Causes occasionnelles et permanentes de la Guerre



QUI A PROVOQUÉ LA GUERRE MONDIALE ?



CAUSES OCCASIONNELLES
ET PERMANENTES


Par Charles RAPPOPORT



Camarades,

Rien ne semble plus facile que de trouver les causes d’un événement. Chacun croit bien comprendre ce qu’est une cause. Pourtant, en philosophie, il n’y a pas un problème aussi controversé que le problème de la causalité. Je vous citerai quelques exemples :

Le grand argument pour démontrer l’existence d’un être suprême, Dieu lui-même, se base sur la loi de la causalité. On dit : il n’y a pas d’effet sans cause. Le monde est un effet. Il doit donc y avoir une cause première. Cela semble très plausible. Ainsi, l’existence du grand architecte de notre maison délabrée se trouve tout à fait établie sur des bases solides, sur la loi de la causalité. Pas de cause, pas d’effet.

Cependant, la chose est plus compliquée. Et le grand philosophe Schopenhauer a, d’un mot d’esprit, renversé tout cet échafaudage. Il a dit que les théologues ou les philosophes qui cherchent à baser l’existence de l’Etre Suprême sur la loi de la causalité, prennent cette loi de la causalité pour un cacher de fiacre. Lorsqu’un cocher de fiacre nous amène à l’endroit que nous lui avons indiqué, nous pouvons, vous le savez, le lâcher, après s’être disputé parfois avec lui. On opère de la même façon avec cette loi de la causalité. On arrive avec ce cocher de fiacre à Dieu, et puis on le lâche. Mais on n’a pas le droit de le lâcher. S’il est vrai que tous les effets, toutes les choses, tous les événements ont une cause, la même question se pose de nouveau avec Dieu lui-même. Quelle est sa cause ? Qui a produit Dieu ? Le petit Spinoza, déjà extraordinaire dans son enfance, a posé à son professeur la même question que je viens de poser : « Quelle est la cause de Dieu ? » Il a reçu une gifle, et cela l’a rendu philosophe. (Rires).

Pendant la période scolastique, qui n’est pas négligeable au point de vue éducation logique — c’est de cette période que datent tous les raffinements de la pensée, de la logique formelle — on posait cette question : Quand quelqu’un frappe avec une canne, qui est-ce qui est la cause du coup, l’homme ou la canne ?

Autre exemple : Un enfant, mal gardé, passe devant une caisse de poudre avec une bougie allumée, fait tomber la bougie dans la caisse, fait sauter la maison. Quelle est la cause ? Est-ce la bougie allumée ? Est-ce l’enfant mal surveillé ? Est-ce la maman qui n’a pas gardé l’enfant ?

Pour éviter toutes ces discussions scolastiques — qui reviennent sans qu’on le veuille et sans qu’on le sache — dans la discussion des origines et des causes de la guerre, je vous indiquerai tout de suite que je ne procéderai pas à la façon scolastique, à la façon métaphysique, qui prend un mot ayant des sens multiples et qui l’emploie tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Au lieu de dire : les causes de la guerre, en général, je classifierai d’abord les genres de causes. J’en trouve trois grandes catégories :

1° Les causes générales permanentes ;

2° Les causes générales temporaires ;

3° Les causes immédiates.

Cela nous évitera des malentendus.

Je ne parle pas seulement de la guerre mondiale. Je dois dire quelques mots, en guise d’introduction, de la guerre en général.

La guerre est le phénomène le plus constant de la société. Et c’est une des raisons, des sophismes qui ont osé s’exhiber avec cynisme dans toute leur bestialité, leur ignorance, pendant la dernière guerre, qu’on croyait, ou qu’on faisait croire aux autres, que l’histoire humaine, ou l’histoire de la guerre, n’a commencé que le 1er août 1914. On oubliait simplement l’histoire de toutes les guerres, la psychologie, la sociologie, l’anatomie de toutes les guerres. On a considéré que c’était la première guerre. On a trouvé un coupable, tout à fait nouveau et original, le militarisme prussien. On a fait comme si, jusqu’alors, il n’y avait eu ni guerres, ni causes de guerre. Pour rétablir l’équilibre, jetons un coup d’œil sur l’histoire.

Le grand astronome populaire Camille Flammarion, qui est en même temps un grand pacifiste — bourgeois, malheureusement — a calculé que, depuis le commencement de notre histoire européenne et asiatique — ou asiatiso-européenne — on a tué, pendant des guerres connues, un milliard 200 millions d’êtres humains. Vous savez qu’on a évalué, il y a quelque temps, l’a population du globe entier à un milliard et demi. C’est donc presque d’équivalence de toute l’humanité qui a été massacrée pendant des guerres qui ont fait jusqu’ici la substance même de l’histoire. On peut dire que l’histoire a été jusqu’ici une guerre permanente, avec de des trêves, parce que, lorsqu’on se bat longtemps, il faut reprendre des forces pour recommencer.

Flammarion a fait, en mathématicien, ce petit calcul. Un siècle, dit Flammarion, a 36.525 jours. On extermine environ 40 millions d’hommes par siècle, 1.100 hommes par jour, 46 par heures, presqu’un homme par minute. Selon le sociologue Novicov, il y a eu 10.000 guerres connues — sans compter celles qui ne sont pas connues. Le militarisme prussien n’existait pas cependant dès le début de l’histoire connue… (Rires).

Donc, vouloir réduire l’histoire de l’humanité tout entière à un seul fait et dire que c’est le militarisme prussien ou Guillaume qui ont commencé la guerre, c’est montrer une mauvaise foi, une ignorance tellement scandaleuse, qu’on en éprouve une véritable honte.

Quelles sont les raisons générales permanentes de ces guerres — constantes et permanentes, elles aussi ?

Il y a d’abord à noter qu’on n’a pas le droit, si on connaît vraiment l’histoire, si on examine l’histoire à la lumière des méthodes scientifiques, de rapetisser l’histoire aux explications plutôt anecdotiques. Vous savez que des hommes très sérieux se sont amusés à dire que si le nez de Cléopâtre avait été plus long, ou plus court, de façon à diminuer sa beauté troublante qui a empêché Antoine d’avoir l’empire du monde entier, l’histoire du monde aurait été tout autre. On s’est amusé à dire que si tel ou tel roi n’avait pas eu une gastrite, à tel ou tel moment, si, par exemple, Napoléon, à Waterloo, n’avait pas eu telle ou telle disposition d’épiderme ou d’esprit, l’histoire de l’humanité aurait été complètement différente. Non ! cette explication anecdotique ne correspond pas à la valeur des phénomènes historiques. C’est contraire à la loi de l’équivalence de la cause et de l’effet. Et ici, je vous rappellerai, camarades, le mot profond de Montesquieu qui disait, lui : Il y a parfois de petits incidents, des hasards, de petits détails qui paraissent jouer un grand rôle dans l’histoire et dans l’enchaînement des événements. Mais, pour que ces petits événements jouent un rôle dans l’histoire, il faut qu’ils soient liés, dans l’histoire, avec des causes plus générales pour qu’ils prennent cette importance. Exemple : En jetant parfois sur un immense glacier une pierre, vous faites précipiter d’une hauteur vertigineuse, le glacier dans les abîmes. Mais, pour que cette pierre produise cet immense effet, il a fallu que, pendant des siècles, une force moléculaire mine ce glacier pour qu’il devienne complètement mûr, pour ainsi dire, prêt à tomber, à se précipiter dans le gouffre rien que par suite du contact d’une petite pierre. Et, pour nous rapprocher de notre sujet, je vous citerai un autre mot de Montesquieu, qui fut un très grand penseur. Il disait, en parlant précisément dans son Esprit des lois de la guerre : « L’auteur de la guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la provoque ». Et ce qui provoque la guerre, ce ne sont pas de petits incidents momentanés, mais ce sont des causes permanentes générales.

