Causeries florentines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 515-545).
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CAUSERIES FLORENTINES

IV.[1]
LA TRAGÉDIE DE DANTE.

Après ce court intermède, qui ne laissa pas de faire une vive impression sur l’assistance, le prince Silvio Canterani reprit ainsi qu’il suit :

Vous souvenez-vous, messieurs, des deux fils de Japet, — audax Iapeii genus,-— des deux frères héroïques et infortunés que la croyance des Grecs plaçait au crépuscule des âges, alors que l’Olympe fut ébranlé par la lutte des dieux anciens et nouveaux ? Prométhée, celui qui pense en avant, dérobe le feu du ciel, devient le bienfaiteur du genre humain et expie son dévoûment par un martyre horrible ; mais pour n’avoir point suivi son frère dans sa téméraire entreprise, pour être resté attaché aux anciens dieux et fidèle au passé, Épiméthée, celui qui pense en arrière, n’en reçoit pas moins, lui aussi, un châtiment cruel, et des calamités seules s’échappent du trésor mystérieux qu’il tenait des mains de Pandore, la fée de « tous les dons… » Je me suis souvent demandé si ce mythe, aussi attachant qu’obscur, ne se rapportait pas, par hasard, à tous ces héros de la pensée que la fatalité du sort fait naître aux âges crépusculaires de l’histoire, dans ces périodes de transition où les anciens dieux, — les anciens principes, — doivent faire place aux nouveaux, dans ces époques, en un mot, que Saint-Simon appelait critiques par opposition aux époques dites organiques ? La vulgaire humanité sait s’accommoder de pareilles époques effacées, sans style et sans caractère, et prend aisément son parti d’y vivre au jour le jour avec ses aspirations basses et éphémères ; mais les génies de haut vol, à l’âme haute, ne se résignent pas à un tel désordre d’idées et de phénomènes : il leur faut une synthèse, une harmonie dans notre Cosmos; ils la cherchent, ils la poursuivent sans relâche, sans égard et jusqu’à provoquer le destin. Soit qu’en anticipant sur l’avenir ils devancent leur génération dans la voie de l’inconnu, soit qu’en pensant en arrière ils veuillent se rejeter dans le passé et faire revivre un état de choses condamné sans retour, ils se heurtent et se brisent fatalement contre les bornes impassibles du Temps, et leur dernier mot est presque toujours un cri de détresse, le cri de Hamlet, le cri que le monde a déraillé :

The time is out of joint : — O cursed spite,
That ever I was boni to set it right[2] !..


Dante naquit dans une de ces périodes de transition, dans ce XIIIe siècle qui devint le point de départ d’une transformation décisive de la société européenne. On ne saurait nier que le moyen âge ait eu devant lui un idéal grandiose : l’unité de la famille chrétienne sous le gouvernement suprême du pape dans l’ordre moral, et de l’empereur dans l’ordre temporel. Le système, il est vrai, n’a jamais été complètement réalisé; il n’en a pas moins produit des résultats admirables : il a associé toutes les nations catholiques dans l’œuvre enthousiaste des croisades, il leur a donné une homogénéité de développement, une communauté d’intérêts et de sentimens dans leur activité religieuse, politique, scientifique, et jusque dans les produits de leur imagination ; il a imprimé le cachet d’une civilisation uniforme, cosmopolite, à des peuples divers issus de diverses barbaries. A partir toutefois du XIIIe siècle, cet idéal commence à reculer et à s’évanouir : l’élan sublime des premières croisades ne se renouvelle plus après la perte de Saint-Jean-d’Acre; les liens de solidarité qui retenaient en un seul faisceau les différens groupes de l’Occident chrétien se relâchent et se détachent. Partout, dans toutes les manifestations de la vie morale, sociale et intellectuelle, la diversité, l’individualité se fait jour à côté, sinon à la place de l’ancienne universalité, l’analyse à côté, sinon à la place de l’ancienne synthèse. A l’architecture, cet art synthétique par excellence, viennent se joindre les arts bien plus individualisés de la sculpture et de la peinture; telle branche de la science ne tient plus aussi fortement que par le passé au tronc commun de la théologie; les idiomes vulgaires se font timidement entendre en face du latin, la langue universelle ; des essais de littérature nationale se montrent par-ci par-là ; la prose historique fait son apparition. A la généralisation, à l’expansion d’autrefois succède un travail plus divisé et plus intérieur. L’église ne poursuit plus de vastes conquêtes : elle se concentre en elle-même, se refait une discipline plus sévère, se réforme au moyen des ordres mendians, au moyen de tant de conciles se succédant à des intervalles si rapprochés. Même concentration, même travail intérieur dans la société politique. L’idée de la suprématie du saint-empire disparaît peu à peu devant le mouvement autonome des pays, des royaumes, des principautés; la bourgeoisie prend conscience de sa force et de ses droits. D’une manière lente, parfois imperceptible, mais continue, s’élèvent ainsi les fondemens sur lesquels se reconstituera l’Europe moderne, l’Europe des états et des nations. Le moyen âge ne connut point, à proprement parler, de nations, ni de patries : on était de son manoir, de son couvent, de sa cité, et puis on était d’un grand ordre cosmopolite, on était chevalier, évêque, moine, troubadour, etc. Dante traverse l’Italie de long en large avec le sentiment d’un triste exilé sur une terre étrangère : c’est qu’il lui faut sa ville natale, les fonts de Saint-Jean où il fut baptisé enfant...


LE VICOMTE GERARD. — Le ruisseau de la rue du Bac !

LE PRINCE SILVIO. — Encore dans les récits de Froissart, de Monstrelet, vous pouvez constater partout que le chevalier français se sent bien plus le frère, le compagnon, le pays du chevalier anglais, allemand ou espagnol, que du bourgeois ou du vilain de France. L’agrégation d’élémens sociaux était horizontale alors, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et tenait plus à des idées communes, tandis qu’elle est devenue depuis verticale, enfoncée dans les profondeurs du sol, bornée par des limites terrestres et maintenue par un commun intérêt...

L’ABBE DOM FELIPE. — Ne vous semble-t-il pas, mon prince, que nous nous acheminons de nouveau étrangement vers cette stratification horizontale de la société humaine que connut le moyen âge, et que ce sont précisément les intérêts qui maintenant nous y poussent? Malgré tout le bruit qu’on ne cesse de faire avec les nationalités, le sentiment patriotique va s’affaiblissant dans les masses : la commune de Paris vient de nous le prouver d’une manière terrible. Les ligues d’ouvriers ne font-elles pas déjà abstraction complète de la nationalité, et le radicalisme cosmopolite ne forcera-t-il pas la conservation à devenir cosmopolite à son tour? En parlant naguère de l’Internationale noire comme pendant à l’Internationale rouge, certain chancelier de fer a peut-être été plus profond sans le savoir, que de propos délibéré il n’a pensé être haineux...

LE PRINCE SILVIO. — Corsi, ricorsi,.. dirait ici notre Vico; et de telles considérations doivent, dans tous les cas, nous rendre d’autant plus indulgens envers tous ceux qui, témoins de la mystérieuse métamorphose inaugurée dans le monde à partir du XIIIe siècle, n’eurent pour elle aucun enthousiasme, ni seulement ne la comprirent. « C’est le caractère distinctif de cette époque, a dit M. Guizot, qu’elle a été employée à faille de l’Europe primitive l’Europe moderne : de là son importance et son intérêt historique ; si l’on ne la considérait pas sous ce point de vue, si l’on n’y cherchait pas surtout ce qui en est sorti, non-seulement on ne la comprendrait pas, mais on s’en lasserait promptement. Vue en elle-même en effet, et en elle seule, c’est un temps sans caractère, un temps où la confusion va en croissant sans qu’on en aperçoive les causes ; temps de mouvement sans direction, d’agitation sans résultat : royauté, noblesse, clergé, bourgeoisie, tous les élémens de l’ordre social semblent tourner dans le même cercle, également incapables de progrès et de repos[3]. »

Y a-t-il rien d’étonnant dès lors que des temps ainsi en apparence décousus et confus aient surtout lassé et choqué un poète épris de la sublime harmonie des sphères, un penseur pénétré de la magnificence du Co>mos divin, un homme d’étude qui, jusque dans les traités de scolastique, jusque dans les commentaires qu’il donnait à ses canzones, cherchait la symétrie, la belle ordonnance et l’enchaînement logique ?.. Dante n’avait que trois ans lorsque périt sur l’échafaud de Naples le jeune et infortuné Conradin, le dernier rejeton de la race des Hohenstaufen, la grande race des empereurs ; arrivé à la maturité de l’âge « il vit dans Anagni entrer le fleurdelisé, » il vit la papauté s’acheminer vers la captivité babylonienne d’Avignon : et tout cela au lendemain même de la vision merveilleuse, au lendemain du jubilé de 1300 qui fut comme l’examen de conscience et la confession générale du moyen âge expirant ! La nouvelle substruction sociale qui lentement se formait ne se révélait aux contemporains que par des décombres, par l’ébranlement qu’elle apportait au grand édifice du passé ; le jeune organisme qui naissait était encore tout enveloppé de sa larve, et cette larve parut à bon droit hideuse. « Ce nouveau monde est laid, — ainsi s’exprime, en abordant le siècle de Philippe le Bel, l’historien qui a eu entre tous l’intuition des époques[4] ; — il naît avocat, usurier ; papauté, chevalerie, féodalité périssent sous la main du procureur, du banqueroutier, du faux-monnayeur. si ce monde est plus légitime que celui qu’il remplace, quel œil, fût-ce celui de Dante, pourrait le découvrir en ce moment ?.. » Et lorsque, se détournant de la vaste scène de ce monde étrange et informe, Dante voulait ne fixer son regard que sur la patrie toscane, sur la cité de Florence, y découvrait-il autre chose que les conséquences fatales de l’anarchie universelle, le désordre moral et social, la confusion des idées, la confusion des langues, et jusqu’à la confusion des partis? Lui-même, entraîné par le tourbillon, n’a-t-il pas été tour à tour guelfe et gibelin; parmi les neri la veille, et le lendemain parmi les bianchi ;-tel jour du côté du popolo grasso, et tel autre du côté du popolo minuto?.. A la distance où nous sommes placés aujourd’hui, force nous est, malgré tout, d’admirer ces turbulens bourgeois de Florence qui, au milieu d’une telle effervescence de haines et de luttes civiles, savaient pourtant s’imposer la noble tâche de bâtir Santa Maria del Fiore, savaient « faire correspondre les ouvrages de la commune à la grande âme que composent les âmes de tous les citoyens unis dans une même volonté[5]. » Nous sommes même tentés de nous demander si ce n’est pas précisément grâce à cette vie pleine d’orages, agitée et fiévreuse, que la ville des bords de l’Arno a dû de renouveler l’exemple d’Athènes, et devint le berceau glorieux de tant de génies immortels depuis Alighieri et Giotto jusqu’à Michel-Ange et Machiavel? Mais celui qui vivait au milieu de la tourmente et en recevait les secousses quotidiennes, celui-là était bien excusable d’en juger autrement. Celui-là pouvait bien penser qu’Athènes et Lacédémone avaient été des républiques bénignes et béotiennes en comparaison de cette cité toscane « dont les subtiles dispositions de mi-novembre ne s’accordaient plus avec celles du mois d’octobre; cité qui, de mémoire d’homme, n’a cessé de changer à tout moment ses lois, sa monnaie, sa magistrature et ses mœurs, semblable au valétudinaire qui ne peut trouver de repos sur son lit. de souffrance et s’escrime contre sa douleur en se tournant et se retournant... »

LE MARCHESE ARRIGO :

Atene e Lacedemona, che fenno
L’antiche leggi, e furou si civili,
Fecero al viver bene un picciol cenno

Verso di te, che fai tanto sottili
Provvedimenti, ch’ a mezzo novembre
Non giugne quel che tu d’ottobre fili.

