Ce qu’était un roi de France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 906-934).
CE QU’ÉTAIT UN ROI DE FRANCE

III[1]
LA POPULARITÉ ET LE « BON PLAISIR » DU ROI


VI. — LE « FRONT POPULAIRE » DE LA MONARCHIE

« Quelle haute idée nos pères ne devaient-ils pas avoir de la royauté, écrit Bonald, puisqu’ils respectaient des rois qui marchaient pour ainsi dire au milieu d’eux, dépouillés de tout l’éclat qui les environne aujourd’hui ! » La monarchie avait « un front populaire, » pour reprendre l’expression de Sébastien Mercier.

Dès la fin du XIe siècle, Guibert de Nogent oppose la bonhomie paternelle des rois de France à la hauteur des souverains étrangers : « Chez les rois de France, dit-il, on trouve toujours une naturelle simplicité ; ils sont parmi leurs sujets comme l’un d’entre eux. » Le palais des premiers Capétiens offre le spectacle d’une intimité coutumière entre monarque et sujets. Nous avons vu qu’il était ouvert à tout venant. Le jardin du Roi, à la pointe occidentale de la Cité, est devenu « le Jardin de Paris. » Le souverain, sa femme, ses enfans, sa famille, s’y mêlent à la foule des bourgeois. Les étudians allemands qui fréquentent l’Université de Paris, en raillent Louis VII. « Le roi de France, disent-ils, vit parmi ses sujets à la manière d’un bourgeois, civilement ; il n’a pas l’allure d’un monarque qui doit marcher entouré de soldats et de gardes. » (Lettre de J. de Salisbury à Gérard Pucelle.) Au fait, on voit le Roi se promener à pied par la ville ; chacun l’aborde et lui parle, sans plus de façon. Les chroniqueurs nous ont conservé un dialogue qui se serait noué de la sorte entre un jongleur et Philippe-Auguste. L’histrion réclame du prince un secours en argent, parce que, dit-il, « je suis, Seigneur, de votre famille…

— Et comment es-tu mon parent ? lui demande le Roi.

— Je suis votre frère, Seigneur, par Adam ; seulement, son héritage a été mal partagé et je n’en ai pas eu ma part.

— Eh bien ! reviens demain et je te la donnerai. »

Le lendemain, dans son palais, Philippe-Auguste aperçoit le jongleur parmi la foule qui s’y presse. Il le fait avancer et, lui remettant un denier :

— Voilà la portion que je te dois ; quand j’en aurai donné autant à chacun de nos frères descendus d’Adam, c’est à peine si, de tout mon royaume ; il me restera un denier.

L’anecdote est-elle authentique ? Du moins la transmission par les contemporains en est caractéristique des contingences que nous voudrions définir.

Le Florentin Francesco Barberino vient en France sous le règne de Philippe le Bel. Il est tout surpris de voir le terrible monarque, — qui répandait, comme le dit Dante, son ombre sur l’Europe entière, — se promener dans les rues de Paris, où il rend avec simplicité leur salut aux bonnes gens qui passent. Barberino croise Philippe le Bel arrêté au coin d’un carrefour par trois ribauds qui ne payaient pas de mine. Le Roi restait là, les pieds dans la boue ; il était coiffé d’une toque blanche ; après avoir écouté patiemment les doléances des compagnons, il conversa quelque temps avec eux. Et l’Italien ne manque pas de noter le contraste que fait la bonhomie de ces façons royales avec la morgue des seigneurs florentins.

Charles V, au témoignage de Jouvenel des Ursins, « vouloit tout ouïr et savoir, et, quelque déplaisance qu’il dût avoir, il se montroit patient ; il s’enquéroit du nom de ceux qui estoient venus, de la manière de les reconnoistre ; il se les faisoit montrer, les appeloit par leurs noms comme s’il les eût connus de tout temps, s’informoit de leur estat, de leur ville, de leur pays et leur donnoit toujours quelque confort. »

Chastellain raconte que Charles VII « mettoit jours et heures de besogner à toutes conditions d’hommes et besognoit de personne à personne, distinctement à chacun, une heure avec ducs, une autre avec nobles, une autre avec estrangers, une autre avec gens mécaniques (artisans), armuriers, voletiers, bombardiers et autres semblables. » Il laissait sa porte ouverte ; pénétrait qui voulait, pour lui parler librement ; les gentilshommes en armes, et jusque dans la chambre du Roi.

« Vous savez que chacun a loi d’entrer qui veut, » disait à Chabannes le futur Louis XL

Au cours de leurs célèbres dépêches, les ambassadeurs vénitiens du XVIe siècle constatent que « nulle personne n’est exclue de la présence du Roi et que les gens de la classe la plus vile pénètrent hardiment, à leur gré, dans sa chambre intime. » En 1561, l’ambassadeur Michel Suriano parle de ces rapports familiers entre princes et sujets : « Les Français ne désirent pas d’autre gouvernement que leurs rois. De là vient l’intimité qui règne entre le monarque et ses sujets. Il les traite en compagnons. Personne n’est exclu de sa présence, les laquais et les gens de la plus basse condition osent pénétrer dans son cabinet secret. » En 1577, un autre ministre vénitien, Gérome Lippomano : « Pendant le dîner du roi de France, presque tout le monde peut s’approcher de lui et lui parler comme il ferait à un simple particulier. » Et, en 1603, Angelo Badoer : « Le roi de France, quand il est en représentation, donne une plus haute idée de sa grandeur que ne le fait le roi d’Espagne... Mais hors d’apparat il est le monarque le plus affable du monde. » « Cette grande familiarité, note Suriano, rend, il est vrai, les sujets insolens, mais aussi fidèles que dévoués. » Ce qui est également l’opinion de Robert Dallington, secrétaire de l’ambassadeur anglais auprès de Henri IV. Il l’expose en son intéressant Aperçu de la France en 1598 dont M. E. Emerique a récemment publié la traduction : « Les rois de France sont très affables et familiers, plus qu’il ne convient, écrit le diplomate anglais ; mais c’est la coutume du pays. » Dallington pense aux cours d’Angleterre, de Suède et de Pologne, « où les princes ont plus de majesté et, par suite, plus de respect de la part de leurs sujets. » Duchesne, à son tour, compare sur ce point les rois de France à leurs voisins d’Espagne. Ceux-ci ne se montrent que rarement à leurs peuples. « Si un roy de France traitoit ses sujets comme cela, s’il se tenoit caché quinze jours à Saint-Germain ou à Fontainebleau, on croiroit qu’il ne seroit plus... Les François veulent presser leur prince, aussi bien en la paix comme à la guerre. » Par la manière dont les rois vivent avec leurs sujets, déclare Fontenay-Mareuil, « ils paraissent plutôt leurs pères que leurs maîtres. » Ce sont les « familiarités » dont parle Choisy.

Les diplomates étrangers sont étonnés de voir Henri IV disposer lui-même les sièges de la Grand’ Chambre, où il doit leur donner audience. De même aux soirées de la Cour. Le Roi range son monde : une petite baguette à la main, il fait élargir le cercle des spectateurs au milieu duquel doivent trouver place les comédiens italiens. A quoi Henri IV s’entendait à merveille. « Vous n’auriez vu dans aucune résidence un salon mieux disposé, ajoute Dallington ; mais rien n’est plus dérogatoire à la majesté royale. »

Sous Louis XIII, encore, les divertissemens de la Cour ont des allures populaires : on y danse aux chansons des bourrées et des branles, des tresses et des caroles, jusqu’à des sabotières, — dames et cavaliers formant des rondes, en se tenant par la main et en tournant avec l’entrain des noces de villages. Les distances s’effacent : les femmes engagent les hommes en leur présentant des bouquets ; le Roi même prend part à l’assemblée comme un simple particulier ; la première venue peut le venir inviter à la danse.

Venons à Louis XIV.

