veut désormais simuler l’indifférence, il insinue :

— Vous ai-je fait de la peine, mademoiselle ?

Au fond d’elle-même, une voix secrète dénonce à Lucile combien l’âme du jeune homme tout-à-coup change et durcit. Une pâleur lui tire le visage : elle est alarmée, se torture… Sans le vouloir, fut-elle insolente ou ridicule ? Quelques secondes viennent de s’enfuir. Jean, d’un regard furtif, entrevoit le malaise dont elle est douloureuse ; il s’effraye de la deviner une telle sensitive…

— Eh bien, oui, j’aurais pu vous faire de la peine, redit-il. Les malentendus ne sont pas rares… Vous aviez l’impression que je me moquais de vous. Je crus vous respecter…

— Et moi, je n’ai pas cru vous offenser !… Si j’avais eu peur de vous blesser, je n’aurais rien dit. Vous n’aviez pas compris que je badinais ?… Vous me faisiez des louanges, c’était une manière de les accepter. Je ne sais pas comment je me serais tirée d’affaire autrement. J’ai eu foi en votre sincérité, mais n’aurais-je pas été sotte de ne rien répondre ?…

Elle a parlé sans aigreur, mais d’un accent net et qui réclamait un droit, qui vibrait comme une défense. Elle n’était pas arrogante ni querelleuse, elle avait la sensibilité fière : à la modestie s’alliait une dignité qu’il ne fallait pas méconnaître. Jean ne se pardonne pas d’avoir été presque rude à force de raideur, il en a la certitude maintenant. Peu importe qu’il ait essayé de lui faire oublier les tendres paroles suggestives d’espérance : il a voulu n’être pas cruel, il n’a réussi qu’à la froisser, qu’à l’attrister. De la faire souffrir, il est bouleversé : un désir aigu de réparer le maîtrise…

— Je vous remercie de m’avoir accompagnée jusqu’ici, dit alors la jeune fille. Vous êtes venu vous informer de mon père : je vous remercie pour lui ! Je n’ai pas besoin de vous dire que, tous les jours, il parle de vous, qu’il n’oubliera jamais votre fidélité auprès de lui !

Ainsi donc, elle ne s’est leurrée d’aucune espérance. La vanité ne loge pas sous le front de lis. Jean se remémore qu’elle n’a jamais tenté de l’éblouir, de l’ensorceler. Du charme inné seul rayonnait d’elle. Il respire largement d’être sûr : elle n’aura pas de chagrin.

— Me refusez-vous d’aller plus loin ? demande-t-il, avec trop de joie.

— Ne vous êtes-vous pas assez dérangé pour moi ?

— Je suis trop heureux de l’avoir fait !

Il est devenu superficiel, il est lointain, Lucile en a l’âme comme déchirée. Les yeux noirs se creusent d’une tristesse infinie. Le jeune homme surprend leur détresse qui cherche à fuir… Un flot de miséricorde l’attendrit, l’inonde à la gorge.

Il ignore ce qu’il doit croire, il s’égare au milieu des contradictions nombreuses dont il est assailli. Dominé par le besoin de ne pas la quitter aussi malheureuse, il court au guichet, n’entend pas Lucile bredouiller une protestation, se procure les billets nécessaires et, du ton le plus bas et le plus humble, il dit :

— Venez, mademoiselle !… Il faut vous hâter ! Le bateau est à la veille de partir.

Quelques moments plus tard, leur causerie effleure des insignifiances. Installés au pont supérieur du bateau qui trépide sous eux, ils ont leurs épaules serrées l’une contre l’autre : ils s’étaient nichés dans l’unique place offerte à leurs regards, il avait bien fallu ne pas être plus distants l’un de l’autre. D’être si voisin de la jeune fille et de sentir quelques-uns des cheveux venir le caresser au visage et s’envoler comme effarouchés de leur audace, Jean cède à un élan d’affection profonde : c’est du respect très élevé, une douceur inexprimable d’être fort, d’être bon et de protéger. Comme si rien de morose et d’inquiétant ne les eût séparés tout à l’heure, ils babillent avec une gaîté discrète.

— Vous m’auriez fait des gros yeux si vous aviez perdu le bateau à cause de moi.

