Cavaliers et Têtes-Rondes

CAVALIERS


ET


TÊTES-RONDES.




I. — Memoirs of prince Rupert and the Cavaliers, by Eliot Warburton ; 3 vol. London, 1849.

II. — The Fairfax Correspondence, edited by George Johnson, in two vol. London, 1848.

III — Memorial, of the Civil War, edited by Robert Bell, in two vol. London, 1849. Richard – Bentley.




I

Les affaires humaines se gouvernent par la pensée et par la force. Des esprits saugrenus s’avisèrent, de nos jours, que la pensée allait détrôner à jamais son immortelle rivale ; des pense-creux avaient dénoncé la force comme l’aveugle instrument de la barbarie, et avaient promis à la civilisation qu’elle serait désormais affranchie de ce joug brutal. Les débauches de la pensée n’ont pas tardé à confondre cette hâblerie révolutionnaire et, à rendre nécessaire l’action moralisante de la force. Nous savons maintenant, pour l’avoir senti dans nos ames et pour l’avoir vu de nos yeux, que, lorsqu’une société est divisée dans ses pensées, la parole et l’écriture sont impuissantes à la réconcilier avec elle-même. Nous avons appris à nos dépens que, loin de ramener la lumière et l’entente dans les contentions humaines, les élucubrations effrénées de la pensée ne produisent à la fin qu’un assourdissement et un obscurcissement universels. L’excès des controverses fait de nous des espèces de derviches hurleurs, chacun pivotant sur son idée fixe et mettant sa gloire à crier plus fort que le voisin. Il y a un moment où cette abrutissante confusion des langues devient intolérable, où l’esprit, agacé autant que les nerfs, demande à en finir et invoque la raison du plus fort et le jugement de Dieu. Alors la lutte s’ennoblit ; on sort de l’énervante atmosphère des polémiques troubles et des paroles vaines, et l’on respire l’air rafraîchissant et sain de l’action ; on ne se soucie plus que de bien faire ; on donne à sa cause le courage du soldat ou la foi du martyr. Alors l’intervention providentielle de la force épure les causes légitimes, châtie les fautes de tous et remet impérieusement dans le droit chemin les peuples domptés et quelquefois régénérés.

Je me figure que lorsque Charles Ier prit enfin le parti de terminer par les armes ses démêlés avec les communes, ce dut être un grand soulagement, en Angleterre, pour beaucoup de braves gens. Les disputes du roi et des communes duraient, depuis un grand nombre d’années. Le parlement se plaignait des usurpations et de la mauvaise foi du roi : le roi avait fait les concessions les plus extrêmes, les agitateurs populaires redoublaient d’exigence, et Charles ne pouvait davantage se fier à leur modération. On avait des deux côtés épuisé tous les argumens ; la justice entre les deux causes paraissait douteuse aux esprits les plus consciencieux. Il n’y avait qu’un recours : la force. Le 22 août 1642, Charles Ier leva son étendard dans la petite ville de Nottingham, et appela autour de ses couleurs ses sujets loyaux et fidèles.

Ce fut pourtant une triste cérémonie, accompagnée de tristes présages. Depuis plusieurs mois, Charles avait quitté Londres, laissant à ses ennemis toutes les ressources et toutes les forces de l’empire. Suivi d’une petite troupe d’amis, il avait promené ses irrésolutions errantes de château en château, de ville en ville. Quelquefois les habitans refusaient de lui ouvrir leurs portes ; d’autres fois ils le suppliaient de quitter leur pays, de peur d’y attirer la colère de ses ennemis et les malheurs de la guerre. À la fin, il résolut d’arborer son étendard à Nottingham. Au jour fixé, des milliers de curieux l’attendaient dans cette ville. C’était un jour d’orage et de tempête. Charles arriva tard. Du haut du vieux château en ruine, on voyait s’avancer le long de la Trent, au milieu des champs où commençait la moisson, les gentilshommes de la cavalcade royale, le bassinet en tête, le haubert sur leurs pourpoints de cuir, et, sur leurs épaules, le manteau à l’espagnole, qui laissait paraître leurs grandes bottes éperonnées et les fourreaux battans de leurs longues rapières. Il y avait dans la figure de Charles Ier une profonde mélancolie. Dès qu’il fut arrivé, ses serviteurs les plus affidés tinrent conseil autour de lui. Roi sans soldats, sans argent, sans pouvoir, allait-il porter aux parlementaires un irrévocable défi ? Avec cette fougue particulière aux caractères faibles lorsqu’ils ont une fois coupé court à leurs doutes par un parti violent, Charles voulut qu’à l’instant même l’étendard fatal fût arboré. On descendit aussitôt dans le parc : le drapeau fut déployé sur une petite éminence. Tandis qu’il souffletait de ses larges plis fouettés par la tempête les chevaliers rangés en cercle, un héraut d’armes lisait la proclamation royale. Le lendemain l’étendard était renversé : un coup de vent l’avait balayé dans la nuit. Charles le fit relever ailleurs. Pour enfoncer la hampe en terre ; les hérauts furent obligés de creuser le sol avec leurs dagues ; quatre chevaliers la tinrent à deux mains, et la proclamation fut lue de nouveau. L’étendard était surmonté du drapeau de guerre rouge, sur lequel une main sanglante montrait une couronne et la devise chrétienne : Rendez à César ce qui est à César ; give Coesar his due.

L’appel fut entendu par cette forte race des cavaliers qui soutint pendant tant d’années une lutte inégale, mais héroïque, et qui, même par sa défaite, a implanté des sentimens invincibles et impérissables au cœur de l’Angleterre. Ces braves gens, pour la plupart, ne voyaient goutte dans les tours et retours de la casuistique parlementaire et religieuse ; mais, lorsque le drapeau royal fut arboré ils se sentirent entraînés par un devoir clair, saisissant, vivant : ils dérouillèrent leurs armures de combat, et allèrent, d’un cœur léger, au-devant de la mort. Les sentimens qui les animaient sont bien exprimés dans cette noble lettre écrite en ce moment par l’un d’eux, sir Bevill Grenvil, à un de ses amis qui lui conseillait la prudence : « Quant à mon voyage, monsieur, il est fixé. Je ne peux me tenir derrière ma porte lorsque l’étendard du roi d’Angleterre flotte en campagne pour un motif si juste, sa cause étant telle qu’elle ne doit faire de ceux qui meurent pour elle guère moins que des martyrs. Pour mon compte, je désire acquérir un nom honnête ou une tombe honorable. Je n’ai jamais aimé ma vie ou mon aise assez pour manquer une pareille occasion, ce que faisant, je serais indigne de ma profession ou de succéder à ces miens ancêtres dont un si grand nombre, en divers siècles, ont sacrifié leurs vies pour leur pays. Monsieur, les barbares et implacables ennemis, malgré les gracieux procédés de sa majesté à leur égard, continuent leurs insolences et leur rébellion au plus haut chef, et sont unis en un corps d’une grande force, en sorte qu’il faut nous attendre, si nous n’allons les prévenir et les vaincre chez eux, à être inquiétés chez nous avant peu… Je n’ai rien à vous demander que vos prières, et si je survis et retourne chez moi, qu’il vous plaise de me continuer au nombre de vos serviteurs. »

Un écrivain de beaucoup d’esprit, M. Eliot Warburton, vient de raviver l’histoire de cette glorieuse prise d’armes par la publication d’un précieux recueil de lettres de cavaliers, écrites, pour la plupart, à leur héroïque chef, le prince Rupert. Avant le livre de M. Warburton, il n’existait pas de biographie du chef des cavaliers. En fouillant avec une patience minutieuse les archives publiques et privées, en commentant ses découvertes à l’aide des livres déjà publiés sur cette dramatique époque, en soudant et illustrant ces documens d’un style plein de couleur et de relief, l’auteur des Mémoires du prince Rupert a composé un ouvrage aussi intéressant pour l’homme du monde que pour l’érudit. Il faut joindre le ce livre la Correspondance des Fairfax, formée de matériaux semblables empruntés aux hommes du parti contraire, aux têtes-rondes, éditée également avec la magnificence anglaise par un de ces libraires comme on n’en voit plus dans notre France démocratique, M. Richard Bentley. C’est quelque chose d’émouvant et de fortifiant que la lecture de ces lettres de soldats couchés depuis si long-temps dans la tombe honorable que souhaitait sir Bevill Grenvil. Elles sont courtes, rapides, haletantes. Elles ont été écrites au bivouac, sur une table d’auberge ou sur un tambour. Un grand nombre portent sur la suscription : « Pressée, pressée, très pressée, » et sont endossées par les divers officiers aux mains desquels elles ont couru. Elles ont traversé le feu des champs de bataille. Plusieurs ont été interceptées ; les taches de sang noirci qui les couvrent encore témoignent de la fidélité avec laquelle elles furent défendues. Il y en a qui ont été trouées par les balles sur la poitrine des porteurs. Singulière fortune pour ces vieux papiers, qui furent dans leur temps des tisons de guerre civile, de sortir de leur poudre cinéraire après deux siècles, et de se renflammer dans une Europe encore fumante des batailles révolutionnaires !

En parcourant ces lettres, on fait comme les combattans qui les écrivirent, et c’est aussi, je vous jure, un des charmes de ces volumes. On se laisse aller à l’émotion actuelle, on suit les événemens qui se précipitent sans songer à débattre la légitimité ou l’injustice des causes hostiles, sans s’inquiéter un instant de la philosophie de l’histoire. Le temps des discussions est loin ; il ne s’agit plus de bien dire, il s’agit de se bien battre. On ne fait un retour rapide sur le passé que pour se pénétrer des sentimens des deux armées et pour mieux comprendre la bataille même.

Vous vous souvenez de ces pages courantes et profondes où le cardinal de Retz raconte, en prélude à la fronde, comment s’éteignirent les vieilles libertés françaises et comment grandit chez nous le despotisme royal. La contre-partie de ce tableau serait la digne préface de l’histoire de la révolution anglaise. Les parlemens anglais avaient long-temps couvé dans l’humiliation et la servilité leurs privilèges populaires. Henri VIII avait quelquefois fait pendre des membres des communes qui osaient contester ses prérogatives. La sanglante Mary se contenta de les envoyer à la Tour. Des étincelles d’indépendance éclatèrent sous Élisabeth. Il lui arriva un jour de dissoudre les communes en leur disant : « Vous avez la présomption de vous mêler des affaires d’état, qui sont matière au-dessus de votre entendement, je vous décharge de cette tâche. » Il y eut dans les communes une voix qui répondit que « sans la liberté de parole, c’était une moquerie d’appeler cette chambre une chambre de parlement ; ce n’est qu’une école de flatterie et dissimulation et si un lieu bon à servir le diable et ses anges, et non à glorifier Dieu et à bénéficier la communauté. » La hardiesse et la force des communes augmentèrent sous le ridicule et méprisable Jacques Ier ; mais celui-ci, qui cédait sur les choses, se rattrapait sur les mots. Il disait nettement aux communes qu’il était roi absolu. Il avait une singulière façon de leur demander de l’argent, de présenter son budget : « J’attends de vous une contribution d’amour, mais quant à discuter avec vous la somme et la forme, c’est un détail trop bas pour ma qualité. » À cela, les communes objectaient avec une hypocrite humilité, dans une adresse qu’on croit avoir été rédigée par Bacon : « La raison que nous avons, nous vos pauvres communes, pour veiller à nos privilèges est manifeste à tous les hommes. Les prérogatives du prince peuvent aisément s’accroître et grandissent chaque jour. Les privilèges du sujet sont éternellement en question. Ils peuvent, par bonne prévoyance et sollicitude, d’être conservés, mais, une fois perdus, on ne les recouvre qu’avec beaucoup de troubles. » Savez-vous comment Jacques répondait à ces remontrances ? Il envoyait chercher le procès-verbal des délibérations des communes, et, de sa propre main, déchirait la page où étaient inscrites les paroles mal sonnantes. La lacune se voit encore sur le vieux registre, dans les archives parlementaires, reliquaire auguste des libertés anglaises.

