Librairie Nouvelle ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. vol. 40) (p. 9-12).

L’Éternel Féminin




LA BEAUTÉ




B
B
EAUTÉ ! présent divin dont mille chants joyeux

Sur la terre éblouie ont salué l’aurore !
Beauté ! présent fatal que des cris furieux
Ont maudit tant de fois et maudiront encore !

Beauté ! clarté céleste, astre aux rayons vainqueurs
Qui depuis six mille ans illumines le monde !
Beauté ! feu de l’enfer qui tortures les cœurs
Sous ta brûlure atroce, immortelle et profonde !

Beauté ! dictâme pur qui des bleus paradis
À nos ardents désirs ouvres la porte auguste !
Beauté ! poison subtil et lent, tel que jadis
N’en prépara jamais la sauvage Locuste !

Beauté ! déesse bonne aux doux yeux carressants
Qui pour nous consoler nous prends sur ta poitrine !
Beauté ! furie avide aux deux bras menaçants
Qui nous déchires tous de ta dent vipérine !

Toi qui portes la vie et qui donnes la mort,
Chimère énigmatique, ô monstre bicéphale
Qui poursuis en riant, sans émoi, sans remord,
Dans le sang des humains ta marche triomphale !

Parle ! qui donc es-tu ? pour que nous te gardions
Malgré tes cruautés un amour indicible,
Ô, Beauté ! qui reçois nos adorations
Comme un sphinx de granit fièrement impassible !




EUTERPE




M
M
USE du gai sourire et des douces chansons

Qui berças dans tes bras le monde à son aurore,
Ton haleine, en passant dans un roseau sonore,
Nous apprit l’art divin de moduler des sons.

Ton âme s’épandit en ravissants frissons
Sur tout ce qui palpite, ou vibre, ou chante encore :
Les nids, les frais ruisseaux, la fleur qui vient d’éclore,
Les forêts et les vents apprirent tes leçons.

Puis, dans un vaste chœur groupant chaque murmure
Tu fis la grande voix de l’immense nature
Pour doubler notre joie ou calmer nos douleurs…

Mais l’œuvre où sans compter tu versas l’harmonie,
Euterpe, n’est-ce point l’ardente symphonie
Que l’Amour éternel fait vibrer dans les cœurs ?




TERPSICHORE




L
L
A tunique entr’ouverte et le sein provocant,

Vers les gazons en fleurs Terpsichore s’élance,
Et les pampres vermeils, tout le temps qu’elle danse,
Bondissent sur sa joue et vont s’entre-choquant.

Autour d’elle, ses sœurs du thyrse étincelant
Suivent d’un pied léger la lascive cadence ;
Tandis que des roseaux, les Faunes, en silence,
Dardent sur leurs beautés un regard insolent…

Muse des voluptés et des ivresses folles,
Emporte-moi parmi tes compagnes frivoles,
Berce-moi dans tes bras, endors-moi sur ton cœur ;

Et quand sur les buissons chanteront les cigales,
Au son des tambourins et des doubles crotales,
À chacun de mes maux verse l’oubli vainqueur !




ERATO




T
T
OI qui m’as enseigné le doux parler d’amour,

Ô ma blonde Erato, ma première amoureuse,
Dans le sincère élan de ma jeunesse heureuse,
Lorsque je te donnai mon âme sans retour,

Tu savais cependant qu’arriverait un jour
Où d’autres m’offriraient leur passion fiévreuse,
Et, répandant en moi quelqu’ivresse trompeuse,
Implacables, viendraient me frapper tour à tour.

Mais tu m’aimes encor malgré ma forfaiture,
Et quand je te reviens après chaque blessure,
Tu me rouvres tes bras comme une bonne sœur ;

Car tu sens bien qu’au fond, dans mon amour pour celles
Qui méritaient si mal l’offrande de mon cœur,
C’est toi, c’est toujours toi que j’adorais en elles…




CALLIOPE




P
P
LANANT dans l’infini sur tes ailes de flamme,

Les cheveux dénoués, un cercle d’or au front,
Muse, tu fais vibrer dans l’immortel clairon
L’hymne de l’idéal que le monde réclame.

Mais ce rêve entrevu que ta bouche proclame.
D’aucun mortel contact ne subira l’affront,
Nos terrestres désirs jamais ne l’atteindront,
Et c’est d’un leurre, hélas ! qu’il torture notre âme.

Toi seule, Calliope, avec tes puissants yeux,
Comme l’oiseau de Zeus soutenant dans les cieux
Le regard de Phoïbos, tu le vois face à face…

Prends-moi donc avec toi dans l’éther azuré,
Et, nouveau Prométhée à la superbe audace,
J’irai des dieux jaloux ravir le feu sacré !




LES ÉTOILES




T
T
ANDIS qu’en se jouant les rêves d’or, en chœur,

Vers l’azur infini m’emportaient sur leurs ailes,
Je songeais tristement aux choses éternelles
Qui troublent le poète et le poignent au cœur…

La nuit était sereine, et par le ciel sans voiles,
Laissant voir grande ouverte une blessure au flanc,
Autour de Séléné, la déesse au front blanc,
Se pressait un cortège innombrable d’étoiles ;

Sur un rhythme voilé, pénétrant et très doux,
Elles disaient des chants amoureux et mystiques
Comme l’hymne d’hymen que les vierges antiques
Chantaient en amenant l’épousée à l’époux.

Mes rêves à côté de leur ronde de flammes
Suspendirent leur vol, et tremblant, je leur dis :
« Étoiles qui veillez au seuil des paradis,
« Flambeaux étincelants qui me semblez des âmes,

 « Étoiles, d’où vient donc qu’au sein de l’éther bleu
« Vous dansez en chantant malgré les meurtrissures
« Dont vous portez la trace, et que de vos blessures
« Au lieu de sang vermeil sort un rayon de feu ? »

— Alors, me répondant, une dit : « Ô poète,
« Chacune d’entre nous est l’âme d’un mortel
« Que l’Amour a blessée, et dont le sort est tel,
« Qu’au sein de l’empyrée une éternelle fête

« La récompense enfin de tous les maux soufferts.
« Ici, du firmament redevenant lumière,
« Elle peut posséder sous sa forme première
« Les bonheurs dans l’exil si vainement offerts ;

« Car si grand est l’oubli, l’ivresse si profonde,
« Qu’après avoir goûté nos pures voluptés,
« On trouverait douleurs les plaisirs inventés
« Par les pâles humains dans leur funèbre monde… » —

Elle dit. — Et depuis, chaque fois que l’amour
Agrandit la blessure ouverte dans mon âme,
Je soupire après l’heure où, bien loin de la femme,
Je pourrai devenir une étoile à mon tour !




LES INNOMMÉES




D
D
ES poètes craintifs mystiques bien-aimées

Dont les noms à jamais nous seront inconnus
Et que vos amants seuls ont pu voir les seins nus,
Salut et gloire à vous, toutes les Innommées !

Sur les ailes en feu des brises parfumées
Les bruits de vos baisers jusqu’à nous sont venus ;
Malgré les voiles d’ombre à vos fronts retenus,
Nous savons les amours en vos cœurs enfermées…

Et quand je vois au fond des lointains paradis
Vos ombres resplendir, je m’incline et vous dis :
Salut et gloire à vous ! car vous êtes le thème

Tantôt mystérieux et tantôt solennel
Que perpétue en nous le cantique suprême
De l’amour toujours jeune et toujours éternel !

Joseph Gayda.