— Je n’ai pas encore appris à les faire…

— Il en est qui l’apprennent si vite !

— Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur, vite ou lentement ?

— Je ne m’en souviens plus, j’étais très jeune…

— Mais vous n’avez pas oublié comment les faire ?

— Qu’est-ce que vous en savez, mademoiselle ?

— Ce que vous en dites !

— Et qu’est-ce que j’en ai dit, s’il vous plaît ? dit-il, moqueur.

— Que, depuis l’âge où vous les avez appris sans le savoir, vous vous êtes rendu souvent compte que vous le saviez.

— Le mot souvent est de vous.

— C’était pour tâcher de voir comment vous faites les gros yeux…

Après s’être réjouis de la boutade, ils recommencèrent à bavarder, moqueurs, exultants d’une joie incompréhensible. Jean perçoit les alentours comme en un décor d’irréel, subtils et confus. Les silhouettes grises de quelques ouvriers, là même, remuent de gestes bizarres, indistincts : leurs voix discordantes se fondent en une vague cadence. Le vacarme de toutes les paroles qui montent, de tous les rires qui s’entrechoquent, de tous les bruits qui volent est une mélodie puissante qu’une distance imaginaire affaiblit. La foule est un grouillis de formes gaies ou sombres, hommes ou femmes, quelconques, indéfinissables. Vers le coin de l’horizon où le soleil se prépare longuement à fuir, une clarté magique dore les têtes et les épaules des gens, les colonnettes et le parquet du bateau, recouvre le Saint-Laurent d’un riche velours, transfigure au loin les vaisseaux alanguis le long des quais. Du fleuve il arrive un chant de gouttelettes ruisselantes et de remous harmonieux. Une guirlande pâle de mystère s’enroule autour de la falaise de Sillery. Tous les coloris, tous les sons, toute la nonchalance et tout le bonheur du soir, on dirait que l’orchestre des Italiens les fait tressaillir en l’âme des airs canadiens : ils éclatent, ils s’amollissent, ils rêvent, ils se raniment, ils s’exaltent, les refrains de jadis, ils renaissent, ils empoignent, ils font courir des bouffées d’orgueil. Sur l’aile de la transition la plus légère accourt maintenant la chanson d’Isabeau : tour à tour, elle folâtre et berce. De la musique, auparavant, Jean n’avait reçu que de fugitives caresses, transports et soupirs venus de fort loin jusqu’à lui. Dès que la mélopée d’Isabeau se met à vivre, il lui semble que lui-même s’éveille, il écoute avec le plus ému de lui-même, il se rappelle combien ce thème, joué par Yvonne distraite il y a quelques semaines, l’avait secoué, attendri, soulevé ! Une émotion plus définie, plus consciente, aujourd’hui le pénètre ! il ne s’alarme plus d’être attiré par le charme de Lucile, de regarder son beau profil avec tendresse…

— Je ne puis entendre l’air d’Isabeau sans qu’il me rende un peu distrait : vos dernières paroles m’ont, échappé ; me pardonnez-vous ?

— Puisque vous êtes toujours distrait, alors… je serais bien mauvaise de m’offenser !…

— Vous avez raison, je n’aurais pas dû vous fausser compagnie de la sorte, mais vous faire connaître ma joie.

— Je ne vous ai pas fait de reproches !

— Pas même le plus sournois des reproches ?

— Ce serait l’occasion de me fâcher, monsieur Fontaine.

— Sournois… il faut se comprendre.

— Sournois sans être hypocrite… sournois franchement, n’est-ce pas ?

— Sournois gentiment, comme les jeunes filles ont l’art de l’être.

— Il n’y a plus moyen de me fâcher !

— Ainsi, vous ne m’en voulez plus ?

— De m’avoir oubliée pour Isabeau ? dit-elle, malicieuse. Ah non, je ne suis pas jalouse !

— Isabeau n’est pas formidable.

— Ah ! je ne sais pas… n’est-elle pas dangereuse, Isabeau, quand elle rend un jeune homme si distrait ?

— Vous supposez qu’il existe une Isabeau réelle ? demanda-t-il, en riant d’un cœur léger.

