Causeries du lundi/Tome II/Mme Geoffrin

Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 309-329).

Lundi 22 juillet 1850.

MADAME  GEOFFRIN.

Après tout ce que j’ai dit des femmes du xviiie siècle, il y aurait une trop grande lacune si je ne parlais de Mme  Geoffrin, l’une des plus célèbres et dont l’influence a été le plus grande. Mme  Geoffrin n’a rien écrit que quatre ou cinq lettres qu’on a publiées ; on cite d’elle quantité de mots justes et piquants ; mais ce ne serait pas assez pour la faire vivre : ce qui la caractérise en propre et lui mérite le souvenir de la postérité, c’est d’avoir eu le salon le plus complet, le mieux organisé et, si je puis dire, le mieux administré de son temps, le salon le mieux établi qu’il y ait eu en France depuis la fondation des salons, c’est-à-dire depuis l’hôtel Rambouillet. Le salon de Mme  Geoffrin a été l’une des institutions du xviiie siècle.

Il y a des personnes peut-être qui s’imaginent qu’il suffit d’être riche, d’avoir un bon cuisinier, une maison confortable et située dans un bon quartier, une grande envie de voir du monde, et de l’affabilité à le recevoir, pour se former un salon : on ne parvient de la sorte qu’à ramassée du monde pêle-mêle, à remplir son salon, non à le créer ; et si l’on est très-riche, très-actif, très-animé de ce genre d’ambition qui veut briller, et à la fois bien renseigné sur la liste des invitations à faire, déterminé à tout prix à amener à soi les rois ou reines de la saison, on peut arriver à la gloire qu’obtiennent quelques Américains chaque hiver à Paris : ils ont des raouts brillants, on y passe, on s’y précipite, et, l’hiver d’après, on ne s’en souvient plus. Qu’il y a loin de ce procédé d’invasion à l’art d’un établissement véritable ! Cet art ne fut jamais mieux connu ni pratiqué que dans le xviiie siècle, au sein de cette société régulière et pacifique, et personne ne le poussa plus avant, ne le conçut plus en grand, et ne l’appliqua avec plus de perfection et de fini dans le détail que Mme  Geoffrin. Un cardinal romain n’y aurait pas mis plus de politique, plus d’habileté fine et douce, qu’elle n’en dépensa durant trente ans. C’est surtout en l’étudiant de près qu’on se convainc qu’une grande influence sociale a toujours sa raison, et que, sous ces fortunes célèbres qui se résument de loin en un simple nom qu’on répète, il y a eu bien du travail, de l’étude et du talent ; dans le cas présent de Mme  Geoffrin, il faut ajouter, bien du bon sens.

Mme  Geoffrin ne nous apparaît que déjà vieille, et sa jeunesse se dérobe à nous dans un lointain que nous n’essaierons pas de pénétrer. Bourgeoise et très-bourgeoise de naissance, née à Paris dans la dernière année du xviie siècle, Marie-Thérèse Rodet avait été mariée le 19 juillet 1713 à Pierre-François Geoffrin, gros bourgeois, un des lieutenants-colonels de la garde nationale d’alors, et l’un des fondateurs de la Manufacture des glaces. Une lettre de Montesquieu, du mois de mars 1748, nous montre Mme  Geoffrin, à cette date, réunissant très-bonne compagnie chez elle, et centre déjà de ce cercle qui devait, durant vingt-cinq ans, se continuer et s’agrandir. D’où sortait donc cette personne si distinguée et si habile, qui ne semblait point destinée à un tel rôle par sa naissance ni par sa position dans le monde ? Quelle avait été son éducation première ? L’impératrice de Russie, Catherine, avait adressé un jour cette question à Mme  Geoffrin, qui lui répondit par une lettre qu’il faudrait joindre à tout ce qu’a dit Montaigne sur l’éducation :


« J’ai perdu, disait-elle, mon père et ma mère au berceau. J’ai été élevée par une vieille grand’mère qui avait beaucoup d’esprit et une tête bien faite. Elle avait très-peu d’instruction ; mais son esprit était si éclairé, si adroit, si actif, qu’il ne l’abandonnait jamais ; il était toujours à la place du savoir. Elle parlait si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, que personne ne désirait qu’elle les sût mieux ; et quand son ignorance était trop visible, elle s’en tirait par des plaisanteries qui déconcertaient les pédants qui avaient voulu l’humilier. Elle était si contente de son lot, qu’elle regardait le savoir comme une chose très-inutile pour une femme. Elle disait : « Je m’en suis si bien passée, que je n’en ai jamais senti le besoin. Si ma petite-fille est une bête, le savoir la rendrait confiante et insupportable ; si elle a de l’esprit et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléera par adresse et avec du sentiment à ce qu’elle ne saura pas ; et quand elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. ! » Elle ne m’a donc fait apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire ; mais elle me faisait beaucoup lire ; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner ; elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait. Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais et sentais : mon intérieur lui était aussi visible que mon extérieur. Mon éducation était continuelle… »


J’ai dit que Mme  Geoffrin était née à Paris : elle n’en sortit jamais que pour faire en 1766, à l’âge de soixante-sept ans, son fameux voyage de Varsovie. D’ailleurs elle n’avait pas quitté la banlieue ; et, même quand elle allait faire visite à la campagne chez quelque ami, elle revenait habituellement le soir et ne découchait pas. Elle était d’avis « qu’il n’y a pas de meilleur air que celui de Paris, » et, en quelque lieu qu’elle eût pu être, elle aurait préféré son ruisseau de la rue Saint-Honoré, comme Mme  de Staël regrettait celui de la rue du Bac. Mme  Geoffrin ajoute un nom de plus à cette liste des génies parisiens qui ont été doués à un si haut degré de la vertu affable et sociale, et qui sont aisément civilisateurs.

