Causeries du lundi/Tome I/Le Livre des Rois, par Firdousi

Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 332-350).
Lundi 11 février 1850.

LE LIVRE DES ROIS,
PAR LE POËTE PERSAN
FIRDOUSI,
PUBLIÉ ET TRADUIT PAR M. JULES MOHL
(3 vol. in-folio.)

Rassurez-vous : ce titre de Livre des Rois n’a rien de séditieux. Il s’agit d’un immense poëme composé, il y a plus de huit cents ans, par un grand poëte, l’Homère de son pays, et dont le nom frappe sans doute ici bien des lecteurs pour la première fois. J’avouerai que moi-même qui en parle, il n’y a pas bien longtemps que je le connais d’un peu près. Ce poëte, pas plus qu’Homère, n’a inventé les sujets qu’il célèbre ; il les a puisés dans la tradition, dans les légendes et ballades populaires, et il en a fait un corps de poëme qui, pour ces temps reculés, supplée en quelque manière à l’histoire. Ce poëme, où il a appliqué son génie (et ce génie est manifeste), a paru digne, il y a quelques années, d’être publié avec luxe à Paris, aux frais du Gouvernement, dans la Collection orientale des manuscrits inédits. Trois volumes (texte et traduction) ont déjà paru, et le savant traducteur, M. Mohl, est en mesure d’en donner la suite et la fin. Mais, depuis février 1848, les vicissitudes qu’a subies dans sa direction la ci-devant Imprimerie royale ont réagi sur les destinées du livre magnifique, qui se trouve arrêté sans cause. Il serait temps que cette impression reprît et continuât. C’est un grand signe qu’une civilisation est remise à flot quand aucun ralentissement ne se fait sentir dans ces hautes études, qui sont le luxe et comme la couronne de l’intelligence.

Je voudrais ici, par manière de variété, donner quelque aperçu et du poëte et de l’œuvre. Il est bon de voyager quelquefois ; cela étend les idées et rabat l’amour-propre. On mesure plus au juste ce que c’est que la gloire, et à quoi se réduit ce grand mot. Les jours où l’on est trop entêté de soi-même et de son importance, je ne sais rien de plus calmant que de lire un voyage en Perse ou en Chine. Voilà des millions d’hommes qui n’ont jamais entendu parler de vous, qui n’en entendront jamais parler, et qui s’en passent. « Combien de royaumes nous ignorent ! » a dit Pascal. Ce Firdousi ou Ferdousi, par exemple, ce grand poëte qui, à première vue, nous étonne, et dont nous ne savons pas même très-bien comment prononcer le nom, est populaire dans sa patrie. Si jamais vous allez en Perse, dans ce pays de vieille civilisation, qui a subi bien des conquêtes, bien des révolutions religieuses, mais qui n’a pas eu, à proprement parler, de moyen-âge, et dans lequel certaines traditions se sont toujours conservées, prenez un homme d’une classe quelconque, et dites-lui quelques vers de Ferdousi : il y a chance, m’assure-t-on, pour qu’il vous récite de lui-même les vers suivants ; car les musiciens et chanteurs vont en redisant à plein chant des épisodes entiers dans les réunions, dans les festins. Le tempérament de ce peuple est tout poétique. Ce qu’on a dit un peu complaisamment des gondoliers de Venise chantant les octaves du Tasse serait plus vrai des gens du peuple, en Perse, récitant les vers de Ferdousi. On a vu, de nos jours, des troupes persanes marcher au combat contre des Turcomans en chantant des tirades de son épopée. On trouverait peu de poëtes, dans notre Occident, qui jouissent d’une pareille fortune. Cela n’empêche pas qu’il ne nous semble fort singulier qu’on soit si célèbre quelque part et si inconnu chez nous, et nous serions tenté de dire à ce génie étranger, comme les Parisiens du temps de Montesquieu disaient à Usbek et à Rica dans les Lettres Persanes : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ! c’est une chose bien extraordinaire. Comment peut-on être Persan ? »

