Causeries du lundi/Tome I/Madame Récamier

Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 121-137).
Lundi 26 novembre 1849.

MADAME RÉCAMIER.

Au mois de mai dernier a disparu une figure unique entre les femmes qui ont régné par leur beauté et par leur grâce ; un salon s’est fermé, qui avait réuni longtemps, sous une influence charmante, les personnages les plus illustres et les plus divers, où les plus obscurs même, un jour ou l’autre, avaient eu chance de passer. Les premiers en renommée, dans ce groupe de noms mémorables, ont été frappés par la mort presque en même temps que celle qui en faisait l’attrait principal et le lien. Quelques-uns à peine survivent, dispersés et inconsolés aujourd’hui ; et ceux qui n’ont fait que traverser un moment ce monde d’élite, ont le droit et presque le devoir d’en parler comme d’une chose qui intéresse désormais chacun et qui est devenue de l’histoire.

Le salon de Mme  Récamier était bien autre chose encore, mais il était aussi, à le prendre surtout dans les dernières années, un centre et un foyer littéraire. Ce genre de création sociale, qui eut tant d’action en France et qui exerça un empire si réel (le salon même de Mme  Récamier en est la preuve), ne remonte pas au delà du xviie siècle. C’est au célèbre hôtel de Rambouillet qu’on est convenu de fixer l’établissement de la société polie, de cette société où l’on se réunissait pour causer entre soi des belles choses et de celles de l’esprit en particulier. Mais la solennité de ce cercle Rambouillet convient peu à l’idée que je voudrais réveiller en ce moment, et j’irais plutôt chercher dans des coins de monde plus discrets et plus réservés les véritables précédents du genre de salons dont le dernier sous nos yeux vient de finir. Vers le milieu du xviie siècle, au haut du faubourg Saint-Jacques, dans les dehors du monastère de Port-Royal, se retirait une personne célèbre par son esprit et par le long éclat de ses succès, la marquise de Sablé. Dans cette demi-retraite, qui avait un jour sur le couvent et une porte encore entr’ouverte au monde, cette ancienne amie de M. de La Rochefoucauld, toujours active de pensée, et s’intéressant à tout, continua de réunir autour d’elle, jusqu’à l’année 1678, où elle mourut, les noms les plus distingués et les plus divers, d’anciens amis restés fidèles, qui venaient de bien loin, de la ville ou de la Cour, pour la visiter, des demi-solitaires, gens du monde comme elle, dont l’esprit n’avait fait que s’embellir et s’aiguiser dans la retraite, des solitaires de profession, qu’elle arrachait par moments, à force obsession gracieuse, à leur vœu de silence. Ces solitaires, quand ils s’appelaient Arnauld ou Nicole, ne devaient pas être trop désagréables en effet, et Pascal, une ou deux fois, dut être de ce nombre. Ce petit salon de Mme  de Sablé, si clos, si visité, et qui, à l’ombre du cloître, sans trop s’en ressentir, combinait quelque chose des avantages des deux mondes, me paraît être le type premier de ce que nous avons vu être de nos jours le salon de l’Abbaye-aux-Bois[1]. Je n’ai à parler ici que de ce dernier.

M. de Chateaubriand y régnait, et, quand il était présent, tout se rapportait à lui ; mais il n’y était pas toujours, et même alors il y avait des places, des degrés, des à-parte pour chacun. On y causait de toutes choses, mais comme en confidence et un peu moins haut qu’ailleurs. Tout le monde, ou du moins bien du monde allait dans ce salon, et il n’avait rien de banal ; on y respirait, en entrant, un air de discrétion et de mystère. La bienveillance, mais une bienveillance sentie et nuancée, je ne sais quoi de particulier qui s’adressait à chacun, mettait aussitôt à l’aise, et tempérait le premier effet de l’initiation dans ce qui semblait tant soit peu un sanctuaire. On y trouvait de la distinction et de la familiarité, ou du moins du naturel, une grande facilité dans le choix des sujets, ce qui est très-important pour le jeu de l’entretien, une promptitude à entrer dans ce qu’on disait, qui n’était pas seulement de complaisance et de bonne grâce, mais qui témoignait d’un intérêt plus vrai. Le regard rencontrait d’abord un sourire qui disait si bien : Je comprends, et qui éclairait tout avec douceur. On n’en sortait pas même une première fois sans avoir été touché à un endroit singulier de l’esprit et du cœur, qui faisait qu’on était flatté et surtout reconnaissant. Il y eut bien des salons distingués au xviiie siècle, ceux de Mme  Geoffrin, de Mme  d’Houdetot, de Mme  Suard. Mme  Récamier les connaissait tous et en parlait très-bien ; celui qui aurait voulu en écrire avec goût aurait dû en causer auparavant avec elle ; mais aucun ne devait ressembler au sien.