Son mari paraît avoir peu compté dans sa vie, sinon pour lui assurer la fortune qui fut le point de départ et le premier instrument de la considération qu’elle sut acquérir. On nous représente M. Geoffrin vieux, assistant silencieusement aux dîners qui se donnaient chez lui aux gens de Lettres et aux savants. On essayait, raconte-t-on, de lui faire lire quelque ouvrage d’histoire ou de voyages, et, comme on lui donnait toujours un premier tome sans qu’il s’en aperçût, il se contentait de trouver « que l’ouvrage était intéressant, mais que l’auteur se répétait un peu. » On ajoute que, lisant un volume de l’Encyclopédie ou de Bayle qui était imprimé sur deux colonnes, il continuait dans sa lecture la ligne de la première colonne avec la ligne correspondante de la seconde, ce qui lui faisait dire « que l’ouvrage lui paraissait bien, mais un peu abstrait. » Ce sont là des contes tels qu’on en dut faire sur le mari effacé d’une femme célèbre. Un jour, un étranger demanda à Mme  Geoffrin ce qu’était devenu ce vieux Monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux dîners et qu’on ne voyait plus ? — « C’était mon mari, il est mort. »

Mme  Geoffrin eut une fille, qui devint la marquise de La Ferté-Imbault, femme excellente, dit-on, mais qui n’avait pas la modération de sens et la parfaite mesure de sa mère, et de qui celle-ci disait en la montrant : « Quand je la considère, je suis comme une poule qui a couvé un œuf de cane. »

Mme Geoffrin tenait donc de sa grand’mère, et elle nous apparaît d’ailleurs seule de sa race. Son talent, comme tous les talents, était tout personnel. Mme Suard nous la représente imposant le respect avec douceur, « par sa taille élevée, par ses cheveux d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, par sa mise si noble et si décente, et son air de raison mêlé à la bonté. » Diderot, qui venait de faire une partie de piquet avec elle au Grandval, chez le baron d’Holbach, où elle était allée dîner (octobre 1760), écrivait à une amie : « Mme Geoffrin fut fort bien. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille : c’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus lin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. » Mme Geoffrin avait alors soixante-et-un ans. Cette mise de vieille, si exquise en modestie et en simplicité, lui était particulière, et rappelle l’art tout pareil de Mme de Maintenon. Mais Mme Geoffrin n’avait pas à ménager ni à soutenir les restes d’une beauté qui brillait encore par éclairs dans le demi-jour ; elle fut franchement vieille de bonne heure, et elle supprima l’arrière-saison. Tandis que la plupart des femmes sont occupées à faire retraite en bon ordre et à prolonger leur âge de la veille, elle prit d’elle-même les devants, et elle s’installa sans marchander dans son âge du lendemain. « Toutes les femmes, disait-on d’elle, se mettent comme la veille, il n’y a que Mme Geoffrin qui se soit toujours mise comme le lendemain. »

Mme Geoffrin passe pour avoir pris ses leçons de grand monde chez Mme de Tencin, et pour s’être formée à cette école. On cite ce mot de Mme de Tencin, qui, la voyant sur la fin fort assidue à la visiter, disait à ses habitués : « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici ? elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » Cet inventaire en valait la peine, puisqu’il se composait tout d’abord de Fontenelle, de Montesquieu, de Mairan. Mme  de Tencin est bien moins remarquable comme auteur d’histoires sentimentales et romanesques, où elle eut peut-être ses neveux pour collaborateurs, que par son esprit d’intrigue, son manège adroit, et par la hardiesse et la portée de ses jugements. Femme peu estimable, et dont quelques actions même sont voisines du crime, on se trouvait pris à son air de douceur et presque de bonté, si on l’approchait. Quand ses intérêts n’étaient point en cause, elle vous donnait des conseils sûrs et pratiques, dont on avait à profiter dans la vie. Elle savait le fin du jeu en toute chose. Plus d’un grand politique se serait bien trouvé, même de nos jours, d’avoir présente cette maxime, qu’elle avait coutume de répéter : « Les gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, parce qu’ils ne croient jamais le monde aussi bête qu’il est. » Les neuf Lettres d’elle qu’on a publiées, et qui sont adressées au duc de Richelieu pendant la campagne de 1743, nous la montrent en plein manège d’ambition, travaillant à se saisir du pouvoir pour elle et pour son frère le cardinal, dans ce court moment où le roi, émancipé par la mort du cardinal de Fleury, n’a pas encore de maîtresse en titre. Jamais Louis XV n’a été jugé plus à fond et avec des sentiments de mépris plus clairvoyants et mieux motivés que dans ces neuf Lettres de Mme  de Tencin. Dès l’année 1743, cette femme d’intrigue a des éclairs de coup-d’œil qui percent l’horizon : « À moins que Dieu n’y mette visiblement la main, écrit-elle, il est physiquement impossible que l’État ne culbute. » C’est cette maîtresse habile que Mme  Geoffrin consulta et de qui elle reçut de bons conseils, notamment celui de ne refuser jamais aucune relation, aucune avance d’amitié ; car si neuf sur dix ne rapportent rien, une seule peut tout compenser ; et puis, comme cette femme de ressource disait encore, « tout sert en ménage, quand on a en soi de quoi mettre les outils en œuvre. »