Ferdousi était donc né en Perse vers l’année 940, et il ne mourut qu’en 1020, âgé de quatre-vingts ans. C’était le temps où, en France, nous étions en plein âge de fer, en pleine barbarie, et où, après l’agonie des derniers Carlovingiens, une monarchie rude s’ébauchait sous Hugues Capet et le roi Robert. La Perse conquise par les Arabes se revêtait subitement d’une civilisation nouvelle, mais elle ne dépouillait pas tout à fait l’ancienne. Après les premiers temps de la conquête musulmane, il arriva en effet que les chefs et gouverneurs des provinces orientales, les feudataires les plus éloignés de Bagdad, siège du Califat, tendirent à s’émanciper, et, pour se donner de la force, ils cherchèrent à s’appuyer sur le fond des populations, et particulièrement sur la classe des propriétaires ruraux, qui, dans tout pays, sont naturellement attachés aux vieilles mœurs. Or, pour se concilier cette classe composée des plus anciennes familles de Perse, les princes de nouvelle formation ne trouvèrent rien de mieux que de réchauffer et de favoriser le culte des vieilles traditions historiques et nationales, les souvenirs des dynasties antérieures et des héros. Bien que musulmans de religion, ils ne reculèrent pas devant ce réveil d’un antique passé où la religion régnante était celle de Zoroastre. Leurs petites cours se remplirent de poëtes persans qui reprirent et remanièrent avec émulation ces sujets de ballades populaires. Le sultan Mahmoud, de race turque, qui régnait dans le Caboul, et dont les conquêtes s’étendirent jusqu’à l’Inde, fut un des plus ardents à se signaler en cette voie de renaissance littéraire qui venait en aide à ses projets politiques, ou qui du moins pouvait illustrer son règne. Cependant, vers le temps où ce Turc, violent d’ailleurs et ambitieux, s’intéressait si fort à ces choses de l’esprit, et avant qu’il fût encore monté sur le trône, un homme, doué de génie par la nature, s’était senti poussé de lui-même à ces hautes pensées par une vocation puissante. Dans sa ville natale de Thous, Ferdousi enfant, fils d’un jardinier, assis au bord du canal d’irrigation qui coulait devant la maison de son père, s’était dit souvent qu’il serait beau de laisser un souvenir de lui dans ce monde qui passe. Il voyait que le monde s’était repris d’amour pour les histoires des anciens héros. Tous les hommes intelligents et tous les hommes de cœur s’y attachaient. C’était l’œuvre indiquée alors pour le génie ; c’était le rameau d’or à cueillir en cette saison. Déjà un jeune homme doué d’une langue facile, d’une grande éloquence et d’un esprit brillant, avait annoncé le dessein de mettre en vers ces histoires, et le cœur de tous s’en était réjoui. Mais ce poëte, nommé Dakiki, n’avait pas en lui tout ce qu’il faut de sagesse pour accomplir les pensées graves ; il se laissa aller aux mauvaises compagnies, il leur abandonna son âme faible et douce, et périt assassiné dans une débauche. Son dessein resta vacant, et Ferdousi s’en empara avec ardeur. Il a raconté lui-même comment, dans les premiers temps de cette entreprise, occupé de rechercher les traditions déjà en partie recueillies, il se tourmentait d’une tristesse jalouse, craignant que sa vie ne fût trop courte pour une telle œuvre et que son trésor ne lui échappât. Il avait dans sa ville natale un ami qui ne faisait qu’un avec lui, et ils étaient comme deux âmes dans un même corps. Cet ami le soutint, l’encouragea : « C’est un beau plan, lui disait-il, et ton pied te conduira au bonheur. Ne t’endors pas ! tu as le don de la parole, tu as de la jeunesse, tu sais conter un récit héroïque : raconte de nouveau ce livre royal, et cherche par là la gloire auprès des grands. » Cet ami lui abrégea les recherches, lui procura un certain recueil déjà fait, et le poëte, voyant la matière en sa puissance, sentit sa tristesse se convertir en joie. Mais le monde alors était rempli de guerres, et le temps semblait peu favorable aux récompenses. Tout poëte, en tout pays, cherche son Auguste et son Mécène ; appelez ce Mécène du nom que vous voudrez : Ferdousi cherchait le sien. Il crut le trouver d’abord dans le gouverneur de sa province, Abou-Manzour, jeune prince rempli de générosité et de clémence, qui lui dit : « Que faut-il que je fasse pour que ton âme se tourne vers ce poëme ? » Ferdousi espérait déjà que son fruit allait mûrir à l’abri de l’orage ; mais le jeune gouverneur périt assassiné, et le poëte se trouva de nouveau à la merci du sort. C’est alors qu’il ouït parler du sultan Mahmoud, qui, dans sa Cour de Ghaznin, s’entourait d’une pléiade de poëtes, mettait au concours les histoires des anciens rois, et désirait un homme capable de les orner et de les embellir sans les altérer. Ce que désirait Mahmoud, Ferdousi était en voie de l’exécuter. Ferdousi n’était plus jeune, il avait cinquante-sept ans environ ; il y avait plus de vingt ans qu’il travaillait à son poëme. À cette première nouvelle qu’il eut de l’appel du sultan Mahmoud, il tressaillit : « Mon étoile endormie, dit-il, s’éveilla ; une foule de pensées surgirent dans ma tête. Je reconnus que le moment de parler était arrivé, et que les vieux temps allaient revenir. » Il se rendit donc à la cour de Ghaznin, où il eut quelque peine encore à se faire remarquer du sultan ; il y parvint enfin et réussit à le charmer. Il triompha, dans un défi, de tous les poëtes de Cour, et le sultan, dans un moment d’enthousiasme, lui donna ce surnom de Ferdousi (car ce n’était pas son premier nom) ; Ferdousi veut dire l’homme du paradis, celui qui fait de la terre un paradis par l’enchantement de sa parole.