C’est qu’aussi elle ne ressemblait à personne. M. de Chateaubriand était l’orgueil de ce salon, mais elle en était l’âme, et c’est elle qu’il faudrait tâcher de montrer à ceux qui ne l’ont pas connue ; car vouloir la rappeler aux autres est inutile, et la leur peindre est impossible. Je me garderai bien d’essayer ici de donner d’elle une biographie ; les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l’usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même quand elles n’ont rien d’essentiel à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d’un récit continu. Est-ce qu’une vie de femme se raconte ? Elle se sent, elle passe, elle apparaît. J’aurais bien envie même de ne pas mettre du tout de date, car les dates en tel sujet, c’est peu élégant. Sachons seulement, puisqu’il le faut, que Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard était née à Lyon, dans cette patrie de Louise Labé, le 3 décembre 1777. De tous ces noms de baptême que je viens d’énumérer, le seul qui lui fût resté dans l’habitude était celui de Julie transformé en Juliette, quoiqu’il ne dût jamais y avoir de Roméo. Elle fut mariée à Paris dans sa seizième année (le 24 avril 1793) à Jacques-Rose Récamier, riche banquier ou qui tarda peu à le devenir. Au début du Consulat, on la trouve brillante, fêtée, applaudie, la plus jeune reine des élégances, donnant le ton à la mode, inventant avec art des choses simples qui n’allaient qu’à la suprême beauté. Nous qui n’y étions pas, nous ne pouvons parler qu’avec une extrême réserve de cette époque comme mythologique de Mme  Récamier, où elle nous apparaît de loin telle qu’une jeune déesse sur les nuées ; nous n’en pouvons parler comme il siérait, non pas qu’il y ait rien à cacher sous le nuage, mais parce qu’une telle beauté tendre et naissante avait de ces finesses qui ne se peuvent rendre si on ne les a du moins aperçues. Qui s’aviserait de vouloir peindre l’aurore, s’il n’avait jamais vu que le couchant ? Pourtant, comme on ne peut bien comprendre le caractère et le doux génie de Mme  Récamier, cette ambition de cœur qui, en elle, a montré tant de force et de persistance sous la délicatesse ; comme on ne peut bien saisir, disons-nous, son esprit et toute sa personne sans avoir une opinion très-nette sur ce qui l’inspirait en ce temps-là, et qui ne différait pas tellement de ce qui l’inspira, jusqu’à la fin, j’essaierai de toucher en courant quelques traits réels à travers la légende, qui pour elle, comme pour tous les êtres doués de féerie, recouvre déjà la vérité. Quand on veut juger Mme  de Sévigné ou Mme  de Maintenon, et se rendre compte de leur nature, on est bien obligé d’avoir une idée générale et une théorie sur elles. Pour bien entendre, par exemple, ce qu’était Mme  de Maintenon auprès de Louis XIV, ou Mme  de Sévigné auprès de sa fille, et quel genre de sentiment ou de passion elles y apportaient, il faut s’être posé sur la jeunesse de ces deux femmes plusieurs questions, ou plus simplement il faut s’en être posé une, la première et presque la seule toujours qu’on ait à se faire en parlant d’une femme : A-t-elle aimé ? et comment a-t-elle aimé ?

