Causeries du lundi/Tome I/De la Question des Théâtres

Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 35-48).

Lundi 15 octobre 1849.
DE LA QUESTION DES THÉÂTRES
ET DU
THÉÂTRE-FRANÇAIS EN PARTICULIER.

Une loi sur les théâtres s’élabore en ce moment. Un projet est soumis au Conseil d’État et va l’être à l’Assemblée. Je n’ai pas à m’occuper des dispositions de ce projet ni à les discuter ; mais il s’agit d’une matière qui prête à bien des observations littéraires, morales, et je tâcherai d’en toucher quelques-unes.

Les doctrines absolues en toute chose ont rencontré leurs limites, et les bons esprits commencent à s’éclairer par l’expérience. La liberté absolue des théâtres a des inconvénients et des dangers frappants. On ne saurait, dans aucun cas, assimiler cette liberté à la liberté absolue de la presse. Un théâtre offre aux yeux en même temps qu’aux oreilles quelque chose de vif, de sensible, d’immédiat ; il peut en résulter des conséquences telles, que les pouvoirs publics aient à y intervenir à chaque instant, comme on a le droit d’éteindre un incendie. Même en matière de presse, d’ailleurs, le gouvernement, en laissant la plus grande liberté possible, se réserve un organe à lui, un Moniteur. En matière de théâtre, le gouvernement, même en accordant toutes les facilités de concurrence, cesserait-il d’avoir des théâtres qu’il protège, et par conséquent qu’il surveille, qu’il fasse diriger ?

Il est trois ou quatre théâtres que l’on ne conçoit pas sans protection en France : l’Opéra, l’Opéra-Comique, le Théâtre-Français et les Italiens. Ce sont des théâtres de luxe ou des écoles de goût. Je ne dis rien de l’Opéra-Italien, plante exotique, plante rare et délicieuse, qui s’acclimate chaque jour parmi nous, mais qui a besoin encore des artifices de la serre. Le Grand-Opéra est un spectacle unique. Relisez le Mondain et ce qu’en a dit Voltaire ; c’est encore vrai pour nous : l’Opéra représente la civilisation parisienne à ses grands jours, dans sa pompe et dans ses fêtes. Après chaque ébranlement social, voulez-vous avoir la mesure de la confiance renaissante ? voulez-vous savoir si le monde reprend à la vie, si la société se remet à flot et rentre à pleines voiles dans ses élégances et ses largesses ? ce n’est pas tant à la Bourse qu’il faut aller, c’est peut-être à l’orchestre de l’Opéra. Quand Paris recommence à s’amuser, ce n’est pas seulement une classe privilégiée qui s’amuse, ce sont toutes les classes qui profitent et qui prospèrent. Paris alors est en bon train de se sauver, et la France avec lui.

L’Opéra-Comique représente ce genre moyen, cher à l’esprit français, dans lequel la musique se mêle au drame selon une mesure qui plaît à notre organisation et que l’on goûte sans étude et sans effort ; c’est un genre particulièrement agréable, qui refleurit à chaque saison et qu’il est naturel de maintenir. Mais le Théâtre-Français surtout est et demeure, à travers toutes les vicissitudes, une grande école de goût, de bon langage, un monument vivant où la tradition se concilie avec la nouveauté. À l’époque où tant de ruines se sont faites autour de nous, il serait peu raisonnable de venir compromettre et livrer au hasard ce qui a survécu et ce qui subsiste.

« De ce que j’ai fait une faute, ce n’est pas une raison de les commettre toutes, » répondait Mme de Montespan à quelqu’un qui s’étonnait de la voir faire maigre en Carême. De ce que nous avons fait bien des fautes en politique, ce n’est pas une raison non plus d’y ajouter ; un gouvernement qui, de gaieté de cœur, se dessaisirait de ce qu’il peut conserver de force et d’initiative avec l’assentiment public, raisonnerait moins bien que Mme de Montespan. Dans les choses tout à fait essentielles à l’État, si un accident imprévu cause une ruine, si une des poutres qui soutiennent l’édifice s’écroule, il vient un moment où le besoin absolu qui se fait sentir à tous peut amener une réparation ; mais dans l’ordre délicat, en ce qui touche les intérêts de l’esprit, les ruines une fois faites, par le temps qui court, ont grande chance de rester des ruines, et, quand la société a tant à lutter pour subvenir au strict nécessaire, il peut arriver que le jour de la réparation se fasse longtemps attendre pour le superflu.