« S’il est un caractère singulier en cette monarchie, écrit-il lui-même en ses Mémoires, c’est l’accès libre et facile des sujets au prince ; » et, dans ses fameuses instructions pour le Dauphin : «. Je donnai à tous mes sujets sans distinction la liberté de s’adresser à moi, à toute heure, de vive voix et par placets. »

Il écrit encore : « Je m’imposai pour loi de travailler régulièrement deux fois par jour, et deux ou trois heures chaque fois, avec diverses personnes, sans compter les heures que je passais seul en particulier, ni le temps que je pouvais donner aux affaires extraordinaires, s’il en survenait, n’y ayant pas un moment où il ne fût permis de m’en parler, pour peu qu’elles fussent pressées, à la réserve des ministres étrangers, qui trouvent quelquefois, dans la familiarité qu’on leur permet, de très favorables conjonctures, soit pour obtenir, soit pour pénétrer et que l’on ne doit guère écouter sans y être préparé. »

Ce qui inspire à La Bruyère ces lignes si souvent citées :

« La vraie grandeur est libre, familière, populaire. Elle se laisse toucher et manier ; elle ne perd rien à être vue de près : plus on la connaît, plus on l’admire... Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands, et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits. »

Façons auxquelles répondent la tenue et l’habillement du Roi. En dehors des cérémonies où il doit se parer d’atours traditionnels, son vêtement est commun et simple. Les visiteurs sont surpris de constater que maître Robert de Sorbon, « fort aimé de saint Louis et toujours proche de lui, est habillé de plus riche camelin que le monarque. » Après être revenu de sa première croisade, le bon Roi ne met plus que des vêtemens de si mince valeur qu’il estime en faire tort aux pauvres qui ont coutume d’en obtenir la « livrée, » et il charge son aumônier de les en indemniser jusqu’à concurrence de 60 livres (6 000 francs de notre monnaie) par an. Sans pousser la modestie de leur garde-robe aussi loin, ses successeurs revêtent également des surcots de petit prix, des pourpoints de futaine. Il était établi par la Cour des Comptes, suivant Bodin, que Louis XI portait un chapeau graisseux et des vêtemens de l’étoffe la plus grossière ; en ces registres on rencontre des mentions comme la suivante : « 20 sols pour une nouvelle doublure de laine au vieux manteau du Roi. » Jusqu’à François Ier, prince de la Renaissance, « on trouve personnages de petite étoffe, et quelquefois de vile condition, qui en font autant et plus que lui, » observe l’évêque Claude de Seyssel. Aussi quand était annoncé au palais quelque ambassadeur étranger, vite le Roi se faisait-il apporter une pièce de drap d’or, qu’il se faisait attacher sous les aisselles, afin de paraître un peu. Henri IV porte des habits fripés, délavés par la pluie ; Louis XIII des pourpoints aux tons neutres, ternes, en étoffe de bure. Locatelli, qui visite la Cour de Louis XIV, ne peut retenir son étonnement ; est-ce vraiment là ce prince si magnifique ? les gentilshommes de son entourage sont plus richement vêtus que lui. Il est habillé d’un simple justaucorps tirant sur le brun, avec une mince broderie, et, sur l’épaule le bouton d’or (rubans tenus par un bouton) qui distinguait le Roi parmi ses courtisans. Louis XV fut peut-être plus élégant, car il aimait, comme Marie Leszczynska, les belles soieries de Lyon. La tenue de Louis XVI eût convenu au plus obscur de ses sujets : un habit gris le matin ; pour l’après-midi un uniforme de nuance foncée, en drap uni, sans ornement, broderie ni dentelle.

Ainsi qu’au Moyen âge, au XVIIe siècle encore, on entrait dans le palais du Roi comme dans un moulin. Contrairement à ce qui se verrait de nos jours, tout y était banal, hors la chapelle. Les étrangers ne cessent d’en exprimer leur surprise. J’allai au Louvre, écrit Locatelli en 1665, « je m’y promenai en toute liberté et, traversant les divers corps de garde, je parvins enfin à cette porte qui est ouverte dès qu’on y touche et le plus souvent par le Roi lui-même. Il suffit d’y gratter et l’on vous introduit aussitôt. Le Roi veut que tous ses sujets entrent librement. » Dans le jardin des Tuileries, le « jardin du Roi, » avant que Louis XIV ne transférât sa résidence à Versailles, le public coudoie le ménage royal, ainsi qu’il le faisait sous saint Louis et sous Philippe le Bel dans le Jardin de Paris. Locatelli y assiste à de petites scènes intimes entre Louis XIV, Marie-Thérèse et le Dauphin, scènes qu’il rapporte avec beaucoup de grâce :

Un soldat, en passant devant le Dauphin, inclina sa hallebarde, mais l’enfant âgé de cinq ans, irrité de ce que le soldat ne s’était pas découvert, dégaina une petite épée qu’il portait, en criant :

— Holà ! bâtonnez-moi cet homme assez hardi pour passer devant moi sans ôter son chapeau !

Mais la Reine fit tendrement remarquer à son fils :

— Suivant les règles militaires, ce soldat ne devait pas ôter son chapeau, mais seulement incliner sa hallebarde, ce qu’il a fait.

Mécontent de ces paroles, dit Locatelli, le Dauphin repousse la Reine de la main et s’enfuit vers le Roi assis derrière la grille du jardin d’où il suivait des yeux la fin d’une revue.

Louis XIV, à l’arrivée de son fils, le prit entre ses bras et le couvrit de baisers, quand la Reine les rejoignit.

« Elle tenait dans ses mains, dit notre Italien, une tige de laitue confite, — sans doute de l’angélique. Son fils s’arrêta court à cette vue, et, saisissant de ses mains les deux bras de sa mère, il s’efforçait de s’emparer de la friandise. Mais la Reine dit, en la levant en l’air :

« — Si vous la voulez, mon mignon, j’exige d’abord que vous pardonniez au soldat l’injure qu’il ne vous a pas faite. »

Le petit bonhomme était toujours irrité et détournait la tête ; alors le Roi :

— Pour vous faire changer d’idée, ne suffit-il donc pas que votre père et votre mère vous disent qu’il n’a pas commis de faute ?

« Le Dauphin leva à ces mots les mains et le visage vers son père, comme pour l’embrasser ; le Roi se mit tout près de son fils et lui dit :

— Pardonnez-vous au soldat ?

— Oui, monsieur, répondit le Dauphin à mi-voix.

— Et pourquoi ?

— Parce que papa et maman le veulent.

— Et aussi parce que c’est votre devoir, ajouta le Roi. Puis il se pencha pour recevoir son baiser, et le Dauphin, lui jetant un bras autour du cou, faisait, de l’autre, signe à sa mère de lui donner cette friandise. La cérémonie terminée, le Roi et la Reine se retirèrent, ayant entre eux leur fils, qu’ils tenaient chacun par une main.

Ce jardin des Tuileries, Colbert aurait voulu le réserver à la Cour, l’interdire au public ; mais Perrault combattit son opinion : « Les jardins du Roi, disait-il, ne sont si grands et si précieux, qu’afin que tous leurs enfans puissent s’y promener. » Louis XIV se rangea à son avis et le jardin des Tuileries resta ouvert à tout le monde ; comme le sera le parc de Versailles. Un peuple si nombreux en remplissait certains jours les allées et les bosquets que Louis XIV ne pouvait plus s’y promener. La foule, qui se répandait dans ces magnifiques résidences, ne laissait pas que de s’y livrer à des excès ; au point que le Roi, effrayé des dégâts commis, ordonna en 1685 de ne plus laisser entrer dans les jardins que « les gens de la Cour et ceux qu’ils mèneraient avec eux ; » mais bientôt le Roi revient aux traditions. Il va jusqu’à faire enlever les grilles qui entouraient les bosquets, voulant, raconte Dangeau, « que tous les jardins et toutes les fontaines fussent pour le public. » Et les dégâts de reprendre avec un vandalisme nouveau : mutilation des fontaines, plombs volés, marbres brisés, inscriptions d’amoureux gravant sur les chefs-d’œuvre des Coysevox et des Girardon leurs « lettres » l’une dans l’autre ; mais Louis XIV tint bon et ses jardins, comme ses palais, restèrent ouverts à tous.