Quante volte del tempo che rimembre,
Legge, moneta, e ufici, e costume
Hai tu mutato, e rinnovata membre!

E se ben ti ricorda, e vedi lume,
Vedrai te somigliante a quella inferma,
Che non può trovar posa in su le plume,

Ma con dar volta suo dolore scherma[6].


LE PRINCE SILVIO. — Banni de Florence dès les premiers jours de l’année 1302 par un décret injuste, arraché ainsi de bonne heure à la vie d’action, mais enlevé par là même à la mêlée des luttes incessantes, absorbantes, Alighieri parvint avec le temps à juger de plus haut les vicissitudes et les partis de son pays natal ; dans ce recueillement de l’exil, il finit même par se construire tout un grand système de politique universelle dont il espéra le salut du monde : car c’est le propre, hélas ! de toute émigration que d’être millénaire… À l’exception de la Vita nuova (achevée encore à Florence), ce système se reflétera désormais dans tous les écrits de notre poète : dans le Convito aussi bien que dans le livre sur la Langue vulgaire et dans les pamphlets des années 1310 et 1311 ; il formera, comme nous le verrons bientôt, la trame continue et serrée de la Divine Comédie. Ce n’est toutefois que dans son ouvrage sur la Monarchie que Dante a présenté ses idées politiques avec suite et ensemble et les a réunies en un corps de doctrine dont il importe de se rendre un compte bien exact avant de procéder à toute étude tant soit peu sérieuse du « poème sacré. »

Chose vraiment bizarre : tandis que nombre de commentateurs s’ingénient à découvrir dans la vie religieuse de Dante une crise, un dualisme, « une trilogie » complètement imaginaire, presque tous en revanche ne se lassent pas de lui attribuer sous tous les autres rapports une unité de conduite, d’inspiration et de conviction non moins incompatible avec la réalité historique ! Dans l’amant, ils n’admettent pas de défaillance ni de déviation, et, en dépit de ses propres aveux, ils se portent garans de sa constance inébranlable envers Béatrice morte comme vivante. Dans le poète, ils ne veulent pas distinguer, — on nous l’a bien éloquemment démontré hier, — entre le sonnettiste de la Vita nuova, émule de Guinicelli, de Gavalcanti, de Cino, et le chantre original et sublime de la Divine Comédie. Et de même, dans l’homme politique, ils s’efforcent d’atténuer, de supprimer autant que possible les changemens, les évolutions et les transformations indéniables : là encore on nous présente « un Dante tout uni, un Dante fait tout d’une pièce, » ayant toujours plané au-dessus des passions et des factions, ayant toujours « fait à lui seul son parti : »

… Si ch’ a te fia bello
Averti fatta parte per te stesso[7].

A en croire la plupart des critiques, Alighieri n’aurait jamais partagé les passions soit des neri, soit des bianchi; il se serait toujours et dès l’origine, inspiré des mêmes principes, des principes

supérieurs aux circonstances, de ces principes en un mot, qu’il devait plus tard développer avec tant d’ampleur dans son livre sur la Monarchie : d’aucuns même assigneraient volontiers à cet écrit une date antérieure au bannissement, antérieure à la Vita nuova, antérieure au priorat ! S’il y a cependant un fait bien établi et irrécusable, c’est qu’Alighieri a été ballotté par la tempête politique d’un parti à l’autre, que, ne guelfe, il a été amené à faire cause commune avec les gibelins; s’il y a aussi une thèse qui ait pour elle toutes les preuves matérielles et morales, c’est que le livre de la Monarchie a été composé loin de Florence et du tumulte des factions. Aux époques troublées de l’histoire, ce n’est que dans l’exil, dans l’éloignement, que peuvent éclore des œuvres telles que la Monarchie de Dante, les Soirées de Joseph de Maistre, ou la Théorie du pouvoir de M. de Bonald...

Je ne saurais en effet ni mieux, ni plus brièvement caractériser la position prise par Alighieri à l’égard des tendances de son siècle, qu’en rappelant celle qu’un de Maistre ou un Bonald a, dans des temps plus rapprochés de nous, assumée en face de la révolution. Là comme ici vous pouvez constater le même déni absolu, le même refus de toute concession, la même rigueur de doctrine qui ne veut rien accorder à l’avenir, n’a foi que dans le passé, et ne recule devant aucune des conséquences des prémisses posées. Ce qui frappe dès l’abord dans le système politique de l’exilé florentin, c’est l’abstraction complète qui y est faite du principe des nationalités, le principe moteur de l’époque, le grand ferment de la société chrétienne d’alors. Dante est cosmopolite dans toute la force du terme, ainsi résume ses recherches en cette matière celui de ses biographes[8] qui, à mon sentiment, a eu les vues historiques les plus claires, et admirablement saisi la signification de l’écrit sur la Monarchie dans le mouvement des idées du moyen âge. « Pour moi, s’écrie notre poète dans son livre sur la Langue vulgaire, ma patrie c’est l’univers, comme la mer l’est pour le poisson[9] ! » Pour lui, tous les malheurs, toutes les calamités du présent ne viennent que de ce que le genre humain a commencé à se diviser dans ses efforts, — in diversa conari, — et à devenir un monstre à plusieurs têtes, — bellua multorum capitum[10]. — Ce n’est pas qu’il méconnaisse les complexités et les variétés créées par la nature, et qu’il veuille imposer un régime uniforme, indistinct à tous les habitans de la terre. « Autrement, dit-il dans sa manière scolastique, doivent être gouvernés les Scythes qui vivent sous une grande disproportion de jours et de nuits, et sont affligés d’un froid intolérable, et autrement les Garamantes qui jouissent de l’égalité du jour et de la nuit, et que les chaleurs extrêmes forcent à marcher tout nus. » Mais au-dessus de ces régimes divers et des princes qui les appliquent, il faut qu’il y ait une volonté suprême qui représente l’unité du but. L’unité, pense-t-il, est aussi nécessaire dans l’ordre temporel que dans l’ordre spirituel : si la chrétienté a besoin d’un pape pour son salut éternel, elle a un égal besoin d’un empereur pour son salut en ce monde. Les deux institutions sont divines au même titre, et c’est « déchirer la robe sans couture du Christ » que de ne pas voir le rapport intime, indissoluble entre l’unité dans l’église et l’unité dans l’empire…

À la fois visionnaire et logicien, — car les deux termes sont loin de s’exclure, — Dante invoque à l’appui de sa thèse la religion et la science, l’Évangile et Aristote, les prophètes de la Bible et les poètes de l’antiquité, l’histoire sacrée et l’histoire profane. Cette fiction colossale du moyen âge qui voyait dans l’empire de Charlemagne la continuation du règne de Constantin le Grand et d’Auguste, Alighieri l’accepte avec un sérieux profond, terrible, et lui donne encore des proportions tout autrement démesurées, fantastiques. Ce n’est pas seulement Constantin, ce n’est pas seulement Auguste, mais c’est le peuple romain dans son ensemble et depuis son origine qui a été le vase d’élection pour l’unité du genre humain, sous la loi du Christ. Le doigt de Dieu est aussi reconnaissable dans l’histoire du peuple romain que dans celle du peuple juif[11]. La ville sur le Tibre fut fondée vers la même époque que la maison de Jessé d’où sortit la vierge Marie ; les Hébreux étaient prédestinés à produire de leur sein la vraie foi universelle, comme les Romains le véritable état universel. Le grand ancêtre de ceux-ci fut Énée, dans lequel s’unirent les trois parties du monde : il eut pour aïeux Assaracus de Phrygie, Dardanus d’Europe et Électre, fille d’Atlas l’Africain ; il eut pour ses trois épouses : Creuse, fille de Priam l’Asiatique, Didon de Carthage, et Lavinia, la mère des Albains. Le bouclier tombé du ciel pendant que Numa faisait ses sacrifices, la fuite de Clélie, les oies qui sauvèrent le Capitole, la pluie de grêle qui empêcha Annibal de poursuivre sa victoire, etc., Dante énumère tous ces faits, tous ces miracles, comme les signes évidens des desseins que Dieu a eus de tout temps sur l’urbs : Dieu lui destinait de bonne heure la monarchie universelle qu’elle finit en effet par posséder. L’Évangile de saint Luc ne dit-il pas expressément qu’à la naissance du Christ César Auguste fit faire le dénombrement des habitans de toute la terre? Par sa naissance comme par sa mort, le Christ a donné la suprême sanction à la puissance romaine : il s’est conformé à l’édit d’Auguste en naissant, et il a reconnu le pouvoir judiciaire de Tibère (dans son représentant Pilate à Jérusalem) en mourant ; car il n’y a qu’un juge légitime qui puisse prononcer une peine légitime, et le Christ a voulu subir en sa personne la peine légitime du péché d’Adam.