Mme  Geoffrin hérita donc en partie du salon et du procédé de Mme  de Tencin ; mais, en contenant son habileté dans la sphère privée, elle l’étendit singulièrement et dans une voie tout honorable. Mme  de Tencin remuait ciel et terre pour faire de son frère un premier ministre : Mme  Geoffrin laissa de côté la politique, ne s’immisça jamais dans les choses de religion, et, par son art infini, par son esprit de suite et de conduite, elle devint elle-même une sorte d’habile administrateur et presque un grand ministre de la société, un de ces ministres d’autant plus influents qu’ils sont moins en titre et plus permanents.

Elle conçut d’abord cette machine qu’on appelle un salon dans toute son étendue, et sut l’organiser au complet avec des rouages doux, insensibles, mais savants et entretenus par un soin continuel. Elle n’embrassa pas seulement dans sa sollicitude les gens de Lettres proprement dits, mais elle s’occupa des artistes, sculpteurs et peintres, pour les mettre tous en rapport entre eux et avec les gens du monde ; en un mot, elle conçut l’Encyclopédie du siècle en action et en conversation autour d’elle. Elle eut chaque semaine deux dîners de fondation, le lundi pour les artistes : on y voyait les Vanloo, Vernet, Boucher, La Tour, Vien, Lagrenée, Soufflot, Lemoine, quelques amateurs de distinction et protecteurs des arts, quelques littérateurs comme Marmontel pour soutenir la conversation et faire la liaison des uns aux autres. Le mercredi, c’était le dîner des gens de Lettres : on y voyait d’Alembert, Mairan, Marivaux, Marmontel, le chevalier de Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Helvétius, Raynal, Thomas, Grimm, d’Holbach, Burigny de l’Académie des Inscriptions. Une seule femme y était admise avec la maîtresse de la maison : c’était Mlle  de Lespinasse. Mme  Geoffrin avait remarqué que plusieurs femmes dans un dîner distraient les convives, dispersent et éparpillent la conversation : elle aimait l’unité et à rester centre. Le soir, la maison de Mme  Geoffrin continuait d’être ouverte, et la soirée se terminait par un petit souper très-simple et très-recherché, composé de cinq ou six amis intimes au plus, et cette fois de quelques femmes, la fleur du grand monde. Pas un étranger de distinction ne vivait ou ne passait à Paris sans aspirer à être admis chez Mme  Geoffrin. Les princes y venaient en simples particuliers ; les ambassadeurs n’en bougeaient dès qu’ils y avaient pied. L’Europe y était représentée dans la personne des Caraccioli, des Creutz, des Galiani, des Gatti, des Hume et des Gibbon.

On le voit déjà, de tous les salons du xviiie siècle, c’est celui de Mme  Geoffrin qui est le plus complet. Il l’est plus que celui de Mme  Du Deffand, qui, depuis la défection de d’Alembert et des autres à la suite de Mlle  de Lespinasse, avait perdu presque tous les gens de Lettres. Le salon de Mlle  de Lespinasse, à part cinq ou six amis de fond, n’était lui-même formé que de gens assez peu liés entre eux, pris çà et là, et que cette spirituelle personne assortissait avec un art infini. Le salon de Mme  Geoffrin nous représente, au contraire, le grand centre et le rendez-vous du xviiie siècle. Il fait contrepoids, dans son action décente et dans sa régularité animée, aux petits dîners et soupers licencieux de Mlle  Quinault, de Mlle  Guimard, et des gens de finances, les Pelletier, les La Popelinière. Vers la fin ce salon voit se former, en émulation et un peu en rivalité avec lui, les salons du baron d’Holbach, de Mme  Helvétius, en partie composés de la fleur des convives de Mme  Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme  Geoffrin avait trouvées trop vives pour les admettre à ses dîners. Le siècle s’ennuyait à la fin d’être contenu par elle et conduit à la lisière, il voulait parler de tout à haute voix et à cœur joie.