Je poserai donc la question, ou plutôt elle se pose d’elle-même malgré moi pour Mme  Récamier ; et pour elle comme pour Mme  de Maintenon, comme pour Mme  de Sévigné (la Mme  de Sévigné non encore mère), je répondrai hardiment : Non. Non, elle n’a jamais aimé, aimé de passion et de flamme ; mais cet immense besoin d’aimer que porte en elle toute âme tendre se changeait pour elle en un infini besoin de plaire, ou mieux d’être aimée, et en une volonté active, en un fervent désir de payer tout cela en bonté. Nous qui l’avons vue dans ses dernières années, et qui avons saisi au passage quelques rayons de cette bonté divine, nous savons si elle avait de quoi y suffire, et si l’amitié ne retrouva pas en définitive chez elle de cette flamme que n’avait jamais eue l’amour.

Il faut noter deux époques très-distinctes dans la vie de Mme  Récamier : sa vie de jeunesse, de triomphe et de beauté, sa longue matinée de soleil qui dura bien tard jusqu’au couchant ; puis le soir de sa vie après le soleil couché, je ne me déciderai jamais à dire sa vieillesse. Dans ces deux époques si tranchées de couleur, elle fut la même au fond, mais elle dut paraître bien différente. Elle fut la même par deux traits essentiels et qui seuls l’expliquent, en ce que jeune, au plus fort des ravissements et du tourbillon, elle resta toujours pure ; en ce que, retirée à l’ombre et recueillie, elle garda toujours son désir de conquête et sa douce adresse à gagner les cœurs, disons le mot, sa coquetterie ; mais (que les docteurs orthodoxes me pardonnent l’expression) c’était une coquetterie angélique.

Il y a des natures qui naissent pures et qui ont reçu quand même le don d’innocence. Elles traversent, comme Aréthuse, l’onde amère ; elles résistent au feu, comme ces enfants de l’Écriture que leur bon Ange sauva, et qu’il rafraîchit même d’une douce rosée dans la fournaise. Mme  Récamier, jeune, eut besoin de cet Ange à côté d’elle et en elle, car le monde qu’elle traversa et où elle vécut était bien mêlé et bien ardent, et elle ne se ménagea point à le tenter. Pour être vrai, j’ai besoin de baisser un peu le ton, de descendre un moment de cette hauteur idéale de Laure et de Béatrix où l’on s’est accoutumé à la placer, de causer d’elle enfin plus familièrement et en prose. En définitive, je l’espère, elle n’y perdra pas.

Au moment où elle apparaît brillante sous le Consulat, nous la voyons aussitôt entourée, admirée et passionnément aimée. Lucien, le frère du Consul, est le premier personnage historique qui l’aime (car je ne puis compter Barrère, qui l’avait connue enfant autrefois). Lucien aime, il n’est pas repoussé, il ne sera jamais accueilli. Voilà la nuance. Il en sera ainsi de tous ceux qui vont se presser alors, comme de tous ceux qui succéderont. Je voyais dernièrement, dans le palais du feu roi de Hollande, à La Haye, une fort belle statue d’Ève. Ève, dans sa première fleur de jeunesse, est en face du serpent qui lui montre la pomme : elle la regarde, elle se retourne à demi vers Adam, elle a l’air de le consulter. Ève est dans cet extrême moment d’innocence où l’on joue avec le danger, où l’on en cause tout bas avec soi-même ou avec un autre. Eh bien ! ce moment indécis, qui chez Ève ne dura point et qui tourna mal, recommença souvent et se prolongea en mille retours dans la jeunesse brillante et parfois imprudente dont nous parlons ; mais toujours il fut contenu à temps et dominé par un sentiment plus fort, par je ne sais quelle secrète vertu. Cette jeune femme, en face de ces passions qu’elle excitait et qu’elle ignorait, avait des imprudences, des confiances, des curiosités presque d’une enfant ou d’une pensionnaire. Elle allait au péril en souriant, avec sécurité, avec charité, un peu comme ces rois très-chrétiens du vieux temps, un jour de semaine sainte, allaient à certains malades pour les guérir. Elle ne doutait pas de son fait, de sa douce magie, de sa vertu. Elle tenait presque à vous blesser d’abord le cœur, pour se donner ensuite le plaisir et le miracle de vous guérir. Quand on se plaignait ou qu’on s’irritait, elle vous disait avec une désespérante clémence : « Venez, et je vous guérirai. » Et elle y a réussi pour quelques-uns, pour le plus grand nombre. Tous ses amis, à bien peu d’exceptions près, avaient commencé par l’aimer d’amour. Elle en avait beaucoup, et elle les avait presque tous gardés. M. de Montlosier lui disait un jour qu’elle pouvait dire comme le Cid : Cinq cents de mes amis. Elle était véritablement magicienne à convertir insensiblement l’amour en amitié, en laissant à celle-ci toute la fleur, tout le parfum du premier sentiment. Elle aurait voulu tout arrêter en avril. Son cœur en était resté là, à ce tout premier printemps où le verger est couvert de fleurs blanches et n’a pas de feuilles encore.