Si le peuple-roi a été ainsi distingué par Dieu, s’il lui a été donné de fonder cette monarchie universelle qu’avaient vainement ambitionnée les Assyriens, les Égyptiens, les Perses et les Macédoniens, c’est que les fils de Cincinnatus, de Fabricius, de Camille, de Brutus l’Ancien, de Scævola, de Décius, de Caton le Vieux, etc., se sont montrés dès l’origine dignes d’une si haute faveur, d’une mission aussi glorieuse par leur piété, par leur esprit civique et gouvernemental, par leur désintéressement, — car, bien entendu, c’est à la seule fin de faire le bonheur du genre humain que les descendans de Romulus ont poursuivi la conquête du monde ! Ne souriez pas trop, messieurs, à cette sublime philanthropie prêtée généreusement aux durs légionnaires : M. Mommsen lui-même, ce Darwin de l’histoire, n’a-t-il pas reproché de son côté à la génération de Flaminius un sentimentalisme déplacé à l’égard de la Grèce? Dante cite avec empressement, avec triomphe le mot célèbre de Cicéron, que Rome a exercé sur l’univers plutôt un patronage qu’une domination[12]. Et si tel a été déjà le caractère de l’empire romain encore que païen, on se doute des vertus que l’auteur de la Monarchie revendique pour cet empire devenu saint et chrétien. L’empereur, ne cesse-t-il de répéter, est aussi nécessaire à notre salut temporel, que la papauté à notre salut spirituel; lui seul peut donner au genre humain la paix, la justice et la liberté...

Spectacle étrange que celui de ce transfuge guelfe, venant ainsi apporter aux gibelins leur déclaration des droits, la théorie de leur légitimité et de leur raison d’être, que dis-je? venant formuler pour le moyen âge tout entier, une foi politique, pressentie, entrevue, en partie même pratiquée depuis des siècles, mais jamais auparavant aussi rigoureusement précisée et démontrée! Et tout cela au moment où cette foi a déjà perdu bien de sa force sur les consciences, où l’idéal n’agit plus depuis longtemps sur les imaginations! Tant de générations ont passé sur la chute des Hohenstaufen et l’écroulement de leur édifice; à l’heure qu’il est, vers la fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe les princes de la maison de Habsbourg, pour se faire élire empereurs à Francfort, doivent régulièrement commencer par une renonciation solennelle à tout projet au-delà des Alpes[13] ; à l’heure qu’il est, les grands électeurs et feudataires de la Germanie ne travaillent qu’à constituer des principautés autonomes, à désagréger leur vaste patrie en diverses Allemagnes, selon l’expression caractéristique des chroniqueurs français de l’époque. Et comme en Allemagne, ainsi en est-il du reste de l’Occident chrétien : tout y tend à s’individualiser et à former des organismes distincts. La France se ramasse et se centralise sous les successeurs de saint Louis ; l’Italie s’épanouit en royaumes et en républiques vivaces et prospères ; les enfans de Tell posent les fondemens de leur indépendance et de leur confédération en cantons ; les villes de Flandre développent leurs industries, leurs libertés, leurs amitiés[14]. Un compatriote, un contemporain de l’auteur de la Monarchie, et qui lui aussi avait reçu sa secousse du jubilé de 1300, y trouve précisément l’idée de la décadence de Rome, — de l’ancien ordre de choses, — et de la grandeur future de Florence, — des formations modernes, — et il se met à écrire en langue nationale l’histoire de sa cité[15]. Mais aux yeux de Dante, tout ce mouvement général, irrésistible, n’est qu’une aberration néfaste, « une nouvelle chute d’Adam, » l’essai impie de déchirer la robe sans couture du Christ, — et il demande la monarchie universelle, le rétablissement du saint-empire romain ; il dit à l’humanité de rebrousser chemin, au temps de s’arrêter dans sa marche : Sol, contra Gabaon ne movearis ! Et ce qui ajoute à l’étrangeté du drame, ce qui lui donne un intérêt saisissant, vraiment pathétique, c’est qu’il arrive un moment où le verbe du visionnaire est sur le point de devenir chair, où le rêve de l’exilé semble tout près de se changer en un grand événement de l’histoire. Cette œuvre de restauration impériale qu’un génie solitaire, un pauvre proscrit, invoque théoriquement depuis des années, — elle vient un jour tenter spontanément l’esprit aventureux d’un petit comte de Lutzelbourg, longtemps l’homme-lige du roi de France, mais auquel le poignard d’un parricide donne tout à coup, en 1308, l’accès du trône d’Allemagne. A peine installé sur ce trône, Henri VII annonce sa venue à Rome, son Römerzug, la résolution inattendue de relever le drapeau des Hohenstaufen !..

Il est aisé de concevoir le tressaillement que dut éprouver Alighieri à une apparition aussi soudaine, aussi radieuse pour lui ; mais il faut lire ses « épîtres, » les écrits qu’il sema tout le long de la route de Henri VII des Alpes à Florence, il faut les lire dans leur prolixité enflammée, dans leur latin à la fois emphatique et biblique, pour se faire une idée de l’homme, pour mesurer toute la hauteur de son exaltation et toute la profondeur de son aveuglement. Dans la première de ces feuilles volantes, Alighieri s’empresse d’annoncer au monde la bonne nouvelle, le message céleste. Dieu enfin a eu pitié des misères intolérables du genre humain ; il s’est redressé le lion de la tribu de Juda, et voici venir un second Moïse qui délivrera le peuple de toutes les plaies d’Egypte ; voici le «Titan pacifique» qui fera reverdir la justice. Que l’Italie se lève donc dans la joie et l’allégresse et qu’elle aille au-devant de son fiancé, le consolateur de l’univers, l’orgueil des nations, Henri plein de grâce, le divin, l’auguste et le César ! Et le poète adjure tout « le sang longobard » de dépouiller « sa barbarie accumulée. » Si les générations présentes ont encore gardé quelque reste de l’ancienne sève « des Troyens et des Latins, » qu’elles se hâtent de saluer l’aigle impériale qui va fondre avec la rapidité de l’éclair !.. Le Lutzelbourg descend en effet les Alpes dans le mois d’octobre 1310, avec sa cohorte de cinq mille mercenaires, — mélange bizarre et bigarré de langues et de races; — les débris, les proscrits du parti gibelin se portent au-devant de lui de toutes parts, et Dante est du nombre. « Il voit la majesté impériale, il entend ses paroles, et il se dit en lui-même : Ecce Agnus Dei, ecce qui abstulit peccata mundi[16] ! » mais il ne lui demande ni emplois, ni honneurs, ni récompenses. Son compatriote et son confrère en Apollon, Cino da Pistoja, accouru du fond de la France, entre au service de l’empereur, devient un des agens de sa diplomatie; Dante, — et ceci témoigne de son parfait désintéressement, — se contente d’avoir vu le Messie et retourne en Toscane, « aux sources de l’Arno, » d’où il datera ses pamphlets suivans, tous destinés à préparer les voies du Seigneur et à redresser ses sentiers.

C’est que la marche du libérateur du monde est loin d’être triomphale : le « Titan pacifique » ne peut avancer qu’au milieu des flammes et du carnage. Lodi, Crémone, Brescia et mainte autre ville lombarde se soulèvent et ferment leurs portes ; Florence devient le centre de la résistance politique. Alighieri est indigné et consterné de cette audace, de cette folie criminelle, et il multiplie les exhortations. Les insensés, les égarés, qui ne reconnaissent pas le mandataire de Dieu, et « qui croient qu’il y a prescription contre le droit public! » Ils s’insurgent contre l’unité impériale : pourquoi alors ne s’insurgent-ils pas également contre l’unité apostolique? Après avoir ainsi argumenté, persuadé, supplié, il finit par menacer : « Toutes les souffrances que, dans sa fidélité, endura jadis la glorieuse ville de Sagonte pour la cause de la liberté, vous les éprouverez, vous, dans votre trahison et dans votre honte, pour la cause de l’esclavage[17]!..) Ce châtiment terrible, il ne se borne pas à le faire entrevoir, à en user seulement comme d’un moyen d’intimidation : il ne tarde pas à le provoquer lui-même, à l’appeler de tous ses vœux et contre sa propre ville natale. Il s’adresse directement à Henri VII, dans sa fameuse lettre du 16 avril 1311, et lui demande de porter un coup décisif, « le coup au cœur, » pour parler le langage de nos jours. L’empereur a tort, y dit-il, de s’attarder dans la compression des villes lombardes, et c’est en vain qu’on espère tuer l’hydre en lui abattant une tête après l’autre. Crémone domptée, Verceil, Bergame, Pavie, etc., se révolteront à tour de rôle. Il faut mettre la cognée à la racine de l’arbre vénéneux ; la source empoisonnée est dans la vallée de l’Arno, non point dans celle du Pô ou du Tibre, et Florence est le nom de ce mal horrible. Voilà la vipère qui déchire les entrailles de ses propres parens, la bête immonde qui infecte de sa contagion le troupeau du maître, une Myrrha impie dévorée d’incestueuses ardeurs, une Amata lubrique qui doit périr par la corde, u Lève-toi donc et mets fin à tes lenteurs, illustre rejeton d’Isaïe, aie foi dans ton seigneur, le Dieu Sabaoth, sous les yeux duquel tu marches ; viens abattre le Goliath avec la fronde de ta sagesse et la pierre de ta puissance; à cette chute, la nuit et les ombres de la terreur couvriront le camp des Philistins, et Israël sera délivré!..» Oh! assurément, si l’on veut ne pas être tout à fait injuste envers un des plus grands génies de l’humanité, il faut, en lisant ces pamphlets furibonds, toujours se rappeler que ce sont là les cris de convulsion d’un parti agonisant, d’un parti humilié et opprimé par un autre non moins violent que lui ; il faut aussi se rappeler que le patriotisme, tel que nous le comprenons aujourd’hui, n’existait pas à cette époque, et qu’Alighieri surtout était un cosmopolite convaincu, un théoricien fasciné par son idéal, emporté par son Fiat justitia! Mais ne nous étonnons pas non plus que la Florence d’alors n’ait jamais voulu pardonner à son fils les épîtres de 4 310 et 1311, et que le poète, pour lequel, de son vivant même, selon la belle expression de Michel-Ange, le ciel a toujours eu ses portes grandes ouvertes, ait trouvé celles de sa cité impitoyablement fermées devant lui jusqu’au jour de sa mort.