— Je n’ai pas le droit de savoir, pas même le droit de supposer…

Il allait dire : « Ne supposez rien, vous savez tout » ! Ne serait-il pas malhonnête d’affirmer ainsi la liberté de son cœur ? La crainte d’activer en elle une espérance que, de nouveau se contredisant encore, Jean pressentit vivante, le maintint silencieux. D’ailleurs, il fallait déserter le bateau : les commandements banals de l’accostage cinglaient l’air, le quai repoussa le flanc gauche d’un heurt violent. La masse des passagers grouillait, un cortège s’allongeait à la file, on commençait à plonger dans l’escalier vers la passerelle. Il n’est pas facile, à de pareilles minutes de hâte générale et de fièvre en l’atmosphère, de réfléchir d’une pensée vigoureuse, de démêler un problème. Les alternatives d’une joie parfaite et d’une refroidissante analyse taquinent l’esprit de Jean. Il est moins positif, moins tranchant, moins résolu que tout à l’heure. S’éloignera-t-il à jamais de l’exquise ouvrière ! Il n’a pas le loisir de conclure, il lui faut se placer à la remorque de la foule…

Le débarquement s’opère avec lenteur, comme avec nonchalance. Lucile et Jean, qu’intimide une gêne soudaine et mystérieuse, s’ingénient à faire revivre un dialogue alerte entre eux. Ils se buttent au même obstacle sans cesse : ils ont l’obsession d’être gauches, d’être émus, de n’être plus les mêmes l’un pour l’autre. La voix de Jean, sans qu’il le veuille, est caressante et plus rêveuse qu’à l’ordinaire, celle de Lucile tombe en murmures de tristesse.

— Beaucoup de monde à cette heure du jour ! dit Jean Fontaine, alors qu’ils remontaient la passerelle inclinée de la rue sur le ponton.

— Oh oui, beaucoup !

— Y en a-t-il autant chaque jour ?

— Tous les jours, c’est comme cela…

Une gêne entre eux s’attarde : leurs cœurs frénétiquement sautent.

— Ce n’est pas toujours comme cela, reprend-il, avec un sourire.

— Je l’oubliais, c’est le premier jour comme cela.

Un silence entre eux plane comme un oiseau de bonheur…

Jean a voulu s’écrier : « Ce n’est pas le dernier jour comme cela ! j’espère ! » Au moment même, il le désirait, il n’avait qu’obéi à un frémissant appel de son être. Mais l’intuition qu’il en serait dissuadé par le devoir, l’illumine, le contient : n’avait-il pas été sur le point de laisser jaillir une exclamation décisive, parce qu’elle eût lié son honneur, eût ajouté de nouvelles entrevues à celle-ci déjà troublante ? Un dilemme en toute sa netteté le fascine : la revoir encore, ce sera bientôt l’amour en lui-même ou la barbarie d’une illusion déchirée en elle. Et les deux hypothèses également l’effarouchent. À supposer même qu’il aimât plus tard l’ouvrière, n’écraserait-il pas cet amour ? Pour la première fois, il s’avoue, avec une étrange résignation, un commencement de tendresse pour la jeune fille. Il ne s’explique pas même d’avoir été si naïf. Il découvre en lui que, depuis les premiers jours, le doux sentiment est éclos, n’a cessé de vivre toujours plus large et plus invincible. Il le sent palpiter, grandi, fort, pénible à déraciner. N’a-t-il pas déjà souffert de l’arracher de lui-même ? À coup sûr, il eut pitié de Lucile, lorsqu’il voulut, ne pas l’enchanter de perfides espérances : mais de nier ainsi l’attraction dont elle le charmait, de tuer une à une les fortes impulsions vers elle, de faire jeûner son âme d’elle depuis le jour où il avait cru la séparation finale entre eux, ne s’était-il pas infligé des tourments qui peu à peu lui rendaient plus vive une subtile angoisse ? Alors qu’il voulait la détourner de l’aimer, il travaillait à la proscrire de lui-même. Il s’interroge avec loyauté, regarde longtemps le merveilleux profil de l’ouvrière : est-il vrai qu’elle a ravi la tranquillité de son âme ? Sentant passer sur elle une contemplation si vive, Lucile vers lui fit resplendir ses yeux noirs, sans coquetterie, sans arrière-pensée de séduire, et le cœur de Jean défaillit… Le jeune médecin eut souvenance des malaises nerveux par lesquels sa science diagnostiquait de telles commotions. Il sourit de son inexpérience presque ingénue, admit qu’elle avait suscité en lui de la réelle tendresse. Habitué aux notions limpides, conquises par une méditation laborieuse et sûre, il ne songea même pas à définir quelle affection le ravissait, profonde ou éphémère.