Locatelli assiste aussi à la toilette de la Reine qui se fait en public. Entre qui veut. « Pendant qu’on la coiffait, elle portait un léger corset de toile blanche, bien garni de baleines, serré à la taille, et une jupe si étroite qu’elle semblait enveloppée dans un sac de soie. La Reine coiffée, des pages apportèrent ses vêtemens de dessus, d’une jolie étoffe à fleurs, alternativement bleues et or sur fond d’argent... Ils la lacèrent et achevèrent de l’habiller ; mais les femmes placèrent les bijoux de la tête et du corsage. Sa toilette terminée, elle se tourna vers les étrangers, fit une belle révérence et vola, pour ainsi dire, à l’appartement de sa tante, la Reine mère. »

Comme la Reine et comme la Dauphine, le Roi s’habillait sous les yeux de tous. Certains bourgeois trouvaient une distraction à s’en aller au Louvre « pour le seul plaisir de voir le Roi, ne pouvant se lasser de le considérer, soit pendant son dîner, soit dans la cour du Louvre, lorsqu’il y descendait pour assortir des attelages de différens chevaux. »

La maison du Roi devenait une place publique. On imagine la difficulté d’y maintenir l’ordre et la propreté. Du matin au soir s’y pressait une cohue turbulente et bruyante, où se mêlaient toutes sortes de conditions. Les dessous et les encognures des escaliers, les couloirs. les balcons, les tambours des portes, paraissaient des lieux propices à satisfaire les besoins de la nature. Les couloirs des châteaux du Louvre, de Vincennes, de Fontainebleau, se transformaient en senti nés. Pour entrer chez la Reine, les dames relevaient leurs jupes. Jusqu’au troisième tiers du XVIIe siècle, le Louvre est signalé pour ses odeurs et ses « mille puanteurs insupportables » qui faisaient un étrange contraste avec la splendeur des appartemens royaux. C’était une des raisons qui motivaient les déplacemens continuels de la Cour : alors on aérait les chambres, on les désinfectait « en les parfumant de bois de genièvre. » « Louis XIV et Monsieur (le Duc d’Orléans), écrit Madame Palatine, avaient été habitués dès l’enfance à des maisons sales, de sorte qu’ils regardaient la chose comme naturelle, mais sur leurs personnes ils étaient fort propres. » Bussy-Rabutin admire Louis XIV d’être parvenu à mettre un peu d’ordre dans sa demeure et à lui donner « la propreté du particulier. »

Ces traditions de vie commune, il n’était pas possible de les modifier. Les souverains eux-mêmes sentaient qu’ils n’en avaient pas le droit. Ainsi Louis XIV fut amené, en 1671, à la résolution de transférer à Versailles la demeure de la monarchie. A Paris, avec l’accroissement de la ville et la multiplication des rapports entre le Roi et ses sujets, la famille royale en était venue à ne plus pouvoir respirer. Il en fut d’ailleurs à Versailles comme au Louvre. « Un jour, écrit Viollet-le-Duc, que je visitais, étant très jeune, le palais de Versailles avec une respectable dame de l’ancienne Cour, passant dans un couloir empesté, elle ne put retenir cette exclamation :

« — Voilà qui me rappelle un bien beau temps ! »

A Versailles comme au Louvre, les appartemens du Roi demeurent ouverts à tout venant. Les étrangers, Madame Palatine, Mme d’Osnabrück, se plaignent du tumulte qui règne à la Cour-de France, de la presse, des odeurs dont on y est incommodé : on risque d’y être étouffé. « Nous passâmes, écrit l’Anglais Arthur Young qui en est tout surpris, à travers une foule de peuple et il y en avait plusieurs qui n’étaient pas trop bien habillés. »

Et l’on imagine quel monde finissait par envahir ainsi la demeure royale : des personnages louches, réputés dangereux ; en 1682, un « grand prêtre italien, nommé Pitoli, qui a des relations suspectes avec les gouvernemens étrangers ; il se promène tout le long du jour dans le château de Versailles ; » des huguenots comme Cottereau : « Il est très souvent à Versailles, approche de fort près Sa Majesté. » Cottereau fait de fréquens voyages en Angleterre, publie des libelles contre Mme de Maintenon ; il se répand à son ordinaire contre le Roi en discours tels qu’il serait à craindre « qu’il ne fit quelque coup qui porterait préjudice à toute la France. »

De temps en temps, à vrai dire, on donnait un coup de balai, quand le palais de Versailles en arrivait à être encombré de mendians qui y exerçaient leur profession comme dans la rue. Nous lisons dans le Journal de Dangeau, à la date du 2 juillet 1700 : « On a mis sur pied cinquante Suisses pour chasser du château les gens qui y gueusaient. »

Un filou ne dépouille-t-il pas de ses ornemens le chapeau que Louis XIV vient de déposer sur une table ? Sous la Régence, le jeune Louis XV est installé au Louvre. Les voleurs de la bande de Cartouche se répandent familièrement dans les diverses salles du Palais. A l’un des bals qui s’y donnent, Louison, frère de Cartouche, vole au prince de Soubise son épée à poignée d’or estimée 25 000 livres. Un autre jour, « dans une salle attenant à celle où le Roi mange, » Guillain, Marcant, Ferront et Prévost dit Coste, ce dernier, tailleur de son métier tous affiliés à la troupe de Cartouche, vident les poches des nombreuses personnes qui se trouvaient là

En une lettre adressée au lieutenant de police par un certain Nicolas Blondat, le 30 octobre 1765, on voit passer cette cohue bigarrée qui, du matin au soir, se pressait dans les appartemens du Roi :

« J’ai l’honneur de vous rendre compte que, le 25 août dernier, jour de la fête du Roi, — étant à Versailles avec la dame Millot (cette jeune personne, Marie-Marguerite Millot, était la maîtresse de Blondat), pour y voir les appartenons du château, nous fîmes rencontre du sieur Lardier, exempt de la prévôté de l’hôtel, duquel je suis connu depuis plusieurs années, qui me proposa de rester avec lui jusqu’à ce que le Roi fût passé, que nous découvririons sûrement quelques voleurs de montres et de tabatières. Je lui représentai que cela ne se pouvait guère, attendu que j’étais accompagné d’une dame. Il me répondit qu’il allait la conduire, dans un endroit où elle nous attendrait. Il la conduisit à la porte d’un des appartenons de Mesdames... » On se croirait dans la rue.

Lors des fêtes données à Versailles, au mois de juin 1782, en l’honneur du grand-duc Paul de Russie, fils de Catherine II, les grilles du parc sont ouvertes, et la masse du peuple s’engouffre dans les cours, dans les allées, remplit la terrasse :

« La foule, avide de voir, se pressait avec tant d’indiscrétion qu’à un moment le Roi, se sentant poussé, se plaignit ; le grand-duc, qui était près de lui, s’éloigna un instant :

« — Sire, dit-il, pardonnez-moi, je suis devenu tellement Français, que je crois, comme eux, ne pouvoir m’approcher de trop près de Votre Majesté. »

« Il était facile, écrit le docteur Nemeitz, de voir souper Sa Majesté. Elle recevait à sa table toute sa famille et, à moins qu’il n’y eût déjà trop de monde, ce qui arrivait parfois, on était admis. D’ailleurs on pouvait toujours être admis quand on arrivait de bonne heure. » On sait la pudeur farouche de Louis XIII et qui se traduisait par des brusqueries. Ceci se passe encore au Louvre. Le Roi remarque dans la foule une jeune personne fort décolletée. « La dernière fois qu’il but, lisons-nous dans un livre d’édification de 1658, — où ce trait de vertu est cité avec éloge, — le Roi retint une gorgée de vin en la bouche, qu’il lança dans le sein découvert de cette demoiselle. »

Fréquemment, entre le Roi et les assistans, des gens du peuple, la conversation s’engage gaillarde et familière. Des échos en sont conservés par les lettres de Mme de Sévigné et les Mémoires de Saint-Simon. « Il y eut l’autre jour une vieille décrépite qui se présente au dîner du Roi. Elle faisait frayeur, écrit Mme de Sévigné à sa fille. Monsieur (le Duc d’Orléans) la repoussa en lui demandant ce qu’elle voulait. « Hélas ! Monsieur, lui dit-elle, c’est que je voudrais prier le Roi de me faire parler à M. Louvois. » Le Roi dit : « --Tenez, voilà M. de Reims (frère de Louvois), qui y a plus de pouvoir que moi. »

Le public était plus particulièrement admis au « grand couvert, » qui avait lieu régulièrement tous les dimanches et, — ce qui est à noter, — les jours de fête dans la famille royale. Celle-ci s’y trouvait réunie tout entière, y compris les princes du sang.