Peu de mots suffiront pour résumer la campagne du Lutzelbourg en Italie : elle fut piteuse du commencement à la fin. La résistance au libérateur était générale et se reformait derrière lui à mesure qu’il avançait dans l’intérieur du pays. Il ne put mettre la main à Monza sur la fameuse couronne de fer, et force lui fut de recourir, pour la cérémonie indispensable, à une imitation de ce diadème symbolique; comme plus tard à Rome, il dut se contenter du sacre dans la basilique du Latran, les guelfes s’étant emparés de la cité léonine avec le sanctuaire de Saint-Pierre, où ils demeurèrent inexpugnables. De retour de Rome, il vint enfin mettre le siège devant Florence; il ne tarda pas à y succomber, le 24 août 1313, au mal qui le rongeait depuis les jours de Brescia, et presque toute l’Italie reçut cette nouvelle avec un véritable sentiment de délivrance : les temps étaient bien changés depuis les Hohenstaufen! C’est ce dont Dante ne s’était point douté en édifiant, pendant tant d’années, son système de cosmopolitisme impérial, et en saluant, dans la suite, de tous ses hosanna, le « Henri plein de grâce » qui devait réaliser son rêve ; c’est ce qu’il s’obstina à ne pas vouloir reconnaître, même après le misérable avortement de la folle entreprise. Décevant, mais éternel jeu de toute politique d’émigrés : le publiciste, aux yeux duquel le messie auparavant tardait tant à venir, le poète, qui n’avait cessé de reprocher aux premiers Habsbourg leur coupable négligence, — qui était même allé jusqu’à voir dans la mort violente d’Albert d’Autriche le châtiment céleste de cette inaction[18], — le même visionnaire, après la catastrophe de 1313, chercha de la consolation dans la pensée que le sauveur était venu... trop tôt!

... L’alto Arrigo, ch’ a drizzare Italia
Verra in prima ch’ ella sia disposta,


dira Béatrice, en montrant au paradis le trône qui est réservé au Lutzelbourg, l’un des plus glorieux sièges dans la rose flamboyante[19]... Alighieri demeura fidèle jusqu’au dernier jour à sa conception de la monarchie universelle, à son idéal du saint-empire romain; et, avant comme après la déception de 1313, il ne cessa d’exalter et de prophétiser cet idéal dans la grande œuvre de sa vie, dans le « poème sacré, » dont il va nous être maintenant sans doute plus facile de saisir l’inspiration et le but.

J’en demande pardon à mon illustre ami le commandeur, ainsi qu’à notre cher académicien, qui, tous les deux et à plusieurs reprises, ont appelé la Divine Comédie une épopée, voire l’épopée du moyen âge par excellence. Quelque courante que soit devenue l’expression, je la crois néanmoins peu justifiée et prêtant surtout à des malentendus de divers genres. Singulière épopée, en vérité, qui laisse dans l’oubli ou dans l’ombre les côtés les plus saillans, les traits les plus prononcés de l’époque qu’elle est censée résumer : la féodalité par exemple, la chevalerie, le travail profond des communes, l’élan magnifique des croisades. N’avez-vous pas été frappés, messieurs, du peu de place qu’occupent dans notre poème les héros, les fastes et les souvenirs des guerres de la terre-sainte; du faible retentissement qu’a trouvé dans les terzines ce cri de Dieu le veut! qui avait ébranlé, enflammé une longue suite de générations, et qui était loin d’avoir perdu tout sa force au temps d’Alighieri? Pendant bien des siècles encore après Dante, la lutte contre l’infidèle devait être la grande tentation, ou, si l’on aime mieux, la grande illusion des rois et des peuples; jusqu’à la bataille de Lépante, l’abandon de l’Orient n’a cessé de peser comme un remords écrasant sur la conscience des chrétiens, des souverains pontifes surtout, qui furent infatigables dans leurs efforts et leurs admonestations à ce sujet. C’est même par la promesse surtout d’une croisade, d’une expédition prochaine en Palestine, que le propre messie de notre poète, Henri de Lutzelbourg avait obtenu l’appui du pape Clément V pour son entreprise au delà des Alpes. Mais si Dante, parmi tant de griefs qu’il sait accumuler contre Boniface VIII, ne néglige point non plus celui « d’aimer mieux faire la guerre près du Latran que contre les Sarrasins et les juifs[20], » il n’insiste pas autrement sur la catastrophe de Saint-Jean-d’Acre, — catastrophe qui coïncida avec la mort de Béatrice, — et la perte de la terre-sainte ne lui arrache point un seul de ces cris de colère et de douleur qu’il trouve toujours en parlant de la chute du saint-empire. Combien de lacunes encore aurais-je à signaler, combien d’omissions à faire ressortir, — omissions graves et qui seraient impardonnables, s’il était vrai seulement que Dante a eu la pensée de faire l’épopée du catholicisme, de donner, — on l’a bien dit quelque part, — la Somme poétique du moyen âge, comme saint Thomas en avait donné la Somme théologique ! N’aurais-je pas alors le droit de réclamer contre l’oubli de tant d’actes mémorables, de tant de personnages grandioses de la martyrologie et de l’hagiographie catholiques ? Ne pourrais-je pas me plaindre également du silence gardé sur un Abeilard, sur un Arnaud de Brescia, sur un Thomas Becket, sur saint Louis et sur mainte autre figure qui a fait époque, qui a laissé une trace lumineuse dans l’histoire ? Pourquoi surtout, dans ce prétendu Panthéon épique, et parmi cette foule de noms obscurs dont si souvent je cherche en vain les vestiges dans les chroniques même locales, ne vois-je pas briller les noms de Léon 1er, de Léon III, de Nicolas Ier, de Léon IX, de Grégoire VII, d’Urbain II, d’Alexandre III, d’Innocent III, de Grégoire IX, d’Innocent IV : c’est-à-dire, les noms des pontifes les plus illustres et qui ont le plus marqué dans les annales de la chrétienté? N’est-il pas étrange d’avoir à constater dans la Divine Comédie l’absence complète de toute mention de l’empereur Henri IV et du pape Hildebrand, les deux personnifications les plus augustes, les plus fatidiques de la lutte séculaire entre la crosse et le sceptre?..


LA COMTESSE. — C’est étrange, en effet!

LE PRINCE SILVIO. — Mais pourquoi aussi s’obstiner à présenter Dante comme l’Homère ou l’Hésiode du monde gothique?... La Divine Comédie n’est ni l’Iliade du moyen âge ni la Théogonie du catholicisme : c’est un poème moral et politique, une exhortation éclatante, isaïenne, à l’adresse de la génération contemporaine, — la génération du grand jubilé. Le présent, l’actualité, le monde au commencement du XIVe siècle : voilà ce que le chant du Florentin a uniquement en vue et pour objet; toute autre époque de l’histoire n’y figure que comme réminiscence fortuite, tout rappel des événemens et des âges antérieurs n’y est qu’épisode, illustration, ornement et parfois même simple fantaisie ou caprice. Il n’est pas jusqu’au merveilleux échafaudage du Cosmos divin, jusqu’à la confession touchante d’une âme pécheresse, et au pèlerinage mystique à travers les trois royaumes invisibles qui ne constituent, à ce point de vue, le décor et le dehors seulement de l’œuvre véritable et de la pensée principale; tout cela forme seulement le cadre, — cadre sublime! — du tableau, ou plutôt du miroir que le poète, que le prophète entend présenter au monde visible et vivant, à la chrétienté de son temps. « Ecartant les subtiles recherches, — ainsi s’exprime Dante lui-même, et d’une manière bien significative, dans sa lettre dédicatoire au Cangrande délia Scala, — on peut dire brièvement que le but du poème, dans son ensemble comme dans ses parties, est d’arracher les vivants de cette vie de l’état de misère et de les conduire à l’état de félicité[21]. » Or pour les vivans de cette vie, — nous connaissons déjà à cet égard la conviction d’Alighieri, — l’état de misère provient du manque de toute unité, de toute direction suprême dans l’ordre temporel ; et l’état de félicité ne saurait être obtenu que par la restauration de cette unité, par le retour au saint-empire romain, et l’établissement de la monarchie universelle. Cette conviction, cette foi, elle inspire le poète de la Divine Comédie dans chacune de ses strophes, comme elle a inspiré le philosophe qui a médité le traité de la politique générale, le publiciste qui a écrit les pamphlets de 1310 et de 1311; elle demeure la pensée de toute sa vie, son Hoc opus, hic labor...

Sans doute, pour nous qui sommes placés si loin des temps et des idées de Dante, qui en sommes séparés par des transformations et des révolutions immenses, pour nous la forme l’emporte de beaucoup sur le fond dans son œuvre immortelle. Nous n’en apprécions véritablement que les épisodes éclatans et les décors magnifiques, nous voudrions nous en toujours tenir au cadre merveilleux, et volontiers nous redirions le mot de Zeuxis : « Le tableau, c’est le rideau ! » Mais outre qu’il s’agit ici de nous représenter un génie extraordinaire dans sa grandeur naturelle, de le replacer dans son milieu et de le remettre dans son vrai jour, il est juste de reconnaître aussi que rarement poète a su à ce point animer, renouveler sans cesse et passionner un thème moral et politique. Cet état de misère de la chrétienté, la Divine Comédie nous le fait voir dans une variété infinie, sous les aspects les plus inattendus, dans son action corrosive et dissolvante surtout ce qui est le bien, le vrai et le beau sous notre ciel, — pour arriver toujours à la même conclusion et à la même leçon, que la terre est livrée à l’anarchie, et que la famille humaine est dévoyée :

Pensa che in terra non è chi governi;
Onde si svia l’umana famiglia[22].