Je pourrais ici raconter de souvenir bien des choses, si ma plume savait être assez légère pour passer sur ces fleurs sans les faner. À ses nouveaux amis (comme elle voulait bien quelquefois les appeler), Mme  Récamier parlait souvent et volontiers des années anciennes et des personnes qu’elle avait connues. « C’est une manière, disait-elle, de mettre du passé devant l’amitié. »

Sa liaison avec Mme  de Staël, avec Mme  Moreau, avec les blessés et les vaincus, la jeta de bonne heure dans l’opposition à l’Empire, mais il y eut un moment où elle n’avait pas pris encore de couleur. Fouché, voyant cette jeune puissance, eut l’idée de s’en faire un instrument. Il voulut faire entrer Mme  Récamier, à l’origine, comme dame d’honneur dans la maison impériale ; il n’aimait pas la noblesse, et aurait désiré avoir là quelqu’un d’influent et de dévoué. Elle ne voulut pas se prêter à un tel rôle. Bientôt elle fut dans l’opposition, surtout par ses amis et par l’idée qu’on se faisait d’elle.

Elle n’y était pas encore, un jour qu’elle dînait chez une des sœurs de Bonaparte. On avait voulu la faire rencontrer avec le premier Consul ; il y était en effet. À table, elle devait être placée à côté de lui ; mais, par un malentendu qui eut lieu au moment de s’asseoir, elle se trouva placée à côté de Cambacérès, et Bonaparte dit à celui-ci en plaisantant : « Eh bien ! consul Cambacérès, toujours auprès de la plus jolie ! »

Le père de Mme  Récamier, M. Bernard, était dans les postes et royaliste ; il fut compromis sous le Consulat, arrêté et mis au secret. Elle apprit cela subitement, ayant à dîner chez elle Mme  Bacciochi, sœur de Bonaparte. Celle-ci promit de tout faire pour intéresser le Consul. Après le dîner, Mme  Récamier sortit et voulut voir Fouché, qui refusa de la recevoir, « de peur d’être touché, disait-il, et dans une affaire d’État. » Elle courut rejoindre, au Théâtre-Français, Mme  Bacciochi, qui était avec sa sœur Pauline, laquelle était tout occupée du casque de Lafon : « Mais voyez, disait-elle, comme ce casque est mal mis, comme il est de côté ! » Mme  Récamier était au supplice ; Mme  Bacciochi voulait rester jusqu’à la fin de la tragédie, peut-être à cause de sa sœur Pauline. Bernadotte était dans la loge ; il vit l’air altéré de Mme  Récamier ; il lui offrit son bras pour la reconduire, et de voir lui-même à l’instant le Consul. C’est de ce moment que date le vif sentiment de Bernadotte pour elle ; il ne la connaissait point auparavant. Il obtint la grâce du père. Ce qui est dit dans le Mémorial de Sainte-Hélène à ce sujet, est inexact. Mme  Récamier ne vit pas Bonaparte à cette occasion ; ce fut Bernadotte qui se chargea de tout.