Voilà le combat que Charles Ier portait dans sa destinée. On a bien eu raison de l’appeler le roi martyr. Il n’y a pas de figures plus touchantes dans l’histoire que celles de ces hommes-victimes sur lesquels se résolvent les crises de la vie des peuples, et dont le crime est de porter la responsabilité d’un passé qu’ils n’ont point fait, d’un avenir qu’ils n’ont pu prévoir. Il y a deux choses dans Charles Ier : le roi, l’homme. Roi, son rôle était tracé ; il ne pouvait sans avilissement laisser s’amoindrir en lui le caractère de la royauté, tel que le lui avaient transmis ses ancêtres, tel qu’il le voyait resplendir dans le reste de l’Europe ; Il ne pouvait découvrir ces idées constitutionnelles, ces vérités politiques qui s’éveillaient vaguement dans le cœur de quelques patriotes, dans les aspirations de quelques beaux génies, et qu’un siècle d’agitations et de malheurs devait seul fixer dans la conscience du peuple anglais. Homme, il avait ces qualités entremêlées de faiblesses qui mènent à toutes les fautes en retenant toutes les sympathies. Quand il prit le trône, c’était un jeune homme grave, instruit, modéré, humain brave, romanesque. « Il était, dit mistriss Hutchinson, la chroniqueuse puritaine, tempéré, chaste et sérieux. Les courtisans dépravés, qui ne pouvaient abandonner leurs débauches, respectaient le roi au point de se retirer dans des coins pour s’y livrer. Tous les bouffons de l’ancienne cour furent bannis, et des hommes de science et de talent encouragés par le roi, qui était un excellent juge. » Ses ennemis, Lilly, May, disent que « l’amour et l’estime le suivirent au trône, que sa vie fut plus conforme aux règles de la religion protestante que celle d’aucun prince de l’Europe, qu’il était parfait ami, père indulgent, ennemi du sang répandu. » Le sévère covenanter écossais Baillie écrivait de lui : « C’est une très juste, raisonnable et douce personne. » Le régicide Henry Martyn disait enfin après sa mort, dans la chambre des communes : « Si nous devons avoir un roi, j’aurais mieux aimé le dernier gentleman que tout autre. » Mais nous avons un témoin toujours parlant de l’attachante distinction et du charme de ce prince infortuné, c’est le portrait de Van Dyck. Dans un de ces mauvais momens où, à force d’être whig, on dirait qu’il se croit membre du long parlement, M. Macaulay a écrit, avec une sorte de dépit contre le peintre des cavaliers, que Charles Ier devait au portrait de Van Dyck la pieuse et romantique popularité qu’il a conservée jusqu’a nos jours. Qui a pu passer en effet sans attendrissement devant cette tête où la tristesse des pressentimens tragiques voile la fierté de la couronne ? Qui a pu résister à l’attrait de cette chevaleresque attitude ? Qui a pu rester froid devant cette délicate figure mélancolique et rêveuse comme celle d’un amant malheureux, sous ce regard bleuâtre et vague où se lisent les mortelles indécisions et les folles témérités d’une ame faible ? Pauvre roi, avec sa main fièrement campée sur la hanche et l’autre mollement posée sur sa canne ! Lorsqu’il fut devant le tribunal des régicides il s’appuyait aussi sur une canne : la tête se détacha sous sa main ; il lut le sort qui l’attendait dans ce présage. Que M. Macaulay ne dise point que c’est le peintre qui prête sa séduction au prince. Le tableau de Van Dyck nous révèle la fascination que Charles Ier exerça sur tant d’ames poétiques et généreuses ; il nous explique comment le brave Montrose, à la seule vue de Charles, quitta le covenant et se jeta dans la cause royale ; il justifie les infatigables dévouemens qui allèrent, jusqu’au martyre ; il fait comprendre l’histoire.

Entre Charles Ier et ses parlemens, les tricheries furent mutuelles, les empiétemens réciproques. Charles avait besoin d’argent pour soutenir ses guerres imprudentes et malheureuses avec la France, avec l’Espagne, avec ses sujets écossais. Ses parlemens ne lui accordaient que des subsides insuffisans, et mettaient pour prix à leurs votes des demandes toujours croissantes. Ils décrétaient d’accusation les ministres aimés du roi, ils s’ingéraient dans la politique étrangère, ils s’immisçaient avec jalousie dans le gouvernement de l’église. Charles cédait au moment du besoin comme un dissipateur qui accepte toutes les conditions d’un usurier. Une fois dégagé, il n’éprouvait plus que le ressentiment de l’injure faite à son autorité. Pendant douze ans, il se passa de parlement et gouverna en roi absolu. Il échoua encore sur la question d’argent. Vainement il voulut lever des impôts illégaux, des emprunts forcés ; la résistance de Hampden, qui, avec un admirable courage civil, refusa de payer le ship-money, et ne craignit pas d’entrer seul en lutte avec le roi devant la justice du pays, lui enleva cette extrême ressource. Cependant les covenanters écossais avaient envahi l’Angleterre et chassaient l’armée désorganisée et mal commandée de Charles ; il fallut se rendre et convoquer le parlement qui fut le long parlement. Celui-ci, averti par le sort des assemblées précédentes et tenant Charles à sa merci, prit d’abord ses précautions contre lui en lui arrachant le sacrifice de ses deux principaux ministres, Laud et Strafford, et voulut ensuite prendre ses précautions contre la royauté même en s’emparant de toutes les attributions du pouvoir exécutif.

Laud et Strafford, les premiers martyrs de la cause royaliste, doivent occuper la place d’honneur dans la galerie des cavaliers, bien que leur chute ait été antérieure à la guerre civile. Des deux, Laud était le plus haï, Strafford le plus craint. Laud archevêque de Cantorbéry, avait eu le gouvernement des affaires ecclésiastiques ; c’était le plus important, à une époque où la fermentation religieuse travaillait tous les esprits depuis l’homme du peuple jusqu’au seigneur. Aujourd’hui encore, il y a en Angleterre des gens qui parlent de Laud avec vénération et des gens qui ne parlent de lui qu’avec haine et mépris. À ces jugemens contraires on peut reconnaître les partisans des doctrines qu’on appelle de haute église et les partisans des doctrines de basse église, high church et low church. Ce sont les deux fractions qui, dans le juste-milieu qu’occupe l’église anglaise entre l’église romaine et les églises presbytériennes, inclinent l’une vers le catholicisme, l’autre vers le calvinisme. Laud appartenait à la première ; il en a été en quelque sorte le fondateur. C’était un homme pénétré de l’esprit de piété. Il regardait l’épiscopat comme une institution nécessaire à la conservation du vrai christianisme, et il regardait la liturgie catholique comme l’expression la plus complète, la plus digne et la plus pure du sentiment chrétien. Si Laud eût vécu de nos jours, il eût été le chef de cette renaissance catholique qu’on a nommée le puséisme, ou, à mieux dire, le puséisme n’a été que le rajeunissement des doctrines de Laud. Le primat-ministre avait en face de lui les puritains : homme d’église ; il détestait leurs principes religieux ; homme de gouvernement, il redoutait leurs entreprises politiques. Il voulut comprimer le puritanisme et le débordement de sectes qu’il traînait après lui. Il le combattit par la force que le pouvoir politique mettait dans ses mains ; mais il y a des temps où l’on ne fait que grossir et irriter l’esprit de révolte, en travaillant à le contenir. Laud vivait dans une de ces crises. Il souleva contre lui-même, contre l’église d’Angleterre et contre Charles Ier toutes les fureurs du fanatisme. Il fut une de ses premières victimes. Sa mort, sublime d’héroïsme chrétien, commande l’admiration à ceux qui lui reprochent le plus amèrement ses fautes.

Le grand homme du parti de Charles Ier était Strafford. I avait débuté sous le nom de sir Thomas Wentworth dans la cause populaire. Il passa bientôt du côté du roi. Il y a des natures, des caractères, des tempéramens qui ne sont propres qu’à l’opposition, à la résistance, à la révolte ; il y a des hommes qui, du poids de leur génie et par élan de naissance, ne peuvent aller qu’à l’autorité, au pouvoir : tel était Strafford. On le sent rien qu’à voir le portrait de ce : vaillant homme. Vous vous feriez de lui une fausse idée par le tableau populaire de M. Delaroche, qui nous le montre le front dépouillé et incliné sous la main bénissante de Laud. Le vrai Strafford est le Strafford de Van Dyck. Celui-là avance sa tête intrépide au-dessus de son armure brunie. Ses cheveux se tordent vigoureusement sur son large front, creusé aux tempes par les desseins énergiques. Ses grands yeux lancent ces flammes de bonne humeur intérieure qu’allument le courage et la conscience de la force. Ses moustaches à quatre crocs, se dressent et ondulent avec un air de défi. Il a le menton proéminent des dominateurs, et sur tout cela un rayonnement de bonne grace, un parfum de chevalerie. Voilà bien l’homme qui aimait à tenir tête à l’orage, l’homme qui, employant lui-même le mot français, disait qu’il fallait « tenir raide, » l’homme du thorough, autrement dit de la politique à outrance. Lorsque Charles Ier essaya de gouverner sans parlement, il mit Strafford à la tête de l’ingouvernable Iralande. Strafford y fit des prodiges. La durée de sa vice-royauté est peut-être la seule époque où l’Irlande ait eu quelque repos. Strafford gouverna en despote ; mais, à la manière de son grand contemporain Richelieu, il n’opprima que les oppresseurs du peuple. Il ranima le commerce et l’industrie, il organisa une armée disciplinée, il accrut d’une façon prodigieuse, sans exaction et par sa seule habileté, les revenus de la couronne. Il donna du reste un tel éclat à son autorité, qu’un voyageur écrivait qu’il n’avait vu en Europe qu’une seule cour, celle du vice-roi de Naples, qui put le disputer en magnificence et en galanterie à la cour de Dublin.

Lorsque le long parlement fut convoqué, Strafford était dans le nord de l’Angleterre, et, ramassant les troupes du roi, déjà, par son énergie entraînante, il relevait les affaires du côté des Écossais. Charles Ier, se voyant en face d’une assemblé hostile, crut avoir besoin d’un conseiller aussi puissant que Strafford et l’appela auprès de lui. Strafford hésita long-temps à venir se jeter au milieu de ses ennemis ; il essaya de faire comprendre au roi que sa présence en Irlande servirait bien mieux ses intérêts ; à la fin, il fut obligé de se rendre aux obsessions de Charles. À peine arrivé à Londres, il fut pris dans un traquenard parlementaire. Pym fit voter un acte d’accusation contre lui et le porta le même jour à la chambre des lords, en demandant qu’avant tout jugement il fût arrêté et conduit à la Tour. Strafford était en ce moment chez le roi. Prévenu, il court à la chambre des lords. Il entre impétueusement et marche vers sa place, le regard enflammé. Un murmure s’élève dans la majorité, heureuse d’humilier cette puissance. On le fait sortir ; on ne le rappelle que pour lui faire écouter à genoux l’ordre de son arrestation. Pym avait atteint son premier but ; il l’avait séparé de Charles. « S’il voit le roi, avait-il dit auparavant à ses amis, le parlement sera dissous ; nous sommes perdus. » L’histoire du procès et de la mort de Strafford est trop connue pour que je la reproduise longuement. On sait la magnanimité avec laquelle Strafford défendit sa cause et l’intérêt qu’elle excita. Un témoin oculaire et ennemi, l’Écossais Baillie, rend naïvement dans ses lettres l’impression publique. Pour avoir une place à ce dramatique spectacle, Baillie était obligé d’aller à la chambre des lords à cinq heures du matin. Un grand nombre de dames y venaient et payaient leurs places fort cher. La séance commençait à huit heures. Le roi et la reine arrivaient à neuf, mais restaient dans une loge grillée. « C’était, dit Baillie, la plus glorieuse assemblée que puisse présenter cette île ; cependant la gravité n’est pas telle que je m’y serais attendu. Il y a souvent de grandes clameurs du côté de la porte. Dans les intervalles, quand Strafford prépare ses réponses, les lords sont debout, marchent et font du bruit ; les hommes de la chambre basse aussi font beaucoup de bruit. Après dix heures, on mange beaucoup, non-seulement des gâteaux, mais du pain et de la viande ; les bouteilles de vin et de bière circulent de bouche en bouche, sans coupe, et tout cela sous les yeux du roi ; oui, un grand nombre ne font que tourner le dos et pas que cela, car on ne peut sortir et rentrer, et souvent la séance dure jusqu’à quatre heures. » L’attitude de Strafford durant cette épreuve fut pleine d’assurance, de noblesse et de grace. Aussi, comme dit naïvement Baillie, « il gagnait chaque jour beaucoup chez les gens simples, spécialement auprès des dames. » Bientôt, écrivait un historien puritain, le peuple commença à se diviser sur son compte. Le clergé était tombé en une si grande admiration et une si grande tendresse à son égard, qu’il en oubliait Laud ; les courtisans jetaient les hauts cris et les femmes étaient passionnées pour lui. Son plaidoyer est resté un chef-d’œuvre d’éloquence : il excita l’admiration avouée de plusieurs de ses ennemis. « Il émut tant nos passions, dit le poète Denham, que pour une pareille défense plusieurs auraient voulu avoir sur eux le crime. La pitié privée luttait avec la haine publique, la raison avec la rage, et l’éloquence avec le destin. »

Pym, qui dirigeait l’accusation, désespéra d’obtenir contre Strafford un jugement légal. Il eut recours à la proscription pure et simple. Il fit voter contre lui un bill d’attainder, ce qu’était chez nous, sous la convention, la mise hors la loi. Il semblait que cette mesure eût pu sauver Strafford, car, pour faire tomber sa tête, le bill d’attainder avait besoin de la sanction royale. Avant son arrestation, Charles lui avait dit : « Tant qu’il y aura un roi en Angleterre, pas un cheveu de votre tête ne sera touché par le parlement. » Plus tard, il lui avait écrit dans sa prison : « Je ne pourrais satisfaire mon honneur ni ma conscience, si je ne vous assurais sur la parole d’un roi que vous ne souffrirez ni dans votre vie, ni dans votre honneur, ni dans votre fortune. » Mais son implacable ennemi, le démagogue à la bouche bavarde et lippue, Pym, avait dit autrefois à Strafford au moment où il quitta l’opposition : « Vous allez nous lâcher, mais moi je ne vous lâcherai pas tant que votre tête sera sur vos épaules. » De la parole du roi ou de celle du tribun, laquelle maintenant allait l’emporter ?