Rappelez-vous seulement, je vous en prie, ces terzines innombrables, enflammées sur la haine et la cupidité qui ont envahi les cœurs, ces imprécations retentissantes contre les guerres impies entre les peuples du même Christ, contre les divisions et les déchiremens « qui font se ronger les uns les autres ceux qu’enserrent un même mur et un même fossé[23]. » A tel endroit, le poète n’hésite pas à donner une version chrétienne du lugubre Non curœ deis de Tacite : il demande si Celui qui pour nous fut crucifié sur terre, a décidément « tourné ailleurs ses yeux justes? » et il revient toujours à son Porro unum necessarium, à l’urgence pour César « de s’élancer sur la selle et de faire sentir son éperon à la cavale devenue sauvage[24]. » Le salut n’est qu’à ce prix ; mais à ce prix il lui paraît immanquable, immédiat. On a parfois vraiment l’impression qu’il ne dépendrait que d’un César de fermer à jamais les portes de l’enfer, d’extirper le mal de dessus la terre, de changer du tout au tout la pauvre nature humaine! Chose curieuse, cet adorateur et prôneur du passé, cet homme de la réaction et de la restauration, comme nous l’appellerions de nos jours, il lui arrive, une fois emporté par sa fougue, de proclamer jusqu’à cette doctrine d’une orthodoxie bien équivoque et si chère à la démagogie moderne, la doctrine de Rousseau, que la nature humaine est bonne en soi et qu’elle n’a été corrompue que par les gouvernemens :

Ben puoi veder che la mala condotta
È la cagion che il mondo ha fatto reo,
E non natura che in voi sia corrotta[25] !


Et parmi ces mauvais gouvernemens qui ont corrompu la nature humaine, Dante dénonce en première ligne le gouvernement des souverains pontifes... Soumis au saint-siège dans toutes les choses de la foi avec une fidélité inébranlable, studieux à reconnaître toujours hautement et de la manière la plus explicite l’institution divine de la papauté, il s’élève avec d’autant plus de véhémence contre la politique de la curie romaine à l’égard de cette autre institution également divine, selon lui; l’empire. C’est cette politique, croit-il, qui, en entrant en lutte avec les empereurs, a semé partout l’esprit de révolte, encouragé les princes de la terre dans leur résistance contre leur chef suprême, l’oint du Seigneur, rendu insolentes jusqu’à ces villes bourgeoises et marchandes qui, fières de leur prospérité et de leur désordre, refusent de baisser sous le joug salutaire leurs cous endurcis. Ainsi a été déchirée la robe sans couture du Christ, et le genre humain est devenu un monstre à plusieurs têtes. Honte et sacrilège! Au lieu d’avoir le même amour pour toutes les brebis du troupeau que leur a donné le Sauveur, les papes les ont rangées, les unes à droite, les autres à gauche ; ils ont souffert que la tiare devint un signe de ralliement pour les partis, ils ont souffert que les clefs à eux confiées par le prince des apôtres fussent portées comme enseignes sur les étendards qui allaient combattre des baptisés!..

LE MARCHESE ARRIGO :

Non fu nostra intenzion ch’ a destra mano
De’ nostri successor parte sedesse,
Parle dall’altra, del popol cristiano ;

Né che le chiavi, che mi fur concesse,
Divenisser segnacolo la vessillo,
Che contra i battezzati combattesse[26]

L’ABBE DOM FELIPE. — Et en 1848 l’on a fait un crime à notre vénéré Pie IX d’avoir déclaré presque dans ces termes de Dante que, père de tous les chrétiens, il ne pouvait envoyer ses sujets combattre les Autrichiens, qui ont reçu le même baptême. politique, que de comédies en ton nom!..

LE PRINCE SILVIO. — L’origine de cette « perturbation du monde, » notre poète la fait remonter au IVe siècle: il la découvre dans la translation à Byzance du siège de l’empire, mesure qu’il attribue fort étrangement à une condescendance mal entendue de Constantin le Grand envers les papes. « C’est pour céder au Pasteur qu’il s’est fait Grec; l’intention était bonne, mais le fruit fut amer[27]... » Le fruit, ce fut l’immixtion du saint-siège dans les affaires des états, la domination qu’il voulut exercer dans l’ordre temporel, la passion de commander, de posséder et de s’enrichir qui s’empara de l’église. Alighieri ne se demande pas si ce développement n’était point une nécessité historique, et somme toute, un immense bienfait pour l’humanité; s’il n’y eut pas quelque chose de salutaire et de vraiment providentiel dans cette influence dévolue à un pouvoir tout moral et tout spirituel, au milieu d’une Europe envahie par des peuples barbares livrés jusque-là au seul culte de la force et à l’assouvissement de leurs instincts de jouissance et de destruction. Il ne se demande pas si l’œuvre de la paix sur la terre n’a pas été pendant des siècles bien plus le travail des papes que celui des successeurs de Charlemagne; si, sous ses yeux mêmes, encore en 1307, et malgré la captivité babylonienne de l’église, il n’a pas été donné à Clément V de faire cesser, à Poitiers, les luttes acharnées des comtes de Foix et des comtes d’Armagnac, de régler les affaires pendantes entre la France et l’Angleterre, entre la France et la Flandre, et de terminer, pour un temps du moins, la question de la succession de Hongrie. Sa théorie est faite, et il s’imagine une histoire universelle tout à l’avantage de cette théorie. « Jadis, dit-il, airs que Rome faisait le bien du monde, elle avait deux soleils qui éclairaient l’une et l’autre voie, celle d’ici-bas et celle de Dieu ; mais depuis que des deux lumières l’une a éteint l’autre, et qu’à la crosse l’épée a été jointe, tout alla de mal en pis ; pour avoir confondu les deux pouvoirs, l’église de Rome verse dans la fange et se souille elle-même et son fardeau. »

LE MARCHESE ARRIGO :

Soleva Roma, che il buon mondo feo,
Duo Soli aver, che l’ una e I’ altra strada
Facén vedere, e del mondo e di Deo.

L’un l’ altro ha spento ; ed è giunta la spada
Col pasturale ; e l’ uno et l’ altro insieme
Per viva forza mal conviea che vada,

Di’ oggimai che la Chiosa di Roma,
Per confondere in se duo reggimenti,
Cade uel fango, e sè brutta e la soma[28].


LE PRINCE SILVIO. — Mais ses plaintes les plus amères, les récriminations les plus terribles, les invectives les plus sanglantes, Alighieri les réserve pour la maison de France, pour les descendans de ce Capet dont il fait le « fils d’un boucher. » Vous avez tous, messieurs, présent dans l’esprit ce vingtième chant du Purgatoire qui donne l’historique des princes de la troisième dynastie de France : « Tant que la grande dot provençale ne leur ôta toute vergogne, peu valaient-ils, du moins faisaient-ils peu de mal ; mais à partir de là ils poussèrent par force et par mensonge leur œuvre de rapine, et puis, par pénitence, ils prirent le Pontois, la Normandie et la Gascogne… » Ces mots « par pénitence, » — per ammenda, — reviennent par trois fois comme rime invariable et sardonique dans la strophe. C’est par pénitence que Charles d’Anjou a mis à mort Conradin ; par pénitence encore qu’il a renvoyé aux deux saint Thomas, — car le poète accueille avidement une absurde tradition d’après laquelle l’Angevin aurait fait empoisonner le grand auteur de la Somme. Un autre Charles entre à Florence, « sans armes, avec la seule lance de Judas, » pour percer le flanc de la cité. Encore un autre Charles, captif en mer, fait traite et marché de sa fille ; « le corsaire du moins ne vend que ceux qui lui sont étrangers… » Ainsi se poursuit la diatribe, pour culminer dans le crime d’Anagni et le meurtre sacrilège des templiers.

LE MARCHESE ARRIGO :

I’ fui radice della mala planta,
Che la terra cristiana tutta aduggia
Si, che buon frutto rado se ne schianta…

Chiamato fui di là Ugo Ciapetta :
Di me son nati i Filippi e i Luigi,
Per oui novellamente è Francia retta…

Mentre che la gran dote provenzale
Al sangue mio non toise la vergogna,
Poco valea, ma pur non facea male.

Li comminciò con forza e con menzogna
La sua rapina ; e poscia, per ammenda,
Ponti e Normandia prose, e Guascogna.

Carlo venne in Italia, e per ammenda,
Vittima fe di Curradino ; e poi
Ripinse al ciel Tommaso, per ammenda.

Tempo vegg’ io non molto dopo ancoi
Che tragge un altro Carlo fuor di Francia,
Per far conoscer meglio e se e i suoi.

Senz’ arme n’ esce, e solo con la lancia
Con la quai giostiò Giuda ; e quella ponta
Si, ch’ a Fiorenza fa scoppiar la pancia…

L’altro, che già uscl preso di nave,
Veggio vender sua figlia, o patteggiarne,
Corne fan li corsar dell’ altre schiave[29]

LE PRINCE SILVIO. — M. Michelet a très justement appelé ces furieuses terzines « la plainte du vieux monde mourant contre le laid jeune monde qui lui succède[30]. » C’est qu’avec la clairvoyance de la haine, en effet, le théoricien fanatique du cosmopolitisme chrétien a reconnu là-bas, sur les bords de la Seine, « la racine de la male plante qui assombrissait toute la terre ; » il y a reconnu l’essai formidable d’un organisme indépendant, centralisé, uni en lui-même ; l’exemple éclatant et dangereux d’un nouvel ordre de choses incompatible avec la monarchie universelle. Il faut bien en convenir, l’œuvre poursuivie par les rois capétiens fut, dès l’origine, la contradiction, la négation plus ou moins consciente, plus ou moins avouée, mais continue et persévérante du saint-empire romain. Une telle œuvre ne devait pas trouver grâce devant Alighieri, alors même qu’il l’eût vue aux mains d’un saint Louis : aux mains d’un Philippe le Bel, elle lui parut satanique. Nous-mêmes, et malgré toutes nos idées sur la fatalité historique, sur la marche implacable du progrès, n’avons-nous pas encore aujourd’hui quelque peine à nous faire au légiste en cuirasse, au procureur bardé de fer, au fiscal sanguinaire qui fut le petit-fils de saint Louis, ainsi qu’à son terrible entourage de chevaliers ès-lois, les Marigni, les Plaisian, les Nogaret ? S’il est vrai que Philippe le Bel a « définitivement inauguré, sur les ruines du droit ancien, la conception de l’état, le pouvoir absolu du souverain, l’immoralité transcendante de la politique[31], » on ne peut qu’admirer le génie du poète gibelin d’avoir aussitôt démêlé le principe destructeur de son idéal et su lire dans les astres que ceci tuerait cela.