Pendant les premières années, le poëte vit se réaliser son rêve. Sa vie était comme une ivresse continuelle de poésie. « Il avait un appartement attenant au palais, avec une porte de communication dans le jardin privé du roi. Les murs de son appartement furent couverts de peintures représentant des armes de toute espèce, des chevaux, des éléphants, des dromadaires et des tigres, des portraits de ces rois et de ces héros de l’Iran, qu’il était chargé de célébrer. Mahmoud pourvut à ce que personne ne pût l’interrompre dans son travail, en défendant la porte à tout le monde, à l’exception d’un seul ami et d’un esclave chargé du service domestique. Le sultan professait pour lui une admiration passionnée, et se plaisait à dire qu’il avait souvent entendu ces mêmes histoires, mais que la poésie de Ferdousi les rendait comme neuves, et qu’elle inspirait aux auditeurs de l’éloquence, de la bravoure et de la pitié. » À mesure qu’un épisode était composé, le poëte le récitait au roi ; il s’asseyait devant lui sur un coussin, et, derrière, des musiciens et des danseuses l’accompagnaient en cadence.

Mais la faveur des princes est trompeuse. Le Tasse, au milieu des délices de Ferrare, en sut quelque chose : Ferdousi, à la cour de Ghaznin, va également l’éprouver. Mahmoud insensiblement se refroidit ; ses ministres s’en aperçurent et exécutèrent plus négligemment ses ordres ; ils payaient mal le poëte, qui se trouvait ainsi dans la gêne au milieu de l’or. Les poëtes de Cour, les rivaux et ennemis littéraires de Ferdousi prétendirent que le succès de son ouvrage tenait à l’intérêt des sujets bien plutôt qu’au talent de l’auteur. Enfin, un jour on l’accusa d’être hérétique, accusation qui est la plus grave en tout pays. Après douze années de séjour à Ghaznin, et quand son poëme, composé de près de soixante mille distiques (cent vingt mille vers !), s’achevait, Ferdousi vit s’écrouler le rêve de sa fortune. La somme finale, qui devait lui être payée en or, ne lui fut payée qu’en pièces d’argent. Cette somme d’or qu’il avait tant désirée, et dont il n’avait rien voulu distraire à l’avance, il la destinait à un emploi touchant. Dans sa ville natale, j’ai dit qu’enfant il s’était assis souvent au bord du canal qui coulait devant la maison du jardinier son père, et que c’était là qu’il avait nourri ses premiers rêves. Mais ce canal, grossi par les eaux, débordait souvent et produisait des ravages. Ferdousi avait toujours eu le projet, avec la somme d’or qu’il recevrait, de bâtir une digue qui contînt les eaux, et d’être ainsi le bienfaiteur de sa contrée. Ce noble poëte avait l’âme royale. Il était au bain quand on lui apporta la somme dérisoire en pièces d’argent ; il en fit trois parts : il en donna un tiers au baigneur, un tiers à l’ami qui la lui avait apportée, et, avec l’autre tiers, il paya un seul verre de fouka (espèce de bière) qu’il demanda. Il ne garda rien pour lui. Cela fait, il résolut de quitter sans retard la Cour du sultan, et il partit secrètement, un bâton à la main, en habit de derviche. Il était âgé d’environ soixante-dix ans. En partant, il laissa aux mains d’un ami un papier scellé, recommandant qu’on le remît au sultan vingt jours après son départ. Quand le sultan ouvrit ce papier à son adresse, il y trouva une satire sanglante. C’était la vengeance du poëte, la flèche de Parthe qu’il lui lançait en fuyant, et cette vengeance subsiste encore. On y lit :

« Ô Roi, je t’ai adressé un hommage qui sera le souvenir que tu laisseras dans le monde. Les édifices que l’on bâtit tombent en ruine par l’effet de la pluie et de l’ardeur du soleil ; mais j’ai élevé, dans mon poëme, un édifice immense auquel la pluie et le vent ne peuvent nuire. »