Avant que le bill d’attainder eût été voté par la chambre des lords, Charles avait déjà trahi sa faiblesse par une imprudente et insolite démarche. Il était venu en personne à la chambre des lords, y avait mandé les communes, et leur avait tenu le discours suivant : « My lords et gentlemen, je n’avais pas l’intention de vous parler de cette affaire cause ma présence ici aujourd’hui, qui est l’accusation du comte de Strafford, parce que je ne veux rien faire qui puisse traverser votre marche ; mais, comme il peut arriver que par nécessité j’aie une part dans ce jugement, je regarde comme indispensable de vous déclarer à cet égard ma conviction. Je suis sûr que vous savez tous que j’ai assisté au débat de cette grande affaire d’un bout à l’autre. Ce que j’ai à vous déclarer est en deux mots ceci : que, dans ma conscience, je ne puis le condamner sur le chef de haute trahison. Il ne me convient pas de discuter l’affaire : je suis sûr que vous ne l’attendez pas de moi. Une doctrine positive sied mieux à la bouche d’un prince… Je désire être bien compris : je vous dis que, dans ma conscience, je ne peux le condamner sur le chef de haute trahison ; cependant je ne puis dire que je l’acquitte de tout délit ; c’est pourquoi j’espère que vous pourrez trouver un moyen de satisfaire la justice et vos propres craintes sans violenter ma conscience. » Pour parler net, Charles venait supplier son parlement de faire ce qu’il pouvait faire de sa royale autorité, sauver la vie de Strafford. Il précipita seulement la perte de son ami. Les lords, offensés de l’intrusion de la couronne dans leurs délibérations et s’enhardissant de tout ce que la démarche du roi décelait de faiblesse, frappèrent Strafford sur le chef de haute trahison. Qui timide rogat docet negare, disait Pym avec dédain.

Il ne fallait plus que la sanction royale au bill d’attainder. Strafford écrivit au roi une lettre héroïque ; il y disait : « J’ai devant moi la ruine de mes enfans et de ma famille ; j’ai devant moi les maux nombreux qui peuvent s’appesantir sur votre personne sacrée et sur tout le royaume, si le parlement et vous, vous vous séparez moins satisfaits l’un de l’autre qu’il n’est nécessaire à la préservation du roi et du peuple ; j’ai devant moi les choses les plus estimées, — les plus redoutées des hommes : la vie ou la mort. Dire, sire, qu’il n’y a pas eu de combat dans mon cœur serait me faire supérieur à l’homme dont Dieu connaît en moi les infirmités. Appeler la destruction sur mes enfans et sur moi, on ne peut croire que cela se fasse du consentement facile de la chair et du sang. Cependant, avec beaucoup de tristesse, j’en suis venu à une résolution que je regarde comme la plus convenable pour moi, la plus conforme à la prospérité de votre personne sacrée et de la communauté, choses infiniment supérieures à l’intérêt d’un homme. C’est pourquoi, en peu de mots, m’en remettant entièrement à la justice et à l’honneur de mes pairs, aussi formellement que j’ai désiré que votre majesté se fût épargné sa déclaration de samedi dernier et m’eût entièrement abandonné à leurs seigneuries ; — ainsi, aujourd’hui, pour mettre en liberté la conscience de votre majesté et prévenir les maux qui pourraient être la conséquence de votre refus, je vous prie de sanctionner ce bill, et par ce moyen d’écarter, s’il plaît à Dieu, cette affaire, je ne peux pas dire maudite, mais malheureuse, de la voie qui doit vous conduire à l’accord béni que Dieu, j’espère, établira pour toujours entre vos sujets et vous. » Cette grandeur d’ame ne put électriser la volonté de Charles. Entouré de lâches conseillers, pressé, dit-on, par la reine, qui appréhendait que la colère du parlement ne se tournât contre elle, Charles, noyé dans le plus impardonnable de ses découragemens, signa la sanction de l’arrêt de son noble serviteur en disant : « La condition de mylord de Strafford est maintenant plus heureuse que la mienne. » Il fit encore le lendemain une maladroite, pusillanime et vaine tentative pour le sauver. Il écrivit aux lords une lettre pour leur demander que la peine de mort fût commuée en celle de l’emprisonnement ou de l’exil et, dans un incompréhensible post-scriptum, il ajoutait, détruisant tout l’effet de sa lettre : « S’il doit mourir, ce serait charité de lui donner sursis jusqu’à samedi. » Une députation de quatorze pairs vint porter la réponse : « Ils ne pouvaient conseiller ni l’une ni l’autre des deux intentions exprimées dans cette lettre sans trahir leurs devoirs et sans danger pour le roi, sa chère épouse et les jeunes princes leurs enfans. » Tout était fini. Strafford restait seul avec la mort.

Il écrivit à son fils, à ses amis, à ses juges. À son fis, il disait : « Cher Will…, évitez autant que vous pourrez de rechercher ceux qui ont été cruels dans leur jugement envers moi ; je vous défends de laisser entrer dans votre cœur une pensée de vengeance. » Le jour du supplice la foule inondait les abords de la Tour. Le lieutenant de la Tour craignit qu’elle ne mît le condamné en pièces ; il voulut le faire monté dans une voiture. « Non, monsieur le lieutenant, dit-il, je peux regarder en face le danger et le peuple aussi. Je meurs pour son plaisir, et je mourrai comme il lui plaira. » Le peuple, comme celui qui applaudissait jadis les gladiateurs qui mouraient bien, l’accueillit avec respect. On le saluait dans la foule ; il ne manquait au sanglant spectacle que les vestales qui avaient droit de grace au cirque. « Il avait l’air, dit un contemporain, d’un général marchant à la tête de son armée et respirant la victoire. » Son frère et plusieurs amis l’accompagnèrent sur la plate-forme de l’échafaud. Son frère pleurait. « Frère, lui dit-il, que voyez-vous en moi qui cause vos larmes ? Quelque crainte trahit-elle en moi une faute, ou une audace insouciante l’irréligion Figurez-vous que vous m’accompagnez encore une fois à mon lit de noces. Ce billot va être mon oreiller, et là je me reposerai de tous mes travaux. Ni pensées d’envie, ni rêve de trahison, ni jalousies ou inquiétudes pour le roi, l’état ou moi-même, n’interrompront plus ce facile sommeil. » Il adressa une allocution aux amis qui l’entouraient : « Mylord primat d’Irlande, mylords et le reste de ces nobles gentilshommes, ce m’est une grande consolation d’avoir vos seigneuries près de moi aujourd’hui, car je vous suis connu depuis long-temps, et je désire vous dire quelques mots. Si vous m’écoutez, je le tiendrai pour grande courtoisie de votre part. Je viens ici me soumettre au jugement porté contre moi. Je le fais, l’esprit tranquille et content ; je pardonne librement à tout le monde, non un pardon du bout des lèvre, comme on dit, mais du fond du cœur. En présence du Dieu tout-puissant, devant qui je vais paraître, je déclare qu’il ne s’élève en moi aucune pensée déplaisante contre aucun homme… Je suis très heureux que sa majesté ne me regarde pas comme méritant une punition aussi sévère que l’extrême exécution de cette sentence. Je me réjouis infiniment de cette grace de sa part, et je prie Dieu de la lui rendre, et qu’il trouve merci lorsqu’il en aura besoin. Je désire à ce royaume toute la prospérité et tout le bonheur de ce monde. Ce fut mon application vivant, et maintenant c’est mon voeu. J’appréhende du fond du cœur, je vous soumets humblement mon doute, et je voudrais que tout homme, la main sur la conscience, y songeât sérieusement ; j’appréhende que le commencement du bonheur d’un peuple ne se puisse écrire en lettres de sang. Je crains qu’on ne soit dans une mauvaise voie ; je prie Dieu qu’aucune goutte de mon sang ne se lève en jugement contre eux… J’espère en Dieu que nous nous réunirons pour vivre éternellement au ciel et recevoir l’accomplissement du bonheur là où les larmes seront chassées de nos yeux et les tristes pensées de notre cœur. Et ainsi que Dieu bénisse ce royaume, et que Jésus ait mon ame à merci ! » Alors il fit sa toilette de décollé et dit : « Je remercie Dieu de n’avoir point peur de la mort ; je n’ai jamais ôté plus gaiement mon pourpoint pour aller au lit. » Le bourreau lui demanda pardon : « Je vous pardonne, répondit-il, et à tout le monde. » Il s’agenouilla devant le billot entre son chapelain, et l’archevêque d’Armagh, et pria un peu de temps. Puis il prononça quelques mots doucement, les mains élevées et pressées entre celles de son chapelain En se baissant vers le billot, il dit à l’exécuteur qu’il essaierait d’abord la place où poser sa tête avant de lui donner le signal. Quand il eut pris ses aises sur cet oreiller, il fit de la main le signe convenu. Sa tête fut détachée d’un seul coup de hache. Il n’y a pas eu de plus superbe mort parmi les modernes.

« Ainsi tomba, écrivait son ennemi Whitelocke, ce noble comte qui, pour les talens naturels, pour l’expérience acquise dans les plus grandes affaires, pour la sagesse, la fidélité et la vaillance d’esprit, a laissé peu d’égaux. » En apprenant cette mort, le grand cardinal de Richelieu dit : « Les Anglais sont si fous, qu’ils ne veulent pas laisser la plus sage tête d’entre eux sur ses épaules. » Quand Pym vit le roi sanctionner le bill d’attainder, il s’était écrié : « Quoi ! il nous donne la tête de Strafford ? Alors il ne nous refusera plus rien. » Il dit encore : « Maintenant le pouvoir de la préservation future est en nous. » Quelques mois après, en effet, Charles Ier avait été tant abaissé, la puissance du parlement s’était tant agrandie, que le peuple appelait Pym le roi Pym. Quant à Charles, le souvenir de la mort de Strafford fut son éternel remords. Le 14 janvier 1645, il écrivait à sa femme Henriette-Marie : « Rien ne saurait être plus évident, c’est le sang innocent de Strafford qui a été une des grandes causes des justes jugemens de Dieu sur cette nation par une furieuse guerre civile, les deux partis étant également punis, comme ayant été également coupables. » Il demandait pardon à Dieu de sa faiblesse homicide, ce sont ses propres paroles dans l’Ikon Basilikon : « Ô Dieu d’infinie miséricorde ! pardonne cet acte de complicité coupable dont l’aggravation pèse sur moi plus lourde que sur personne, puisque je n’avais pas contre lui la moindre tentation d’envie ou de malice, et que, par ma place, j’aurais dû au moins le sauver en refusant mon consentement à sa destruction. Ô Seigneur ! Je reconnais ma faute, et mon péché est toujours devant moi. » La destinée du magnanime Strafford n’eût point été complète, s’il y eût manqué un trait féminin. On raconte qu’il était l’amant de la comtesse de Carliste, favorite de la reine Henriette. Quelques jours avant son arrestation, il écrivait à son secrétaire en Irlande. : « Pour l’amour de Dieu, prenez soin de tout l’argent dû à milady Carlisle soit payé avant Noël, car je n’ai jamais rencontré en ma vie une amitié plus noble et plus intelligente. » Peu de temps après la mort de Strafford, la belle comtesse de Carlisle,

Une Vénus sortant d’une mer de noirceurs,


comme l’appelait alors un poète, était la maîtresse de Pym. Le nœud de la tragédie s’était peut-être serré dans le cœur de cette Hérodiade.