L’esprit que Mme  Geoffrin apportait dans le ménagement et l’économie de ce petit empire qu’elle avait si largement conçu, était un esprit de naturel, de justesse et de finesse, qui descendait aux moindres détails, un esprit adroit, actif et doux. Elle avait fait passer le rabot sur les sculptures de son appartement : c’était ainsi chez elle au moral, et Rien en relief semblait sa devise. « Mon esprit, disait-elle, est comme mes jambes ; j’aime à me promener dans un terrain uni, mais je ne veux point monter une montagne pour avoir le plaisir de dire lorsque j’y suis arrivée : J’ai monté cette montagne. » Elle aimait la simplicité, et, au besoin, elle l’aurait affectée un peu. Son activité était de celles qui se font remarquer principalement par le bon ordre, une de ces activités discrètes qui agissent sur tous les points presque en silence et insensiblement. Maîtresse de maison, elle a l’œil à tout ; elle préside, elle gronde pourtant, mais d’une gronderie qui n’est qu’à elle ; elle veut qu’on se taise à temps, elle fait la police de son salon. D’un seul mot : Voilà qui est bien, elle arrête à point les conversations qui s’égarent sur des sujets hasardeux et les esprits qui s’échauffent : ils la craignent, et vont faire leur sabbat ailleurs. Elle a pour principe de ne causer elle-même que quand il le faut, et de n’intervenir qu’à de certains moments, sans tenir trop longtemps le dé. C’est alors qu’elle place des maximes sages, des contes piquants, de la morale anecdotique et en action, ordinairement aiguisée par quelque expression ou quelque image bien familière. Tout cela ne sied bien que dans sa bouche, elle le sait : aussi dit-elle « qu’elle ne veut pas que l’on prêche ses sermons, que l’on conte ses contes, ni qu’on touche à ses pincettes. »

S’étant de bonne heure posée en vieille femme et en maman des gens qu’elle reçoit, elle a un moyen de gouvernement, un petit artifice qui est à la longue devenu un tic et une manie : c’est de gronder ; mais c’est à faire à elle de gronder. N’est pas grondé par elle qui veut ; c’est la plus grande marque de sa faveur et de sa direction. Celui qu’elle aime le mieux est aussi le mieux grondé. Horace Walpole, avant d’avoir passé, enseignes déployées, dans le camp de Mme  Du Deffand, écrivait de Paris à son ami Gray ;


« (25 janvier 1766.) Mme  Geoffrin, dont vous avez beaucoup entendu parler, est une femme extraordinaire, avec plus de sens commun que je n’en ai presque jamais rencontré. Une grande promptitude de coup d’œil à découvrir les caractères, de la pénétration à aller au fond de chacun, et un crayon qui ne manque jamais la ressemblance ; et elle est rarement en beau. Elle exige pour elle et sait se conserver, en dépit de sa naissance et de leurs absurdes préjugés d’ici sur la noblesse, une grande cour et des égards soutenus. Elle y réussit par mille petits artifices et bons offices d’amitié, et par une liberté et une sévérité qui semble être sa seule fin en tirant le monde à elle ; car elle ne cesse de gronder ceux qu’elle a une fois enjôlés. Elle a peu de goût et encore moins de savoir, mais elle protège les artistes et les auteurs, et elle fait la cour à un petit nombre de gens pour avoir le crédit d’être utile à ses protégés. Elle a fait son éducation sous la fameuse Mme  de Tencin, qui lui a donné pour règle de ne jamais rebuter aucun homme ; car, disait l’habile matrone, « quand même neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine pour vous, le dixième peut vous devenir un ami utile. » Elle n’a pas adopté ni rejeté en entier ce plan, mais elle a tout à fait gardé l’esprit de la maxime. En un mot, elle nous offre un abrégé d’empire qui subsiste au moyen de récompenses et de peines. »


L’office de majordome de son salon était en général confié à Burigny, l’un de ses plus anciens amis, et l’un des mieux grondés de tous. Quand il y avait quelque infraction au règlement et qu’il éclatait quelque imprudence de parole, c’était à lui qu’elle s’en prenait volontiers pour n’y avoir pas mis bon ordre.

On en riait, on en plaisantait avec elle-même, et l’on se soumettait à ce régime qui ne laissait pas d’être assez étroit et exigeant, mais qui était tempéré de tant de bonté et de bienfaisance. Ce droit de correction, elle se l’assurait à sa manière en plaçant de temps en temps sur votre tête quelque bonne petite rente viagère, sans oublier le cadeau annuel de la culotte de velours.