Louis XIV, qui s’acquitta avec tant d’énergie et de conscience de son métier de Roi, s’astreignit à dîner ainsi en public jusqu’aux derniers jours de sa vie, jusqu’au 24 août 1715, — il devait mourir le l or septembre. Son état de fatigue ne lui permettait plus de quitter sa robe de chambre. « J’observai, note Saint-Simon, qu’il ne put avaler que du liquide et qu’il avait peine à être observé. »

Sous Louis XV, les Parisiens, les provinciaux, viendront assister au repas du Roi, pour admirer sa prestance, son élégance, mais plus encore son adresse à faire sauter le haut de la coque d’un œuf, d’un seul coup du revers de sa fourchette.

— Attention ! Le Roi va manger son œuf !

Les dames assises auprès du souverain s’écartaient de lui pour que la foule le pût mieux voir. Louis XV savait l’amusement que ses sujets prenaient à ce détail, aussi s’astreignait-il à manger le plus souvent possible des œufs à son grand couvert. « Les badauds, assure Mme de Genlis, qui venaient le dimanche à Versailles, retournaient chez eux, moins enchantés de la belle figure du Roi que de l’adresse avec laquelle il ouvrait ses œufs. »

Quand est apporté le dessert, le Roi fait présenter, aux dames présentes, des fruits et des glaces. Parmi elles se trouve, en 1772, une jeune Genevoise, Rosalie de Courtaut. « On offrit, dit-elle, les glaces du dessert aux dames qui étaient là pour voir. Je les trouvai bien bonnes. »

On allait de même assister au dîner des enfans de France à Versailles, ou dans les villes où ils passaient, quand ils étaient en voyage.

Pour faciliter le transport des habitans de Paris jusqu’à Versailles, avait été organisé un service d’omnibus appelés, les uns, des « carrabas, » les autres des « pots de chambre. » Mercier en donne la description. Ceux qui prenaient place sur le devant étaient appelés des singes, et ceux que étaient assis à l’arrière de la voiture étaient appelés des lapins. « Le singe et le lapin, écrit Mercier, descendent à la grille dorée du château, ôtent la poudre de leurs souliers, mettent l’épée au côté, entrent dans la galerie, et les voilà qui contemplent à leur aise la famille royale et qui jugent de la physionomie et de la bonne grâce des princesses. Ils font ensuite les courtisans tant qu’ils veulent. Ils se placent entre deux ducs, ils coudoient un prince trop empressé, qui retient son geste quand il l’a outrepassé, et rien n’empêche le singe et le lapin de figurer dans les appartemens et au grand couvert comme les suivans de. la Cour. »

Aussi, comme le note encore Mercier, dans toute la France on s’entretenait de la cour de Versailles, et il était rare que dans le village le plus écarté il n’y eût quelqu’un qui ne pût dire de visu, pour y être venu en carraba ou en « pot de chambre, » comment le Roi était fait, combien la Reine aimait les « pommes d’orange, » si la Dauphine était jolie et si les princesses marchaient d’un hon air.

Il n’est pas douteux que la familiarité de ces façons royales n’ait beaucoup contribué à développer les sentimens que la personne du souverain éveillait dans le cœur des Français et qui demeurèrent très vifs pendant tant de générations. Les ambassadeurs vénitiens en France y voient « une cause de la force de la monarchie en France. » Chacun, dit Rétif de la Bretonne, et ceux mêmes qui ne l’avaient jamais vu, considéraient le Roi comme une connaissance intime ; » parole remarquable et où se caractérisent profondément les sentimens que les Français éprouvaient pour leur prince.

Ces faits apparaîtront dans leur relief, on les placera dans leur vraie lumière, si l’on compare cette vie populaire de nos vieux rois, à l’existence que mènera aux Tuileries Napoléon devenu empereur, ce Napoléon qui gravira cependant les marches du trône aux acclamations des Français. « L’Empereur et l’Impératrice, écrit M. Frédéric Masson, se laissent encore aborder par les gens de la Cour, mais les gens de la ville sont derrière les balustrades... Quant au peuple, contenu par une double haie de grenadiers, il voit de loin passer ses souverains comme à l’Etoile, ou bien d’en bas il les aperçoit au balcon de la Salle des Maréchaux... L’armée, la Garde même n’a le droit d’acclamer son Empereur qu’en défilant sous les fenêtres de son palais[2]... » Certes, Napoléon aime son peuple et tient à lui témoigner cette affection ; il lui prodigue « des jeux comme à Saint-Cloud et aux Champs-Elysées, des feux d’artifice, des victuailles, du vin, des illuminations ; mais ce qui seul le satisfait, on le lui refuse... C’eût été de voir son Empereur, le suivre, l’acclamer, participer à son triomphe et à sa joie... » « Ce sont les caractères, dit M. Frédéric Masson, du nouveau régime[3]. »

La Révolution a passé, un autre monde a vu le jour.


VII. — LA MAISON DE FRANCE

Les événemens qui concernent le Roi, la Reine et leurs enfans sont pour le pays des événemens de famille : la maison royale est la « maison de France. »

Le 17 août 1615, Elisabeth, fille de Henri IV, quitte Paris pour aller épouser le roi d’Espagne. Le prévôt des marchands et les échevins, avec quatre cents chevaux et les archers municipaux, lui font escorte. La bonne ville donne un pas de conduite à l’enfant royale, selon la coutume quand une fille de France s’éloigne de la capitale pour aller prendre mari.

D’autre part, quel événement est l’entrée d’une nouvelle reine dans la ville ! Pour y assister, malgré la lenteur et la difficulté des moyens de communication, et l’insécurité des chemins, on accourt des provinces éloignées. L’entrée de Marie-Thérèse, en 1660, est contée en une charmante poésie, — s’il est vrai qu’un poète y trouverait à redire :


C’est ainsi que nous arrivâmes,


dit un provincial,


Et qu’à Paris nous nous trouvâmes
Toutes sortes de nations
Et de toutes conditions.


Mais la date fixée pour la cérémonie est retardée :


C’était de semaine en semaine
Que devait entrer notre Reine.


Retards qu’une curiosité impatiente n’est pas seule à déplorer :


Jour et nuit dedans nos auberges
Les pigeonneaux et les asperges,
Les melons et les artichauds
Marchent pour les provinciaux ;
Et quand on fait si bonne chère,
Un peu d’argent ne dure guère...
Qui d’abord avait cent écus,
Aujourd’hui n’en a presque plus ;
Cependant l’hôte impitoyable
Veut toujours voir argent sur table,
Les auberges n’avancent rien,
Il faut toujours payer, ou bien
Il faut songer à la sortie...


Durant le voyage que fait Marie Leszczynska, fiancée à Louis XV, pour venir d’Alsace à Paris, les populations accourent pour la saluer. Des paroisses entières arrivent bannières en tête ; les bonnes gens chantent des cantiques en s’agenouillant devant la jeune Reine dans la poussière du chemin. Les maisons sont parées de tentures et de draps blancs, les routes semées de fleurs et de feuillage. Le même esprit se retrouve dans le dis- cours que les dames de la Halle viennent faire à leur nouvelle souveraine, le 14 novembre 1725, à Fontainebleau. C’est la femme Gellé, — fameuse harangère, dit le baron de Breteuil, — qui prend la parole :

« Madame, j’apportons nos plus belles truffes à Votre Majesté. Je souhaiterions en avoir davantage. Mangez-en beaucoup et faites-en manger beaucoup au Roi, car cela est fort bon pour la génération. Nous vous souhaitons une bonne santé et j’espérons que vous nous rendrez heureux. »

Voilà du moins qui vient du cœur.

L’union du Dauphin avec l’infante d’Espagne met en liesse tout Paris (février 1745). Ce ne sont que bals et illuminations, des rondes joyeuses : une immense fête populaire. Puis le bal masqué à Versailles, où la foule est admise, « aucun billet n’est exigé. » Aussi les barrières de chêne ne tardent-elles pas à être forcées. A travers les galeries et les salles, vers les buffets, le peuple circule librement : le Dauphin est en jardinier, la Dauphine en bouquetière.