Parmi ces causes permanentes générales, il y a avant tout la lutte pour la propriété du globe. Le globe a toujours été considéré comme un immense appât, disons, pour rendre ma pensée plus tangible, un immense gâteau qu’on se dispute, par la violence, par la force, par la brutalité, avec les armes les plus primitives jusqu’aux armes de l’aviation et des gaz asphyxiants. On se bat pour avoir le maximum possible de territoires du globe, même lorsque toutes les richesses, même lorsque la valeur de tel ou tel morceau du globe n’est pas encore connue.

L’autre raison permanente de guerre, c’est la lutte pour la domination, pour l’hégémonie. Naturellement, s’il n’y avait pas la question de propriété, si notre existence n’était pas liée à la propriété du globe ou d’une certaine partie du globe, la lutte pour la domination, pour le prestige, pour l’hégémonie n’aurait pas eu cette acuité. Le fait primitif, le fait fondamental reste toujours la lutte, le combat pour la propriété du globe.

Une autre raison générale, c’est la guerre elle-même. On peut dire qu’il n’y a eu qu’une seule guerre, la première, qui portait en elle-même la seconde, la seconde portait en elle-même la troisième, et ainsi de suite. Nous avons eu une série infinie de guerres, parce que quelle que soit l’issue d’une guerre, il y a toujours un vainqueur et un vaincu. Le vaincu est tellement abîmé par le vainqueur insolent qu’il ne pense plus aux misères, aux souffrances de la guerre. Il ne pense qu’à une seule chose, à la revanche, à être à son tour vainqueur. Ou bien le vainqueur devient tellement orgueilleux, tellement insolent, qu’il cherche à étendre sa victoire, et nous verrons que tout cela s’applique à notre situation actuelle, à en tirer tous les effets et tous les avantages. Ainsi la guerre, par le fait même de la guerre, se prolonge et devient permanente. Et c’est encore un scandale monstrueux que pendant le dernier massacre mondial, il y ait eu parmi les hommes qui se trouvaient à la tête de la civilisation, même parmi les socialistes, parmi les meilleurs chefs du socialisme moderne, même marxistes, certains qui prétendaient que la guerre peut terminer la guerre. Ils ont découvert dans la guerre même un remède contre la guerre. Ils ont pu ainsi découvrir une sorte de peste hygiénique. Ils ont trouvé dans l’extension du choléra un moyen contre le choléra.

La guerre peut aussi être provoquée par la peur de la guerre ; on fait alors ce qu’on appelle la guerre préventive. Pour prévenir un ennemi qui devient menaçant, un voisin qui devient inquiétant, on préfère commencer, tant qu’on considère que l’ennemi n’est pas encore assez fort.

Je passe à la seconde catégorie des causes générales, que j’appelle les causes générales temporaires.

C’est le fait que nous caractérisons à notre époque par ce mot : nationalisme. Vous savez qu’il n’est pas moderne, qu’il a toujours existé. Vous connaissez la légende de la Tour de Babel. Les hommes travaillaient ensemble ; ils ne parlaient qu’une seule langue. Ils voulaient monter au ciel. Mais, comme dans notre société où il y a des propriétaires, le ciel a un grand propriétaire, le propriétaire de tous les propriétaires. Dieu lui-même. Dieu était jaloux de sa propriété. Il ne voulait pas qu’on touche à ses frontières célestes. Il a confondu les langues, et les hommes, au lieu de travailler ensemble pour arriver au ciel de l’idéal, se sont envoyés des briques. C’est à peu près l’image des rivalités nationales, des rivalités de race à race, de tribu à tribu, de peuple à peuple, de continent à continent.

Les peuples, parlant différentes langues, se sont considérés comme des barbares. Chaque peuple se considère comme le premier. Les Français se considèrent comme le plus grand peuple du monde. Le peuple juif se trouve le peuple élu de Dieu. Les Allemands en répétant « Deutschland uber alles ! » se considèrent comme un peuple supérieur. Il y a même un écrivain, Mann, qui a découvert que ce qu’on reproche aux Allemands, leur barbarie, leur brutalité, est une supériorité : On est barbare et on s’en vante. On trouve toujours moyen de se déclarer le premier. Je ne sais pas si toutes les femmes se trouvent les plus belles. Mais les peuples se trouvent toujours les plus grands. Tout est permis contre le peuple qu’on considère comme inférieur. La religion patriotique, nationaliste, la religion du massacre a comme maxime, comme morale si on peut dire, le contraire de la maxime évangélique. La maxime évangélique, vous le savez, dit : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse à toi-même ». Le nationalisme dit le contraire : « Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ». C’est l’impératif catégorique du nationalisme. On peut citer des exemples. Hervé dit : « Que les Allemands crèvent pourvu que mes compatriotes Français vivent. » L’Hervé allemand, qui s’appelle Heilmann écrivait textuellement : « Que les Français crèvent pourvu que les Allemands vivent. » Voilà le principe général de tout nationalisme.

Naturellement, le nationalisme est lié aux conditions sociales, économiques, au fait que la nation devient une association plus ou moins nécessaire dans la lutte pour l’existence. Nous sommes encore à la période zoologique. Au lieu de lutter pour notre existence par l’entr’aide, par la coopération, la collaboration qui auraient donné le maximum de bonheur pour chacun, nous luttons avec des armes fratricides. Nous sommes encore à la période primitive de l’humanité et nous ne sommes pas encore sortis de la préhistoire. Nous sommes dans une période de luttes bestiales, de violences.

Le nationalisme triomphe d’autant plus que les classes dominantes, les privilégiés, pour maintenir leur domination sur leurs esclaves intérieurs, pour maintenir leur situation privilégiée ont un intérêt direct, vital, à semer la division entre leur nation et les nations voisines. Cette pensée n’est pas tout à fait moderne. Il ne faut pas croire que c’est Marx, avec sa théorie de la lutte de classes, qui a inventé cela. Déjà, un des plus grands historiens de l’antiquité, Thucydide, disait comme une chose très banale, très courante à son époque : « Si nous ne voulons pas avoir la guerre civile, il faut chercher à provoquer la guerre extérieure. » La guerre extérieure était donc déjà, dans l’antiquité, considérée comme un dérivatif contre la guerre sociale intérieure.