II

Le héros avait donc péri avant la guerre. Cependant, lorsque Charles Ier s’avançait vers Nottingham, à côté de lui chevauchait un jeune homme dont les conseils vigoureux raffermissaient déjà le roi, tiraillé par ses propres anxiétés et par les avis contradictoires de son entourage : c’était le palatin Rupert. Le jeune prince avait à peine vingt-trois ans, son visage, pourtant bronzé par la guerre, était encore imberbe ; mais ses mâles et chevaleresques allures annonçaient le soldat qui devait couvrir d’une gloire guerrière les malheurs de la cause royale.

Rupert était né pour être chef de partisans et capitaine aventurier. Il vint au monde dans le berceau ; pour ainsi dire, et au feu de la guerre de trente ans. Il était fils d’Élisabeth, sœur de Charles Ier, et de l’électeur palatin qui accepta follement la couronne de Bohême des mains des Bohémiens insurgés contre la maison d’Autriche. Il naquit à Prague peu de temps après le couronnement funeste de son père et de sa mère. La royauté de l’électeur ne dura guère plus que les fêtes de son sacre. La reine Élisabeth fut obligée de s’enfuir de Prague, pris par les impériaux. Une nourrice sauva Rupert. Il grandit avec les infortunes de sa maison et fut élevé en Hollande, où sa mère avait trouvé un refuge. Cette guerre de trente ans était alors l’école des principaux officiers écossais et anglais qui figurèrent plus tard dans les guerres civiles d’Angleterre. Rupert y fit ses premières armes à l’âge de quatorze ans ; à seize, il servit, sous le maréchal de Brézé, avec un autre apprenti-soldat, Turenne. Il accompagna ensuite en Angleterre son frère aîné, Charles-Maurice, devenu l’électeur titulaire. Rupert fut dès-lors très populaire à la cour. On voulut le marier. On lui destinait l’héritière de ce grand duc de Rohan, le dernier chef du parti calviniste en France. La négociation de ce mariage alla fort loin et dura jusqu’en 1643. Il y eut un moment où Mlle de Rohan, se considérant comme engagée, refusa de grandes alliances l’affaire tomba par le refus définitif de Rupert. C’était le beau temps du règne de Charles Ier, celui où il gouvernait sans parlement, partant sans soucis. Sa cour, animée par la vivacité française d’Henriette-Marie, nageait dans un tourbillon d’élégantes intrigues de charmantes frivolités, d’amusemens et de fêtes ; elle était, au témoignage de Bassompierre, une des plus belles d’Europe pour les femmes. Quoique le brillant duc de Buckingham eût été tué, plus d’un seigneur, formé à son école, eût pu passer pour fort honnête homme à Paris, comme ce comte de Holland, qui fixa quelque temps la pétulante duchesse de Chevreuse, et, au rapport du cardinal de Retz, « l’entretint dans les affaires. » Des poètes gentilshommes, comme Suckling, Waller, Lovelace, mêlaient à ce gai tapage les fusées de l’esprit. C’est sous l’éclat de cette heure riante, entre une chasse et un bal masqué, que de si galans modèles durent laisser leur image sur les toiles de Van Dyck. De ces plaisirs, celui que préférait Rupert était la chasse. Il chassait comme il chargeait l’ennemi, avec furie. Un matin, en partant pour la chasse avec le roi, il dit qu’il voulait s’y casser le cou, afin de laisser ses os en Angleterre. C’était bien de l’amour aussi pour l’Angleterre ; cependant il la fallut quitter.

Sa famille était à la tête des intérêts protestans en Allemagne ; elle avait perdu, dans la guerre de trente ans, ses possessions héréditaires. La guerre continuait. Quand Suédois, Hollandais, Allemands, Suisses, Français se canonnaient et s’arquebusaient sur ce champ de bataille cosmopolite, des palatins ne pouvaient tirer pacifiquement le daim dans le parc de Richmond. Rupert partit pour la Hollande afin de lever quelques troupes et de tenter une expédition sur le Palatinat. Son Frère et lui réunirent un petit corps de trois ou quatre mille hommes. Avec cette bande, écumée dans les débris de vingt armées, ils se mirent bravement en campagne. Leur dessein était d’aller joindre dans le Hanovre les Suédois de Banier. Malheureusement, ils tombèrent dès leurs premiers pas sur un corps d’armée autrichien. La discorde se mit parmi les condottieri. Quelques-uns refusèrent de donner, les autres ne purent supporter le choc des impériaux. Rupert, en voyant l’ennemi, ne savait que se battre ; il chargea au plus épais avec son régiment, rompit les Autrichiens, mais fut bientôt enveloppé et pris. Il fut remis à la garde du colonel Devereux, l’officier qui avait tué Wallenstein. L’empereur Ferdinand III le fit enfermer dans la forteresse de Lintz. Pour lui donner la liberté, on exigeait que Rupert se convertît au catholicisme : il refusa. Sa captivité fut d’abord sévère. Personne n’approchait de lui. Il ne pouvait s’accouder sur un parapet pour voir couler le Danube sans être suivi de deux hallebardiers et de douze mousquetaires. Mais les prisons des héros sont toujours romanesques. Lintz avait un brave gouverneur, le comte de Kuffstein, qui s’intéressa au sort de son prisonnier. Ce gouverneur avait une fille qui s’attendrit davantage encore sur l’infortune du palatin. Mlle  de Kuffstein possédait une ame dont les qualités égalaient, dit la chronique du prince Rupert, « les charmes de son beau corps. » Il l’aima et fut aimé d’elle. Sa maîtresse et son chien, un chien si beau que le Grand-Turc en voulut avoir la race, et si fidèle que les puritains crurent plus tard qu’il était le diable familier de Rupert, — lui adoucirent sa longue détention. Elle dura trois ans. Il avait obtenu d’être prisonnier sur parole. Un jour, l’empereur vint chasser l’ours dans le voisinage de la forteresse ; Rupert, comme cela se passe dans les contes bleus, s’alla mêler à la chasse impériale et attira sur lui un regard clément du souverain. Il put venir à Vienne. Charles Ier avait besoin de son épée, et réclamait sa liberté avec instance. L’empereur la lui accorda sous la condition qu’il ne porterait plus les armes contre l’empire. Il lui offrit un commandement contre les Français ; Rupert répondit qu’il ne commettrait jamais la lâcheté de combattre les alliés de sa famille. Il partit enfin, arriva à Douvres au moment où Henriette-Marie s’embarquait pour la Hollande, et y allait chercher de l’argent, des munitions, des secours pour la guerre que méditait Charles. Rupert accompagna la reine ; lorsque la levée de l’étendard fut résolue, Henriette le renvoya auprès de son mari, qui l’avait nommé général de sa cavalerie. Rupert rejoignit Charles Ier à quelques lieues de Nottingham.

Quand on passe la revue des hommes qui entouraient alors Charles Ier, on est forcé de toute façon de donner ses sympathies à la cause royale, et involontairement, malgré l’histoire, l’on se prend à en espérer le succès. La vraie probité politique était alors de son côté. Charles avait fait au parlement les plus grandes, les plus sincères concessions. Le parlement n’avait pas voulu modérer sa victoire ; c’était lui-même à présent qui, en usurpant les plus justes prérogatives de la couronne, en s’emparant des attributions du pouvoir exécutif en subissant les exigences populaires les plus mobiles et les plus insatiables, violait la constitution. Ainsi en avaient jugé les hommes les plus modérés d’abord partisans du parlement, tels que Falkland, Hyde, Colepepper, qui avaient accepté maintenant d’être ministres du roi. Le plus beau caractère parmi cette nuance des cavaliers était celui de Falkland. Falkland avait trente-deux ans au commencement de la guerre civile. Il avait été, tout jeune, maître d’une immense fortune. Il avait vécu dans la retraite, s’occupant de philosophie et de littérature, n’ayant commerce qu’avec les hommes de bien et les gens d’esprit. Il fut membre du court parlement et en rapporta, pour les institutions parlementaires, cette admiration de patriote et d’artiste qu’elles ont inspirée à tant de beaux génies. Dans le long parlement, il s’éloigna de l’opposition à mesure qu’il découvrit sa passion, sa mauvaise foi, ses pernicieux desseins. Son ami Hyde, depuis lord Clarendon et le grand historien de la guerre civile, dit qu’il fit tout cependant pour éloigner de lui la faveur de la cour, tout, excepté ce qu’il fallait pour ne la point mériter. Lorsque le roi le voulut nommer secrétaire d’état, il refusa d’abord nettement ; il accepta ensuite pour deux raisons d’une exquise délicatesse : premièrement, il eut peur que son refus ne jetât de la défaveur sur les affaires du roi ; secondement, il ne voulut pas avoir l’air de craindre de faire une chose déplaisante à la majorité démagogique des communes. Hyde et Colepepper avaient moins d’élévation et de noblesse dans le caractère ; mais leur renommée parlementaire, leur talent, leur éloquence, étaient, pour la cause royale, une imposante garantie de légalité et un lustre politique.

Il y a toujours dans les partis des caractères malades de je ne sais quelle hypocondrie : enrôlés dans une cause, ils n’en voient plus que les inconvéniens, les faiblesses, les perspectives noires. Quelques hommes de ce naturel étaient parmi les cavaliers, mais en petit nombre. Leurs défiances, leurs doutes, expriment assez bien les tortures qu’éprouvent les esprits médiocres et les consciences timides dans les crises qui n’admettent plus que deux partis tranchés. De ceux-là était le comte de Sunderland : c’était un très honnête homme, qui avait choisi la cause royale comme un pis-aller. Il écrivait à sa femme, un mois après la levée de l’étendard : « Mon cher cœur, la cause du roi a beaucoup gagné dans ces derniers temps ; ses forces s’accroissent journellement, ce qui augmente l’insolence des papistes. Combien je suis mécontent des procédés qu’on suit ici, je l’ai assez dit dans plusieurs de mes lettres ; il ne manquerait pas chaque jour de belles occasions pour se retirer, si ce n’était la question d’honneur, car l’occasion ne sera jamais si belle, à moins qu’on ne fût décidé à combattre du côté du parlement (pour ma part, j’aimerais mieux être pendu), — qu’on n’attribuât votre retraite à la peur. Si l’on pouvait trouver un expédiens pour sauver le point d’honneur, je ne demeurerais pas une heure ici. » À cet esprit chagrin je préfère la tristesse du chevalier maréchal sir Edmund Varney, qui devait représenter aussi les sentimens de plusieurs de ses compagnons d’armes. Sir Edmund Varney était un brave gentilhomme, universellement aimé. Après la levée de l’étendard, il disait à Hyde, à Nottingham : « Je suis heureux de vous voir, au milieu des angoisses qui oppressent l’esprit de tant de gens, conserver encore votre vivacité naturelle et votre bonne humeur. Vous connaissez mieux que personne la condition du roi et celle du parlement ; aussi j’espère que vous pourrez procurer à ses amis quelque consolation qui relève leurs esprits. Quant à moi, ajoutait-il en souriant, je voudrais de grand cœur faire comme vous ; mais ma situation est pire que la vôtre et justifie bien la mélancolie qui, je l’avoue, me possède. Vous croyez dans votre conscience que vous êtes dans le droit chemin, que le roi ne doit pas accorder ce qu’on lui demande : vous faites donc ensemble votre devoir et votre affaire. Moi, je n’aime pas cette querelle ; je désire cordialement que le roi cède ce qu’on lui demande, de sorte que ma conscience n’est engagée que par l’honneur et par la gratitude à suivre mon maître. J’ai mangé son pain et l’ai servi près de trente ans : je ne voudrais pas commettre la bassesse de l’abandonner ; j’aimerais mieux perdre la vie ce que je ferai certainement. » Sir Edmund Varney fut aussi bon que sa parole, et se fit tuer, deux mois après cette conversation, à la bataille d’Edgehill.