Bernadotte l’aima donc, et fut un de ses chevaliers. Les Montmorency, rentrés alors de l’émigration, ne l’étaient pas moins. Mathieu de Montmorency, qui fut depuis un saint, Adrien (depuis duc de Laval), bien plus tard le fils d’Adrien, qui se trouvait ainsi le rival de son père, tous l’aimaient de passion. Henri de Laval se rencontrait souvent chez elle avec le duc de Laval son père ; il tenait bon et ne sortait pas, ce dont le bon duc enrageait, et, comme il avait de l’esprit, il écrivait à Mme  Récamier le plus agréablement du monde : « Mon fils lui-même est épris de vous, vous savez si je le suis ; c’est au reste le sort des Montmorency :

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »

Mme  Récamier était la première à raconter ces choses, et elle en souriait avec gaieté. Elle a conservé presque jusqu’à la fin ce rire enfant, ce geste jeune qui lui faisait porter son mouchoir à la bouche comme pour ne pas éclater. Mais, dans la jeunesse, cette enfance de sentiments, avec le gracieux manège qui s’y mêlait, amena plus d’une fois (peut-on s’en étonner ?) des complications sérieuses. Tous ces hommes attirés et épris n’étaient pas si faciles à conduire et à éluder que cette dynastie pacifiée des Montmorency. Il dut y avoir autour d’elle, à de certaines heures, bien des violences et des révoltes dont cette douce main avait peine ensuite à triompher. En jouant avec ces passions humaines qu’elle ne voulait que charmer et qu’elle irritait plus qu’elle ne croyait, elle ressemblait à la plus jeune des Grâces qui se serait amusée à atteler des lions et à les agacer. Imprudente comme l’innocence, je l’ai dit, elle aimait le péril, le péril des antres, sinon le sien ; et pourquoi ne le dirai-je pas aussi ? à ce jeu hasardeux et trop aisément cruel, elle a troublé, elle si bonne, bien des cœurs ; elle en a ulcéré, sans le vouloir, quelques-uns, non-seulement d’hommes révoltés et aigris, mais de pauvres rivales, sacrifiées sans qu’elle le sût et blessées. C’est là un côté sérieux que sa charité finale n’a pas été tout à fait sans comprendre ; c’est une leçon que la gravité suprême qui s’attache à sa noble mémoire n’interdit pas de rappeler. Avec son instinct de pureté et de bonté céleste, elle le sentait bien elle-même : aussi, elle si admirée et si adorée, on ne la vit point regretter la jeunesse, ni ses matinées de soleil, ni ses orages, même les plus embellis. Elle ne concevait point de parfait bonheur hors du devoir ; elle mettait l’idéal du roman là où elle l’avait si peu rencontré, c’est à-dire dans le mariage ; et plus d’une fois en ses plus beaux jours, au milieu d’une fête dont elle était la reine, se dérobant aux hommages, il lui arriva, disait-elle, de sortir un moment pour pleurer.

Telle je la conçois dans le monde et dans le tourbillon, avant la retraite. Il y aurait à son sujet une suite de chapitres à écrire et que je ne puis même esquisser. L’un de ces chapitres serait celui de ses relations et de son intimité avec Mme  de Staël, deux brillantes influences si distinctes, bien souvent croisées, presque jamais rivales, et qui se complétaient si bien. Ce fut en 1807, au château de Coppet, chez Mme  de Staël, que Mme  Récamier vit le prince Auguste de Prusse, l’un des vaincus d’Iéna ; elle l’eut bientôt vaincu et conquis à son tour, prisonnier royal, par habitude assez brusque et parfois embarrassant. Cette brusquerie même le trahissait. Un jour qu’il voulait dire un mot à Mme  Récamier dans une promenade à cheval, il se retourna vers Benjamin Constant qui était de la partie : « Monsieur de Constant, lui dit-il, si vous faisiez un petit temps de galop ? » Et celui-ci de rire de la finesse allemande.