Le superflu pourtant, chose si nécessaire ! c’est Voltaire qui l’a dit, lui, le Français par excellence et qui connaissait si bien son espèce. Le mot est sérieusement vrai en France, surtout à Paris. On ne le sent jamais mieux qu’après l’avoir quelque temps quitté. On trouve ailleurs toutes sortes de qualités utiles et solides, de réalités essentielles : la facilité, l’art de vivre n’est qu’à Paris. Et c’est pour cela qu’on doit tant en vouloir à ceux qui ne négligent rien pour rendre Paris inhabitable et sauvage : laissez-les un instant à l’œuvre ; ce sont gens à faire baisser tout le niveau de la civilisation humaine en quelques jours, en quelques heures. Cela s’est vu : on peut perdre en trois semaines le résultat de plusieurs années, presque de plusieurs siècles. La civilisation, la vie, sachons-le bien, est chose apprise et inventée, perfectionnée à la sueur du front de bien des générations, et à l’aide d’une succession d’hommes de génie, suivis eux-mêmes et assistés d’une infinité d’hommes de goût. Ces hommes-là, ces grands artisans de la civilisation, sans lesquels on en serait resté pendant quelques siècles de plus aux glands du chêne, Virgile les a placés au premier rang, et à bon droit, dans son Élysée ; il nous les montre à côté des guerriers héroïques, des chastes pontifes et des poètes religieux.

Inventas aut qui vitam excoluere per artes.

Les hommes, après quelques années de paix, oublient trop cette vérité ; ils arrivent à croire que la culture est chose innée, qu’elle est pour l’homme la même chose que la nature. Avons-nous besoin encore d’être avertis ? La sauvagerie est toujours là à deux pas ; et, dès qu’on lâche pied, elle recommence. Toujours est-il que, dans les bons temps, l’art de vivre, comme l’entendent les modernes, n’a été poussé nulle part ailleurs comme à Paris. Or, cet art perpétuel et insensible, ce courant des mœurs, c’est surtout par les théâtres qu’il s’enseigne, qu’il s’entretient ou s’altère. Les théâtres présentent le moyen d’action le plus prompt, le plus direct, le plus continu sur les masses. Nous vivons dans un temps où la société imite le théâtre bien plus encore que celui-ci n’imite la société. Dans les scènes scandaleuses ou grotesques qui ont suivi la Révolution de février, qu’a-t-on vu le plus souvent ? La répétition dans la rue de ce qui s’était joué sur les théâtres. La place publique parodiait au sérieux la scène ; les coulisses des boulevards s’étaient retournées, et l’on avait le paradis en plein vent. « Voilà mon histoire de la Révolution qui passe, » disait un historien en voyant de sa fenêtre défiler une de ces parodies révolutionnaires. Un autre aurait pu dire également : « Voilà mon drame qui passe. » Une chose entre autres qui m’a frappé dans ces événements si étonnants, et dont je ne prétends point d’ailleurs diminuer la portée, c’est, à travers tout, un caractère d’imitation, et d’imitation littéraire. On sent que la phrase a précédé. Ordinairement la littérature et le théâtre s’emparaient des grands événements historiques pour les célébrer, pour les exprimer : ici c’est l’histoire vivante qui s’est mise à imiter la littérature. En un mot, on sent que bien des choses ne se sont faites que parce que le peuple de Paris a vu le dimanche, au boulevard, tel drame, et a entendu lire à haute voix dans les ateliers telle histoire. Avec les dispositions d’un pareil peuple, abandonner au hasard la direction des théâtres, ne s’en réserver aucune, ne pas user de ces grands organes, de ces foyers électriques d’action sur l’esprit public, ne pas assurer une existence régulière à trois ou quatre d’entre eux qui, à force de zèle et d’activité, à force de bonnes pièces, de nouveautés entremêlées à la tradition, fassent concurrence aux théâtres plus libres et empêchent qu’on ne puisse dire Paris s’ennuie, ou Paris s’amuse, à faire peur, ce serait méconnaître les habitudes et les exigences de notre nation, le ressort de l’esprit français lui-même.