Au reste, dans le camp des parlementaires, il y avait aussi quelques esprits modérés, mais plus hardis, qui osaient blâmer ouvertement la voie où s’engageaient les communes, qui auraient voulu qu’on acceptât les dernières propositions du roi, qui s’efforçaient de détourner la guerre civile. Sir Benjamin Rudyard, dans un mâle discours, disait aux communes, après avoir énuméré les privilèges qui venaient de leur être concédés : « Si l’on vous avait dit, il y a trois ans, que vous auriez tout cela, vous l’auriez regardé comme un rêve de bonheur ; cependant nous l’avons maintenant, et nous n’en voulons pas jouir. Nous demandons de nouvelles garanties, tandis que les choses que nous possédons sont des garanties convenables, suffisantes et qui s’assurent les unes les autres… Nous obtiendrions tout ce que nous poursuivons que nous ne pourrions jamais atteindre à une garantie mathématique. Toute précaution humaine est exposée à la corruption et à la défaillance. La providence de Dieu ne sera jamais liée ; à elle appartient le succès final. Monsieur l’orateur, il nous convient d’évoquer tout ce que nous avons de sagesse en nous, car nous sommes au bord de la combustion et de la confusion. Si le sang commence une fois à toucher le sang, nous tomberons présentement dans une misère certaine, attendant un succès incertain, Dieu sait quand et Dieu sait quoi. » Whitelocke annonçait au Parlement les conséquences de la guerre avec des accens de prophète : « Nous allons livrer nos vies aux mains d’insolens mercenaires, dont la violence et la rage se rendront maîtresses de nos personnes et de nos biens, et la raison, l’honneur, la justice, quitteront notre pays. L’ignoble gouvenera le noble, la bassesse sera préférée à la vertu, le sacrilège à la piété. D’un peuple puissant nous ferons de nous un peuple faible, et nous serons les instrumens de notre ruine : nous brûlerons nos propres maisons, nous dévasterons nos propres champs, nous pillerons nos propres biens, nous ouvrirons nos propres veines, nous mangerons nos propres entrailles. Le résultat de la guerre civile, c’est la rage du feu et du sabre et la domination des brutes. » On voit que les sages conseils et les prédictions infaillibles ne manquèrent jamais aux peuples ivres de leur souveraineté, et ne les ont jamais empêchés de faire des sottises et de commettre des crimes.

Les discours de Rudyard et de Whitelocke n’eurent donc aucune influence sur le parlement. Un loyaliste, sir Henry Killigrew, qui avait voulu rester à la chambre des communes jusqu’au bout, leur adressa les seules paroles qui pussent aller à un auditoire si têtu. On lui demanda ce qu’il pensait de « la bonne cause, » comme cela s’appelait en jargon parlementaire : « Je pense, répondit-il, que, lorsque je verrai le moment venu, je me procurerai un bon cheval, une bonne cotte de buffle, une bonne paire de pistolets, et alors je ne ferai point de question, mais je saurai trouver une bonne cause. » Voilà le tempérament du plus grand nombre des cavaliers. Une fois la guerre déclarée, ils ne pensèrent plus qu’à trouver de bons chevaux, de bonnes armes, de bons équipemens pour eux et pour leurs tenanciers. Les riches firent des levées à leurs frais, les pauvres apportèrent leur courage et leur épée, et tous, électrisés par la martiale ardeur de Rupert, ne demandèrent plus qu’à se mesurer avec l’ennemi.

Cet ennemi les appelait eux-mêmes les malignans ; il n’y avait sorte d’accusations d’impiété, de débauche, de brigandage, que le puritanisme ne leur envoyât. Ces imputations ont laissé leur rouille sur la mémoire des cavaliers ; parce que ces vaillans hommes étaient élégans ou bons vivans, il a coulé de source qu’ils avaient le monopole de tous les vices. C’est faux. Il y avait sans doute parmi les cavaliers des hommes de mœurs faciles et molles comme le brillant marquis de Newcastle, qui commanda les forces royales dans le nord de l’Angleterre. C’était un grand seigneur poli, lettré, luxueux, sensuel ; mais il quitta noblement la vie de plaisir dont il jouissait au milieu d’une fortune immense, et à laquelle rien autre ne l’aurait pu arracher, lorsqu’il vit le roi dans le malheur, déserté par un trop grand nombre de ceux qu’il avait obligés. Il y avait des flatteurs et des intrigans de cour, comme lord Digby ; ce fut le dernier et le plus fatal des favoris de Charles ; il réunissait, dit M. Warburton, la grace et l’inquiétude de Buckingham, l’éloquence et l’humeur impérieuse de Strafford, l’esprit d’intrigue et l’incompétence militaire d’Hamilton ; il devint l’amer ennemi de Rupert. Il y avait des hommes corrompus à fond qui cachaient toutes les trahisons sous toutes les graces, comme lord Goring, si séduisant, que Clarendon a écrit qu’il ne pouvait y avoir de honte à l’aimer ou à se laisser tromper par lui, si vicieux, que Saint-Simon n’aurait pas manqué de l’appeler le plus solidement malhonnête homme de son siècle. Il y avait des rufians, comme le colonel Lunsford et ces officiers de fortune qui avaient apporté du continent toutes les licences de la vie militaire ; c’était aussi la faute du temps : « Il n’y a pas eu de siècle, dit Clarendon, où un si grand nombre de jeunes gentilshommes, qui n’avaient pas d’expérience ou d’ange gardien, aient été engloutis dans cette mer de vin et de femmes, de duels et de jeu, qui déborda sur tout le royaume ; » mais il y avait aussi parmi les cavaliers des hommes d’une irréprochable décence de mœurs et d’une probité intacte, comme le duc de Richmond, le marquis de Hertford, le comte de Northampton, et des milliers de gentilshommes du métal de ce sir Bevill Grenvil dont on a vu plus haut les façons de sentir et de faire.

Les révolutionnaires d’aucun temps n’ont ri ou su rire ; aussi n’ont-ils jamais pardonné à leurs adversaires leur bonne grace et leur charmante humeur, et, par envie et par colère, les ont-ils toujours accusés de corruption. Le cavalier était gai ; le tête-ronde était sombre. D’où venait la gaieté du cavalier ? Sa situation n’était pas gaie ; tous le périls de la guerre, sauf celui de la vie, étaient exclusivement pour lui ; il ne pouvait rien gagner à la victoire, il perdait tout à la défaite. Les royalistes firent à leur cause des sacrifices inouis. Le marquis de Newcastle dépensa plus de sept cent mille livres sterling pour le roi ; le marquis de Worcester un million sterling : si l’on veut avoir une idée de l’énormité de ces sommes dans notre temps, il faut au moins les multiplier par trois. Le cavalier n’eut d’abord, pour se monter le cœur, que l’orgueil de sa race et la tradition chevaleresque. Les premiers et brillans succès de sa cause confirmèrent en habitude cette confiance intérieure ; l’héroïsme du désespoir en entretint encore l’apparence quand vinrent les irréparables revers. Dans la victoire et dans la défaite, le cavalier eut la bonne humeur de l’homme qui s’est dit à lui-même le mot que l’archevêque Turpin dit à Olivier dans la chanson de Roland : « Méprise ta vie et ta mort. » Donc il rayonnait sur son cheval de bataille, un grand cheval flamand à forte membrure, comme ceux que fait Wouvermans. Il secouait galamment, sous la plume de son chapeau ou le fer de son heaume, ses longs cheveux où flottait la boucle d’amour, et qui venaient onduler sur son col de capricieuse dentelle. Il croisait avec orgueil sur sa cotte de buffle ou sur sa cuirasse luisante la grande écharpe brodée par une main chérie et le riche baudrier où pendait sa longue épée. Il riait surtout, rien qu’à voir l’accoutrement de ces marauds de puritains. D’où venait à ceux-ci leur triste figure ? Les meilleurs, les patriotes et les fanatiques, croyaient être les instrumens de Dieu, élus de toute éternité pour fonder le règne des saints sur la terre ; les pires, les cupides et les hypocrites, avaient en perspective le pillage des riches manoirs de la noblesse et « des « maisons à clocher, comme ils disaient, des prêtres de Baal. » C’était de quoi s’éjouir. Pourtant les têtes-rondes grimaçaient la tristesse à faire peur ou à faire rire. Toute leur façon était farouche et rébarbative. Eux qui détestaient les clochers au sommet des vieilles églises, ils en portaient sur leurs têtes sous forme de chapeaux pointus. Ils s’allongeaient la figure par piété et la prolongeaient au moyen d’un mince rabat tel que ceux que portent nos prêtres. Comme ils avaient horreur des boucles d’amour, ils se tondaient ras. Ils cachaient leur linge, portaient des vêtemens sombres, étroits, serrés, courts. Au lieu du haut-de-chausses large et frangé du cavalier qui s’immergeait richement dans la botte, le tête-ronde arrêtait maigrement sa culotte au genou. Ces personnages raides, moroses, nasillards, paraissaient grotesques aux cavaliers dans le commencement de la guerre surtout, lorsque ceux-ci les voyaient fuir devant eux, ce qu’ils faisaient toujours dans les premières rencontres ; mais, plus tard, quand ces maladroits eurent acquis la discipline que les cavaliers dédaignèrent, quand ils furent transformés en cuirassiers irrésistibles et impénétrables, quand ils devinrent les « côtes de fer » de Cromwell, ou les « homards » de Hazelrig, un poète cavalier disait : « Ces hommes qui reniflent des psaumes se battent comme des diables. »

En dépit de la sévérité de leur habit et de l’affectation de leurs postures, les têtes-rondes étaient infectés des vices qu’ils reprochaient le plus à leurs joyeux adversaires. Ils avaient aux premiers rangs de leur sainte congrégation des impies, des débauchés, tels que Pym, Marten, Wharton, Warwick, Pembroke. Rien n’est curieux et instructif comme de les voir se juger les uns les autres lorsqu’ils eurent détruit les fils de Bélial et dépouillé les prêtres de Baal. Voici comme Denzil Holles parle de ses anciens associés : « Les plus médiocres des hommes, les plus bas et les plus vils de la nation, ont pris le pouvoir dans leurs mains. Ils ont foulé aux pieds la couronne, bafoué le parlement, supprimé la noblesse et la gentry, opprimé les libertés du peuple en général, rompu tous les liens de religion, de conscience, de foi, de devoir, de loyauté et de bonnes mœurs, rejeté toute crainte de Dieu et de l’homme : faisant de leur volonté leur loi, de leur pouvoir leur règle ; élevant, pour fin de leurs actions, une Babel de confusion. » Un autre zélé parlementaire, Clément Walker, écrivait : « La cupidité, agissant sur la fragilité humaine des chefs et des orateurs des chambres, les entraîna à mêler au bien public leurs intérêts particuliers et leur ambition. Ils ont monopolisé les profits et les places. Lorsqu’il est question de donner quelque bénéfice ou quelque emploi, on voit un indépendant puissant le demander pour un presbytérien, ou un presbytérien influent pour un indépendant : c’est ainsi qu’ils se partagent la république. » L’honnête Fairfax, le général parlementaire, écrivait en 1648 : « Hélas ! quand ma pensée se reporte sur les tristes conséquences que des hommes rusés et ambitieux ont données à ces premières et innocentes entreprises, je suis prêt à perdre la confiance que j’avais mise en Dieu, et à dire avec Job : « Pourquoi ne suis-je point mort ? » Les graces que nous avions reçues ont été bientôt obscurcies d’hypocrisies abominables, même dans les hommes qui avaient contribué à terminer cette guerre. Les factieux ont accompli leur dessein d’élever leur propre fortune sur la ruine publique. » Sir Harry Vane parle à peu près sur le même ton et accuse Cromwell d’être « l’Achan qui s’est emparé de la chose maudite ; » mais c’est Cromwell qui nous a laissé le meilleur signalement de ces hommes, lorsqu’il chassa le parlement croupion, et que, voyant, déguerpir les meneurs, il les marquait au passage d’une flétrissure immortelle : Henri Marten licencieux parmi les femmes, Peter Wentworth adultère, l’alderman Allen concussionnaire, Challoner ivrogne, Whitelocke prévaricateur, et sir Harry Vane !… Arrivé à lui, Cromwell, comme s’il avait épuisé le vocabulaire du vice, s’écria : « Que le Seigneur me délivre de sir Harry Vane ! » Ainsi les démagogues anglais devaient porter la peine de leurs hypocrisies et de leurs crimes. Ils avaient déchaîné, avec l’esprit de secte, la convoitise universelle ; ils avaient par trahison livré le pouvoir à la populace ; d’autres, plus méchans ou plus fous qu’eux, lui dirent, comme le Jak Cade de Shakspeare : « Nous mettrons le royaume en commun. C’est pour la liberté. Nous ne laisserons pas subsister un seul lord, un seul gentilhomme ; n’épargnez que ceux qui portent des souliers ferrés. » Le vertueux Hampden était mort à temps pour ne point perdre ses illusions libérales ; Pym était mort à temps pour échapper aux vengeances populaires ; il avait pu entendre les tricoteuses de Londres crier à la porte de la chambre des communes : « Donnez-nous le traître Pym, donnez-nous ce chien de Pym, que nous le mettions en pièces ! » Il fallait que la force vînt mettre le holà dans cette anarchie, « la force, dit le grand historien Hallam, arbitre suprême des disputes humaines. » C’était l’heure de Cromwell.