Comme cause générale temporaire, il faut considérer les armements considérables, la paix armée. Imaginez-vous les hommes sortant dans la rue, ayant chacun un revolver dans la main, le brandissant devant chaque passant : « Attention, si vous me touchez, je tire ! » Si les passants se menaçaient ainsi mutuellement à chaque instant par ce moyen, les bagarres seraient à peu près permanentes. C’est ce qui arrive chez les nations modernes avec la paix armée. Chaque nation criait à son voisin : « Prends garde ! Je suis armé jusqu’aux dents. J’ai un budget de guerre formidable. » On a même inventé cette maxime : Si vis pacem, para bellum — si tu veux la paix, prépare la guerre. Et l’on prépare si bien la guerre qu’on l’a toujours.

Nous arrivons aux raisons immédiates. Ici entre en jeu l’élément personnel, les hommes d’Etat ambitieux, les chefs d’Etat conquérants, les rois, les empereurs comme Napoléon, les impératrices mêmes, comme Eugénie qui a voulu sa guerre, qui a vu l’empire chancelant et qui a considéré que seule une guerre pouvait sauver le second Empire. Ici, des incidents précèdent les guerres et paraissent les provoquer exclusivement. Nous allons les voir et les examiner pour la guerre mondiale.

Pour qu’une guerre éclate, il faut tout un ensemble de circonstances qui peut être décrit de la manière suivante.

Il y a d’abord une situation de guerre qui est déterminée par des causes générales dont je que quelques-unes, comme la lutte pour la propriété du globe, comme la lutte pour l’hégémonie, la lutte pour l’existence, la lutte — dont je n’ai pas parlé, mais j’en parlerai à propos de la guerre mondiale — pour les débouchés coloniaux. Ces causes générales, permanentes ou temporaires, provoquent une situation de guerre. Une situation de guerre, cela ne suffit pas. Il faut créer une atmosphère de guerre une véritable passion pour la guerre. Aujourd’hui, cela se fait par des campagnes de presse. Dans l’antiquité, il n’y avait pas de presse et les guerres n’étaient pas si formidables. Mais, comme Homère le raconte, on faisait son propre journal. On s’insultait mutuellement. Avant le combat, c’étaient les insultes homériques qui remplaçaient les articles du Matin (Rires). On crée aussi une atmosphère de guerre avec l’éducation patriotique dans les écoles, en exaltant l’orgueil national. Quand j’étais à Berlin, avant mon expulsion de la Prusse, un camarade social-démocrate allemand, un internationaliste sincère, m’a cité ce petit exemple qui en dit long : Un professeur d’histoire disait à son fils, qui était au lycée : « Il faut aimer tout le monde, même les Français. » Ce petit « même » est tout un poème. Même les Français ! Je crois que nous sommes plus avancés. On disait aux petits Français, pendant la guerre : « Il faut aimer tous les hommes, sauf les Boches ! » (Rires). Une institutrice m’a raconté que des petites fillettes, ses élèves, lui demandaient au début de la guerre, si « les boches » avaient un visage, une tête comme nous. Elles avaient entendu tellement d’horreurs qu’elles considéraient les Allemands comme des espèces de monstres qui n’ont rien de la figure humaine.

On crée une atmosphère de guerre, comme vous le savez, avec la presse moderne, avec la télégraphie sans fil, avec tous les moyens de propagande, qui sont extrêmement perfectionnés. Cette atmosphère créée, quand il y a une situation de guerre, il ne reste plus qu’à trouver le premier agresseur, le prétexte, l’occasion de guerre, ce que j’appelle les causes immédiates.

Malheureusement, toute notre intelligence, même chez les socialistes, a été frappée, non par les causes générales permanentes, de la guerre, ou même les causes temporaires, comme le nationalisme, mais par ce qu’on peut appeler les bagatelles de la porte, les occasions, les prétextes de guerre. Si on étudie un peu l’histoire diplomatique, on sait que toute la diplomatie consiste, quand la guerre est décidée, dans l’art de rejeter la charge de l’agression sur l’autre. L’habileté diplomatique consiste à montrer à sa propre nation que la guerre nous est imposée. On ne sait jamais comment ça finira ; si ça tourne bien, on pourra dire la vérité et l’on sera même proclamé un grand homme, « le père de la victoire », mais si ça tourne mal, il faut dire que c’est l’autre qui a toute la responsabilité et que « l’on n’a pas voulu cela ».

Il y a quelque temps, l’ancien président du Conseil Russe, le comte Witte, a livré des documents officiels qui sont sortis de la chancellerie russe et par lesquels on voit que l’ambassadeur russe à Constantinople, Nelidoff, a conseillé au tsar de déclarer la guerre à la Turquie. Mais, pour donner une occasion, il conseille officieusement un petit massacre d’Arméniens (les Arméniens sont là pour çà), pour donner une occasion aux puissances occidentales d’intervenir par les armes. Voilà comment les guerres peuvent éclater.

L’histoire de la dépêche d’Ems, vous la connaissez. Elle a été le prétexte de la guerre de 1870. Quand Bismarck a falsifié la dépêche d’Ems, il a fait comme il l’a dit, d’une chamade une fanfare. Il a donné un prétexte à Napoléon. Si Napoléon est tombé dans son piège, c’est parce qu’il l’a bien voulu, parce qu’il y avait une cause générale qui forçait Napoléon III à faire la guerre. Toute la philosophie du « premier agresseur » est mensonge, hypocrisie, ou ignorance totale de toute l’histoire des guerres, de toute l’histoire humaine.

Je veux maintenant appliquer cette méthode générale — méthode qui nous donne la possibilité de comprendre la genèse d’une guerre — à la guerre mondiale. Ceci dans la mesure où le temps me le permettra.

Causes générales.

Si vous étudiez l’a littérature nationaliste et pangermaniste de l’Allemagne d’avant-guerre — qui, pour les idées directrices ne se distingue en rien de la littérature nationaliste anglaise, italienne ou française : ce sont les mêmes arguments, les mêmes sophismes — si vous suivez cette littérature pas à pas, vous trouverez toujours le même argument, la même thèse. Les nationalistes allemands sont frappés par ce phénomène mondial : La France a une population de 39 millions d’habitants, avec un territoire d’un demi million de kilomètres carrés. L’Allemagne, sur un territoire équivalent, doit loger 65 millions d^habitants. Et les nationalistes allemands se demandent : Est-il juste qu’un grand peuple — le plus grand peuple naturellement, qui depuis 40 années s’est développé d’une façon remarquable, qui possède une population industrieuse, travailleuse, qui a donné à la science moderne tant de conquêtes, qui lui a fait faire tant de progrès — est-il possible que l’Allemagne ne possède rien sur le globe ou presque rien ? Et la France a un empire colonial qui dépasse 22 fois la France elle-même, qu’elle n’est même pas capable d’exploiter, parce que la seule chose qu’elle exporte, ce sont des bureaucrates ! L’Angleterre qui a une population de 45 millions d’habitants a un empire colonial qui la dépasse 33 ou 34 fois. Elle a des centaines de millions à sa disposition. L’Italie elle-même, avec le concours de la France, faisait des conquêtes en Afrique. La France, malgré son empire colonial, naturellement non-exploité, cherche toujours de nouvelles conquêtes, cherche à arrondir son domaine colonial immense. Elle va au Maroc et ailleurs. L’Allemagne voulait, comme les autres, avoir sa place au soleil. Comme on ne peut pas décrocher le soleil lui-même, il faut bien avoir sa place sur la terre. C’est toujours la même loi historique : arrondir sa part de propriété sur le globe, et avec cette propriété, sa domination et, dans la société capitaliste, chercher des débouchés pour ses marchandises et pour ses finances disponibles.