Ferdousi n’a pas besoin d’avoir lu Horace ni Ovide pour dire les mêmes choses qu’eux, avec la haute conscience de sa force, et dans un sentiment plus poignant. Il continue de se rendre justice, et de la faire sur ce roi ingrat :

« Des siècles, dit-il, passeront sur ce livre, et quiconque aura de l’intelligence le lira. J’ai vécu trente-cinq années dans la pauvreté, dans la misère et les fatigues, et pourtant tu m’avais fait espérer une autre récompense, et je m’attendais à autre chose de la part du maître du monde !… Mais le fils d’un esclave ne peut valoir grand’chose, quand même son père serait devenu roi… Quand tu planterais dans le jardin du Paradis un arbre dont l’espèce est amère, quand tu en arroserais les racines, au temps où elles ont besoin d’eau, avec du miel pur puisé dans le ruisseau du Paradis, à la fin il montrera sa nature et portera un fruit amer. »

Au reste, ce n’est point par un désir égoïste de vengeance qu’il écrit cette satire, c’est dans une pensée plus haute :

« Voici pourquoi j’écris ces vers puissants : c’est pour que le roi y prenne un conseil, qu’il connaisse dorénavant la puissance de la parole, qu’il réfléchisse sur l’avis que lui donne un vieillard, qu’il n’afflige plus d’autres poëtes, et qu’il ait soin de son honneur ; car un poëte blessé compose une satire, et elle reste jusqu’au jour de la Résurrection. »

Cette fière prédiction se trouve vraie de Ferdousi comme de Dante.

Après ce coup d’éclat, Ferdousi erra durant des années, cherchant une Cour où ne pût l’atteindre la colère du sultan. Enfin, croyant les choses apaisées et oubliées, il était revenu dans sa ville natale, lorsqu’un jour, passant par le bazar, il entendit un enfant réciter un vers sanglant de cette même satire qui avait couru le monde. Le vieillard en fut saisi brusquement et s’évanouit ; on le rapporta dans sa maison, où il mourut à l’âge de quatre-vingts ans. On l’enterra dans un jardin. Dans les premiers instants, le chef religieux de la ville refusa de lire les prières d’usage sur sa tombe, sous prétexte de cet ancien soupçon d’hérésie, et par crainte sans doute de déplaire au sultan. Mais bientôt se ravisant, et averti par la voix publique, il prétendit avoir vu en songe Ferdousi au ciel, revêtu d’une robe verte et portant au front une couronne d’émeraudes, et il se crut autorisé à lui payer le tribut qu’on accorde aux fidèles. Cependant le sultan Mahmoud avait reconnu son injustice, et il envoyait au poëte les cent mille pièces d’or qu’il lui devait, avec une robe d’honneur et des paroles d’excuse. Mais, comme pour le Tasse, ce tardif hommage arriva trop tard pour Ferdousi et ne rencontra qu’une tombe. Au moment où les chameaux chargés d’or arrivaient à l’une des portes de Thous, le convoi funèbre sortait par une autre. On porta les présents du sultan chez la fille de Ferdousi, qui, d’un cœur digne de son père, les refusa en disant : « J’ai ce qui suffit à mes besoins, et ne désire point ces richesses. » Mais le poëte avait une sœur qui se rappela le désir que celui-ci avait nourri dès l’enfance de bâtir un jour, en pierre, la digue de la rivière de Thous, pour laisser dans un bienfait public le souvenir de sa vie. Elle accepta la somme ; la digue tant désirée fut construite, mais quand le poëte n’était plus : quatre siècles après, on en voyait encore les restes. Telle est, en abrégé, la vie de Ferdousi, comme je l’emprunte au travail de M. Mohl.