III

Le prince Rupert arrivé auprès du roi, les choses prirent rapidement une tournure favorable aux cavaliers. Rupert n’eut point d’abord le commandement nominal de l’armée royale, qui fut donné au vieux comte de Lindsey ; il avait pourtant la direction réelle des affaires militaires, ne recevait d’ordres que du roi, et c’était à lui que tous les cavaliers demandaient l’élan et la victoire. Sir Philip Warwick, le Froissard des cavaliers, explique le secret de cette influence par un mot français (la chose étant surtout française) : Rupert étoit toujours soldat. » Il avait parmi les chefs de l’armée royale un autre trait particulier. Etranger à l’Angleterre, n’y tenant que par sa parente avec Charles Ier, aucun préjugé, aucune considération, aucun intérêt personnel ne se plaçaient entre l’intérêt du roi et le sien. De la sorte, il demeura éloigné des intrigues qui ne cessèrent malheureusement de déchirer la cour de Charles.

Entre les premiers témoignages de la confiance que Rupert inspira tout de suite aux cavaliers, je trouve avec plaisir une lettre de la comtesse de Derby, écrite en français. La comtesse de Derby était une La Trémouille elle fut une des héroïnes de cette guerre. Voici ce que la Vendéenne anglaise disait à Rupert, à peine arrivé à Nottingham :


« Monseigneur,

« Il n’y a personne qui ait eu plus de joie de votre arrivée en ce pays que moi, et qui ait plus craint les dangers que vous pourriez courir par le comte de Warwick, dont Dieu vous a délivré, j’espère, pour le service du roy et le bien de ce royaume, qui sera bien misérable depuis l’approche de la révolte, et que l’on fait courir le bruit de quelque retraite des gens de sa majesté. Cela a enflé le courage des séditieux tellement que je ne crois pas que l’on les puisse désarmer, s’il ne plaisoit au roy d’envoyer quelques compagnies de cavalerie en cette province, qui seroit un grand avantage pour le service de sa majesté. Par ce moyen, l’on n’aura besoin de retenir ces compagnies de cavalerie que pour fort peu de temps, et l’on pourroit lever et armer des gens de pied pour le service du roy, ce que je crains ne se pourra faire sans cela, car l’on aura assez affaire de se défendre des ennemis de dedans notre pays, et je ne sais comment s’y peut demeurer avec sûreté sans cette assistance, qui pourra servir à assurer toutes ces provinces à sa majesté, ce qui ne sera pas de peu de conséquence. Pardonnez à ma liberté et à la hardiesse que je prends ; mais l’honneur que j’ai de vous appartenir la donne, et j’espère tout en votre générosité que vous avancerez cette affaire avec le plus de diligence que ce pourroit être.

« Votre très humble et très obéissante servante,

« Charlotte de la Trémouille.

« À Ladom, ce 31 d’oust 1641.

« À monseigneur, monseigneur le prince Ruper. »


Le parlement avait mis à la tête de ses troupes le comte d’Essex. Rupert, s’étant un peu approché avec sa cavalerie de l’armée du comte, lui envoya un trompette avec la lettre suivante. Ce défi à la manière des temps chevaleresques montre le caractère de Rupert et ouvre dignement la campagne.


« Mylord,

« J’apprends que vous êtes général d’une armée envoyée, de l’accord des deux chambres du parlement, sous prétexte de soumettre quelques personnes malignantes dans ces quartiers ; mais nous craignons que vous ne visiez à un pouvoir plus haut, à savoir, la souveraineté. Si tels sont vos desseins, donnez-m’en le moindre avis, et serai prêt, pour l’aide du roi, à vous rencontrer en un lieu choisi, à Dunsmore-Heath, le 10 octobre prochain. Ou, si vous pensez que ce soit trop de peine et de dépense de mener là vos forces, je suis disposé, pour ma part, à recevoir de vous, à votre gré, satisfaction particulière en un duel singulier. S’il vous plaît d’accepter cette offre, vous ne me trouverez pas lent à tenir ce que j’ai dit ou promis. Je sais ma cause si juste que je ne crains rien ; car ce que je fais est agrable à la fois aux lois divines et humaines, — défendant la vraie religion, la prérogative d’un roi, le droit d’un oncle, la sûreté d’un royaume.

« J’ai tout, dit, et le surplus que vous pouvez attendre de moi vous sera dit sur un champ plus large qu’une petite feuille de papier, et ce par mon épée et non par ma plume. En attendant, je suis votre ami jusqu’à notre prochaine rencontre.

« Rupert. »


Comme on pense bien, le comte d’Essex n’amena point ses troupes au rendez-vous et y vint encore moins de sa personne. Rupert l’alla chercher. Il eut une brillante affaire près de Worcester, où il chargea et enfonça la meilleure cavalerie des têtes-rondes. Ce début donna une vive confiance aux cavaliers. Notre vieille connaissance, sir Bevill Grenvil, écrivait à cette occasion à sa femme, — à sa meilleure amie, lady Grace Grenvil : « Le vaillant prince Rupert marche glorieusement au service de son oncle ; il a donné un autre coup à l’ennemi plus grand que le premier, et a détruit leur cavalerie avec la sienne, de sorte que le grand cuckold (il veut parler d’Essex, je n’ose traduire le mot) est forcé de s’abriter avec ses gens de pied derrière les murs de Worcester… J’espère que nous reverrons bientôt de bons jours. » En ce temps-là, les forces royales se réunirent à Shrewsbury. Elles étaient encore très imparfaitement années et équipées, tous les magasins et arsenaux militaires étant au pouvoir du parlement. Charles passa ses recrues en revue. On se préparait à une bataille décisive. Le prédicateur du roi, le docteur Symmons, prononça devant l’armée une admirable exhortation par laquelle on peut voir l’esprit vraiment chrétien qui animait les cavaliers. Le docteur Symmons s’adressait aux deux classes du parti, les licencieux à la façon de Lunsford, les cœurs généreux à la manière de Falkland. Aux premiers il disait : « Hélas ! Vaillans gentilshommes et chrétiens, vous savez tous qu’il y a trop et de trop grandes raisons données par quelques-uns d’entre vous à nos ennemis pour dire du mal de nous ; c’est pourquoi je vous prie, dans la crainte de Dieu, de vous montrer dignes d’être employés par lui. Vous qui êtes chefs, je vous demande de punir plus strictement le péché, conformément aux ordres militaires prescrit par sa majesté sacré, votre religieux maître. » Aus seconds, il adressait ces nobles paroles : « Un parfait cavalier est un enfant de l’honneur. Il est l’unique réserve de l’honneur et de la valeur anglais, et il a mieux aimé s’ensevelir lui-même dans une tombe d’honneur que de voir la noblesse de sa nation mise en vasselage, la dignité de son subjuguée ou obscurcie par un vil ennemi domestique ou par un étranger autrefois vaincu. Peut-être attendez-vous maintenant que, par manière d’usage, je vous excite à être cruels ; mais, nobles gentilshommes et soldats, si je faisais cela, j’oublierais moi-même que je suis un ministre du prince de merci et un sujet du plus miséricordieux des rois, dont la douce et gentille nature étant aimée et admirée de nous tous, aussi nous devons nous efforcer de l’imiter. Et je bénis Dieu de ce que je n’ai jamais parlé encore ce langage de tuerie, de massacre et de destruction dans lequel les ministres du parti rebelle sont si experts. Je n’ai jamais osé exciter les hommes à se battre pour le sang. L’esprit de l’Evangile n’est point un esprit sanguinaire. » Le prédicateur concluait en recommandant aux cavaliers la clémence, en les exhortant, à ne pas jurer, et à punir les blasphémateurs d’amendes, avec lesquelles il les engageait à procurer des soulagemens aux pauvres prisonniers rebelles Quel contraste avec les déclamations forcenées de la plupart des prédicans têtes-rondes ! En lisant cette noble définition du cavalier, je me ressouviens de ce gentilhomme français du XVIe siècle, « dont les faits et la parole avoient toujours cheminé par un chemin, qui n’eust jamais intelligence ny amitié avec les ennemis du roy son maistre, » et ne demandait qu’à mourir « avec ceste belle robbe blanche de fidélité et loyauté. »

Les puritains étaient plus fanatiques, ils n’étaient pas plus religieux que les cavaliers. Ils avaient la déclamation et le jargon de la piété, le rant et le cant. M. Warburton leur attribue l’origine de ce mot odieux, qui fut d’abord le nom de deux de leurs plus furibonds théologiens. Ils souillèrent leur cause par d’impies sacrilèges ; ils profanèrent les églises avec une brutalité d’iconoclastes ou de musulmans. Quelquefois, sous ces vieilles nefs gothiques envers lesquelles l’Angleterre est demeurée si pieuse, ils baptisaient des chevaux en moquerie. Dans plusieurs églises, ils ouvrirent les tombes et jetèrent au vent les ossemens des morts. À Sudeley, ils firent du sanctuaire un abattoir, coupèrent des carcasses de bœufs sur la sainte table et en jetèrent les tripes dans la voûte de Chandos. Dans la glorieuse abbaye de Westminster, sous les yeux du parlement, les soldats s’asseyaient sur l’autel, buvant et fumant. Partout ils brisaient les vitraux coloriés, renversaient ou mutilaient dans leurs niches les saints de pierre, mettaient les orgues en pièces pour en vendre les matériaux, ou les transportaient dans les tavernes pour la musique de leurs orgies. Les chefs s’enrichirent des dépouilles des églises sir Arthur Hazelrig s’empara d’une si grande quantité de biens ecclésiastiques, qu’on l’appelait l’évêque de Durham. Cependant les têtes-rondes allaient au feu en chantant des psaumes. Les cavaliers, avec moins d’affectation, priaient aussi avant le combat. Un de leurs chefs, sir Jacob Astley, prononça à la bataille d’Edgehill une des plus belles prières qui soient jamais parties d’un cœur de soldat : « Ô Seigneur, s’écria-t-il, tu sais combien je vais avoir de besogne aujourd’hui ; si je t’oublie, ne m’oublie pas. » Puis, se tournant vers ses hommes : « Enfans, dit-il, en avant ! » Cette invocation fait penser à celle de La Hire : « Mon Dieu, je voudrais que tu fisses pour moi ce que je voudrais faire pour toi, si tu étais La Hire et si La Hire était toi. » Il me semble que la piété militaire des cavaliers devait être de la même famille que celle de notre Montluc, lequel eut pareillement affaire à des têtes-rondes. Ce vieux capitaine, qui écrivait ses mémoires après avoir porté les armes cinquante-cinq années, qui, ayant été soldat, était devenu maréchal de France, qui s’était trouvé, je crois, en mille et cinquante et un faits de guerre, « me voyant stropiat presque de tous mes membres, d’arquebuzades, coups de picque et d’espée, et à demy inutile, sans force et sans espérance de recouvrer guérison de ceste grande arquebuzade que j’ay au visage, » Montluc racontait ceci : « Encore que j’aye eu des imperfections et des vices, et ne sois pas sainct non plus que les autres (les huguenots en ont leur part, quoiqu’ils facent les mortifiez), si est-ce que j’ay toujours mis mon espérance en Dieu… Et plusieurs fois je puis dire avec la vérité que je me suis trouvé, en voyant les ennemis, en telle peur que je sentois le cœur et les membres s’affoiblir et trembler (ne faisons pas les braves, l’appréhension de la mort vient devant les yeux) ; mais, comme j’avois fait mon oraison à Dieu, je sentois mes forces revenir. Elle étoit ainsi, l’ayant dès mon entrée aux armes apprise en ces mots : — Mon Dieu qui m’as créé, je te supplie, garde-moi l’entendement, afin qu’aujourd’huy je ne le perde, car tu me l’as donné et ne le tiens que de toy. Que si tu as aujourd’huy déterminé ma mort, fais que je meure en réputation d’un homme de bien, laquelle je recherche avec tant de périls. Je ne te demande point la vie, car je veux tout ce qu’il te plaist. Ta volonté soit faite, je remets le tout à ta divine bonté. — Puis, ayant dit mes petites prières latines, je promets et atteste devant Dieu et les hommes que je sentois tout à coup venir une chaleur au cœur et aux membres, de sorte que je ne l’avois pas achevée que je ne me sentisse tout autre que quand je l’avois commencée. »