La société capitaliste ne produit pas des marchandises pour les besoins des hommes, dont elle ne connaît pas l’étendue. L’homme ne compte pas dans la société capitaliste. Ses besoins ne comptent pas. Il n’y a pas une statistique des besoins. Ce n’est pas selon les besoins des hommes qu’on produit certaines quantités de marchandises. Ces marchandises sont fabriquées pour le marché mondial, pour le profit, pour l’accroissement des capitaux, pour l’accumulation de la richesse capitaliste. Le capital parcourt le globe tout entier, vend ses marchandises partout, pourvu que cela lui rapporte le maximum de profit possible. Il préfère même vendre ses marchandises dehors, parce que là non seulement il peut y faire un profit normal, mais le dépasser, en profitant de l’ignorance des populations primitives ou l’absence de concurrence.

Il y avait donc, dans le monde entier, une chasse terrible aux colonies, une chasse aux marchés, aux débouchés commerciaux, et non seulement pour les marchandises, mais aussi pour les capitaux.

Dans tous les pays, il y avait aussi — et cela est déjà le domaine de la seconde catégorie, des causes générales temporaires — il y avait le rôle, néfaste, belliqueux de la métallurgie. Il faut distinguer deux sortes de capitalismes : le capitalisme normal, industriel, pacifique, celui qui travaille sinon pour les besoins de ses compatriotes, du moins pour les besoins du marché pacifique, pour la consommation. Mais il s’est développé, grâce aux armes perfectionnées, grâce à la technique des guerres modernes, un capitalisme de guerre, qui travaillait non pour la production, mais pour la destruction ; non pour la vie, mais pour la mort. C’est une industrie de mort qui a pris dernièrement une extension formidable. Cette industrie de mort, cette métallurgie de la guerre a partout pris l’a première place. Elle avait à sa disposition toute une presse spéciale. Le Comité des Forges soutenait l’Homme Libre, soutenait Clemenceau, qui n’était pas l’homme libre, mais l’homme-lige du Comité des Forges. Même cas avec le groupe allemand marchant derrière Krupp, chef de la métallurgie de guerre allemande, qui soutenait jusqu’au Figaro, en vue d’exciter la population et provoquer des occasions de guerre.

Parmi les causes secondaires qui ont provoqué le massacre mondial, le plus grand de tous les massacres connus dans l’histoire humaine, fut la vague nationaliste. Cette vague se développait dans tous les pays. Il serait intéressant — malheureusement je n’ai pas le temps aujourd’hui — d’examiner, dans le détail, le caractère et les origines de ce nationalisme qui déferlait aussi bien en France, en Allemagne, qu’en Angleterre et en Russie.

Une des causes de ce nationalisme était surtout la lutte de classes, le socialisme qui se développait de plus en plus. Le nationalisme, c’est l’antidote, c’est, dans la conception bourgeoise des classes dominantes, officielles, gouvernementales, le contre-poison contre la propagande de la lutte de classes, contre la propagande socialiste. Cela leur a bien réussi. La lutte de classe a été mise en congé et remplacée, en France, par l’union sacrée, en Allemagne par le Burgfrieden, en Russie par l’enthousiasme patriotique.

Autre raison d’ordre politique : A aucune époque, les nations ne se sont senties, dans leur esprit, aussi indépendantes que sous le régime des fausses démocraties formelles. On est esclave économiquement. Politiquement, on dépend de la grande banque, de la grande presse qui se trouve aux mains de la grande banque. Mais, au point de vue formel, chaque habitant d’un grand pays démocratique se considère comme son propre maître. Tous les trois, quatre ou cinq ans, il a le droit de déposer dans les urnes un morceau de papier par lequel il a l’air de disposer de son propre sort. Il défend donc son propre pays.

Pendant la période monarchique, on n’était pas lié organiquement à son propre pays.

La guerre est considérée alors comme une affaire privée du monarque. Il ne demandait à personne la permission de faire la guerre. Il est vrai que l’on ne demande rien aujourd’hui non plus, mais, tout de même, on prépare l’opinion par la presse. On entraîne quelques chefs de parti, on consulte les hommes influents, on tient dans le secret des dieux des chancelleries certains journalistes. On fait des campagnes de presse. Et l’on obtient ce résultat que l’on a l’air de défendre vraiment son propre pays, tout en défendant les intérêts de la grosse métallurgie.

La littérature, la philosophie, le théâtre, l’église, la jeunesse universitaire, les professeurs, les corps enseignants, tout a été mis en jeu, pendant une certaine période, pour développer l’idéalisme nationaliste. Les hommes ont besoin d’un idéal. Il faut considérer le problème dans toute sa grandeur. Il est trop grave pour qu’on se limite à un seul point de vue. Il faut faire le tour du problème. Dans la guerre et tout ce qui s’ensuit, nous avons un ennemi formidable. Nous avons donc le devoir d’approfondir jusqu’à ses derniers confins tout le problème. Il faut dire toute la vérité. Le nationalisme est un idéal pour certains. Les bourgeois, les capitalistes, les journalistes de la grande presse, ont besoin, dans leur propre conscience — ou ce qui leur tient lieu de conscience — d’une idéologie qui les élève au-dessus d’eux-mêmes, une idéologie toute animale, faite du sentiment « patriotique ». On va à la patrie comme de vieilles catins vont à l’église, pour se faire pardonner son passé et pour se donner un air bourgeois. Il y a dans cette société, au fond grossièrement matérialiste, dans cette société de jouisseurs, de financiers, de commerçants, il y a ce besoin primitif d’un idéalisme primitif également. Le patriotisme le satisfait très bien, parce qu’on n’y perd rien au fond. On s’arrange ! Vous savez très bien que ceux qui ont prêché la guerre, les diplomates, les hommes d’Etats, les journalistes, se sont arrangés pour faire faire la guerre par les autres. Lorsque Clemenceau disait : « Je fais la guerre », c’était une métaphore, naturellement. (Rires).

La presse a joué un rôle funeste pour préparer les esprits à la guerre. On ne sait pas encore tous les fils qui lient la presse. Le grand public ne sait pas tous les fils qui réunissent la presse à la finance. Si vous saviez comment fonctionnent les agents de publicité qui ont des centaines de journaux à leur disposition. Je ne veux citer qu’un nom. Le Comité des Forges a à sa disposition un homme que toute la grande presse connaît. C’est un homme charmant. Il s’appelle M. Mignon. Il a à sa disposition des centaines de journaux qui sont à ses ordres, du moment qu’il peut souffler dessus pour les faire disparaître. Ces journaux sont obligés de marcher comme leur patron, leur entreteneur, le veut. La presse est devenue une véritable prostituée à la disposition du plus offrant, à la disposition de la haute banque. Les parlements, les hommes politiques, les candidats, les députés, les ministres dépendent de la grande presse. Cette grande presse en Allemagne, en France, en Angleterre, en Russie, a agi comme un brandon de discorde entre les nations. Sous couleur de défendre la patrie, les grands intérêts de la nation, elle a excité les nations l'une contre l'autre. On lance une race contre l'autre, on exalte l’égoïsme qu’on appelle « sacré », comme Salandra, le ministre italien. Ainsi on prépare ce que j’ai appelé l’atmosphère de guerre.