C’est par Hugues Capet lui-même, leur ancêtre, que Dante, fait prononcer ce violent réquisitoire contre « les Philippe et les Louis qui nouvellement gouvernent la France; » comme c’est dans les paroles célèbres prêtées au prince des apôtres, dans le Paradis, qu’il résume ses griefs principaux contre les indignes successeurs de Pierre, les «usurpateurs du saint-siège[32]. » Mais papes simoniaques et Capétiens hypocrites, affirme le poète, auront beau se liguer et honteusement s’accoupler, — puttaneggiar[33], — ils ne prévau- dront pas contre l’aigle impériale, « dont les serres ont su arracher la crinière des lions tout autrement forts[34]. » Dieu ne troquera pas ses armoiries contre les lis : ainsi conclut le splendide panégyrique de l’empire romain que Dante a placé avec intention dans la bouche de l’empereur Justinien[35], l’auteur de ce Code qui mit le sceau au grand labeur, — alto lavoro, — au travail séculaire du Senatus populusque : l’élaboration du droit!

Ce que nous avons vu par le livre de la Monarchie des idées d’Alighieri sur l’empire romain, — sur ses origines miraculeuses, ses destinées magnifiques, sa continuité légitime depuis Énée jusqu’aux Hohenstaufen, — le discours de Justinien ne fait que le récapituler après maintes autres strophes du « poème sacré, » reflétant toutes la même et invariable doctrine. Je noterai seulement que dans la Divine Comédie ces idées empruntent à la poésie une splendeur que n’avait pu leur donner la déduction scolastique du traité en prose. Ce parallélisme constant de l’antiquité et de la chrétienté, ce syncrétisme universel de l’histoire profane et de l’histoire sacrée, finit par subjuguer votre esprit et par vous faire presque accepter l’inconcevable fiction. Les croyances politiques du pèlerin inspiré ont tout aussi bien que ses croyances religieuses leur ancien et leur Nouveau Testament; les Romains sont pour lui dans l’ordre temporel ce que sont les Juifs dans l’ordre spirituel : le peuple d’élection, le peuple de Dieu. De là sa sévérité pour tous ceux qui furent hostiles à Rome, à la Rome même fabuleuse, pour les héros de l’Iliade, un Ulysse, un Diomède, qui ont détruit Troie, la patrie d’Énée; de là sa colère contre Annibal et ses « Arabes, » contre Brutus et Cassius surtout, les meurtriers de César, les traîtres des traîtres, dont il assimile le crime comme le châtiment à celui de Judas. De là enfin son enthousiasme, sa vénération pour Virgile, le chantre sublime de la gloire et de la grandeur du peuple-roi et de l’empire, le poète inspiré qui a su prononcer le mot prophétique :

Tu regere imperio populos, Romane, memento!

Que si maintenant aux trois discours dont il vient d’être parlé, d’Hugues Capet, de l’empereur Justinien et du prince des apôtres, — nous voulions joindre en dernier lieu celui de Cacciaguida, nous aurions alors, je crois, tout le système politique et social d’Alighieri résumé dans ses traits les plus essentiels et traduit dans le plus magnifique des langages. La figure de Cacciaguida, — un ancêtre du poète, un preux chevalier, mort en terre-sainte vers 1147, — remplit jusqu’à quatre chants du Paradis[36], et la considération seule de l’étendue donnée à l’épisode devrait déjà nous engager à en retenir autre chose encore que les fameux vers sur les misères de l’exil, ou la recommandation de ne rien taire de la vision merveilleuse et de « laisser se gratter ceux qui ont la rogne : »

Tutta tua vision fa manifesta,
E lascia pur grattar dov ’è la rogna[37] !


Cet épisode, en effet, est avant tout une apothéose sans pareille et sans réserve du passé; l’évocation d’un témoin et d’un représentant des anciens âges sert de prétexte au chantre gibelin pour cribler de ses flèches les plus acérées et les plus railleuses le développement démocratique des générations qui suivirent. Dante est un aristocrate dans la plus rigoureuse acception du mot, et rien de plus caractéristique à cet égard que le cri qui lui échappe à la vue de son aïeul au Paradis : « O noblesse du sang, dit-il, quoi d’étonnant que les hommes là-bas, sur la terre, en soient si fiers, puisque j’en ai éprouvé de l’orgueil jusque dans le ciel? » Il ajoute, il est vrai, — comme s’empressera d’ajouter tout aristocrate intelligent, — « que c’est là un manteau qui bien vite se raccourcit et que le temps ronge à l’entour de ses ciseaux, si l’on ne prend soin d’en augmenter l’étoffe de jour en jour; » mais il n’en regarde pas moins toute adultération du sang, toute mésalliance comme une cause d’abaissement et de ruine, non-seulement pour les familles, mais même pour les cités :

Sempre la confusion delle persone
Principio fu del mal della cittade.
Corne del corpo il ciho che s’ appone[38].


Déjà dans un passage précédent de l’Enfer[39] il avait donné pour origine des malheurs de Florence le mélange qui s’y fit des indigènes antiques et de naissance romaine, avec « le peuple ingrat et malin qui est descendu de Fiesole, et qui garde encore quelque chose de la montagne et du rocher ; ainsi dépérit le doux figuier au milieu des sorbiers sauvages. » Ici[40], dans le discours prêté à Cacciaguida, il revient sur les inconvéniens et les calamités de cette population mixte, cittadinanza mista. La ville qui jadis fut « pure jusque dans le dernier de ses artisans, supporte maintenant la puanteur des rustres immigrés de la campagne aux yeux aiguisés pour le lucre. » Qu’il renverrait volontiers ces « changeurs ou marchands, » dans le Montemurlo, à Acolie, à Valdigrieve, à Simifonti, « où leurs grands-pères n’avaient fait que mendier ! » Que sa colère gronde contre la gent parvenue, « espèce insolente, qui devient dragon derrière tout fuyard, mais s’adoucit en agneau devant quiconque lui montre les dents ou seulement la bourse ! » Il énumère avec complaisance, avec abondance, les vieilles familles nobiliaires qui furent grandes et puissantes dans la commune du temps de son ancêtre, temps heureux et béni, où la ville avait pour limites le Pont-Vieux et le Baptistère, et seulement le cinquième de la population d’à présent ! Sans doute la vue d’Uccellatojo n’effaçait pas alors celle du Montemario à Rome par sa splendeur, et on ne connut point ces palais qui paraissent vides tant ils sont immenses, ni des Balthazars empressés à montrer tout ce qui peut se faire dans des salles aussi vastes. Modestes étaient les fortunes, médiocres les dots des filles, simples les parures des femmes, et tel chef d’une maison illustre se contentait de porter des habits de cuir ; mais aussi une matrone galante et un homme d’affaires et d’intrigues étaient des phénomènes non moins extraordinaires à cette époque que ne le seraient aujourd’hui une Cornélia et un Cincinnatus… Relisez, messieurs, ces quatre chants d’une poésie merveilleuse, où les accens d’Isaïe et ceux de Juvénal alternent sans relâche et sans choc ; mais relisez aussi, comme commentaire utile, indispensable la page qu’un compatriote, un contemporain de notre poète, a consacrée au tableau de la Florence d’alors. « La Florence d’alors, nous dit Jean Villani[41], possédait quatre-vingts banques qui centralisaient le crédit du monde entier et faisaient les emprunts de tous les états de l’Europe ; la seule industrie des draps y occupait deux cents fabriques et trente mille ouvriers ; le revenu annuel de la république était de 300,000 florins d’or. » Macaulay fait observer quelque part[42] que ce revenu dépassait de beaucoup celui que l’Angleterre et l’Irlande purent fournir ensemble trois siècles plus tard, à la reine Elisabeth. — Et c’est à de tels princes marchands et rois changeurs que l’arrière-petit-fils de Cacciaguida prêchait le retour aux habits de cuir des Berti, des de’ Nerli et des del Vecchio!..

Le retour partout et en toutes choses aux principes, aux institutions, aux mœurs du passé ; une aristocratie fortement organisée, ayant la haute main sur les villes, et ces villes elles-mêmes empêchant l’affluence, évitant le contact des rustauds de la campagne; les principautés, les républiques respectant leurs autorités légitimes et les frontières établies; point surtout de ces réunions des pays divers en royaumes centralisés et compacts, point de ces « agglomérations nationales, » comme nous dirions aujourd’hui, point de chrétienté changée a en monstre à plusieurs têtes » : l’univers soumis dans l’ordre temporel à un seul chef suprême, à un empereur, à un grand justicier « d’autant plus juste et équitable que, possédant tout, il n’a rien à convoiter[43], » — tel est l’idéal politique et social d’Alighieri à la fin du moyen âge et au seuil des temps modernes. Y eut-il jamais un homme de génie en désaccord plus complet avec les aspirations, les tendances et tout le travail de son époque? Y eut-il jamais un Épiméthée qui pensât plus en arrière?.. Que nous aurions tort toutefois de nous en tenir seulement au côté arriéré et chimérique du système et de ne pas rendre hommage aux beaux et nobles sentimens qui l’avaient inspiré! Oh! n’oublions pas, de grâce, que l’utopie ici avait sa source dans une pensée haute et généreuse, et que, pour parler avec Homère, c’est par la bonne porte qu’est venu le songe, — par la grande porte ouverte sur toute l’humanité ! L’unité du genre humain, la solidarité de la vaste famille chrétienne, a la paix, la justice et la liberté sur terre, » voilà ce que poursuivait Alighieri dans la restauration du saint-empire romain; il s’est tronqué sur le moyen, sans doute, mais le but était élevé, éternellement vrai, bien digne d’enflammer une telle âme... Deux cents ans après Dante, et dans cette même ville de Florence si féconde en hommes extraordinaires, surgira un génie qui, encore aujourd’hui, demeure pour nous une effrayante énigme :

Colui ch’ a tutto il mondo fe paura[44].


et qui, lui aussi, présentera au monde un idéal politique, un idéal que se transmettront les siècles. Lui aussi, il divinisera l’idée de l’état, mais cet état, il le tiendra quitte de tout honneur et de toute vertu. Lui aussi, il exaltera les anciens Romains, mais non point pour leur désintéressement imaginaire ni leur patronage bénévole: il admirera leur âpreté, leur dureté, leur esprit implacable de conquête et de domination. L’unité du genre humain, la solidarité de la famille chrétienne, lui paraîtront des mots dépourvus de sens, et il proclamera la guerre de tous contre tous. Il fera des vœux pour la venue non pas d’un aigle impérial, mais d’un loup et d’un lion (volpe e leone) unis dans la personne d’un tyran heureux ; il ne demandera à ce messie ni la paix, ni la justice, ni la liberté, il ne lui demandera que le succès : et son César sera César Borgia!.. Pour la dignité de l’esprit humain, pour l’honneur du nom italien, félicitons-nous de pouvoir rappeler la Monarchie de Dante à l’occasion du Prince de Machiavel...