Au bal donné pour le mariage de Marie-Josèphe de Saxe avec le Dauphin, fils de Louis XV (9 février 1747), tout le monde encore est invité, fête de famille. Quelques-uns de ces parens du Roi ne laissent pas d’être assez mal élevés. Pour mieux voir, ils montent sur les banquettes tendues de damas et répondent en termes aussi énergiques que laconiques à l’huissier qui les veut faire descendre.

Le même esprit préside aux noces. Tout le monde indistinctement, à Versailles, entre dans la grande Galerie des glaces où la famille royale est assemblée. Des tables de jeu ont été disposées. Les dames, qui ne jouent pas, ont pris place sur des gradins le long des arcades. En face, du côté des fenêtres, a été disposée une balustrade qui règne d’une extrémité à l’autre de la galerie. Par là passera le peuple. Il n’est personne qui ne soit admis, pourvu qu’on ne soit ni malpropre ni loqueteux, et qu’on suive l’itinéraire. La Dauphine, future reine de France, est assise à côté de Louis XVI ; avec la famille royale ils ont pris place autour d’une grande table, où le Roi, les princes et princesses causent familièrement et jouent bourgeoisement aux cartes, tandis que le peuple défile en dévisageant les jeunes époux. Dans une pareille circonstance le Roi se montrait à son peuple en famille.

Une fois mariée, la Reine ou la Dauphine doit avoir des enfans. Le peuple y compte et ne laisse pas de le venir dire à la princesse, jusqu’à Versailles, assez crûment. Marie-Antoinette tarde à donner un héritier à la couronne, tandis que sa belle-sœur, la Comtesse d’Artois, accouche. Et jusque dans ses appartemens, les poissardes viennent réclamer à Marie-Antoinette, « grossièrement, » dit M. de Nolhac, le Dauphin qu’elle leur doit.

L’accouchement doit se faire en public, devant tout le monde, sous les yeux du peuple à qui l’enfant appartient.

« C’est la grandeur de vous et de votre enfant. » disait Henri IV à Marie de Médicis.

La sage-femme a reconnu les douleurs. Henri IV aussitôt prévient la reine des usages de la Cour de France. Marie lui répond :

— J’ai toujours été résolue de faire tout ce qui vous plaira.

— Je sais bien, m’amie, que vous voulez tout ce que je veux ; mais je connais votre naturel, qui est timide et honteux, et je crains que si vous ne prenez une grande résolution, en les voyant cela ne vous empêche d’accoucher.

« Le Roi, écrit la sage-femme, alla ouvrir la porte de la chambre et fit entrer toutes les personnes qu’il trouva dans l’antichambre et grand cabinet. Je crois qu’il y avait deux cents personnes, de sorte que l’on ne pouvait se remuer dans la chambre pour porter la Reine dans son lit. J’étais infiniment fâchée de la voir ainsi. »

Mme Boursier, — c’est la sage-femme, — protesta contre la présence de tant de gens :

« Le Roi m’entendit, qui me vint frapper sur l’épaule et me dit : « Tais-toi, tais-toi, sage-femme ; ne te fâche point ; cet enfant est à tout le monde, il faut que chacun s’en réjouisse. »

L’enfant vient au jour ; c’est un Dauphin.

« Par tout le bourg (Fontainebleau), écrit Mme Boursier, toute la nuit, ce ne furent que feux de joie, tambours et trompettes ; tonneaux de vin défoncés pour boire à la santé, du Roi, de la Reine et de M. le Dauphin ; ce ne furent que personnes qui prirent la poste pour aller en divers pays en porter la nouvelle et par toutes les provinces et bonnes villes de France. »

Le vieux lieutenant général de Fontenay-le-Comte, âgé de quatre-vingts ans, s’approche du berceau. « Il donne mille complimens et des vœux au ciel, puis, s’en retournant au coin de la chambre, s’écrie :

« — Que Dieu m’appelle quand il lui plaira, j’ai vu le salut du monde ! »

Le jeune prince est baptisé en public, sous les yeux de tous, à Fontainebleau, le 14 septembre 1606. Comme nulle chapelle, nulle église ne serait assez vaste, on fait la cérémonie dans la grande cour du château. Douze mille personnes. Toutes les fenêtres sont garnies de spectateurs. Au milieu de la cour a été dressée une estrade, où est amené le Dauphin alors âgé de cinq ans, en son manteau de toile d’argent fourré d’hermine. Puis, dans la cour du Cheval-Blanc, ont lieu les réjouissances, courses à cheval, courses de bagues, courses de quintaine, feux d’artifice, ripaille en plein air, fontaines de vin.

A la naissance du Duc de Bourgogne, fils du Grand Dauphin, le 6 août 1682, les gens crient, sautent, rient et pleurent de joie. Une foule immense ; Louis XIV paraît et chacun de se jeter au-devant de lui :

« Chacun, écrit l’abbé de Choisy, se donna la liberté d’embrasser le Roi. La foule le porta depuis la Surintendance, où Mme la Dauphine accoucha, jusqu’à son appartement. Il se laissait embrasser à qui voulait et donnait sa main à baiser à tout le monde. Spinola, dans la chaleur de son zèle, la mordit si fort que le Roi se mit à crier :

« — Sire, je demande pardon à Votre Majesté, mais si je ne l’avois pas mordue, Elle n’auroit pas pris garde à moi ! »

« Le bas peuple paraissoit hors de sens ; on faisoit des feux de joie de tout ; les porteurs et les Suisses brûlèrent les bâtons des chaises et jusqu’aux parquets et aux lambris destinés à la Grande Galerie. Bontemps, en colère, accourut le dire au Roi qui se mit à rire et dit :

« Qu’on les laisse faire, nous aurons d’autres parque Is. »

Arrêtons-nous encore à l’accouchement de la dernière reine de France, de Marie-Antoinette. Le garde des Sceaux, les ministres, les secrétaires d’Etat attendaient dans le grand cabinet avec la « maison du Roi, » la « maison de la Reine » et les « grandes entrées. » Le reste de la Cour emplissait le salon de jeu et la galerie. Tout à coup une voix domine : « La Reine va accoucher ! »

La Cour se précipite pêle-mêle avec la foule. L’usage veut que tous entrent en ce moment, que nul ne soit refusé. Le spectacle est public. On envahit la salle en une telle bousculade que les paravens, qui entourent le lit de la Reine, en sont renversés. La Chambre se transforme en place publique. Des Savoyards montent sur les meubles. Une masse compacte emplit la pièce : la Reine étouffe.

— De l’air ! crie l’accoucheur.

Le Roi se jette sur les fenêtres calfeutrées et les ouvre avec la force d’un furieux. Les huissiers, les valets de chambre sont obligés de repousser les badauds qui se bousculent. L’eau chaude, que les praticiens ont demandée, n’arrive pas et le chirurgien doit piquer à sec le pied de la Reine. Le sang jaillit. Deux Savoyards, debout sur une commode, se sont pris de querelle et se disent des injures. C’est un vacarme. Enfin la Reine ouvre les yeux : elle est sauvée.

Taine a décrit, d’après les lettres et mémoires des contemporains, la joie du pays quand naquit le fils aîné de Marie-Antoinette. « Ce fut, dit le grand historien, une fête de famille. » Les Parisiens accouraient à Versailles en costumes de fête. Dans les théâtres, les acteurs ne pouvaient plus réciter leurs rôles, interrompus qu’ils étaient à chaque phrase par les cris de « Vive le Roi ! vive la Reine ! vive monseigneur le Dauphin ! »

Et, pour bien comprendre le caractère de ces faits, il faut encore les comparer aux pompes impériales qui fêteront la naissance du Roi de Rome quelque cinquante ans plus tard :

« Rien des cérémonies de jadis, écrit M. Frédéric Masson, rien de cette populaire action de grâces que venait rendre à Notre-Dame, agenouillée aux dalles, comme la plus humble bourgeoise de la Cité, la Reine d’autrefois, et qu’elle portait ensuite à Sainte-Geneviève devant les reliques de la patronne de Paris ; rien de cette promenade glorieuse à travers les rues étroites de la montagne, sentiers fangeux qui, pour un jour, se faisaient royaux ; rien du festin paternel à la maison de Ville ; — tout se passe entre gens titrés, à l’intérieur du Palais, et, pour le peuple qui ne demande qu’à acclamer le fils de son Empereur, c’est assez qu’on lui ait, par des coups de canon, donné part de son heureuse naissance[4]. »