Je passe maintenant aux causes immédiates de la guerre mondiale. Après les causes générales que nous exposions, avant la guerre, d’une façon régulière, permanente dans toutes nos réunions publiques, dans notre presse socialiste, dans tous nos congrès, et que nous avons complètement oubliées pendant un certain temps — nous étions frappés d’amnésie, nous avions perdu la mémoire — il y a, tout de même, pour déchaîner la guerre, des hommes particuliers, des actes particuliers ; il y a le premier pas qui se fait. Il est intéressant tout de même de savoir comment cet immense drame, cette tragédie mondiale s’est déroulée, à l’aide de certains facteurs d’ordre personnel, ou des acteurs de cette grande tragédie.

Quelles sont les plus grandes personnalités en vue qui ont joué un rôle dominant dans le déchaînement de la guerre mondiale de 1914-1918 ? Il y en a trois : Guillaume, le Tsar, Poincaré. Considérons de près ces trois personnages.

Commençons, naturellement, par Guillaume. Guillaume n’était pas un empereur comme les autres. Ce n’était pas un roi-soliveau. Ceux qui l’ont étudié de près, comme par exemple Jules Simon — qui a été reçu par l’empereur à l’occasion de la conférence pour la législation ouvrière, disaient de Guillaume : c’est « un guerrier idéologue ». Il exalta la guerre, il considéra la guerre — en accord d’ailleurs avec la philosophie en honneur chez les classes dominantes — comme quelque chose d’idéal. C’était un grand volontaire. Aussitôt arrivé au pouvoir, malgré les immenses services rendus par Bismarck à son pays, il renvoie le chancelier de fer, qui jouissait cependant d’une grande popularité. Guillaume voulait être son propre chancelier, comme disait Bismarck.

Guillaume prétend qu’il n’a pas voulu la guerre. En tout cas, il l’a rendue absolument inévitable par sa mégalomanie. Il est possible qu’au moment précis il n’ait pas voulu la guerre, peut-être parce qu’il considérait que cette guerre se produisait dans des circonstances qui n’étaient pas tout à fait favorables à son dessein. Mais, Guillaume prépara la guerre par toutes ses fanfaronnades, par le souci constant du développement d’une immense marine, par sa recherche constante de concurrencer l’Angleterre, par ses alliances. Il faut considérer les alliances comme une des causes générales temporaires de la guerre, parce que du moment qu’on conclut une alliance avec une autre puissance, on se sent plus fort pour faire la guerre, étant donné la lutte pour l’existence dans notre période zoologique. Au fond, on ne fait pas la guerre lorsqu’on a peur d’être vaincu ; la peur des coups rend pacifique. Frédéric, dit le Grand, roi de Prusse, était plus franc à ce sujet. Il écrivait : « Quand j’ai assez de soldats dans mes casernes et assez d’argent dans mes caisses, je fais la guerre ». Quand il a donné son Autobiographie, où il exprimait cette pensée, à son secrétaire français, le grand Voltaire, celui-ci, plus fin, plus avisé, lui a dit : « C’est vrai, mais il ne faut pas le dire ». Ce souci constant de la puissance militaire, auquel il faut ajouter la crainte permanente de la croissance de la classe ouvrière allemande, et aussi le sentiment, la conscience que la classe ouvrière marcherait comme un seul mouton, tout cela a fait qu’au moment où il pouvait déclarer la guerre, Guillaume l’a fait. Il considérait d’ailleurs cette guerre comme une guerre préventive, parce que, disait-il, la Triple Entente isole l’Allemagne, prépare une situation de faiblesse pour l’Allemagne. La guerre doit éclater, alors il vaut mieux la faire éclater au moment où la Triple Entente n*est pas suffisamment préparée.

Il est évident qu’à côté de Guillaume il existait une caste militariste qui poussait à la guerre, qui savait que la France n’était pas suffisamment préparée, que la Russie n’était pas suffisamment préparée. L’espionnage était surtout très bien organisé en Russie. Alors, le grand Etat-Major militaire, qui se sentait prêt, mieux préparé que les autres Etats-Majors, entendait profiter de l’occasion pour déchaîner la guerre.

Passons à l’autre initiateur de la guerre, au tsar. Vous voyez que je ne cherche à disculper personne. J’ai longuement réfléchi, cherché, et je considère que c’est une grande faute, même pour nos amis, de faire du nationalisme à rebours en voulant absolument disculper — je parle des meilleurs parmi nous — les nationalistes de l’autre côté de la frontière, en chargeant exclusivement notre propre nationalisme. Cela s’explique par de bons sentiments. Nous devons même le faire souvent. Car il ne faut pais toujours combattre les assassins des nations de l’autre côté de la frontière, parce qu’ils sont loin de nous et parce que c’est plus commode. Au point de vue pratique, il est nécessaire de combattre l’ennemi en face, celui qui est l’assassin immédiat, celui qui se trouve dans notre propre pays. Mais, au point de vue théorique, au point de vue de la vérité historique, nous devons dire toute la vérité. Oui, Guillaume est coupable. Mais, d’autre part, Guillaume seul n’aurait pas pu déchaîner la guerre. En tout cas, je ne vois pas que les autres, tout en ayant une autre forme de culpabilité, soient moins coupables.

Si on envisage la situation de la Russie, c’était, à un certain point de vue, le contraire de ce qui se passait en Allemagne. Autant Guillaume représentait une personnalité puissante, volontaire, ambitieuse, originale même, passionnée pour la caste militaire, autant Nicolas représentait une personnalité effacée, neurasthénique, maladive. Mais c’était précisément une des raisons pour en faire un jouet dans les mains de l’autre, dont nous parlerons tout à l’heure.

Il y avait en Russie une situation qui poussait à la guerre. C’était d’abord la défaite dans la guerre russo-japonaise. Ce fut un formidable coup, non seulement d’ordre matériel, mais d’ordre moral. La puissance militaire immense qu’était la Russie, cette Russie qui occupe un sixième du globe, qui a une population de 180 millions d’habitants, se trouvait pour la première fois en face d’un petit peuple orientai qui vient seulement de naître à la civilisation, et qui sortait de cette rencontre sanglante, battue, écrasée par les Japonais ! Jamais la caste militaire russe n’a pu digérer cela. Elle a cherché — comme nous avons cherché pendant 40 ans, après la défaite de 70 — une revanche. La Russie avait sa revanche à prendre sur la défaite de Mandchourie. Il y a des documents qui le confirment. Un grand publiciste russe, Pierr Ryss, patriote et antibolchevik, dans son livre sur le bolchevisme : L’Expérience Russe, raconte des choses très intéressantes, sur son entrevue avec Raspoutine, qui était très puissant et qui lui a déclaré — c’était avant la guerre — que le grand duc Nicolas poussait de toutes ses forces à la guerre, pour faire disparaître la honte de la défaite dans la guerre russo-japonaise. Raspoutine était très bien renseigné des choses de la Cour.