LE MARCHESE ARRIGO :

Chè dove l’ argomento della mente
S’aggiugne al mal volere ed alla possa,
Nessun riparo vi può far la gente[45].


LE PRINCE SILVIO. — Il n’en est pas moins vrai pourtant, que l’idéal politique d’Alighieri fut une des plus décevantes illusions qui aient jamais fasciné un grand esprit, et que cette illusion a pesé et pèse encore aujourd’hui de son ombre étrange sur tout le « poème sacré;» elle lui donne un cachet unique de tristesse ineffable et de navrante douleur. L’attachement à un passé disparu et à un monde écroulé n’est pas le propre de Dante seul, dans le domaine de l’imagination créatrice; on peut même dire que ce sentiment a été l’inspiration ordinaire de la plupart des poètes qui ont laissé des œuvres immortelles. Ce n’est que de nos jours, en effet, dans ce siècle de monstrueuse infatuation, que les enfans d’Apollon se sont avisés de se poser en prophètes et en voyans, en saint Jean-Baptiste de je ne sais quel nouveau royaume de Dieu ou de Satan; telle n’a pas été la prétention d’un Homère, d’un Eschyle, d’un Sophocle, d’un Virgile, d’un Tasse, d’un Shakspeare, ni d’un Gœthe : chacun d’eux fut plutôt un laudator temporis acti. Mais Alighieri ne se borne pas à louer un grand ordre de choses évanoui et à l’accompagner de ses regrets; il ne se contente pas de l’exalter par son chant et de l’entourer de toute la magie de son art : il croit à la continuité, à la présence réelle, à l’éternité du système; ce système est pour lui la voie, la vérité et la vie ; toute autre chose ne lui paraît que vanité et mensonge, une déviation coupable et « une nouvelle chute d’Adam. » Il se raidit, il lutte, et il saigne. Il n’est pas le simple aède d’un beau passé héroïque, il en est le dernier combattant : le gladiateur mourant d’une cause sans lendemain. Samson au rebours, — et Samson non moins aveugle, — il prétend maintenir contre le destin l’édifice branlant du moyen âge, et il embrasse d’une étreinte convulsive cette grande colonne de l’empire, — de tous les anciens supports du temple, le plus ruiné, hélas ! et le plus défaillant…

LA COMTESSE. — Ah ! prince Canterani,

…. Tu lasci tal vestigio,
Per quel ch’ i’ odo, in me, e tanto chiaro,
Che Lete nol puô torre nè far bigio[46].


Jamais je n’oublierai le Dante qui vient de m’être révélé aujourd’hui pour la première fois ! Quelle vie, quelle œuvre et quelle destinée !

LE PRINCE SILVIO. — Et pour mesurer toutes les sombres profondeurs d’une destinée aussi extraordinaire, il importe encore de nous rappeler en dernier lieu que le défenseur le plus résolu, le plus convaincu du passé a été, malgré tout cela, et malgré lui surtout, l’ouvrier le plus puissant, le fauteur le plus énergique de la civilisation moderne ; que le Jérémie du moyen âge a été en même temps le premier génie de la Renaissance ! Epiméthée du XIVe siècle, il tenait lui aussi des mains de sa Pandore, — des mains de sa muse, — un trésor mystérieux ; et de ce trésor s’échappèrent des forces, — des idées, — qui devaient miner et détruire le vieux monde auquel il voulait demeurer fidèle, le monde qui avait toute sa foi et tout son amour !

Et d’abord n’est-il pas curieux de voir ce cosmopolite, cet adversaire de toutes les individualités, de toutes les unités nationales, travailler pourtant avec ardeur, avec une sollicitude touchante à nous façonner un idiome national, à unifier les quatorze dialectes de la péninsule en un seul type noble et beau ? Dans le Convito, il fait encore des concessions au préjugé du temps et ne conteste pas la supériorité du latin sur tout idiome vulgaire : c’est pour lui « le froment comparé à l’avoine[47] ; » dans son livre de Vulgari eloquentia, il déclare déjà que le parler indigène est « plus noble », parce qu’il est « plus naturel », et il trouve le latin plutôt « artificiel[48]. » Avec bien des travers et des bizarreries scolas tiques cet ouvrage de Vulgari eloquentia n’en est pas moins, — l’auteur le sent et l’annonce au début même[49], — le premier essai d’une science toute nouvelle, et contient nombre de vues justes et surprenantes pour l’époque. Dès lors, par exemple, Dante reconnaît au français une grande aptitude pour la prose ; il demande la séparation de l’oc, de l’oil et du si, le développement individuel de l’espagnol, du français et de l’italien. Il ne voulait pas de chrétienté « à plusieurs têtes, » mais il admet, il désire une chrétienté à plusieurs langues !

Aussi me répugnera-t-il toujours de croire qu’Alighieri ait primitivement songé à composer la Divine Comédie en latin, bien que Boccace se soit porté garant de cette anecdote, et qu’il nous ait même transmis les trois premiers vers du prétendu essai[50], Si d’ailleurs une telle velléité avait jamais réellement existé, elle fut bien vite abandonnée, et depuis, toutes les objurgations des pédans du jour « de donner à sa muse un manteau plus digne[51]» ne purent détourner Dante de sa résolution de chanter son « poème sacré » en accens populaires. Résolution magnanime qui nous a créé une langue, une poésie, je dirai presque une nationalité : nobis hanc patriam peperit ! Et c’est pourquoi jusqu’à l’heure présente, toute âme italienne tressaille au grand nom d’Alighieri et lui crie ainsi que le fait Sordello à la vue de Virgile :

O gloria de’ Latin, ... pro cui
Mostrò ciò che potea la lingua nostra[52] !


Inconséquence sublime du génie qui, d’un côté, voulait restaurer la monarchie universelle et qui, de l’autre, n’hésitait pas à détrôner la langue universelle, un des instrumens les plus puissans, les plus indispensables de cette monarchie ! Car ce n’est pas seulement la haute inspiration poétique que Dante a revendiquée pour le parler populaire, il pensait lui soumettre jusqu’à la science; il osa dépouiller la scolastique du grave manteau latin, et présenter la philosophie elle-même, a cette épouse de l’empereur du ciel, sa sœur et sa fille chérie, » dans un habillement simple, vulgaire; il osa dévoiler les mystères de l’école angélique et séraphique, rapprocher des profanes ce qui avait fait jusque-là l’orgueil et le trésor jalousement surveillé de la gent sacrée et docte. Sous la forme d’un commentaire à ses canzones il avait projeté de donner, dans le Convito, une véritable encyclopédie de tout le savoir de son temps, et point n’est besoin d’insister sur les enseignemens philosophiques répandus à profusion dans la Divine Comédie. La valeur relative de ces enseignemens, le mérite contestable de cette science ne doivent pas nous faire méconnaître l’intention généreuse qui a guidé le hardi novateur dans cette entreprise, l’esprit de libéralisme, — la pronta liberalità, comme il le dit lui-même[53], — qui l’a animé en tout ceci. Il faut lire dans le Convito les reproches amers, courroucés qu’il adresse aux savans et aux pédans, de mettre la lumière sous le boisseau, de garder pour leur profit les sublimes vérités, d’éviter le contact et l’idiome de la foule : dans ce besoin de publicité et de propagande, dans cette pronta libéralità), on sent déjà le souille vivifiant de la Renaissance.

N’est-ce point Dante aussi, — comme l’a déjà indiqué l’autre jour, au passage, notre illustre commandeur, — qui a inauguré cette union du monde classique et du monde chrétien, devenue plus tard, au XVIe siècle notamment, la grande pensée de la renaissance ? Les commentateurs de notre poète ont été infatigables à faire et à refaire le compte exact de son érudition en matière de littérature ancienne ; ils ont longuement et vainement discuté la question s’il savait ou non le grec ; ils se sont demandé si tel auteur romain lui était connu de première ou de seconde main ; ils ont distingué entre la latinité de ses écrits en prose et celle de ses églogues ; tous ils ont invoqué à l’envi Boccace proclamant Alighieri « son premier guide et son premier flambeau » dans l’étude des humanités. Nous pouvons, par bonheur, faire abstraction de pareilles minuties, et il suffira déjà de nous rappeler simplement la place immense que l’antiquité tient dans l’économie de la Divine Comédie, dans tout le système politique de Dante et jusque dans ses convictions religieuses, — ses idées sur le salut et la grâce[54], — pour reconnaître aussitôt le vrai rôle d’initiateur que le Florentin du XIVe siècle a eu dans la palingénésie classique de notre poésie, de notre art et de l’ensemble de notre civilisation.

Son rôle n’est pas moins grand encore dans un autre et bien vaste ordre d’idées, qui est devenu le champ de bataille de notre société moderne ; je veux parler de la question des rapports de l’état et de l’église. Si l’on dégage en effet le système politique de l’auteur de la Monarchie de tout ce qui a été illusion et chimère, on n’est pas peu surplis de trouver au fond une doctrine nette et précise sur les attributions et l’indépendance du pouvoir civil à l’égard du pouvoir religieux ; la revendication la plus énergique, en face de l’église, des droits souverains de l’état dans la sphère qui lui est propre. « Le pire pour l’homme sur la terre eût été de ne pas être citoyen, » dit notre poète dans le Paradis[55] ; parole considérable et dont on trouvera difficilement la pareille chez les écrivains des siècles précédens. On ne trouvera pas chez eux non plus une théorie aussi complète, aussi déterminée sur la papauté et l’empire, proclamant si péremptoirement l’égalité absolue de ces deux pouvoirs, les faisant procéder, — « bifurquer, » — tous les deux d’un seul et même point qui est Dieu[56]. Je suis loin d’ailleurs de prétendre que cette théorie soit à l’abri des reproches ; elle pèche en bien des endroits par une partialité et une exagération évidentes, et il est même piquant d’observer qu’en cette matière des prérogatives du pouvoir civil, le publiciste et le poète gibelin raisonne exactement comme ces chevaliers ès-lois de Philippe le Bel qu’il avait en si profonde horreur ; sur ce terrain, il est aussi novateur, j’oserais dire aussi révolutionnaire qu’un Nogaret ou qu’un Plaisian.