Le Roi, ou son fils, tombe-t-il malade, les portes de la chambre s’ouvrent : ils doivent être malades en public. Des délégations populaires non seulement viennent prendre de leurs nouvelles, mais sont admises à leur chevet. Le 14 avril 1711, le Grand Dauphin s’est alité à Meudon. Son état fait naître des inquiétudes. « Les harengères de Paris, écrit Saint-Simon, arrivèrent en plusieurs carrosses de louage. Monseigneur les voulut voir : elles se jetèrent au pied de son lit, qu’elles baisèrent plusieurs fois et, ravies d’apprendre de si bonnes nouvelles (qu’il allait mieux), elles s’écrièrent dans leur joie qu’elles allaient réjouir tout Paris et faire chanter le Te Deum. Monseigneur leur dit qu’il n’était pas encore temps, et, après les avoir remerciées, il ordonna qu’on leur fît voir sa maison, qu’on les traitât à dîner et qu’on les renvoyât avec de l’argent. »

Le Dauphin, fils de Louis XV, atteint du mal dont il mourra, doit accueillir la foule des courtisans. Auprès de son lit se pressent gentilshommes de la Chambre, officiers et menins. Le matin, après la messe, on fait chaque jour entrer « tout le monde. »

Comme le Roi est venu au monde, ainsi il doit mourir : sous les yeux des siens, c’est-à-dire de tous les Français. Louis XIII est à Saint-Germain, dans le château neuf, aujourd’hui presque entièrement détruit. Anne d’Autriche était demeurée au vieux château, celui qui se dresse encore de nos jours sur la jolie terrasse dominant la Seine. Dans les momens où le Roi allait bien, il pouvait jouir de quelque repos, demeurer un peu tranquille, dans une retraite relative ; mais, dès l’instant où son état empirait, l’étiquette reprenait ses droits. Cette étiquette, nous la connaissons. Le flot des courtisans qui demeurent avec la Reine dans le vieux château, augmenté d’un flot de Parisiens accourus de la ville, envahissent la chambre où le Roi agonise et se pressent en une masse compacte et remuante. « C’était un piétinement, un entassement, un bruit, une chaleur, affreusement pénibles pour le Roi, qui demandait en grâce qu’on s’écartât de son lit, pour lui laisser un peu d’air. »

« A la mort de Louis XV, écrit Norvins en son Mémorial, l’artisan, le portefaix, ceux à qui il ne fait réellement rien qu’un Roi soit mort, s’étudiaient à attrister leurs vêtemens. Il semblait que chacun eût perdu son père. »

Avec son profond sentiment social, Napoléon comprendra bien la raison de ces coutumes héréditairement transmises dans la maison de France. Il avait songé à rétablir le grand couvert, c’est-à-dire le repas public de la famille régnante ; puis il y avait renoncé : il y eût été gêné. Ni Louis XIII, ni Louis XIV, ni Louis XV ne l’avaient été. Et l’Empereur ajoute ces paroles qui marquent bien le caractère de ces anciens usages :

« Peut-être aurait-on dû borner cette cérémonie au Prince impérial et seulement au temps de sa jeunesse, car c’était l’enfant de la Nation ; il devait dès lors appartenir à tous les sentimens, à tous les yeux[5]. »


Car la notion des fonctions royales, qui continuèrent de porter les traits essentiels de leurs origines, demeura très vive, chez le souverain comme chez les sujets, jusqu’aux derniers temps de la monarchie.

Au XVIe siècle Bodin écrivait : « Le monarque est un vrai père de famille. » Aux Etats de 1614, Savaron, orateur du Tiers, parlait ainsi dans son discours au Roi : « Ceux qui réclament votre justice, ce sont vos enfans desquels vous êtes le père. » Péréfixe, précepteur de Louis XIV, dit dans son Institittio principis : « Voici comment vous devez parler : « Tous mes sujets sont autant d’enfans que Dieu m’a donnés à garder... Le Roi aura pour ses sujets l’amour d’un père. » C’est la pensée de La Bruyère : « Nommer un roi père du peuple, ce n’est pas faire son éloge, mais sa définition ; » et celle de Bossuet : « L’autorité royale est paternelle, » dit-il dans sa Politique tirée de l’Écriture, et plus loin : « La monarchie a son fondement et son modèle dans l’empire paternel. »

Les souverains ne pensent pas différemment. Voyez l’ordonnance de 1639 : « La naturelle révérence des enfans envers leurs parens est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leurs souverains ; » et le Dauphin, fils aîné de Louis XV, disait à son lit de mort : « Le monarque doit être regardé comme le chef d’une nombreuse famille. »

Rétif de la Bretonne, né parmi les paysans, paysan lui-même, puis ouvrier jusqu’à l’âge de trente ans ; Rétif qui sut exprimer avec une incomparable sincérité les sentimens populaires de son temps, écrit aussi : « Notre constitution nous fait jouir du gouvernement du père de famille. » En 1788 encore, le fameux docteur Guillotin : « Le Roi assemble la nation, comme un bon père, il s’entoure de sa famille. Il va chercher le bonheur où il peut seulement le trouver : dans le bonheur d’enfans chéris qui adorent leur père. »

Enfin, après la chute de la monarchie, l’écrivain du XIXe siècle qui en a le mieux démêlé les traits essentiels, Bonald, dit très nettement : « Les fonctions du Roi sont les fonctions du père ; le pouvoir est une paternité. »

Les auteurs qui, au XVIIIe siècle, ne comprenaient plus la société dont ils étaient issus et s’engageaient avec des idées personnelles dans des voies opposées à celles de la tradition, n’en ont pas moins affirmé eux-mêmes, et jusque dans leurs critiques, l’importance de la conception que nous indiquons :

« Convenir avec un souverain, écrit Diderot, qu’il est le maître absolu pour le bien, c’est convenir qu’il est le maître absolu pour le mal : il me semble qu’on a confondu les idées de père avec celles de souverain. »

Idées qui ne répondaient pas seulement à des théories historiques, sociales et littéraires ; qui dépassaient même en puissance et en activité le sentiment du peuple tel qu’il vient de se découvrir à nos yeux : après de minutieuses recherches, M. André Lemaire arrive à cette conclusion : « Le droit public lui-même considérait l’Etat comme une grande famille dont le Roi était le père. »


VIII. — LE BON PLAISIR

Le pouvoir du Roi, comme celui du père au sein de sa famille, était un pouvoir absolu : du moins il n’était borné par aucune législation ; en conclurons-nous au despotisme ?

Et tout d’abord, le pouvoir absolu du Roi était limité par ce qu’on appelle les libertés et franchises locales, par l’indépendance des provinces, des villes, des seigneuries, des communautés, des corps constitués. De cette indépendance nous ne nous faisons plus aucune idée ; elle nous épouvanterait, la prendrions-nous à la veille de la Révolution, c’est-à-dire à une époque où, sur de nombreux points, elle avait déjà subi maintes restrictions. Enfin le pouvoir absolu du Roi était de toutes parts endigué par le caractère même et par la personnalité de ceux de ses sujets qui se trouvaient en rapport avec lui.

C’est l’un des points les moins connus, les moins compris du gouvernement royal dans l’ancienne France et sur lequel nous voudrions encore nous arrêter un instant.

« Si j’étais lieutenant de police, disait Louis XV, je défendrais les cabriolets. »

Parole célèbre, où l’on cherche communément un témoignage de l’insouciance et de la légèreté de celui qui l’a prononcée, au lieu d’y voir un détail caractéristique du gouvernement d’autrefois. Rapprochons-la du trait suivant :

A peine Charles Craon eut-il été nommé gouverneur d’Aigues-Mortes, qu’il ordonna de mettre en liberté tous les prisonniers de la grosse tour, et, comme on lui faisait craindre les conséquences de cette initiative :

« Le Roi, dit-il, est le maître de m’enlever le commandement qu’il m’a confié, mais non de m’empêcher d’en remplir les devoirs selon ma conscience et mon honneur. »

Louis XV pouvait, s’il le désirait, retirer au lieutenant de police les fonctions dont il l’avait chargé, mais tant que Sartine était en place, il ne pouvait pas lui imposer sa manière de voir.