Loin d’être terrifié par elle, saisi par un revirement d’humeur bizarre, il s’abandonne à l’ivresse qu’il éprouve. Bien que leurs paroles soient plutôt rares et superficielles, tous deux pressentent le bonheur dont ils se bouleversent l’un l’autre. Ils se sont dirigés le long de la rue maussade, étouffante qui mène à la Côte du Passage. Lents, leurs démarches égales font l’ascension de l’escarpement tortueux. Le rythme chaud de leur accent résonne jusqu’aux profondeurs les plus lointaines de leur être…

— Cela ne vous fatigue pas de gravir cette côte ? s’inquiète Jean.

— Elle est si près de la maison ! dit-elle, bien douce.

Cette réponse n’est-elle pas merveilleuse de naturel et presque sublime ? Jean se propose d’élucider l’énigme d’un esprit tellement gracieux et vif chez une ouvrière. Comment la beauté seule de la jeune fille jusqu’ici l’a-t-elle émerveillé ? Tout chez elle n’est-il pas enchanteur ?

— Ah ! je comprends, mademoiselle, la joie d’en approcher vous soulève…

— Oui, comme si elle me portait dans ses bras !

— Être porté dans les bras de la joie, savez-vous que l’expression est jolie ! murmure-t-il.

— J’aime encore mieux la chose que l’expression. Vous n’ignorez pas que, pour moi, les expressions… eh bien…

— Vous ne vous rompez guère la tête à les chercher ? badine Jean.

— Cela s’explique, n’est-ce pas ?

— Le naturel est un charme que l’on ne définit pas.

— Je ne vous imaginais que très sérieux.

— Je vous affirme que je suis sérieux, autant que vous pouvez vous l’imaginer…

Elle objecte avec scepticisme :

— Bien vrai ?

— Parce que je vous déclare un peu d’admiration ?

— Vous me traitez comme un jeune homme de votre rang n’y manque pas, avec politesse, avec… bonté.

— Et la bonté, est-ce de la politesse ? murmure-t-il, avec douceur.

— Vous avez raison, ce n’est pas la même chose, c’est quelque chose de… de…

— Oui, mademoiselle, quelque chose de plus…

Le regard dont Jean Fontaine accompagne cette phrase banale et que Lucile accueille avec ivresse, témoigne bien des choses que les mots n’avouent pas… La jeune fille en a l’âme toute radieuse et lourde. Il lui semble, en effet, qu’elle va crouler sous la joie profonde. Elle ne peut que se taire, espérer que rien n’éteindra cette riche lumière en elle, que le jeune homme parlera sans la détruire d’un souffle glacé. Pour ne pas la perdre, elle dissipe tous les assauts contre elle, tous les raisonnements. Il est vrai que son compagnon n’est si bienveillant, si affable que parce qu’il y est forcé par l’habitude de la politesse : a-t-il pu se nouer entre eux d’autres sentiments qu’un lien de protection de lui à elle ? Il est presque devenu son ami, à force de s’être dévoué : tandis qu’il est pour elle un être suprêmement généreux, d’une intelligence admirable. Elle n’avait jamais ressenti la gratitude avec une bonté si aiguë au fond de l’âme et telle qu’elle ne devrait jamais finir…

Et Jean, plus la minute de la séparation est imminente, sent faiblir l’énergie de la vouloir. Dès qu’il songe à ne pas avoir de pitié, une tristesse lourde l’oppresse et le cœur saute avec beaucoup de tumulte. L’effroi d’induire Lucile à l’amour s’apaise. Le jeune homme cède à l’émotion douce, entraînante… Elle occupe tout son être, elle en a banni le reste : il reviendra la chercher, la subir, la vivre profondément…