Un autre chapitre traiterait de la conquête aisée que Mme  Récamier fit à Lyon du doux Ballanche, lequel se donna du premier jour à elle, sans même le lui dire jamais. Un autre chapitre offrirait ses relations moins simples, moins faciles d’abord, mais finalement si établies avec M. de Chateaubriand. Mme  Récamier l’avait vu pour la première fois chez Mme  de Staël, en 1801 ; elle le revit pour la seconde fois en 1816 ou 1817, vers le temps de la mort de Mme  de Staël, et chez celle-ci encore. Mais ce n’avaient été là que des rencontres, et la liaison véritable ne se noua que tard, dans le temps où M. de Chateaubriand sortit du ministère, et à l’Abbaye-aux-Bois.

Il y aurait aussi un chapitre à faire sur la liaison étroite avec Benjamin Constant, laquelle date seulement de 1814-1815. Les lettres de celui-ci, adressées à Mme  Récamier, y aideraient beaucoup ; mais elles seraient très-insuffisantes, au point de vue de la vérité, si l’on n’y ajoutait la contre-partie, ce qu’il écrivait pour lui seul au sortir de là, et que bien des gens ont lu, et enfin si l’on n’éclairait le tout par les explications de moraliste qui ne se trouvent point d’ordinaire dans les plaidoiries des avocats. Mais cela me rappelle qu’il y a tout un fâcheux procès entamé à ce sujet, et j’ai hâte de me taire.

Avant le chapitre de Benjamin Constant, il y aurait encore à faire celui du voyage d’Italie en 1813, le séjour à Rome, la liaison avec Canova, le marbre de celui-ci, qui cette fois, pour être idéal, n’eut qu’à copier le modèle ; puis le séjour à Naples auprès de la reine Caroline et de Murat. Ce dernier, si je ne me trompe, resta quelque peu touché. Mais c’est assez de rapides perspectives.

Quand Mme  Récamier vit s’avancer l’heure où la beauté baisse et pâlit, elle fit ce que bien peu de femmes savent faire : elle ne lutta point ; elle accepta avec goût les premières marques du temps. Elle comprit qu’après de tels succès de beauté, le dernier moyen de paraître encore belle était de ne plus y prétendre. À une femme qui la revoyait après des années, et qui lui faisait compliment sur son visage : « Ah ! ma chère amie, répondait-elle, il n’y a plus d’illusion à se faire. Du jour où j’ai vu que les petits Savoyards dans la rue ne se retournaient plus, j’ai compris que tout était fini. » Elle disait vrai. Elle était sensible en effet à tout regard et à toute louange, à l’exclamation d’un enfant ou d’une femme du peuple tout comme à la déclaration d’un prince. Dans les foules, du bord de sa calèche élégante qui n’avançait qu’avec lenteur, elle remerciait chacun de son admiration par un signe de tête et par un sourire.

À deux époques, M. Récamier avait essuyé de grands revers de fortune : la première fois au début de l’Empire, la seconde fois dans les premières années de la Restauration. C’est alors que Mme  Récamier se retira dans un appartement de l’Abbaye-aux-Bois, en 1819. Elle ne tint jamais plus de place dans le monde que quand elle fut dans cet humble asile, à une extrémité de Paris. C’est de là que son doux génie, dégagé des complications trop vives, se fit de plus en plus sentir avec bienfaisance. On peut dire qu’elle perfectionna l’art de l’amitié et lui fit faire un progrès nouveau : ce fut comme un bel art de plus qu’elle avait introduit dans la vie, et qui décorait, ennoblissait et distribuait tout autour d’elle. L’esprit de parti était alors dans sa violence. Elle désarmait les colères, elle adoucissait les aspérités ; elle vous ôtait la rudesse et vous inoculait l’indulgence. Elle n’avait point de repos qu’elle n’eût fait se rencontrer chez elle ses amis de bord opposé, qu’elle ne les eût conciliés sous une médiation clémente. C’est par de telles influences que la société devient société autant que possible, et qu’elle acquiert tout son liant et toute sa grâce. C’est ainsi qu’une femme, sans sortir de sa sphère, fait œuvre de civilisation au plus haut degré, et qu’Eurydice remplit à sa manière le rôle d’Orphée. Celui-ci apprivoisait la vie sauvage ; l’autre termine et couronne la vie civilisée.