On devine déjà que le poëme sorti d’une telle main et couvé d’un tel cœur ne saurait être une œuvre vulgaire. Il faudrait bien de l’espace pour en donner une idée un peu générale. Le livre se compose d’une suite d’épisodes sans lien étroit. Le poëte raconte toute l’histoire des premiers rois de Perse, des fondateurs de dynasties, telle qu’elle s’est transmise et transfigurée dans la mémoire, pleine d’imagination et de féerie, de ces peuples orientaux. Les fables y abondent, recouvrant des symboles qu’il n’est pas aisé de pénétrer. La véritable poésie épique, pour être vivante, a besoin de reposer sur des racines populaires et d’y puiser sa sève, sans quoi elle ne produit que des œuvres de cabinet, belles peut-être, mais toujours un peu froides. Virgile n’a réussi qu’à produire une épopée de cette dernière espèce : Homère nous offre le modèle accompli de la première. À le lire naïvement, on y saisit à la fois le fond des choses qui ont dû être transmises, et le génie individuel qui les a prises en main et rehaussées. Mais, en passant dans le monde oriental où tout nous est étranger, il est difficile de se prêter à ces traditions merveilleuses, gigantesques, qui ne nous concernent plus à aucun degré, et l’on est embarrassé, à travers ces flots de couleur nouvelle, de faire la part de ce qui revient en propre au talent du poëte. Toutefois, grâce à la méthode fidèle et religieuse de traduction qu’a adoptée M. Mohl, on peut se former jusqu’à un certain point une idée du génie personnel de Ferdousi. Ce génie, tel qu’il se prononce dans les parties ordinaires et comme dans le récitatif du poëme, est tout moral et grave. En voyant se succéder tant de dynasties et tant de siècles qui, de loin, semblent ramassés en un jour, le poëte a conçu le sentiment profond de l’instabilité des choses humaines, de la fuite de la vie et des années brillantes, du néant de tout, excepté d’une bonne renommée ; car il croit à la poésie et à la gloire. Hors de là, il se complaît à ce détachement tranquille, universel, à cette espèce d’épicuréisme transcendant, le même qu’on retrouve et qui s’exhale dans les livres de la Sagesse de Salomon. Ce thème éternel est rajeuni ici par une imagination charmante. Ferdousi y joint une douceur particulière, une disposition de clémence et de compassion qui sent le voisinage de l’Inde. Par exemple, un des meilleurs rois qu’il nous montre dans les premières dynasties, Féridoun, a trois fils. Ces trois frères, dont le dernier n’est pas de la même mère que les deux autres, ont un caractère bien différent. Les deux premiers, dévorés d’ambition, jaloux de la préférence que leur père montre à leur puîné, décident de s’en défaire. C’est la conjuration des fils de Jacob contre leur frère Joseph. Le jeune homme, le vertueux Iredji, est averti par son père même du mauvais dessein de ses aînés, mais il ne veut employer avec eux d’autres armes que la persuasion, et, regardant son vieux père avec tendresse, il lui dit ces belles paroles :

« Ô Roi ! pense à l’instabilité de la vie qui doit passer sur nous comme le vent. Pourquoi l’homme de sens s’affligerait-il ? Le temps fanera la joue de rose et obscurcira l’œil de l’âme brillante. Au commencement la vie est un trésor, à sa fin est la peine, et puis il faut quitter cette demeure passagère. Puisque notre lit sera la terre et que notre couche sera une brique, pourquoi planter aujourd’hui un arbre dont la racine se nourrirait de sang, dont le fruit serait la vengeance ?… La couronne, le trône et le diadème ne m’importent pas ; j’irai au-devant de mes frères sans armée, et je leur dirai : Ô mes frères illustres, qui m’êtes chers comme mon corps et mon âme, ne me prenez pas en haine, ne méditez pas vengeance contre moi ! la haine ne convient pas aux croyants. »

Cette démarche que projette Iredji, il l’exécute ; il va trouver ses frères avec un esprit de paix, et au moment où l’un d’eux, dans un accès de fureur brutale, le frappe et s’apprête à le tuer, il lui dit :

« N’as-tu aucune crainte de Dieu, aucune pitié de ton père ? Est-ce ainsi qu’est ta volonté ? Ne me tue pas, car, à la fin, Dieu te livrera à la torture pour prix de mon sang. Ne te fais pas assassin, car, de ce jour, tu ne verras plus trace de moi. Approuves-tu donc et peux-tu concilier ces deux choses, que tu aies reçu la vie et que tu l’enlèves à un autre ? Ne fais pas de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé, car elle a une vie, et la douce vie est un bien… »

C’est cet esprit de sagesse, d’élévation, de justice et de douceur qui circule à travers l’immense poëme de Ferdousi, et qu’on y respire dans les intervalle où pénètre la lumière. Le poëte a eu raison de dire, au début de son livre, en le comparant à un haut cyprès : « Celui qui se tient sous un arbre puissant, sera garanti du mal par son ombre. » Ce sentiment de moralité profonde est égayé, chemin faisant, par des parties brillantes et légères, comme il convenait à un poëte nourri dans le pays du pêcher et de la rose.