Fontenelle n’avait pas institué Mme  Geoffrin son exécutrice testamentaire sans raison. Mme  Geoffrin, bien observée, me paraît avoir été, par la nature de son esprit par la méthode de son procédé, et par son genre d’influence, le Fontenelle des femmes, un Fontenelle plus actif en bienfaisance (nous reviendrons tout à l’heure sur ce trait-là), mais un vrai Fontenelle par la prudence, par la manière de concevoir et de composer son bonheur, par cette manière de dire, à plaisir familière, épigrammatique et ironique sans amertume. C’est un Fontenelle qui, par cela même qu’il est femme, a plus de vivacité et un mouvement plus affectueux, plus sensible. Mais, comme lui, elle aime avant tout le repos ou la marche sur un terrain uni. Tout ce qui est ardent autour d’elle l’inquiète, et elle croit que la raison elle-même a tort quand elle est passionnée. Elle comparait un jour son esprit à « un rouleau plié qui se développe et se déroule par degré. » Elle n’était pas pressée de tout dérouler d’un coup : « Peut-être à ma mort, disait-elle, le rouleau ne sera-t-il pas déployé tout entier. » Cette sage lenteur est un trait distinctif de son esprit et de son influence. Elle craignait les mouvements trop brusques et les changements trop prompts : « Il ne faut pas, disait-elle, abattre la vieille maison avant de s’en être bâti une nouvelle. » Elle tempérait tant qu’elle pouvait l’époque, déjà ardente, et tâchait de la discipliner. C’était une mauvaise note auprès d’elle, quand on était de ses dîners, de se faire mettre à la Bastille ; Marmontel s’aperçut qu’il avait fort baissé dans sa faveur après son affaire de Bélisaire. En un mot, elle continue de représenter l’esprit déjà philosophique, mais encore modérateur, de la première partie du siècle, tant qu’il n’avait pas cessé de reconnaître de certaines bornes. Je me peins assez bien cette application constante de Mme  Geoffrin par une image : elle avait fait ajouter après coup une perruque (une perruque en marbre, s’il vous plaît) au buste de Diderot par Falconet.

Sa bienfaisance était grande autant qu’ingénieuse, et chez elle un vrai don de nature : elle avait l’humeur donnante, comme elle disait. Donner et pardonner, c’était sa devise. Le bienfait de sa part était perpétuel. Elle ne pouvait s’empêcher de faire des cadeaux à tous, au plus pauvre homme de Lettres comme à l’impératrice d’Allemagne, et elle les faisait avec cet art et ce fini de délicatesse qui ne permet pas de refuser sans une sorte de grossièreté. Sa sensibilité s’était perfectionnée par la pratique du bien et par un tact social exquis. Sa bienfaisance avait, comme toutes ses autres qualités, quelque chose de singulier et d’original qui ne se voyait qu’en elle. On en a cité mille traits charmants, imprévus, dont Sterne eût fait son profit ; je n’en rappellerai qu’un. On lui faisait remarquer un jour que tout était chez elle en perfection, tout, excepté la crème, qui n’était point bonne.

— « Que voulez-vous ? dit-elle, je ne puis changer ma laitière. » — « Eh ! qu’a donc fait cette laitière, pour qu’on ne la puisse changer ? » — « C’est que je lui ai donné deux vaches. » — « La belle raison ! » s’écria-t-on de toutes parts. Et en effet, un jour que cette laitière pleurait de désespoir d’avoir perdu sa vache, Mme  Geofîrin lui en avait donné deux, une de plus pour la consoler d’avoir tant pleuré, et, depuis ce jour aussi, elle ne comprenait pas qu’elle pût jamais changer cette laitière. Voilà le rare et le délicat. Bien des gens eussent été capables de donner une vache ou même deux ; mais de garder la laitière ingrate ou négligente, malgré sa mauvaise crème, c’est ce qu’on n’eût pas fait. Mme  Geoffrin le faisait pour elle-même, pour ne pas se gâter le souvenir d’une action charmante. Elle voulait faire du bien à sa manière, c’était sa qualité distinctive. De même qu’elle grondait non pour corriger, mais pour son plaisir, de même elle donnait, non pour faire des heureux ou des reconnaissants, mais, avant tout, pour se rendre contente elle-même. Son bienfait était comme marqué à un coin de brusquerie et d’humeur ; elle avait les remercîments en aversion : « Les remercîments, a-t-on dit, lui causaient une colère aimable et presque sérieuse. » Elle avait là-dessus toute une théorie poussée au paradoxe, et elle allait jusqu’à faire en toute forme l’éloge de l’ingratitude. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que, même en donnant, elle voulait se payer par ses mains, et qu’elle savait goûter toute seule la satisfaction d’obliger. Le dirai-je ? je crois retrouver là, même au sein d’une nature excellente, ce coin d’égoïsme et de sécheresse inhérente au xviiie siècle. L’élève de Mme  de Tencin, l’amie de Fontenelle, reparaît jusque dans l’instant où elle se livre à son penchant de cœur ; elle s’y livre, mais sans abandon encore et en concertant toute chose. On sait de Montesquieu aussi une très-belle action de bienfaisance, après laquelle il se déroba avec brusquerie et presque avec dureté aux remercîments et aux larmes de l’obligé. Le mépris des hommes perce trop ici jusque dans le bienfaiteur. Est-ce donc bien prendre son temps pour les mépriser que de choisir précisément l’instant où on les élève, où on les attendrit et où on les rend meilleurs ? Dans l’admirable chapitre de saint Paul sur la Charité, on lit, entre autres caractères de cette vertu divine : « Charitas non quærit quæ sua sunt… Non cogitat malum… La Charité ne recherche point ce qui lui est propre. Elle ne soupçonne pas le mal. » Ici, au contraire, cette bienfaisance mondaine et sociale cherche son plaisir, son goût particulier et sa satisfaction propre, et il s’y mêle de plus un peu de malice et d’ironie. Je sais tout ce qu’on peut dire en faveur de cette vertu respectable et charmante, alors même qu’elle songe à soi. Mme Geoffrin, quand on la prenait là-dessus, avait mille bonnes réponses, et fines comme elle : « Ceux, disait-elle, qui obligent rarement, n’ont pas besoin de maximes usuelles ; mais ceux qui obligent souvent doivent obliger de la manière la plus agréable pour eux-mêmes, parce qu’il faut faire commodément ce qu’on veut faire tous les jours. » Il y a du Franklin dans cette maxime-là, du Franklin corrigeant et épaississant un peu le sens trop spirituel de la Charité selon saint Paul. Respectons, honorons donc la libéralité naturelle et raisonnée de Mme Geoffrin ; mais reconnaissons toutefois qu’il manque à toute cette bonté et à cette bienfaisance une certaine flamme céleste, comme il manque à tout cet esprit et à cet art social du xviiie siècle une fleur d’imagination et de poésie, un fond de lumière également céleste. Jamais on ne voit dans le lointain le bleu du ciel ni la clarté des étoiles.