Un jour, en 1802, pendant cette courte paix d’Amiens, non pas dans le brillant hôtel de la rue du Mont-Blanc, que Mme  Récamier occupait alors, mais dans le salon du château de Clichy où elle passait l’été, des hommes venus de bien des côtés différents étaient réunis, Adrien et Mathieu de Montmorency, le général Moreau, des Anglais de distinction, M. Fox, M. Erskine et beaucoup d’autres : on était en présence, on s’observait ; c’était à qui ne commencerait pas. M. de Narbonne, présent, essayait d’engager la conversation, et, malgré son esprit, il n’avait pu y réussir. Mme  Récamier entra : elle parla d’abord à M. Fox, elle dit un mot à chacun, elle présenta chaque personne à l’autre avec une louange appropriée ; et à l’instant la conversation devint générale, le lien naturel fut trouvé.

Ce qu’elle fit là un jour, elle le fit tous les jours. Dans son petit salon de l’Abbaye, elle pensait à tout, elle étendait au loin son réseau de sympathie. Pas un talent, pas une vertu, pas une distinction qu’elle n’aimât à connaître, à convier, à obliger, à mettre en lumière, à mettre surtout en rapport et en harmonie autour d’elle, à marquer au cœur d’un petit signe qui était sien. Il y a là de l’ambition, sans doute ; mais quelle ambition adorable, surtout quand, s’adressant aux plus célèbres, elle ne néglige pas même les plus obscurs, et quand elle est à la recherche des plus souffrants ! C’était le caractère de cette âme si multipliée de Mme  Récamier d’être à la fois universelle et très-particulière, de ne rien exclure, que dis-je ? de tout attirer, et d’avoir pourtant le choix.

Ce choix pouvait même sembler unique. M. de Chateaubriand, dans les vingt dernières années, fut le grand centre de son monde, le grand intérêt de sa vie, celui auquel je ne dirai pas qu’elle sacrifiait tous les autres (elle ne sacrifiait personne qu’elle-même), mais auquel elle subordonnait tout. Il avait ses antipathies, ses aversions et même ses amertumes, que les Mémoires d’outre-tombe aujourd’hui déclarent assez. Elle tempérait et corrigeait tout cela. Comme elle était ingénieuse à le faire parler quand il se taisait, à supposer de lui des paroles aimables, bienveillantes pour les autres, qu’il lui avait dites sans doute tout à l’heure dans l’intimité, mais qu’il ne répétait pas toujours devant des témoins ! Comme elle était coquette pour sa gloire ! Comme elle réussissait parfois aussi à le rendre réellement gai, aimable, tout à fait content, éloquent, toutes choses qu’il était si aisément dès qu’il le voulait ! Elle justifiait bien par sa douce influence auprès de lui le mot de Bernardin de Saint-Pierre : « Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l’homme. » Et ici à quelle tristesse elle avait affaire ! tristesse que René avait apportée du ventre de sa mère, et qui s’augmentait en vieillissant ! Jamais Mme  de Maintenon ne s’ingénia à désennuyer Louis XIV autant que Mme  Récamier pour M. de Chateaubriand. « J’ai toujours remarqué, disait Boileau en revenant de Versailles, que, quand la conversation ne roulait pas sur ses louanges, le Roi s’ennuyait d’abord, et était prêt ou à bâiller ou à s’en aller. » Tout grand poète vieillissant est un peu Louis XIV sur ce point. Elle avait chaque jour mille inventions gracieuses pour lui renouveler et rafraîchir la louange. Elle lui ralliait de toutes parts des amis, des admirateurs nouveaux. Elle nous avait tous enchaînés aux pieds de sa statue avec une chaîne d’or.