Il y avait une autre raison immédiate, très profonde pour pousser la Russie à la guerre. C’était la croissance, le développement de la révolution Russe. Malgré les potences, les prisons où il y avait des centaines de milliers d’hommes et de femmes, malgré l’écrasement par Stolypine de la révolution de 1905, le mouvement ouvrier grandissait. Les grèves ne cessaient pas. Au moment même où notre grand Lorrain Poincaré, est venu à Pétrograd, en guise de réception, il a trouvé une grève générale à Pétrograd et des barricades. Il y avait donc une tentation de diversion extérieure pour étouffer l’ennemi intérieur, la révolution, la classe ouvrière qui menaçait.

Si nous passons maintenant à notre chère France, qu’est-ce que nous voyons ? Nous voyons une propagande nationaliste, revancharde depuis la guerre de 1870. Jamais cette propagande nationaliste et revancharde n’a cessé. Si vous jetez un coup d’œil sur toutes les grandes crises pendant ces 44 années, vous verrez toujours cette idée nationaliste surgir. Pendant la période antisémite, pendant la période boulangiste, pendant la période de l’affaire Dreyfus, vous voyez toujours l’Etat-Major, le militarisme, le nationalisme surgir. Seulement pendant une courte période, pour des raisons diverses, il y eut une sorte d’accalmie, pendant la lutte autour de l’affaire Dreyfus, quand tous les éléments démocratiques ont compris le danger de la bestialité nationaliste. Mais cette période n’a pas duré longtemps. Millerand s’est mis à la tête des nationalistes. Au seul gouvernement républicain qui ait existé, il a lancé l’injure du « régime abject », et, depuis, nous voyons la vague nationaliste prendre le dessus.

Si vous voyez la littérature de cette époque, si vous examinez, par exemple, l’enquête faite par Agathon, sur l’état d’esprit français, vous constaterez chez la jeunesse bourgeoise, une véritable exaltation du patriotisme de guerre. C’est déjà la théorie des « bienfaits de la guerre ». On y déclare que la guerre développe l’énergie (elle développe surtout l’énergie de ceux qui ne se battent pas). Elle se trouverait à l’origine de tous les sentiments supérieurs. Il y a là toute une philosophie. Et cette philosophie n’est pas née en Allemagne. Elle est née en France. Si vous étudiez les grands écrivains : Joseph de Maistre, Bonald, Proudhon même, vous y trouverez une philosophie de la guerre divine et génératrice des plus nobles sentiments.

Vint l’élection de M. Poincaré, à la faveur de la campagne pour la R. P., qui était une campagne réactionnaire, à laquelle, malheureusement, a adhéré le Parti socialiste, surtout Jaurès, par noble sentiment de justice et pour pouvoir s’émanciper des coalitions avec les partis bourgeois. A la faveur de cette campagne pour la proportionnelle — personne n’en parle aujourd’hui parce que la réaction a obtenu tout ce qu’elle a voulu par la proportionnelle — Poincaré a été élu. Le rêve de Poincaré a toujours été le retour à la France, par tous les moyens, même la guerre, de l’Alsace-Lorraine. L’alliance avec la Russie réactionnaire, qui n’a jamais profité à la France, a servi surtout à prolonger la misérable existence du tsarisme. Elle a failli, à cause des obligations qu’elle imposait à la France, entraîner jusqu’à un certain degré, l’a France pendant la guerre Russo-Japonaise. Grâce à l’influence de Jaurès sur le ministère Combes qui, malgré certaines insistances des milieux réactionnaires a déclaré : « Je me ferai plutôt tuer que d’engager la France à la suite de l’alliance avec la Russie dans la guerre russo-japonaise » ; Grâce à ces facteurs, la guerre n’a pas éclaté à cette époque. Mais cette alliance était un encouragement aux partis réactionnaires. Le parti réactionnaire, en France, a toujours utilisé cette alliance pour ses fins et pour accentuer la vague nationaliste et réactionnaire. On peut dire que, depuis qu’elle avait fait l’alliance avec la Russie, la France n’était plus indépendante. Jaurès l’a dit, tout en étant partisan de l’alliance, parce qu’il estimait que la France ne devait pas être isolée. Mais Jaurès considérait la pratique de l’alliance, comme une sorte de vassalité vis-à-vis du tsarisme.

Ici, je suis obligé de faire appel à mes souvenirs personnels. Je vous les raconte pour la première fois.

C’était quelques jours avant la guerre. Je suis parti pour la dernière séance du Bureau International de la Deuxième Internationale, qui eut lieu à Bruxelles, le 29 juillet, en même temps que Jaurès, Jules Guesde, Vaillant, Sembat, sa femme et Longuet. Le 29, au matin, pendant le déjeuner, j’étais en face de Jaurès. Jaurès venait de recevoir l’Humanité avec son article. Il me le passe. Je lis dans cet article que le gouvernement français a tout fait pour éviter la guerre. Je pose cette simple question à Jaurès : Etes-vous vraiment sûr que le gouvernement français ait fait tout pour empêcher la guerre ? Il m’a répondu textuellement : « Je parle du Ministère ». Je ne veux rien exagérer. Jaurès n’a pas prononcé de nom. Je ne veux pas dire ce qu’il n’a pas dit. Mais Jaurès lui-même a fait cette distinction entre le Ministère et la Présidence de la République, entre Viviani, qui représentait alors le gouvernement, et M. Poincaré.

Autre souvenir personnel. Lorsque Jaurès a prononcé — malgré sa fatigue — son meilleur et dernier discours au théâtre de Bruxelles, il a parlé pour la première fois de l’Alliance russe dans des termes aussi violents. Je vous ai dit que Jaurès, en principe, était partisan de l’alliance avec la Russie. Il ne voulait pas l’isolement de la France — mais pour la première fois — lui qui était au fond très prudent, malgré son enthousiasme, sa fougue oratoire, il pesait toujours ses paroles, surtout dans des circonstances aussi graves — il a dit textuellement : « Si on fait appel au traité secret avec la Russie, nous en ferons appel au traité public avec l’humanité ». Voilà le mot textuel. On peut trouver ces paroles dans Le Peuple de l’époque, organe du Parti socialiste belge. Il avait donc compris que c’est cette alliance qui nous mènerait à la guerre. C’est le jeu de l’alliance qui menaçait la paix.