Il en allait ainsi dans la France entière et dans toutes les parties du gouvernement.

Ce gouvernement était « personnel ; » nous voulons dire qu’il s’exerçait par les individus ; aujourd’hui il s’exerce par les règlemens. Un ministre ne connaît plus aujourd’hui de ses subordonnés que les fonctions dont ils ont à s’acquitter ; dans l’ancien temps les règlemens n’existaient pas. On vivait en commun par la puissance des traditions et des coutumes. Il y avait un certain nombre de gens en place qui, dans ces places, agissaient conformément à leurs croyances, à leur caractère, à leurs capacités. De nos jours, les particuliers employés par le gouvernement sont « quelque chose, » et de plus ou moins éminent selon la situation qu’ils occupent ; dans l’ancienne France, ils étaient « quelqu’un. »

Ici se présente une observation qui aide à comprendre Louis XIV. Il voulait gouverner par lui-même ; de là, pour lui, la nécessité, étant donné les contingences que nous indiquons, de connaître par lui-même, sinon tous ses sujets, du moins ceux d’entre eux qui étaient dépositaires de l’autorité ; de là, le désir qu’il exprimait de voir régulièrement à la Cour prélats, seigneurs, intendans, capitaines... « Louis XIV, dit Saint-Simon, obligeait les prélats qui s’étaient le plus attachés à leurs diocèses, à venir passer chaque année trois ou quatre jours auprès de lui. » Il voulait connaître tout ce qui marquait, voire les gens les plus retirés. Ce n’était pas par vanité ; ce n’était pas, ce qu’on croirait plutôt, pour rehausser de leur présence l’éclat de sa Cour, mais par une nécessité de son gouvernement. « C’est un homme que je ne vois jamais, disait-il, je ne le connais pas. » Et il s’efforçait du matin au soir, depuis son lever jusqu’à son coucher, de voir et de connaître tous ceux qui étaient venus auprès de lui. « Il regardait à droite, à gauche, dit Saint-Simon, à son lever, à son coucher, à ses repas, en passant dans les appartemens, dans les jardins de Versailles ; aucun ne lui échappait, jusqu’à ceux qui n’espéraient pas même être vus. » L’Etat ne s’administrait pas par des fonctionnaires : il s’administrait par la personnalité des gens en place et des autorités locales ; personnalités que le Roi devait connaître s’il voulait faire son métier.

De ces faits, suivons les conséquences :

Chacun dans sa place avait une liberté d’action dont nous avons perdu jusqu’au sentiment. Selon l’expression de Guy Coquille, sur tous les points du pays, le Roi avait « des compagnons en sa majesté. » « Louis XV en sa propre Cour, écrit le chevalier Déon au comte de Broglie, avait moins de pouvoir qu’un avocat du Roi au Châtelet. » Maurepas, premier ministre répond à Lauzun : « Je n’ai pu parvenir à faire ce que vous désiriez, vous n’aviez pour vous que le Roi et moi. »

Le « bon plaisir » du Roi était de toutes parts refoulé par d’autres « bons plaisirs » et dont chacun s’exerçait librement entre les limites qui lui étaient assignées.

Combien de fois ne voyons-nous pas la volonté souveraine arrêtée, et directement, franchement, par celle de ses ministres responsables et qui contresignaient jusqu’à ses lettres de cachet, expression de sa volonté personnelle. Du Haillan énumère les parties du gouvernement où le Roi est maître, puis il ajoute : (c Mais bien qu’il ait puissance absolue de toutes les choses susdites, si est-ce qu’il en fait bien peu sans l’avis de son conseil ; et bien souvent ce qu’il a dit, ordonné et accordé, est révoqué, cassé et rescindé par l’autorité d’icelui. »

Au reste Saint-Simon, en un passage souvent cité, n’a-t-il pas fait remarquer que jamais prince ne gouverna moins que ce monarque qui passe pour avoir été, parmi tous, le prince le plus absolu ? Ainsi s’expliquent tant de trails conservés dans les annales de notre ancienne monarchie. Qui ne connaît l’histoire du Secret du Roi, si bien contée par le duc de Broglie ? En cachette Louis XV dirige une diplomatie opposée à celle de son ministre. Le comte de Broglie en est chargé. L’intrigue coûte 10 000 livres par mois ; car le Roi est impuissant à imposer ses idées à son ministre, d’autant que celui-ci a l’appui du Conseil. Mais pourquoi, dira-t-on, ne changeait-il pas de secrétaire d’Etat ? C’est qu’on ne changeait pas de ministre aussi facilement au XVIIIe siècle qu’en notre temps, et précisément à cause de la personnalité de ceux qui étaient en place, et à cause du respect des traditions dont toute la vie publique était faite. Or il arriva que le secret du Roi fut dévoilé. On imagine la colère du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Malheur aux agens du souverain. Le comte de Broglie est disgracié, Dumouriez et Favier sont mis à la Bastille.

Louis XVI entretiendra de même une correspondance secrète avec Vergennes, à l’insu de son Conseil, correspondance cachée par lui dans ses petits appartemens, au-dessus de la pièce des enclumes, où le Roi se livrait à ses travaux de serrurerie.

L’indépendance des gouverneurs provinciaux était encore accrue par la distance et la lenteur des communications. « On voit, en pleine paix, observe M. le vicomte d’Avenel, le souverain chercher à faire révolter ses sujets contre leur gouverneur, afin de chasser celui-ci d’une place ; on le voit traiter avec des bourgeois influens pour surprendre une citadelle que le Roi avait confiée à sa garde. »

Même spectacle si nous passons du grand au petit.

Prenons un exemple entre cent : l’administration du For-l’Evêque. Elle était placée sous l’autorité d’un concierge, — nous dirions d’un directeur, — assisté d’un greffier, — nous dirions d’un secrétaire général. L’un et l’autre une fois nommés conservaient, comme il vient d’être dit, leur liberté d’action. Cependant il fallait garantir les prisonniers contre les abus possibles. Voici ce qu’on avait organisé : l’intérêt du concierge était que les prisonniers restassent très longtemps sous les verrous, à cause du profit que lui procurait la location des chambres occupées par eux ; l’intérêt du greffier, au contraire, était que les prisonniers sortissent le plus tôt possible, car, à la sortie, il touchait les droits d’écrou et de recommandation. « En sorte que, écrit le concierge Dinant du Verger, si un concierge avide avoit le désir de retarder la liberté d’un prisonnier, il est naturel de penser que le greffier y mettroit obstacle. »

Cette manière de régler l’administration d’une maison de détention paraîtrait à j notre génie administratif une vraie extravagance : elle était toute conforme à l’esprit de l’ancien temps.

Et ne voit-on pas le pouvoir royal lui-même encourager les dépositaires de son autorité, dans leur résistance, quand, depuis le XIVe siècle jusqu’au XVIIIe siècle, il enjoint à ses baillis, sénéchaux, gens de justice, conseillers au Parlement, de ne mettre ses ordres à exécution que s’ils n’y trouvent rien qui soit contraire au droit ou aux devoirs de leurs charges, au bien ou à l’équité. Admirable conception du gouvernement d’un pays libre et sur laquelle les modernes ne sauraient assez réfléchir. « Il y a, disent les remontrances du 9 avril 1753, — nous sommes au XVIIIe siècle, et c’est le Parlement qui s’adresse directement au Roi, — il y a une économie aussi ancienne que la monarchie, qui assure l’observation de l’ordre ; c’est la gradation des pouvoirs intermédiaires qui, dépendant du souverain dont ils émanent, forment l’enchaînement de toutes les parties de l’Etat ;... dépôt sacré, où l’autorité souveraine et la confiance des sujets s’unissent intimement, degrés nécessaires pour établir la communication entre le trône et les peuples... » Ce que répète Montesquieu, pour lequel ces « pouvoirs intermédiaires » constituent la nature même du gouvernement monarchique.