Une personne d’un esprit aussi délicat que juste, et qui l’a bien connue, disait de Mme  Récamier : « Elle a dans le caractère ce que Shakspeare appelle milk of human kindness (le lait de la bonté humaine), une douceur tendre et compatissante. Elle voit les défauts de ses amis, mais elle les soigne en eux comme elle soignerait leurs infirmités physiques. » Elle était donc la sœur de Charité de leurs peines, de leurs faiblesses, et un peu de leurs défauts.

Que dans ce procédé habituel il n’y eût quelques inconvénients à la longue, mêlés à un grand charme ; que dans cet air si tiède et si calmant, en donnant aux esprits toute leur douceur et tout leur poli, elle ne les amollit un peu et ne les inclinât à la complaisance, je n’oserai le nier, d’autant plus que je crois l’avoir, peut-être, éprouvé moi-même. C’était certainement un salon, où non-seulement la politesse, mais la charité nuisait un peu à la vérité. Il y avait décidément des choses qu’elle ne voulait pas voir et qui pour elle n’existaient pas. Elle ne croyait pas au mal. Dans son innocence obstinée, je tiens à le faire sentir, elle avait gardé de l’enfance. Faut-il s’en plaindre ? Après tout, y aura-t-il encore un autre lieu dans la vie où l’on retrouve une bienveillance si réelle au sein d’une illusion si ornée et si embellie ? Un moraliste amer, La Rochefoucauld, l’a dit : « On n’aurait guère de plaisir si on ne se flattait jamais. »

J’ai entendu des gens demander si Mme  Récamier avait de l’esprit. Mais il me semble que nous le savons déjà. Elle avait au plus haut degré non cet esprit qui songe à briller pour lui-même, mais celui qui sent et met en valeur l’esprit des autres. Elle écrivait peu ; elle avait pris de bonne heure cette habitude d’écrire le moins possible ; mais ce peu était bien et d’un tour parfait. En causant, elle avait aussi le tour net et juste, l’expression à point. Dans ses souvenirs elle choisissait de préférence un trait fin, un mot aimable ou gai, une situation piquante, et négligeait le reste ; elle se souvenait avec goût.

Elle écoutait avec séduction, ne laissant rien passer de ce qui était bien dans vos paroles sans témoigner qu’elle le sentît. Elle questionnait avec intérêt, et était tout entière à la réponse. Rien qu’à son sourire et à ses silences, on était intéressé à lui trouver de l’esprit en la quittant.

Quant à la jeunesse, à la beauté de son cœur, s’il a été donné à tous de l’apprécier, c’est à ceux qui en ont joui de plus près qu’il appartient surtout d’en parler un jour. Après la mort de M. Ballanche et de M. de Chateaubriand, quoiqu’elle eût encore M. Ampère, le duc de Noailles, et tant d’autres affections autour d’elle, elle ne fit plus que languir et achever de mourir. Elle expira le 11 mai 1849, dans sa soixante-douzième année. Cette personne unique, et dont la mémoire vivra autant que la société française, a été peinte avec bien de la grâce par Gérard dans sa fraîcheur de jeunesse. Son buste a été sculpté par Canova dans son idéal de beauté. Achille Deveria a tracé d’elle, le jour de sa mort, une esquisse fidèle qui exprime la souffrance et le repos.



  1. J’ai eu depuis la satisfaction de retrouver cette vue dans le livre de M. Cousin sur Madame de Sablé, 1854, fin du chapitre Ier, page 63 : « … Elle avait, dit-il de Mme  de Sablé, de la raison, une grande expérience, un tact exquis, une humeur agréable. — Quand je me la représente telle que je la conçois d’après ses écrits, ses lettres, sa vie, ses amitiés, à moitié dans la solitude, à moitié dans le monde, sans fortune et très en crédit, une ancienne jolie femme à demi retirée dans un couvent et devenue une puissance littéraire, je crois voir, de nos jours, Mme  Récamier à l’Abbaye-aux-Bois. »