Nous avons pu déjà nous faire une idée de la forme et de la qualité de l’esprit de Mme Geoffrin. La qualité dominante chez elle était la justesse et le bon sens. Horace Walpole que j’aime à citer, bon juge et peu suspect, avait beaucoup vu Mme  Geoffrin avant d’être à Mme  Du Deffand ; il la goûtait extrêmement et n’en parle jamais que comme d’une des meilleures têtes, un des meilleurs entendements qu’il ait rencontrés, et comme de la personne qui possède la plus grande connaissance du monde. Écrivant à lady Hervey après une attaque de goutte qu’il venait d’avoir, il disait :


« (Paris, 13 octobre 1765). Mme  Geoffrin est venue l’autre soir, et s’est assise deux heures durant à mon chevet ; j’aurais juré que c’était milady Hervey, tant elle fut pleine de bonté pour moi. Et c’était avec tant de bon sens, de bonne information, de bon conseil et d’à-propos ! Elle a surtout une manière de vous reprendre qui me charme. Je n’ai jamais vu, depuis que j’existe, personne qui atteigne si au vif les défauts, les vanités, les faux airs d’un chacun, qui vous les développe avec tant de netteté, et qui vous en convainque si aisément. Je n’avais jamais aimé à être redressé auparavant ; maintenant vous ne pouvez vous imaginer combien j’y ai pris goût. Je la fais à la fois mon Confesseur et mon Directeur, et je commence à croire que je serai à la fin une créature raisonnable, ce à quoi je n’avais jamais visé jusqu’ici. La prochaine fois que je la verrai, je compte bien lui dire : « Sens-Commun, assieds-toi là : j’ai été jusqu’ici pensant de telle et telle sorte ; dis, n’est-ce pas bien absurde ? » Quant à toute autre espèce de sens et de sagesse, je ne les ai jamais aimés, et maintenant je vais les haïr à cause d’elle. Si cela valait la peine qu’elle s’en mêlât, je puis vous assurer, Madame, qu’elle pourrait me gouverner comme un enfant. »


En toute rencontre, il parle d’elle comme de la raison même :

On commence à se faire une idée de l’espèce de charme singulier et grondeur qu’exerçait autour d’elle le bon sens de Mme  Geoffrin. Elle aimait à morigéner son monde, et elle faisait le plus souvent goûter la leçon. Il est vrai que si l’on ne s’y prêtait pas, si l’on se dérobait à son envie de conseiller et de redresser, elle n’était pas contente, et un petit accent plus sec vous avertissait qu’elle était piquée dans son faible, dans sa prétention de mentor et de directeur.

On a dernièrement imprimé ce petit billet d’elle à David Hume, comme échantillon de sa façon de bourrer les gens quand elle en était contente ; je n’y supprime que les fautes d’orthographe, car Mme  Geoffrin ne savait pas l’orthographe, et ne s’en cachait pas :


« Il ne vous manquait, mon gros drôle, pour être un parfait petit-maître, que de jouer le beau rigoureux, en ne faisant pas de réponse à un billet doux que je vous ai écrit par Gatti. Et pour avoir tous les airs (aires) possibles, vous voulez vous donner celui d’être modeste. »


Mme  de Tencin appelait les gens d’esprit de son monde ses bêtes ; Mme  Geoffrin continuait un peu de les traiter sur le même pied et à la baguette. Elle était grondeuse par état, par bonne grâce de vieille, par contenance. Elle jugeait ses amis, ses habitués, en toute rectitude, et on a retenu d’elle des mots terribles qui lui échappaient, non plus en badinant. C’est elle qui a dit de l’abbé Trublet, qu’on appelait devant elle un homme d’esprit : « Lui, un homme d’esprit ! c’est un sot frotté d’esprit. » Elle disait du duc de Nivernais : « Il est manqué de partout, guerrier manqué, ambassadeur manqué, auteur manqué, etc. » Rulhière lisait dans les salons ses Anecdotes manuscrites sur la Russie ; elle aurait voulu qu’il les jetât au feu, et elle lui offrait de l’en dédommager par une somme d’argent. Rulhière s’indignait, et mettait en avant tous les grands sentiments d’honneur, de désintéressement, d’amour de la vérité : elle ne lui répondit que par ces mots : « En voulez-vous davantage ? » On voit que Mme  Geoffrin n’était douce que quand elle le voulait, et que cette bénignité d’humeur et de bienfaisance recouvrait une expérience amère.