Ce respect de l’indépendance laissée aux « officiers, » nous dirions aux « fonctionnaires, » tenait à des causes diverses ; à l’hérédité et à la vénalité qui faisaient que chacun était propriétaire de son office. Il tenait aussi à ce qu’un récent historien, M. Mariéjol, appelle très bien « la force d’opinion, » qui résidait dans les personnes en fonction. Sans oublier cette hiérarchie des personnes en groupemens de clientèle, ces liens d’homme à homme, tradition du Moyen âge, qui faisaient de tout personnage en place une puissance avec laquelle les plus puissans devaient compter. Au point que, sous la Régence, le Duc d’Orléans se voit obligé, quoi qu’il en ait, de faire entrer au Conseil des personnages qui sont notoirement ses ennemis ; leur position sociale les y inclinait si fortement, qu’il lui était impossible de les en écarter. « La formation du Conseil de Régence, écrit Saint-Simon, fut très difficile. Il devait être composé d’assez peu de membres pour le prendre plus auguste, et il y avait plusieurs personnes ennemies de M. le Duc d’Orléans que leur état ne permettait pas d’en exclure. »

Contingences qui expliquent aussi l’obligation où était le Roi d’envoyer immédiatement en exil, loin de la Cour et loin de Paris, ceux de ses ministres auxquels il retirait leur portefeuille. Leur situation personnelle aurait créé les plus grands ennuis, s’ils fussent restés dans les en tours du gouvernement. On fit exception, sous Louis XVI, en faveur du duc d’Aiguillon. Le duc demeure à Paris « embusqué dans son hôtel, » pour reprendre l’expression de M. le marquis de Ségur. Et entouré d’une cour de fidèles, d’alliés, d’obligés, Aiguillon devient pour la Cour la cause de mille difficultés et embarras.

Et nous n’avons pas parlé de l’organisation même de la famille, de sa constitution si robuste, si indépendante, sous la direction de son chef, où les pouvoirs publics trouvaient des barrières infranchissables et qui ne cessèrent de les faire reculer.


« L’autorité du Roi, disait Rétif de la Bretonne, existe séparément : elle laisse les autres autorités tout entières. » Et le marquis de Mirabeau en s’adressant au Roi : « Votre puissance n’est autre chose que la réunion d’une multitude de volontés fortes et actives à la vôtre. » Si bien que, dans l’ancienne France, le « bon plaisir » était l’essence même du gouvernement ; par quoi il faut entendre, non pas un régime arbitraire, une tyrannie à la mode du Bas-Empire romain, ou des monarchies orientales, — et sur ce point Robespierre lui-même devait rendre justice à nos rois ; — mais une vie publique où chacun conservait sa liberté d’initiative, sa franche allure et son indépendance personnelle. Au sommet de la hiérarchie apparaissait le monarque et, du haut en bas, chacun dans la sphère où il était appelé à se mouvoir, agissait « à son instar, » si l’on veut bien nous permettre de parler ainsi. En ce temps, l’art du gouvernement consistait à éviter les heurts, les contestations entre les « autorités, » entre les mille et mille volontés librement agissantes dont le groupement formait la nation, en quoi le rôle du souverain demeura jusqu’à la fin de l’ancien régime ce qu’il avait été dans les premiers siècles où avaient régné les Capétiens : « Accorder ses sujets les uns avec les autres et tous ensemble avec soi. » La force des traditions et des coutumes, la communauté des croyances et des aspirations, facilitaient l’accomplissement de cette grande tâche. La monarchie de France, conclut en quelques lignes, d’une merveilleuse ampleur et clairvoyance, l’évêque Claude de Seyssel, la monarchie de France se conserve « par l’entretenement des sujets de tous états en bon accord et au contentement d’un chacun : cause principale de la conservation et augmentation d’icelle monarchie. Moult est requis de l’entretenir et garder qu’elle ne vienne à discord, car facilement s’ensuivroit la ruine de la monarchie. Et pour ne venir à cet inconvénient ne faut autre chose, fors entretenir lesdits états chacun en ses libertés, privilèges et coutumes. »

Et tel a été durant huit siècles, — spectacle unique dans l’histoire du monde, — tout le gouvernement de notre ancienne monarchie.


L’ensemble du régime apparaîtra une fois de plus dans sa vraie lumière, si nous le comparons avec le gouvernement impérial, tel qu’il devait sortir de l’œuvre centralisatrice et administrative de la Révolution :

« C’est par millions, écrit M. Frédéric Masson, que l’on compterait les signatures (données par l’Empereur), car la Correspondance publiée avec ses 22 000 numéros ne contient pas la cent millième partie de ses lettres, de ses ordres, de ses décisions, nul décret, nul brevet, nulles lettres patentes, nul contrat de mariage, nul des actes de nomination et de destitution, nulle des lettres closes ou des lettres de grâce, nul de ces morceaux de papier ou de parchemin qui, chaque jour, dans cet Empire qui était l’Europe, allait récompenser ou punir à tous les degrés des hiérarchies diverses, judiciaire, administrative, financière, militaire. Ce corps immense n’avait qu’un cœur où tout le sang refluait par toutes les veines pour être chassé ensuite dans toutes les artères : le cœur, c’était Napoléon et le sang c’était sa pensée sans cesse en éveil, que nul n’interrogeait en vain et qui constamment se manifestait par ce signe visible, cette N fulgurante ou la plume écrasée jette des jambages comme une auréole, où, sous la lettre initiale, la vigueur du trait accuse et marque la volonté du maître[6]. »


IX. — CONCLUSION

La France, qui vivait de ses traditions, qui se gouvernait d’une manière indépendante sous la direction de ses « autorités locales » et ne connaissait d’autres lois que ses coutumes séculaires, vit, dès le XVIIe siècle, à Paris et dans la plupart des provinces, ces anciennes traditions s’altérer. On cherche des « lois, » selon le mot du cardinal de Retz, on les cherche « à tâtons. » Après la mort de Louis XIV, cette transformation, qui recevait son impulsion du fond de la nation, prit des proportions de plus en plus grandes. L’une des principales causes en était l’altération des mœurs et des sentimens qui avaient formé la vieille famille française, base de l’édifice dont la monarchie était la clé de voûte. Cette base est donc ébranlée et, par contre-coup, les « ordres » qui constituent la nation se lézardent jusqu’à leur sommet, où la royauté même en est atteinte.

Il serait trop long de montrer ici ce mouvement de désorganisation par le détail.

Que si les tentatives de faire pénétrer dans le pays l’autorité centrale où s’employèrent les ministres de Louis XVI, afin de remplacer par elle les traditions altérées, avaient eu le temps de prendre de la force et de se développer, les troubles de la Révolution ne se seraient pas produits. Quand éclatèrent les violences du 14 juillet 1789, la principale force de la monarchie était toujours encore une force morale. Du jour au lendemain, on s’aperçut combien celle-ci était atteinte et la monarchie n’exista plus.

Quand les érudits auront débarrassé les études sur la Révolution des déclamations et des considérations politiques dont elles continuent d’être encombrées, il apparaîtra qu’on s’est servi de cette expression, — la Révolution, — pour désigner dans l’histoire de France le passage du régime patronal au régime administratif : alors les lois se substituèrent aux croyances et les règlemens administratifs remplacèrent les traditions, transformation que tous les peuples ont subie ou subiront au moment correspondant de leur histoire. L’énergie et le despotisme révolutionnaire, dont l’œuvre a été complétée par le génie de Napoléon, ont ainsi fait chez nous ce que le génie de Jules César et l’habileté d’Auguste avaient fait à Rome. Il est vrai que les Français ont vu, en 1792, la forme républicaine succéder à la forme monarchique, tandis que les Romains avaient vu la forme monarchique succéder à la forme républicaine ; mais la transformation sociale a été la même de part et d’autre, rendue inévitable de part et d’autre par la ruine des traditions ; et les conséquences en ont été de part et d’autre identiques : parmi les débris du régime patronal, ont jeté leurs racines et se sont développées, chez les Romains comme chez les Français, jusqu’à pénétrer dans les moindres recoins de leur vie publique et privée, la contrainte législative et la bureaucratie.


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 1er octobre.
  2. Frédéric Masson, Marie-Louise, p. 124-2o.
  3. Frédéric Masson, Napoléon chez lui, p. 264.
  4. Frédéric Masson, Marie-Louise, p. 289-90.
  5. Frédéric Masson. Napoléon chez lui, p. 261-62.
  6. Frédéric Masson, Napoléon chez lui, p. 172.