Le surlendemain, le 31, il a passé toute son après-midi à la Chambre. J’y étais également pendant toute l’après-midi. Il répétait devant les journalistes, dans la salle des Pas-Perdus, les paroles suivantes : « Comment, pendant 44 ans, nous n’avons pas fait la guerre pour la France, pour l’Alsace-Lorraine, et nous allons maintenant faire la guerre pour la Serbie, pour la Russie ». En sortant de cette salle des Pas-Perdus, en entrant dans la salle à côté, la salle dite des Quatre-Colonnes, Jaurès fut entouré de journalistes, d’hommes politiques, et il disait : « Comment ! nous allons déchaîner un désastre mondial pour Iswolsky — ici un qualificatif que je ne me rappelle pas exactement — qui est furieux de n’avoir pas touché d’Ærenthal son pourboire de 40 millions pour l’affaire de Bosnie-Herzégovine.

Je me rappelle encore ce fait, qu’il serait intéressant d’étudier de plus près : A ce même moment, quelqu’un a raconté, je ne sais pas si c’est Jaurès ou un autre, que pendant la nuit du 30 au 31, à trois ou quatre heures du matin, Iswolsky est arrivé à l’Elysée pour annoncer une très grave nouvelle à la Présidence de la République. Maintenant, nous savons ce que pouvait être cette grave nouvelle. C’était probablement la mobilisation russe. Tout le monde sait que la mobilisation russe est une des raisons immédiates qui ont déchaîné la guerre ou servi de prétexte, parce que la mobilisation russe, selon la loi russe, c’est la guerre. Le tsar a été prévenu, du côté allemand, que la mobilisation générale serait considérée comme une déclaration de guerre. Le gouvernement français savait déjà, dans la nuit du 30 au 31 juillet 1914, que la mobilisation était faite et que c’était la guerre.

Autre souvenir personnel : Le lendemain de la mort de Jaurès, je suis venu à la Chambre. Je connaissais très bien, à cette époque, M. Painlevé. Nous avions de bons rapports de journaliste à député (Painlevé n’était alors qu’un simple député). Nous sommes sortis tous les deux de la Chambre. Nous avons traversé la place de la Concorde. J’étais naturellement ému de la mort de Jaurès, et je disais à Painlevé : « Comment se fait-il que vous, un des chefs du Parti Radical, vous ne sentiez pas l’immense responsabilité qui va peser sur le Parti Radical s’il ne résiste pas au déchaînement de la guerre ? » Nous avons traversé la place, et nous avons rencontré, au coin de la rue Royale et du Faubourg Saint-Honoré, M. Viviani et M. Thomson, qui venaient de quitter l’Elysée. Je crois qu’ils avaient eu un entretien avec l’ambassadeur allemand. Nous avions été autrefois camarades avec Viviani, nous avions des rapports de camaraderie quand il était dans le Parti. J’ai pris la parole, et j’ai dit : Comment ! nous avons déjà perdu cette immense valeur, Jaurès. Va-t-on détruire toutes les valeurs européennes, toutes les valeurs de la civilisation ? N’est-il pas moyen de faire tout pour empêcher la guerre ? — il m’a répondu, en présence de Painlevé et de Thomson, textuellement : « Nous sommes engagés avec la Russie. Si nous laissons la Russie seule, après avoir détruit la Russie, l’Allemagne se tournera contre nous ». Voilà textuellement les paroles de Viviani. Ce n’était donc pas l’agression contre la France. C’était encore le premier août. Il n’y avait pas de question d’agression. Il résulte de ces paroles de chef d’Etat, qui était alors le centre de l’action, qui vient de causer avec l’ambassadeur allemand, que c’est par obligation élémentaire pour la France de s’engager derrière la Russie que la France prît part à la guerre. Il est vrai que M. Viviani ajouta cette considération d’ordre français : « Si la Russie est écrasée, ce sera le tour de la France ». Je n’apprécie pas. Je vous donne un fait pour prouver les conséquences fatales pour la France de l’alliance avec le tsarisme.

Ajoutez à ce récit tout ce qu’ont dit nos camarades ici — j’espère que vous avez lu leurs brochures, et que vous les avez méditées ; ce que vous trouverez dans :

1) Le Chaos mondial ; par Paul-Louis ;

2) De l’incapacité des militaires à faire la guerre, par Morizet ;

3) La politique de Poincaré, par Gouttenoire de Toury ;

4) Les traités, par Pevet ;

5) L’Offensive du 1er avril 1917, par Marcel Fournier ;

6) Le mensonge de la paix, par Paul-Louis.

Ajoutez, en plus, l’article de Paléologue, dans la Revue des Deux-Mondes, d’où il ressort d’une façon évidente, que Poincaré, profitant de l’absence de caractère du tsar, de ses hésitations, a produit un véritable chantage, une véritable pression morale sur lui pour le pousser à la mobilisation, pour le pousser à l’extrême.

Ajoutez encore l’étude remarquable de notre ami Mathias Morhardt et ce qu’a écrit M. Demartial sur la mobilisation russe. Et vous aurez ainsi des éléments importants pour expliquer les origines de la guerre mondiale. Je ne dis pas que vous saurez tous les détails — la diplomatie s’arrange toujours comme les grands criminels, de façon à ne pas laisser de traces de ses crimes. C’est par hasard que nous les savons parfois. C’est par la bouche de Bismarck lui-même, qui n’était pas obligé à cette confidence, que nous avons appris le tripatouillage de la dépêche d’Ems. Les plus grandes pressions se sont faites dans les conversations intimes, entre Poincaré et Nicolas. Il n’y avait pas de procès-verbal. Nous ne saurons peut-être jamais toute la vérité. Voilà pourquoi j’attache moins d’importance aux causes immédiates, du moment que nous connaissons les grandes causes, la lutte pour la propriété du globe, pour les débouchés, pour la domination dans le monde. J’ai oublié de vous citer Gouttenoire de Toury. C’est précisément à propos de la réponse de Poincaré à notre camarade, que je vous ai raconté ma conversation avec Jaurès à Bruxelles, parce que Poincaré avait invoqué le témoignage de Jaurès.

Je passe aux conclusions. La guerre a été voulue par la réaction, aussi bien par la réaction française que par la réaction allemande et russe. Pour cela, nous pouvons trouver des documents précis. Ce travail serait très intéressant à faire. Il s’agit de prendre la littérature réactionnaire des années qui ont précédé la guerre, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, et faire une confrontation nécessaire. Et on verra partout les mêmes sophismes, les mêmes excitations, la même préparation morale de la guerre.

Il s’agit maintenant, pour nous, non seulement de juger la guerre passée, mais de savoir comment nous combattrons la guerre. Si je me suis arrêté sur les causes profondes de la guerre, aussi bien d’ordre général permanent que d’ordre général temporaire, ainsi que sur les raisons immédiates, c’est parce qu’on n’a la possibilité de combattre le mal que lorsqu’on en connaît à fond les causes. Si l’on croit que c’est le militarisme prussien seul qui est à l’origine de la guerre, il ne doit plus y avoir de guerre. Car le militarisme prussien est écrasé. Pourquoi la guerre contre la Russie, qui n’a pas attaqué, continue-t-elle ? Pourquoi continue-t-elle en Syrie, en Haute-Silésie ? S’il n’y a qu’une seule cause, le militarisme prussien, qui git par terre, humilié, battu écrasé, pourquoi, aujourd’hui, les hommes recommencent-ils la guerre ? En réalité, la guerre continuera tant que les causes permanentes, générales ou temporaires, seront là. Si les causes persistent, les effets persistent également. Voilà pourquoi nous avons un intérêt vital à connaître les causes elles-mêmes.