Le plus célèbre épisode du poëme, et qui est de nature à nous intéresser encore, a pour sujet la rencontre du héros Roustem et de son fils Sohrab. C’est une belle et touchante histoire qui a couru le monde, qui a refleuri dans mainte ballade en tout pays, et que bien des poëtes ont remaniée ou réinventée à leur manière, jusqu’à Ossian dans son poëme de Carthon et jusqu’à Voltaire dans sa Henriade. Voltaire n’avait pas lu assurément Ferdousi, mais il a eu la même idée, celle d’un père, dans un combat, aux prises avec son fils, et le tuant avant de le reconnaître. La pensée de Voltaire est toute philosophique et humaine ; il veut inspirer l’horreur des guerres civiles. Ferdousi, dans son récit puisé à la tradition, est loin d’avoir eu une intention aussi expresse ; mais on ne craint pas de dire qu’après avoir lu cet épisode dramatique et touchant, cette aventure toute pleine de couleurs d’abord et de parfums, et finalement de larmes, si l’on vient à ouvrir ensuite le chant VIIIe de la Henriade, on sent toute la hauteur d’où la poésie épique chez les modernes est déchue, et l’on éprouve la même impression que si l’on passait du fleuve du Gange à un bassin de Versailles.

Je demande à donner en peu de mots une idée de ce qu’est cet épisode chez Ferdousi. Roustem nous représente assez bien l’Hercule ou le Roland des traditions orientales : ce n’est pas précisément un roi, c’est plus qu’un roi, et il peut dire, lui aussi, dans son orgueil :

J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être.


Roustem appartient à cet âge héroïque où la force physique est encore considérée comme la première des vertus. Un jour, il était allé seul à la chasse de l’onagre, du côté du pays des Turcs, monté sur son bon cheval Raksch, aussi rapide que le feu. Après avoir tué bon nombre de bêtes sauvages, accablé de fatigue, il s’endormit, laissant Raksch paître à son gré dans la plaine. Quelques Turcs passèrent, qui enlevèrent le cheval, non sans que celui-ci fît belle résistance et tuât plus d’un de ses ravisseurs. Roustem, au réveil, se trouva au dépourvu, un peu honteux de sa mésaventure. Il s’achemina lentement vers la ville voisine, appelée Sémengan. Son renom était tel, que le roi de la ville, bien que sujet des Turcs, sachant qu’il approchait, vint au-devant de lui, lui promit de faire chercher Raksch, et lui offrit une splendide hospitalité. Roustem s’assit au banquet et s’enivra, ce qui n’était point une honte. La nuit était presque écoulée, lorsque la porte de la chambre où il reposait s’ouvrit doucement, et il vit s’approcher une beauté merveilleuse, guidée par une esclave. « Quel est ton nom ? lui dit le héros tout étonné. Que cherches-tu dans la nuit sombre ? Quel est ton désir ? » La femme voilée n’était autre que la belle Tehmimeh, la fille unique du roi de Sémengan, et elle confessa ingénument au héros son désir. Elle avait entendu faire de lui maint récit fabuleux, comme Médée de Jason, Ariane de Thésée, comme Desdémone d’Othello. Elle lui répète quelques-uns de ces discours qui ont égaré sa raison : « Tels sont les récits qu’on m’a faits, lui dit-elle, et je me suis souvent mordu la lèvre à cause de toi. » Il y a une belle parole du Sage : « Ne parle pas d’hommes devant les femmes, car le cœur de la femme est la demeure du malin, et ces discours font naître en elles des ruses. » Bref, la belle Tehmimeh s’offre ici au héros, sans trop de ruses pourtant et sans détour, ne souhaitant rien tant que d’avoir un fils d’un homme tel que Roustem. Elle n’oublie pas, en finissant, d’ajouter, comme raison déterminante, qu’elle s’engage à lui ramener son bon cheval Raksch. Roustem, entendant ces promesses, et surtout celle qui concerne son bon cheval, se décide sans trop de peine. Mais, pour ne pas violer l’hospitalité, il envoie un homme grave demander la fille à son père. Le père n’a garde de refuser ; il accorde sa fille selon les rites du pays, qui paraissent avoir été assez faciles, et la belle Tehmimeh est au comble de son vœu. Au premier rayon de l’aurore, Roustem prit un onyx qu’il portait au bras, et qui était célèbre dans le monde entier ; il le donna à Tehmimeh en disant : « Garde ce joyau, et si le Ciel veut que tu mettes au monde une fille, prends cet onyx et attache-le aux boucles de ses cheveux sous une bonne étoile et sous d’heureux auspices ; mais si les astres t’accordent un fils, attache-le à son bras, comme l’a porté son père… »