J’ai déjà cité Franklin à son sujet. Elle avait de ces maximes qui semblent provenir d’un même bon sens calculateur et ingénieux, tout pratique. Elle avait fait graver sur ses jetons cette maxime : « L’économie est la source de l’indépendance et de la liberté. » Et cette autre : «Il ne faut pas laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié. »

Son esprit était de ces esprits fins dont Pascal a parlé, qui sont accoutumés à juger au premier abord et tout d’une vue, et qui ne reviennent guère à ce qu’ils ont une fois manqué. Ce sont des esprits qui redoutent un peu la fatigue et l’ennui, et dont le jugement sain et quelquefois perçant n’est pas continu. Mme  Geoffrin, douée au plus haut degré de cette sorte d’esprit, différait tout à fait en cela de Mme  Du Châtelet par exemple, laquelle aimait à suivre et à épuiser un raisonnement. Ces esprits délicats et rapides sont surtout propres à la connaissance du monde et des hommes ; ils aiment à promener leur vue plutôt qu’à l’arrêter. Mme  Geoffrin avait besoin, pour ne pas se lasser, d’une grande variété de personnes et de choses. Les empressements la suffoquaient ; le trop de durée, même d’un plaisir, le lui rendait insupportable ; « de la société la plus aimable, elle ne voulait que ce qu’elle en pouvait prendre à ses heures et à son aise. » Une visite qui menaçait de se prolonger et de s’éterniser la faisait pâlir et tourner à la mort. Un jour qu’elle vit le bon abbé de Saint-Pierre s’installer chez elle pour toute une soirée d’hiver, elle eut un moment d’effroi, et, s’inspirant de la situation désespérée, elle fit si bien qu’elle tira parti du digne abbé, et le rendit amusant. Il en fut tout étonné lui-même, et, comme elle lui faisait compliment de sa bonne conversation en sortant, il répondit : « Madame, je ne suis qu’un instrument dont vous avez bien joué. » Mme  Geoffrin était une habile virtuose.

Je ne fais dans tout ceci qu’extraire et résumer les Mémoires du temps. C’est un plaisir plus grand qu’on ne suppose, de relire ces auteurs du xviiie siècle qu’on répute secondaires, et qui sont tout simplement excellents, dans la prose modérée. Il n’y a rien d’agréable, de délicat et de distingué comme les pages que Marmontel a consacrées dans ses Mémoires à Mme  Geoffrin et à la peinture de cette société. Morellet lui-même, quand il parle d’elle, est non pas un excellent peintre, mais un parfait analyste ; la main qui écrit est bien un peu lourde, mais la plume est nette et fine. Il n’est pas jusqu’à Thomas, qu’on donne pour emphatique, qui ne soit très-agréable et très-heureux d’expression au sujet de Mme  Geoffrin. On répète toujours que Thomas est enflé ; mais nous-mêmes nous sommes devenus, dans notre habitude d’écrire, si enflés, si métaphoriques, que Thomas relu me paraît simple.

Le grand événement de la vie de Mme  Geoffrin fut le voyage qu’elle fit en Pologne (1766), pour aller voir le roi Stanislas Poniatowski. Elle l’avait connu tout jeune homme à Paris, et l’avait rencontré comme tant d’autres dans ses bienfaits. À peine monté sur le trône de Pologne, il lui écrivit : Maman, votre fils est roi ; et il la pria avec instance de le venir visiter. Elle n’y résista point, malgré son âge déjà avancé ; elle passa par Vienne, et y fut l’objet marqué des attentions des souverains. On a cru qu’une petite commission diplomatique se glissa au fond de ce voyage. On a les lettres de Mme  Geoffrin écrites de Varsovie, elles sont charmantes ; elles coururent Paris, et ce n’était pas avoir bon air dans ce temps-là que de les ignorer. Voltaire choisit ce moment pour lui écrire comme à une puissance ; il la priait d’intéresser le roi de Pologne à la famille Sirven. Mme  Geoffrin avait honnêteté, et ce voyage ne la lui tourna point. Marmontel, en lui écrivant, avait paru croire que ces attentions dont une simple particulière était l’objet de la part des monarques, allaient faire une révolution dans les idées ; Mme  Geoffrin le remet au vrai point de vue :


« Non, mon voisin, lui répond-elle (voisin, parce que Marmontel logeait dans sa maison), non, pas un mot de tout cela : il n’arrivera rien de tout ce que vous pensez. Toutes choses resteront dans l’état où je les ai trouvées, et vous retrouverez aussi mon cœur tel que vous le connaissez, très-sensible à l’amitié. »


Écrivant à d’Alembert, de Varsovie également, elle disait, en se félicitant de son lot, et sans ivresse :