Mais ce qu’il y eut de plus novateur, de plus révolutionnaire dans Alighieri, ce fut l’homme même, ce fut cette personnalité puissante, hautaine et solitaire, venant prononcer son mot sur toutes les choses du temps, venant dire aux nations chrétiennes qu’elles faisaient toutes fausse route, venant proclamer ses théories propres, ses prédilections et ses répugnances, ses haines et ses amours à la face de l’univers ; se faisant juge des morts et des vivans, des partis et des particuliers, des peuples et des souverains, des papes et des empereurs ; distribuant l’éloge et le blâme, l’apothéose et la flétrissure, l’enfer et le paradis, — et tout cela de son autorité privée, de par la seule souveraineté de son génie ! Car remarquez bien que cet homme ne tient sa mission que de lui-même : il n’est ni homme de roi, ni homme de loi, ni homme d’église, il n’est que poète ; il ne fait partie d’aucune corporation influente, d’aucun ordre religieux, d’aucune école reconnue et privilégiée, il est sans mandat, sans appui, il est même sans patrie, il n’est qu’un exilé et un banni ! Il n’y eut pas d’exemple au moyen âge d’un pareil affranchissement de l’âme humaine de tous liens de communauté et de hiérarchie, d’une pareille affirmation de l’individualité, d’un pareil


Aversi fatta parte per se stesso !


« Vous demanderez peut-être qui est celui qui, ne craignant pas le supplice soudain d’Oza, veut soutenir de sa main l’arche chancelante ? Je suis parmi les plus humbles brebis du troupeau du Christ ; mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et le zèle de la maison du Seigneur me dévore! » Ainsi écrit Dante, en 1314, aux cardinaux réunis en conclave à Carpentras après la mort de Clément V: car il intervient avec sa parole lors de l’élection d’un pape, comme il était intervenu lors du sacre d’un empereur, et il élève sa vox privata[57]... Alighieri ouvre le cortège de ces poètes et écrivains de renom qui croiront dorénavant avoir le droit et l’obligation de porter un jugement sur toutes les questions du jour, d’être les conducteurs des peuples et les conseillers des princes, — cortège bien mêlé assurément et qui, à côté des Dame et des Milton, aura aussi ses Arétin et ses Arouet; cortège de talens et de caractères on ne peut plus divers, mais dont chacun prétendra prononcer à son tour son Homo sum, humani nihil a me alienum...

Fatalité poignante de ce grand visionnaire du XIVe siècle, dont toute la foi fut la foi au passé, et dont toutes les œuvres devaient être des œuvres d’avenir ! Conservateur par ses convictions et novateur par son génie, il n’a fait qu’évoquer les esprits qu’il croyait conjurer et hâter l’avènement d’un ordre de choses qu’il repoussait de tous ses instincts. Les plus à plaindre de tous les utopistes sont bien certainement ceux du passé, ceux qui, plaçant leur idéal en arrière, veulent faire revivre des siècles évanouis : car ils n’ont pas même la ressource des autres rêveurs, ils ne peuvent en appeler au progrès, à la marche irrésistible du temps, et chaque génération nouvelle ne fait qu’ajouter au démenti de leurs croyances. Or Dante fut à la fois le plus sublime et le plus tragique de tous ces utopistes du passé : il a travaillé de ses propres mains à la ruine du système qu’il proclamait le seul vrai, éternel, et il n’est pas maintenant jusqu’à l’immortalité de son chef-d’œuvre qui ne témoigne de la vanité de son idéal...


Il n’y eut ni acclamation bruyante, ni murmure approbateur, au moment où le prince Canterani eut fini son discours; mais un regard jeté sur l’assistance aurait pleinement rassuré l’orateur sur l’effet qu’il venait de produire. L’auditoire était demeuré en place, recueilli, comme oppressé par le poids de réflexions douloureuses; et lorsque le vicomte Gérard eut enfin rompu le silence, ce fut avec une gravité qui ne lui était point ordinaire qu’il dit :

Utopistes du passé!.. Hélas! ne le sommes-nous pas tous ici, à des degrés différens? et l’exemple tragique d’Alighieri n’est-il pas là pour donner gain de cause à nos adversaires des jours présens? Ces messieurs ne nous disent-ils pas sur tous les tons qu’il est insensé de lutter contre la destinée et de se mettre en travers de l’esprit du temps?


LE POLONAIS. — Je vous répondrai, cher ami, avec le grand Gœthe : « Ce que ces messieurs appellent l’esprit du temps n’est

peut-être au fond que le propre esprit de ces messieurs-là

[58]. »

De ce que, selon la belle parole de M. de Maistre, se raccourcit parfois la souple chaîne par laquelle nous sommes tous attachés au trône de l’Être suprême et que le globe comme l’humanité reçoit telle secousse mystérieuse des mains de l’Éternel géomètre, est-ce déjà une raison pour nommer chaque bourrasque un cataclysme et pour accepter toute émeute comme une révolution, voire comme une révélation?.. L’erreur d’un aussi grand génie que celui de Dante ne peut être pour nous qu’une leçon d’humilité; elle ne doit point servir de prétexte à l’apostasie. Par une époque d’abaissement des caractères et de confusion des idées, le plus sûr encore est de s’en tenir aux vénérations du passé : l’honneur du moins reste sauf alors, et après tout, mieux vaut se tromper et succomber avec les Alighieri que de triompher avec les Nogaret :

Cader tra’ buoni è par di Iode degno[59] !


LE COMMANDEUR. — Et d’ailleurs ne sommes-nous pas déjà des utopistes du passé rien qu’en pensant au beau, au bien et au vrai ? rien qu’en parlant de Dante, de Michel-Ange ou de Raphaël, par cette époque de « fer et de sang : »

Mentre che il danno e la vergogna dura[60]?..


LE PRINCE SILVIO. — Vous avez raison, mon illustre ami; c’est surtout par des temps comme les nôtres qu’il faut chérir ses utopies grandes ou petites. Et à ce propos, madame la comtesse, à quand notre première leçon de grec?..


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier, du 15 février et du 15 mars.
  2. Acte I, sc. V.
  3. Hist. de la civilisation en Europe, 8e leçon.
  4. Michelet. Hist. de France, tome M. ch. II, initio.
  5. Termes magnifiques du décret rendu en 1294 par le peuple de Florence, et qui chargeait le maître architecte Arnolfo (del Cambio) de la construction de la cathédrale.
  6. Purgat., VI, 139-151.
  7. Parad., XVII, 68-69.
  8. F. X. Wegele, Dante Alighieri’s Leben und Werke, 2e édition (Iéna, 1865), p. 308.
  9. Nos autem, cui mundus est patria, velut pi cibus æquor. De Vulg. Eloq., lib. I, cap. 6.)
  10. De Monarchia, I, in fine.
  11. Voyez pour tout ce qui suit la Monarchia, lib. II, passim.
  12. Itaque illud patrocinium orbis terræ verius quam imperium poterat nominari l[Cicéron, de Officiis, lib. II, cap. 8.)
  13. Voyez les déclarations des empereurs Rodolphe Ier, Adolphe Ier et Albert Ier à leur avènement. (Pertz, Monumenta IV, Lejum tome II, passim.)
  14. Amicitiœ, c’est le nom que se donnaient les communes de Flandre. (Voyez Ducange, s. v).
  15. Voyez le curieux passage de Jean Villani, dans son Histoire de Florence, VIII, 36.
  16. Lettre du 16 avri’1311. (Op. min., III, p. 166.)
  17. Lettre du 31 mars 1311. (Op. min. III. p. 450.)
  18. Purgat, V; 97-105, — Sur l’empereur Roiolphe, Purg., VII, 94-95.
  19. Parad., XXX, 137-138.
  20. Inf., XXVII, 85-90.
  21. Sed omissa subtili investigatione, dicendum est breviter, quod finis totius et partis est removere viventes in hac vita de statu miseriæ, et perducere ad statum felicitatis.
  22. Parad., XXVIII, 140-141.
  23. Purgat. VI, 82-84.
  24. Purgat., VI, passim.
  25. Purgat., XVI, 103-105.
  26. Parad., XXVII, 46-51.
  27. Parad., XX, 55-60.
  28. Purgat., XVI, 106-111 et 127-129.
  29. Purgati XX, 43-81.
  30. Michelet, Hist. de France, t. III. chap. 2 initio.
  31. Voyez l’étude de M. Renan sur Nogaret, dans la Revue du 15 mars 1872.
  32. Parad., XXVIII, passim, et notamment vers 22-27.
  33. Inf., XIX, 108 et aussi Purgat., XXXII, 148-160.
  34. Parad., VI, 107-108.
  35. Parad., VI, passim.
  36. Chants XV-XVIII.
  37. Parad., XVII, 127-128.
  38. Parad., XVI, 67-69.
  39. Inf., XV, 61-78.
  40. Pour tout ce qui suit, voir Parad., XV-XVII passim.
  41. Hist. de Florence, XI, 91 et passim.
  42. Dans son Essai sur Machiavel.
  43. De Monarchia, I, cap. II.
  44. Parad., XI, 69.
  45. Inf., XXXI, 55-57.
  46. Purgat., XXVI, 106-108.
  47. Convito, I, cap, VI.
  48. De Vulgari Eloq., I, cap. I.
  49. Cum neminem ante nos de vulgaris eloquentiæ doctrina, quicquam inveniamus tractasse. (De Vulg. Eloq., I, cap. I.)
  50. Ultima régna canam fluido contermina mundo,
    Spiritibus quæ lata patent, quæ præmia solvunt
    Pro meritis cuique suis data lege tonantis.

  51. Voyez le Carmen de Joannes de Virgilio à Dante :

    Nec margaritas profliga prodigus apris
    Nec preme Castalias indigna veste sorores.
    (Op. min., I, p. 421.)

  52. Purgat., VII; 16-17.
  53. Convito, I, cap. VIII, initio.
  54. Voyez la troisième partie de cette étude.
  55. Parad., VIII, 115.
  56. A quo (a Deo) velut a puncto bifurcatur Pétri Cæsarisque potestas. — Epist., V. (Op. min., III, p. 444.)
  57. Expression même de l’épître adressée aux cardinaux du conclave. (Op. min., III, p. 486 et seq.)
  58. Was ihr den Geist der Zeiten heisst,
    Das ist un Grund der Herren eigner Geist.
    (Faust, 1re partie.)
  59. Dante, Canzone XIX (Op. min., I, p. 215.)
  60. Michel-Ange, épigramme sur la statue de la Nuit.