Je n’essaierai point de suivre l’histoire de la guerre civile : les trois gros volumes de M. Warburton ne suffisent même pas à la narration complète et à la description des actions militaires de Rupert et des cavaliers. Ce fut une guerre de partisans, la petite guerre telle que, sur le continent, on la pratiquait encore le plus souvent au XVIe siècle, mais comme on ne la faisait presque plus au XVIIe. Pour en avoir une idée, puisque j’ai nommé Montluc tout à l’heure, il faut lire ses Commentaires. — Ce sont combats, rencontres, escarmouches, embuscades, rarement batailles, petits siéges, assauts, escalades, prises ou surprises de places (mais rarement bien fortifiées), défenses des assaillies et assiégées. — Dans les grandes affaires qui décidèrent de la fortune de Charles Ier, les deux partis mettaient rarement en présence quinze ou vingt mille hommes. Dans ces occasions, au commencement, les troupes royales obtinrent presque toujours l’avantage ; mais, même dans celles où elles eurent le dessous, les choses se passaient presque toujours de la façon que voici : l’aile de l’armée que commandait Rupert, son chef en tête, enfonçait l’aile opposée de l’ennemi ; l’aile des têtes-rondes où se trouvait un grand chef parlementaire, Hampden. Fairfax ou Cromwell, culbutait les cavaliers qu’elle avait en face. La plupart du temps, on pouvait résumer ces affaires comme le fit un jour un des soldats de cette guerre : Victor uterque fuit, victus uterque fuit. Cependant, à la fin, les cavaliers se trahissant eux-mêmes par leur impétuosité, les têtes-rondes se fortifiant par la discipline, l’avantage resta à ces derniers. Les charges des cavaliers de Rupert se terminaient en fantasias arabes ; il était impossible de les rallier pour les ramener sur le champ de bataille Ils excellaient dans les surprises, dans les coups de main, dans les reconnaissances. En son beau livre sur Cromwell, Carlyle peint, avec ses pittoresques hachures, cette fougue des cavaliers secondant si bien la fougue de Rupert : « Toute l’Angleterre est en feu, mais un feu sombre, et tout le pays se tord en un sombre conflit, souffrant mainte détresse. Et des quartiers de sa majesté, par momens darde, tantôt ici, tantôt là, à travers la noire fumée, un vif, ardent prince Rupert, comme un éclair de flamme soudaine. » Cette impétuosité, cet imprévu d’éclair et de tonnerre, inspiraient une terreur profonde et mystérieuse aux têtes-rondes, principalement à ceux des villes et aussi aux bourgeois de Londres, que Rupert alla un jour effrayer jusqu’à Windsor. La légende populaire rendait surtout formidable le manteau rouge que Rupert endossait en certaines occasions, et, son chien, auquel les têtes-rondes ne comprenaient pas que les cavaliers pussent porter des santés, à moins qu’il ne fût le diable. Ce furent les guérillas royalistes qui firent le plus de mal aux parlementaires. Ces expéditions avaient un air romanesque qui ravivait sans cesse l’ardeur des cavaliers ; c’était aussi un moyen d’alimenter leurs ressources, d’exercer des représailles et de tenir de loin en respect des populations hostiles. Ordinairement, au coucher du soleil, les trompettes sonnaient au camp, et des poignées de cavaliers, des troupes de sallades, allaient battre un pays rebelle. Souvent, au milieu de la nuit, les pavés de quelque petite ville isolée résonnaient du piétinement d’une cavalcade. Les bourgeois, éveillés en sursaut, passaient sous la guillotine des fenêtres leurs museaux barbouillés de sommeil et de peur. Le maire, les aldermen, arrachés à leur lit, les hauts-de-chausses mal attachés sur la bedaine, venaient comparaître devant le chef de la bande qui les sommait de fournir immédiatement de l’argent, des munitions ou des vivres, et quelquefois les emmenait au quartier général, montés en croupe derrière ses soldats. Avant la petite pointe du jour, les cavaliers avaient disparue, ou l’on voyait à peine à l’horizon scintiller, sur le dos d’une colline, les derniers reflets de leurs armures. C’est ainsi qu’ils interceptaient des convois, surprenaient des avant-postes ou tombaient sur des arrière-gardes. Leur façon de vivre, M. Warburton la décrit au moyen d’une peinture analogue empruntée aux Mémoires de Bussy-Rabutin : « Quand l’armée marche, nous travaillons comme des chiens ; quand on séjourne, il n’y a pas de fainéantise égale à la nôtre. Nous poussons toujours les affaires à l’extrémité. On ne ferme pas l’œil trois ou quatre jours durant, ou bien on est trois ou quatre jours sans sortir du lit. On fait fort bonne chère ou l’on meurt de faim. »

Pendant la première période de la guerre, avant que les troupes parlementaires fussent commandées par des généraux fanatiques il y avait quelquefois entre les deux partis des courtoisies chevaleresques. Dans l’ouest, sir Ralph Hopton pour le roi, sir William Waller pour le parlement, furent presque toujours en présence. Ils étaient amis. Au début des hostilités, sir William Waller écrivit cette belle lettre à sir Ralph Hopton : « Mon affection pour vous est si immuable, que la guerre elle-même ne peut violer l’amitié que je porte à votre personne ; mais je dois être fidèle à la cause où je sers. La vieille limite usque ad aras tient encore. Le grand Dieu, qui est le témoin de mon cœur, sait avec quelle répugnance je vais à ce service et avec quelle haine parfaite je regarde une guerre où je ne vois point d’ennemis ; mais je la considère comme opus Domini, c’est assez pour faire taire toute passion en moi. Que le Dieu de paix, en son bon temps, nous envoie la paix et nous rende propres à la recevoir ! Nous sommes tous deux sur la scène, et nous devons jouer les rôles qui nous sont assignés dans cette tragédie. Faisons-le dans le chemin de l’honneur et sans animosités personnelles. » Hopton battit plusieurs fois son ami Waller. Dans une de ces victoires périt l’excellent sir Bevill Grenvil, en ramenant pour la troisième fois son régiment à la charge. On a vu le défi que le prince Rupert avait envoyé tout d’abord à Essex. Il lui écrivit un jour « pour lui demander le nom d’un gentilhomme qui, poursuivant des cavaliers avec ardeur, fut rencontré par O’Neale et un autre grand soldat : il se battit avec les deux, logea une balle dans la cuisse d’O’Neale, démonta l’autre gentilhomme ; mais, une troupe de cavalerie royale venant à leur rencontre, il fut obligé de battre en retraite. La modestie de cette personne est telle qu’il semble qu’elle désire se faire connaître par ses actions plutôt que par son nom, car on ne sait qui elle est. » Ne dirait-on point dans un tournoi le chevalier vainqueur qui ne veut pas lever sa visière ? Les fanatiques ne connaissaient pas cette galanterie militaire. Quand le colonel Bagot commandait à Lichfield pour les cavaliers, il reçut un jour ce défi brutal d’un capitaine Hunt, qui commandait à Tamworth pour les parlementaires : « Bagot, toi, fils d’une Egyptienne, rencontre-moi à moitié chemin, entre Lichfield et Tamworth, si tu l’oses. Sinon je te cravacherai partout où je te rencontrerai. » Bagot ne manqua pas au rendez-vous, battit ce malotru, et peu s’en fallut qu’il ne le fît prisonnier.

Durant toute la guerre, la conduite personnelle de Charles Ier fut noble et généreuse. Il fut souvent sur le champ de bataille. À la dernière bataille de Naseby, il se serait fait tuer, si quelques-uns de ses serviteurs n’eussent arrêté son cheval par la bride : aussi bien Cromwell avait déjà dit, au scandale même d’un grand nombre de révolutionnaires, que, s’il rencontrait Charles au combat, il lui déchargerait son pistolet dans la tête comme au premier venu. À la bataille d’Edgehill la première que livra son armée, Charles, avant l’action, passa au front de ses troupes dans une brillanté armure et leur adressa ces belles et confiantes paroles. « Si ce jour nous est prospère, nous serons tous heureux d’une glorieuse victoire. Votre roi est à la fois votre cause, votre querelle et votre capitaine. L’ennemi est en vue. Faites voir vous-mêmes que vous n’êtes pas un parti malignant, et montrez avec vos épées ce que vous avez en vous de courage et de fidélité. J’ai écrit et déclaré que j’entends toujours maintenir et défendre la religion protestante, les droits et privilèges du parlement et la liberté du sujet, et maintenant je vais prouver mes paroles par l’argument de l’épée. Que le ciel montre sa puissance par la victoire de ce jour et me déclare juste et,’autant que roi légitime, roi aimant pour mes sujets. Le meilleur encouragement que je vous puisse donner est celui-ci : Que vienne la vie ou la mort, votre roi vous tiendra compagnie et toujours gardera ce champ, cette place et le service de ce jour dans son reconnaissant souvenir. » Malheureux roi ! la première année de la guerre civile lui fut favorable : il espérait rentrer dans la plénitude de son autorité royale, et il appréhendait en quelque sorte sa victoire. « J’avais peur, a-t-il écrit dans l’Icon Basilicon, de la tentation d’une conquête absolue, et je n’ai jamais demandé la victoire sur mes ennemis avec plus de ferveur que la victoire sur moi-même. La première m’a été refusée et la seconde accordée ; Dieu a vu que c’était le meilleur pour mois. » Pendant ces années agitées, il passait tour à tour, suivant la mobilité de son ame indécise, de la confiance à l’abattement, du désespoir à une foi superstitieuse. Parfois il lisait de funestes présages dans de futiles circonstances. Un jour qu’à Oxford, dans la ville de la religion et de la science, il s’abandonnait, avec lord Falkland, à une de ces flâneries littéraires qui étaient leurs délices à tous deux, il eut l’idée de chercher son horoscope dans Virgile, de consulter les Sortes Virgilianœ. En ouvrant l’Énéide, il tomba sur l’imprécation de Didon.

At bello audacis populi vexatus et armis,
Finibus extorris ; complexu avulsus Juli,
Auxilium imploret, videatque indigna suorum

Funera ; nec, quum se sub leges pacis iniquae
Tradiderit, regno aut optata luce fruatur :
Sed cadat ante diem mediaque inhumatus arena.

Lord Falkland, voyant le roi ému de cette prophétie de hasard, prit le volume en riant, et promit d’y trouver le démenti ; il l’ouvrit sur ce vers du neuvième livre : « Je t’ai averti, mais en vain. » La mélancolie de Charles redoubla. D’autres fois, quand ses amis les pus fermes désespéraient de sa cause, il s’y cramponnait avec une religieuse confiance. Après les défaites de Marston-Moor et de Naseby, Rupert lui donna le conseil de traiter à tout prix avec le parlement ; Charles lui écrivit : « Si j’avais une autre querelle que la défense de ma religion, de ma couronne et de mes amis, vous auriez pleinement raison. Comme chrétien, cependant, je dois vous dire que Dieu ne souffrira point que des rebelles prospèrent ou que cette cause soit détruite quelle que soit la punition personnelle qu’il lui plaira de m’infliger rien ne m’arrachera une plainte et ne me fera encore moins déserter la lutte. » Puis, à la veille ou au lendemain des plus grands désastres, lorsqu’on le croirait déchiré des angoisses les plus terribles, il s’oublie avec une insouciance bien digne du roi des cavaliers dans les plus pacifiques amusemens. Deux jours avant la bataille de Naseby, au moment où il allait se heurter aux avant-postes de Fairfax, la plupart de ses officiers et lui chassaient. Après cette bataille, qui détruisit son armée, il se réfugia dans le grand vieux château du marquis de Worcester, Ragland-Castle. Le fidèle et généreux marquis l’y reçut avec la plus magnifique splendeur de l’hospitalité féodale. Toute la noblesse du pays de Galles vint former une cour autour du roi fugitif. « Là, dit Walker, sa majesté demeura trois semaines, et, comme si le génie de ce lieu eût conspiré avec nos destinées, nous nous y endormîmes dans les fêtes ; on eût dit qu’il n’y avait point de couronne en jeu et en péril d’être perdue. »