Là-dessus Roustem part au matin, monté sur son cheval Raksch ; il s’en retourne vers l’Iran, et, durant des années, il n’a plus que de vagues nouvelles de la belle Tehmimeh et du fils qui lui est né ; car c’est un fils et non une fille. Ce fils est beau et au visage brillant ; on l’appelle Sohrab. « Quand il eut un mois, il était comme un enfant d’un an ; quand il eut trois ans, il s’exerçait au jeu des armes, et à cinq ans il avait le cœur d’un lion. Quand il eut atteint l’âge de dix ans, personne dans son pays n’osait lutter contre lui. » Il se distinguait, à première vue, de tous les Turcs d’alentour ; il devenait manifeste qu’il était issu d’une autre race. L’enfant, sentant sa force, alla fièrement demander à sa mère le nom de son père, et quand il le sut, il n’eut plus de cesse qu’il n’eût assemblé une armée pour aller combattre les Iraniens et se faire reconnaître du glorieux Roustem à ses exploits et sa bravoure.

Sohrab choisit un cheval assez fort pour le porter, un cheval fort comme un éléphant ; il assemble une armée et se met en marche, non pour combattre son père, mais pour combattre et détrôner le souverain dont Roustem est le feudataire, et afin de mettre la race vaillante de Roustem à la place de ce roi déjà fainéant. C’est ici que l’action commence à se nouer avec un art et une habileté qui appartiennent au poëte. La solution fatale est à la fois entrevue et retardée moyennant des gradations qui vont la rendre plus dramatique. Roustem, mandé en toute hâte par le roi effrayé, ne s’empresse point d’accourir. À cette nouvelle d’une armée de Turcs commandée par un jeune homme si vaillant et si héroïque, il a l’idée d’abord que ce pourrait bien être son fils ; mais non : ce rejeton de sa race est trop enfant, se dit-il, « et ses lèvres sentent encore le lait. » Roustem arrive pourtant ; mais, mal accueilli par le roi, il entre dans une colère d’Achille, et il est tout prêt à s’en retourner dans sa tente. On ne le fléchit qu’en lui représentant que s’abstenir en une telle rencontre, ce serait paraître reculer devant le jeune héros. Cependant les armées sont en présence. Roustem, déguisé en Turc, s’introduit dans un château qu’occupe l’ennemi, pour juger de tout par lui-même. Il voit son fils assis à un festin : il l’admire, il le compare, pour la force et la beauté, à sa propre race ; on dirait, à un moment, que le sang au-dedans va parler et lui crier : C’est lui ! Le jeune Sohrab, de son côté, quand vient le matin, en présence de cette armée dont le camp se déploie devant lui, est avide de savoir si son noble père n’en est pas. Monté sur un lieu élevé, il se fait nommer par un prisonnier tous les chefs illustres dont il voit se dérouler les étendards. Le prisonnier les énumère avec complaisance et les lui nomme tous, tous excepté un seul, excepté celui, précisément, qui l’intéresse. Le prisonnier fait semblant de croire que Roustem n’est pas venu, car il craint que ce jeune orgueilleux, dans sa force indomptable, ne veuille se signaler en s’attaquant de préférence à ce chef illustre, et qu’il ne cause un grand malheur. Sohrab insiste et trouve étonnant qu’entre tant de chefs, le vaillant Roustem, le premier de tous, ait manqué cette fois à l’appel ; il presse de questions le prisonnier, qui lutte de ruse, et qui s’obstine, sur ce point, à lui cacher la vérité : « Sans doute, réplique celui-ci, le héros sera allé dans le Zaboulistan, car c’est le temps des fêtes dans les jardins de roses. » À quoi Sohrab, sentant bouillonner son sang, répond : « Ne parle pas ainsi, car le front de Roustem se tourne toujours vers le combat. » Mais Sohrab a beau vouloir forcer le secret, la fatalité remporte : « Comment veux-tu gouverner ce monde que gouverne Dieu ? s’écrie le poëte. C’est le Créateur qui a déterminé d’avance toutes choses. Le sort a écrit autrement que tu n’aurais voulu, et, comme il te mène, il faut que tu suives. »

Sohrab engage le combat ; tout plie devant lui. Jamais nos vieux romans de chevalerie n’ont retenti de pareils coups d’épée. Les plus vaillants chefs reculent. Roustem est appelé ; il arrive, il se trouve seul en présence de son fils, et le duel va s’entamer. La pitié, tout à coup, saisit le vieux chef, en voyant ce jeune guerrier si fier et si beau :

« Ô jeune homme si tendre ! lui dit-il, la terre est sèche et froide, l’air est doux et chaud. Je suis vieux ; j’ai vu maint champ de bataille, j’ai détruit mainte armée, et je n’ai jamais été battu… Mais j’ai pitié de toi et ne voudrais pas t’arracher la vie. Ne reste pas avec les Turcs ; je ne connais personne dans l’Iran qui ait des épaules et des bras comme toi. »

En entendant ces paroles qui semblent sortir d’une âme amie, le cœur de Sohrab s’élance, il a un pressentiment soudain ; il demande ingénument au guerrier s’il n’est pas celui qu’il cherche, s’il n’est pas l’illustre Roustem. Mais le vieux chef, qui ne veut pas donner à ce jouvenceau trop d’orgueil, répond avec ruse qu’il n’est pas Roustem, et le cœur de Sohrab se resserre aussitôt ; le nuage qui venait de s’entr’ouvrir se referme, et la destinée se poursuit.