« Ce voyage fait, je sens que j’aurai vu assez d’hommes et de choses pour être convaincue qu’ils sont partout à peu près les mêmes. J’ai mon magasin de réflexions et de comparaisons bien garni pour le reste de ma vie. »


Et elle ajoute dans un sentiment aussi touchant qu’élevé, sur son royal pupille :


« C’est une terrible condition que d’être roi de Pologne. Je n’ose lui dire à quel point je le trouve malheureux ; hélas ! il ne le sent que trop souvent. Tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté mes pénates me fera remercier Dieu d’être née Française et particulière. »


Au retour de ce voyage où elle avait été comblée d’honneurs et de considération, elle redoubla de modestie habile. On peut croire que cette modestie, chez elle, n’était qu’une manière plus douce, et pleine de goût, de porter son amour-propre et sa gloire. Mais elle excellait à cette manière discrète et proportionnée. Comme Mme  de Maintenon, elle était de cette race des glorieuses modestes. Quand on la complimentait et qu’on l’interrogeait sur ce voyage, qu’elle répondît ou qu’elle ne répondît pas, elle ne mettait d’affectation ni dans ses paroles ni même dans son silence. Personne ne connaissait mieux qu’elle, mieux que cette bourgeoise de Paris, l’art d’en user avec les grands, d’en tirer ce qu’il fallait sans s’effacer ni se prévaloir, et de se tenir en tout et avec tous d’un air aisé sur la limite des bienséances.

Comme toutes les puissances, elle eut l’honneur d’être attaquée. Palissot essaya de la traduire deux fois sur la scène à titre de patronne des Encyclopédistes. Mais, de toutes les attaques, la plus sensible à Mme Geoffrin dut être la publication des Lettres familières de Montesquieu, que l’abbé de Guasco fit imprimer en 1767 pour lui être désagréable. Quelques mots de Montesquieu contre Mme Geoffrin indiquent assez ce qu’on pourrait d’ailleurs deviner, qu’il entre toujours un peu d’intrigue et de manège partout où il y a des hommes à gouverner, même quand ce sont les femmes qui s’en chargent. Mme Geoffrin, d’ailleurs, eut le crédit de faire arrêter l’édition, et on mit des cartons aux endroits où il était question d’elle.

La dernière maladie de Mme Geoffrin présenta des circonstances singulières. Tout en soutenant de ses libéralités l’Encyclopédie, elle avait toujours gardé un fond ou un coin de religion. La Harpe raconte qu’elle avait à sa dévotion un confesseur capucin, confesseur à très-large manche, pour la commodité de ses amis qui en auraient eu besoin ; car si elle n’aimait pas, quand on était de ses amis, qu’on se fît mettre à la Bastille, elle n’aimait pas non plus qu’on mourût sans confession. Pour elle, tout en vivant avec les philosophes, elle allait à la messe, comme on va en bonne fortune, et elle avait sa tribune à l’église des Capucins, comme d’autres auraient eu leur petite maison. L’âge augmenta cette disposition sérieuse ou bienséante. À la suite d’un Jubilé qu’elle suivit trop exactement dans l’été de 1776, elle tomba en paralysie, et sa fille, profitant de cet état, ferma la porte aux philosophes, dont elle craignait l’influence sur sa mère. D’Alembert, Marmontel, Morellet, furent brusquement exclus ; on juge de la rumeur. Turgot écrivait à Condorcet : « Je plains cette pauvre Mme  Geoffrin de sentir cet esclavage, et d’avoir ses derniers moments empoisonnés par sa vilaine fille. » Mme  Geoffrin ne s’appartenait plus ; même en revenant à elle, elle sentit qu’il lui fallait choisir entre sa fille et ses amis, et le sang l’emporta : « Ma fille, disait-elle en souriant, est comme Godefroy de Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les Infidèles.» Elle faisait passer sous main à ces mêmes Infidèles ses amitiés et ses regrets ; elle leur envoyait des cadeaux. Sa raison était affaiblie, mais sa forme d’esprit subsistait toujours, et elle se réveillait pour dire de ces mots qui la montraient encore semblable à elle-même. On s’entretenait autour de son lit des moyens que les Gouvernements pourraient employer pour rendre les peuples heureux, et chacun d’inventer de grandes choses : « Ajoutez-y, dit-elle, le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. »

Elle mourut sur la paroisse de Saint-Roch, le 6 octobre 1777. — Le nom de Mme  Geoffrin et son genre d’influence nous ont naturellement rappelé un autre nom aimable, qu’il est trop tard ici pour venir balancer avec le sien. La Mme  Geoffrin de nos jours, Mme  Récamier, eut de plus que l’autre la jeunesse, la beauté, la poésie, les grâces, l’étoile au front, ajoutons, une bonté non pas plus ingénieuse, mais plus angélique. Ce que Mme  Geoffrin eut de plus dans son gouvernement de salon bien autrement étendu et considérable, ce fut une raison plus ferme et plus à domicile en quelque sorte, qui faisait moins de frais et d’avances, moins de sacrifices au goût des autres ; ce fut ce bon sens unique dont Walpole nous a si bien rendu l’idée, un esprit non-seulement délicat et fin, mais juste et perçant.