La fortune commença de devenir contraire à Charles Ier lorsque sa femme Henriette-Marie le fut venue rejoindre. Dans l’oraison funèbre de cette princesse, Bossuet, ce héros de la parole, a exprimé en une phrase d’une divine délicatesse l’empire attrayant qu’elle exerça sur l’ame aimante de Charles : « Ce grand Dieu avait préparé un charme innocent au roi d’Angleterre dans les agrémens infinis de la reine son épouse. » Le grand évêque se faisait illusion : ce fut un charme fatal. Henriette-Marie était de la race des reines fascinatrices et funestes dont furent Marguerite d’Anjou et Marie Stuart, dont a été Marie-Antoinette. Elle avait le grand cœur d’une fille d’Henri IV, l’esprit faux et brouillon d’une fille de Marie de Médicis. Elle était vaillante et légère. Elle était pleine de graces, et portait malheur à qui l’aimait. Elle servit bien Charles tant qu’elle resta en Hollande ; elle lui envoya officiers, soldats, munitions, argent ; puis elle arriva elle-même, escortée par l’illustre amiral hollandais Van Tromp ; elle faillit naufrager. Dans la tempête, elle rassurait ses dames pâmées d’effroi en leur disant que les reines d’Angleterre ne se noyaient jamais ; elle accompagnait de ses éclats de rire les confessions salées que ses gentilshommes effarés faisaient à haute voix à des prêtres mourant du mal de mer. Elle débarqua dans l’Yorkshire. Tous ceux de ce pays qui avaient quelque chose de chevaleresque dans l’ame l’allèrent rejoindre. Plusieurs mêmes qui étaient engagés au parlement se rallièrent à la cause royale, représentée par une femme jeune, belle, héroïque. Le vaillant Montrose, qui était alors à York, courut au-devant d’elle. Elle eut bientôt une petite armée dont elle se nomma de même généralissime (she-majesty generalissima). Elle arriva en triomphe à York, où commandaient Newcastle et Goring. Le roi la réclamait pourtant avec impatience à Oxford. Là commencèrent les difficultés qu’elle devait susciter aux opérations des royalistes. Les comtés qu’elle avait à traverser étaient occupés par les parlementaires ; il fallut que Rupert quittât le théâtre de la guerre pour lui frayer un chemin. De son côté, elle mit des lenteurs à se rendre au vœu de son mari. Pendant le trajet, elle se sépara avec tristesse de lord Charles Cavendish, brave et beau seigneur que les chroniques du temps lui donnent pour amant, lequel fut tué peu de temps après dans un engagement avec Cromwell. Elle trouva Rupert à Stratford-sur-Avon. Leur entrevue eut lieu chez la petite-fille et dans la maison de Shakspeare. La nouvelle Marguerite et le nouveau Clifford se rencontrèrent dans la chambre du poète qui avait mis en action la catastrophe dernier des Lancastre. La tragédie vivante vint s’asseoir au foyer du tragique mort. Henriette-Marie et Rupert ne firent point ces rapprochemens ; mais quelques jours après, lorsque Henriette eut revu Charles, lorsqu’elle eut efféminé ce cœur déjà si faible, lorsqu’elle eut bouleversé par ses exigeantes caresses les plans de la guerre, Rupert dut souvent mâchonner les mots du bouillant Hotspur : « Ce n’est pas le lieu de jouer avec les poupées et de becqueter des lèvres nous allons avoir des nez en sang et des couronnes brisées… Dieu du ciel ! mon cheval ! »

Heureux Charles ! heureuse Henriette-Marie ! si elle s’était contentée d’être une héroïne comme cette brave comtesse de Derby, qui soutint un siège victorieux contre les têtes-rondes dans son château de Lathom ; comme cette noble lady Arundel de Wardour, qui défendit aussi son manoir avec une poignée de domestiques, — la plus ravissante châtelaine qu’on ait vue, si son portrait ne ment point. Malheureusement Henriette fit de la politique ; elle dirigea des factions de cour ; elle contrecarra Rupert et appuya son adversaire Digby. Le premier résultat de son arrivée fut d’empêcher Rupert de marcher sur Londres après la prise de Bristol. Si la reine et ses favoris ne s’étaient opposés à cette pointe hardie, la guerre pouvait être finie d’un coup. Du moins jamais Charles ne revit si belle chance. Depuis lors au contraire, ce ne fut qu’une succession de revers un moment entrecoupés par le court triomphe de Montrose en Écosse. Sur une lettre du roi qui lui commandait de combattre l’ennemi à la première rencontre, Rupert livra et perdit la bataille de Marston-Moor. Charles fut battu en personne à Naseby. Henriette-Marie, quinze jours après être accouchée de la princesse qui devait être la duchesse Henriette d’Orléans, fut obligée de s’embarquer de nouveau pour la France sur cet « océan étonné de se voir traverser tant de fois en des appareils si divers et pour des causes si différentes. » Le prince Rupert rendit, après une courte résistance, la place de Bristol, la première ville d’Angleterre après Londres. Alors éclatèrent ces dissensions intestines qui ne manquent jamais de déchirer les partis au moment de leur déroute. Dominé par les ennemis de Rupert, Charles se crut trahi par son neveu. Il lui retira le commandement militaire pour le donner à Goring. Acculé dans Oxford, il s’échappa sous un déguisement vulgaire et se rendit aux Écossais, qui le livrèrent aux indépendans et à Cromwell. Puis viennent la captivité de Charles, ses projets de fuite malheureusement contrariés par la désastreuse influence d’Henriette-Marie, son jugement et son supplice.

Ce qu’il y a d’admirable dans la mort de Charles Ier, c’est qu’elle fut un véritable triomphe. Il n’y a pas d’événement dans l’histoire, qui confonde davantage ce matérialisme grossier des révolutionnaires qui joue le juste et l’injuste, le vrai et le faux à la loterie du succès, Voilà un roi combattu, jugé, décapité au nom de la liberté. On dresse son échafaud en face de son palais, au niveau de la salle des festins. Le billot sur lequel il pose sa tête est si bas, comme si on voulait l’humilier encore dans sa mort sanglante, qu’il est forcé de se coucher à plat ventre pour s’ajuster à la hache du bourreau masqué ! Mais non seulement son héroïque et pieuse sérénité rendit sa mort glorieuse ; par un des plus extraordinaires desseins de la providence de Dieu, en mourant, il personnifia aux yeux des peuples les causes mêmes qui s’étaient armées contre lui. Quand il fut jugé par un tribunal révolutionnaire, sa voix était la seule, sous la compression du sabre, qui protestât pour la loi et la justice du pays et les libertés abolies. Sa mort porta témoignage non-seulement pour la royauté, mais pour les institutions au nom desquelles l’Angleterre s’était soulevée. Le coup qui frappa le roi tua la constitution. Aussi, quand ce peuple eut été guéri par le despotisme révolutionnaire de Cromwell de sa démence anarchique, quand sous le dur joug du fanatique soldat il put mesurer l’étendue de ses erreurs à l’amertume de ses déceptions, il se prit à regretter ensemble la liberté et la royauté mortes le même jour. L’épreuve du jugement de Dieu par la guerre civile, l’action sévère et salutaire de la force, le cruel mystère du martyre royal, réconcilièrent le peuple anglais avec ses traditions et son génie, et la restauration s’accomplit par un retour spontané, unanime et irrésistible de tous les esprits et de tous les coeurs.

Quelque grands que furent pour les cavaliers, les malheurs de cette lutte, ils sont amplement rachetés par l’honneur immortel qui s’attache au souvenir de leur dévouement, de leur bravoure et de leur mort. Bien mourir est une vertu vulgaire dans les temps de révolution mais il y a des morts entourées d’un éclat si lumineux, qu’on ne songe jamais à les plaindre, et qu’elles attirent par un prestige attrayant. Telles furent les morts des cavaliers, qu’ils aient péri sur l’échafaud, sur le champ de bataille, ou fusillés après la défaite. Strafford leur avait donné le ton. Charles Ier, comme Bossuet l’a dit de sa fille, fut doux envers la mort ; les autres furent pieux et gais. Sir Charles, Lucas et sir George Lisle, pris dans une insurrection qui suivit le supplice du roi, sont un dernier exemple de ces belles fins. Aussitôt après le combat où ils furent faits prisonniers, Fairfax donna ordre de les fusiller. Ils demandèrent que l’exécution fût remise au lendemain, « afin de pouvoir arranger quelques affaires en ce monde et préparer leurs ames pour l’autre. » On ne leur donna que le temps de faire une courte prière. À sept heures, on les mena sur un terrain gazonné dans l’enceinte de la citadelle de Colchester. On les sépara au moment de l’exécution. On commença par sir Charles Lucas. Ce galant homme s’agenouilla sur l’herbe et pria un instant avec ferveur ; puis, se levant la figure riante, il déboutonna son pourpoint et découvrit sa mâle poitrine disant : « Me voici, je suis prêt, rebelles, faites. » Il tomba mort de quatre balles au cœur. On amena sir George Lisle : il s’agenouilla devant le cadavre de son ami et le baisa au visage. Debout et promenant un regard sur le peloton des mousquetaires, il leur dit qu’ils étaient trop loin. « N’ayez pas peur, monsieur, riposta un soldat, nous ne vous manquerons pas. — Imbécile, dit le cavalier en riant, j’ai été souvent plus près de vous, et vous m’avez manqué. » Alors il fit une courte prière. Ses derniers mots furent : « Je suis prêt, traîtres, feu ! »

Personne n’a jamais plaint ces cavaliers qui ont eu le bonheur de mourir ainsi pour la cause de l’autorité, des traditions patriotiques et religieuses, de toutes les choses qui sont la force et le décor de la vie sociale et de la vertu. En dehors des considérations purement philosophiques et politiques auxquelles on est si heureux de pouvoir se dérober, des destinées si généreuses n’éveillent d’autre sentiment que l’admiration et l’enthousiasme : c’est que le cœur se dilate en contemplant ces glorieux soldats, qui grandirent deux fois leur vie et par la religion du passé et par une foi radieuse en l’avenir éternel. Il y eut parmi leurs ennemis de grands génies et de puissans caractères. Ces ennemis avaient pactisé avec la tentation fatale de l’esprit et du cœur de l’homme, avec cet appétit de la liberté déréglée qu’attise depuis le commencement la curiosité du bien et du mal, et qui livre le monde à la libre conscience des méchans et au libre jugement des sots. Oui, ce fut un bonheur de mourir, dans cette lutte, avec la noble et aveugle abnégation d’un sentiment passionné, de la mort des martyrs et des héros. Les survivans seuls furent à plaindre. Voyez, en effet, quelle fut la fin de Rupert. Lorsque la guerre civile fut terminée, il prit le commandement des vaisseaux qui étaient restés au pouvoir du parti royaliste : pendant plusieurs années, il poursuivit avec l’audace et le bonheur des plus fameux corsaires la marine républicaine de l’Angleterre. Vint un moment où ces expéditions furent impossibles il arriva en France, et fut quelque temps le lion de Paris, avec ses esclaves noirs, ses singes, ses perroquets et son bric-à-brac de boucanier pillé dans tous les climats et sous toutes les latitudes. Dans la retaite, il s’adonna avec ardeur à l’étude des sciences mathématiques et physiques et à des travaux d’art : on lui attribue l’invention de la gravure à la manière noire. À la restauration, il rentra en Angleterre et y fut comblé de grands emplois et d’honneurs ; mais, sous le règne libertin de Charles II, le prince Rupert se survivait à lui-même. Le dernier souvenir qu’il ait laissé à l’histoire est une ridicule anecdote qui a livré aux traits moqueurs et ineffaçables d’un muguet, d’un petit maître, d’un coxcomb comme Hamilton, le héros martial des cavaliers et le terrible écumeur de mer. Les Mémoires de Grammont racontent la chose ainsi : « La reine ayant fait venir les comédiens à Tunbridge pour ne laisser aucun vide dans les plaisirs, le prince Robert trouva des charmes dans la figure d’une petite comédienne appelée Hughes, qui mirent à la raison tout ce que ses penchans naturels avaient de plus sauvage. Adieu les alambics, les creusets, les fourneaux et le noir attirail de la soufflerie ; adieu tous les instrumens de mathématiques et ses spéculations. Il ne fut plus question chez lui que de poudre et d’essence. L’impertinente voulut être attaqué les formes, et, résistant fièrement à l’argent pour vendre ses faveurs plus chèrement dans la suite, elle faisait faire un personnage si neuf à ce pauvre prince, qu’il ne paraissait pas seulement vraisemblable. Le roi fut charmé de cet événement. On en fit de grandes réjouissances à Tunbridge ; mais personne ne fut assez hardi pour en faire des plaisanteries. » L’ancien amant de Mlle  de Kuffstein mourut en effet au service de la Hugues. Strafford sur son échafaud, Falkland tombant dans la mêlée, ne furent-ils pas plus heureux ?


EUGÈNE FORCADE.