Une des causes profondes de la guerre, c’est l'assurance que tous les gouvernements ont qu’ils seront suivis par les populations, par leur peuple, dont l’immense majorité se compose d’ouvriers ou de paysans. Donc, si nous voulons rendre impossibles les guerres, nous devons enlever aux gouvernements, aux classes dominantes cette assurance. Comment ? Nous ne pouvons l’enlever qu’en détruisant le sophisme de la défense nationale. La défense nationale a toujours été un prétexte, une immense escroquerie, à l’aide de laquelle les gouvernements faisaient marcher les peuples. Il est évident que quand les hommes se battent, chacun se défend. Mais il ne faut pas provoquer cette situation. On peut passer sa vie à provoquer des bagarres, et à se défendre. Pour ne pas avoir besoin de se défendre, il ne faut pas provoquer de bagarres. Tant que vous aurez des causes qui engendrent des guerres, on jouera à la défense nationale. Voilà pourquoi nous devons dire au prolétariat que son intérêt le plus vital est de se révolter contre les prétendus défenseurs de la nation, qui le poussent à la guerre. Notre but est de rendre la défense nationale inutile. C’est une première remarque. Mais là n’est pas le fond du problème. Je vais l’aborder.

La défense nationale n’existe pas dans la société où les classes dominantes déterminent, selon leur propre fantaisie, à leur gré, conformément à leurs intérêts, toute la politique extérieure. Oui ! il y a une défense nationale pour un pays comme la Russie, un pays communiste, qui ne cherche ni colonies, ni hégémonie, qui fait de la défense révolutionnaire, qui défend la révolution, comme la France de 1792-1793, jusqu’au moment où Napoléon s’est emparé de son enthousiasme révolutionnaire pour en faire une hystérie nationaliste. La défense nationale, dans la société capitaliste, avec les haines, les rivalités coloniales, impérialistes, n’existe pas. Ce n’est pas la défense nationale, c’est la défense d’une classe privilégiée. Voilà ce qu’il faut savoir. Voilà pourquoi nous avons créé une organisation révolutionnaire internationale. La Russie a créé une organisation internationale qui rompt avec le nationalisme déguisé de la Deuxième Internationale, qui, tout en combattant la guerre platoniquement, déclarait : « Si on nous attaque, nous marcherons comme un seul homme ». Comme les gouvernements s’arrangent toujours pour prouver qu’on les attaque, nous avons marché comme des moutons. Il faut mettre fin à tout cela. Il faut que nous profitions de cette expérience terrible. Il faut surtout prévenir ce nouveau massacre mondial qui, par le perfectionnement des armes de destruction, par les gaz, par la flotte aérienne, par la guerre chimique, menace de balayer toute civilisation européenne. Voilà pourquoi, étant donné l’immensité du danger, nous ne devons nous arrêter devant aucun moyen pour le combattre. Pour vous donner un exemple de l’immensité du progrès que nous avons fait dans la folie, je vous citerai seulement quelques chiffres :

La guerre de Crimée, qui a duré plusieurs années, à laquelle ont participé la Russie, l’Angleterre, la France, l’Autriche, la Turquie, le Sardaigne, a coûté 8 milliards et demi, c’est-à-dire, le budget de la France pour la seule année courante, après la guerre.

Toutes les guerres européennes, depuis 1853 jusqu’en 1878, ont coûté, y compris la guerre russo-turque, 30 milliards, à peu près le montant de notre budget extraordinaire d’une seule année.

La France a dépensé, depuis le 11 janvier 1872 jusqu’au 31 mars 1887, 8 milliards de francs, le montant du budget annuel actuel.

Si vous comparez les dépenses pour les anciennes guerres, comme par exemple la guerre de Russie contre Napoléon, la guerre d’émancipation de 1812 à 1815 — elle a coûté 157 millions de roubles — si vous comparez ces dépenses relativement dérisoires avec les immenses pertes en valeurs, en vie humaines, vous saurez que pendant la dernière guerre on a dépensé selon certaines données, le double de tout l’argent du monde entier, près de 1.500 milliards, plus de 15 millions de morts — si on compte les morts de maladies provoquées par la guerre — et 30 millions de mutilés.

Que sera la nouvelle guerre ? Déjà, avant la dernière guerre mondiale, un spécialiste, Jean de Bloch, a publié un ouvrage immense où il déclarait la guerre impossible à cause de ses conséquences. Elle a été tout de même possible. Il ne s’imaginait même pas toute l’extension qu’elle prendrait. La guerre est maintenant absolument certaine si le régime capitaliste continue. L’Angleterre, qui s’est battue pour réduire à merci son concurrent allemand, voit aujourd’hui surgir un concurrent plus formidable encore, les Etats-Unis. L’Angleterre s’allie avec le Japon, parce que le Japon ayant une population de 60 millions d’habitants se trouve serré dans un véritable corset, ne plus respirer, pendant que l’Amérique a des territoires où pourrait se loger presque toute l’humanité, et que, selon la loi de la société capitaliste, le territoire est à elle, et qu’elle ne veut pas laisser les Japonais y vivre. Les Japonais vont ailleurs, en Sibérie. Il y a conflit entre le Japon qui ne peut rester dans son île fermée, dont la population augmente d’une façon prodigieuse, et les Etats-Unis. Il y a concurrence capitaliste entre les Etats-Unis, qui deviennent de plus en plus riches, qui bâtissent plus de navires que l’Angleterre, et celle-ci. Ce fait excite tous les appétits, toutes les rivalités dans cette Angleterre impérialiste qui a combattu l’hégémonie de l’Espagne, du Portugal, de la France, de la Russie, de l’Allemagne. C’était toujours la politique traditionnelle de l’Angleterre, aussitôt qu’elle se trouve en présence d’une puissance qui veut la dépasser. Voilà la tête des Etats-Unis qui se lève. C’est le conflit fatal. Alors, ce seront de nouveaux massacres, l’extermination avec de nouveaux moyens perfectionnés, entre les Etats-Unis, l’Angleterre et le Japon. Naturellement, nous participerons à la fête.

Camarades, ce sont des choses extrêmement graves. Ou nous voulons être écrasés avec notre civilisation, avec notre science, avec notre socialisme, avec notre laïcité, être noyés dans le Pacifique, dans l’Atlantique, sillonné de sous-marins, bombardés par une flotte aérienne, asphyxiés sur terre par des poisons d’une puissance fabuleuse. Ou bien nous voulons une société nouvelle qui luttera pour la vie à l’aide du travail rationnellement organisé, qui utilisera la science non pour la destruction de la vie, mais pour l’intensifier, qui travaillera pour notre bonheur, pour la satisfaction de nos besoins, pour que les nations, au lieu de se jeter mutuellement les briques, comme dans la légende de la Tour de Babel, ramassent les briques et les lancent toutes à la tête de la société capitaliste, condamnée à la guerre à perpétuité, comme le serpent est condamné au venin. (Applaudissements prolongés).