Le duel commence : il n’est pas sans vicissitudes et sans péripéties singulières ; il dure deux jours. Dès le premier choc, les épées des combattants se brisent en éclats sous leurs coups : « Quels coups ! on eût dit qu’ils amenaient la Résurrection ! » Le combat continue à coups de massue ; nous sommes en plein âge héroïque. Le premier jour, le duel n’a pas de résultat. Après une lutte acharnée, les deux chefs s’éloignent, se donnant rendez-vous pour le lendemain. Roustem s’étonne d’avoir rencontré pour la première fois son égal, presque son maître, et de sentir son cœur défaillir sans savoir pourquoi. Le second jour, au moment de reprendre la lutte, Sohrab a un mouvement de tendresse, et la nature, près de succomber, fait en lui comme un suprême effort. En abordant le vieux chef, il s’adresse à lui le sourire sur les lèvres, et comme s’ils avaient passé la nuit amicalement ensemble :

« Comment as-tu dormi ? lui demande-t-il ; comment t'es-tu levé ce matin ? Pourquoi as-tu préparé ton cœur pour la lutte ? Jette cette massue et cette épée de la vengeance, jette tout cet appareil d’un combat impie. Asseyons-nous tous deux à terre, et adoucissons avec du vin nos regards courroucés. Faisons un traité en invoquant Dieu, et repentons-nous dans notre cœur de cette inimitié. Attends qu’un autre se présente pour le combat, et apprête avec moi une fête. Mon cœur te communiquera son amour, et je ferai couler de tes yeux des larmes de honte. Puisque tu es né d’une noble race, fais-moi connaître ton origine ; ne me cache pas ton nom, puisque tu vas me combattre : ne serais-tu pas Roustem ?… »


Roustem, par sentiment d’orgueil, et soupçonnant toujours une feinte de la part d’un jeune homme avide de gloire, dissimule une dernière fois, et, dès ce moment, le sort n’a plus de trêve. Toutes ces ruses de Roustem (et j’en supprime encore) tournent contre lui ; il finit par plonger un poignard dans la poitrine de son fils, et ne le reconnaît que dans l’instant suprême. Le jeune homme meurt avec résignation, avec douceur, en pensant à sa mère, à ses amis, en recommandant qu’on épargne après lui cette armée qu’il a engagée dans une entreprise téméraire :

« Pendant bien des jours je leur ai donné de belles paroles, je leur ai donné l’espoir de tout obtenir ; car comment pouvais-je savoir, ô héros illustre, que je périrais de la main de mon père ?… Je voyais les signes que ma mère m’avait indiqués, mais je n’en croyais pas mes yeux. Mon sort était écrit au-dessus de ma tête, et je devais mourir de la main de mon père. Je suis venu comme la foudre, je m’en vais comme le vent ; peut-être que je te retrouverai heureux dans le ciel ! »

Ainsi parle en expirant cet autre Hippolyte, immolé ici de la main de Thésée.

La moralité que tire le poëte de cette histoire pleine de larmes est tout antique, tout orientale. Malgré la colère que ce récit inspire involontairement contre Roustem, le poëte n’accuse personne :

« Le souffle de la mort, dit-il, est comme un feu dévorant : il n’épargne ni la jeunesse ni la vieillesse. Pourquoi donc les jeunes gens se réjouiraient-ils, puisque la vieillesse n’est pas la seule cause de la mort ? Il faut partir, et sans tarder, quand la mort pousse le cheval de la destinée ! »

Pour moi, la moralité que je déduirai ici sera à la moderne, tout étroite et toute positive : c’est qu’il convient que l’impression de ce grand livre où se trouve ce bel épisode, et d’autres épisodes encore, se remette en train au plus vite et s’achève, et que les contrariétés, les ennuis qui, il y a huit cents ans, sous le régime du sultan Mahmoud, ont traversé la vie et l’œuvre du poëte Ferdousi, ne continuent pas aujourd’hui de le poursuivre dans la personne de son savant éditeur et traducteur, qui mérite à la fois si bien et de lui et de nous.