Qu’on ne s’y trompe pas : à travers les formes diverses et les bigarrures qui se succèdent et qui déguisent souvent le fond, cet esprit français subsiste ; il subsistera tant qu’il y aura une France, et il faut espérer que ce sera bien longtemps encore. Cet esprit qu’on croyait inhérent à l’ancienne société a triomphé de tout ce qui l’a modifiée successivement et détruite ; il a triomphé de 89, de 93, de l’Empire, du régime constitutionnel des deux Chambres. On le dit toujours mort ou bien malade ; il vit, il reparaît à chaque intervalle, le même au fond ; il cherche avec avidité à se satisfaire ; et ce qui importe, c’est d’empêcher qu’il ne tourne à mal et qu’il ne se pervertisse. Français, nous avons depuis quelque temps tous nos défauts ; gardons au moins quelques-unes de nos qualités. Là où les institutions favorisent et défraient ces qualités, et où elles ne sont pas écroulées avec le reste, maintenons-les soigneusement, et attachons-nous à les réparer plutôt qu’à les ébranler dans l’entre-deux des crises et au lendemain des orages.

Un petit nombre de choses anciennes sont restées debout en France à travers nos révolutions périodiques, et plus que périodiques ; de ce nombre est ce qu’on appelle si justement la Comédie-Française. Lors de la première Révolution, de celle de 89, la Comédie-Française y avait, pour sa part, puissamment contribué. Les tragédies de Voltaire avaient fait des républicains de la veille de ceux-là même qui avaient goûté le Mondain ; ils purent s’apercevoir plus tard de la contradiction, trop tard pour se corriger. Le Mariage de Figaro avait enflammé les esprits et allumé une gaieté folle, inextinguible, mais qui n’était pas inoffensive comme le bon rire des pièces de Molière. La tragédie de Charles IX sonna le tocsin. La Comédie-Française avait trop marqué pour rester inviolable et innocente ; elle fut atteinte et frappée. Une moitié des comédiens fit emprisonner l’autre. Il y eut, au sortir de la Terreur, division persistante et schisme ; mais, lorsque enfin la réunion se fit, jamais la Comédie-Française ne parut plus au complet ni plus brillante qu’à la veille de brumaire et en ces années du Consulat. Elle répara ses fautes avec splendeur. Nulle institution ne contribua plus directement à la restauration de l’esprit public et du goût. Après 1814, la Comédie-Française eut à peine un instant d’éclipse ; durant toute la Restauration, nous l’avons vue briller du plus vif et du plus pur éclat. Sans vouloir faire tort à aucun des poëtes dramatiques d’alors, on accordera peut-être qu’elle possédait en Talma le premier de ces poëtes, le plus naturellement inventeur, créant des rôles imprévus dans des pièces où ils n’eussent point été soupçonnés sans lui, créant aussi ces autres rôles anciens qu’on croyait connus, et sur lesquels il soufflait la vie avec une inspiration nouvelle. Depuis qu’il eut disparu et Mlle Mars après lui, on a pu dire que la Comédie-Française dégénérait ; et pourtant elle dure, elle s’est tout à coup rajeunie avec un jeune talent doué de grâce et de fierté[1] ; elle a des retours inattendus de faveur et de vogue auprès d’un public qui y raccourt au moindre signal et qui a le bon sens de lui demander beaucoup. Le public français, qui a si peu de choses en respect, a gardé la religion du Théâtre-Français ; il y croit : à chaque annonce d’une pièce nouvelle, il s’y porte avec espérance. Voilà ce qu’on est trop heureux de n’avoir qu’à entretenir. C’est ce théâtre qu’il s’agit surtout aujourd’hui de ne pas abandonner, de ne pas laisser diriger non plus par plusieurs et en famille (mauvaise direction, selon moi, en ce qu’elle est trop intime, trop commode, et, comme on dit aujourd’hui, trop fraternelle), mais de faire régir bien effectivement par quelqu’un de responsable et d’intéressé à une active et courageuse gestion.

Un spirituel écrivain, qui entendait très-bien la matière, M. Étienne, dans son Histoire du Théâtre-Français pendant la Révolution, a dit : « L’expérience a montré que les comédiens ne s’administrent bien que par eux-mêmes : c’est la seule république du monde où la puissance soit mal exercée par un chef. » Le mot est piquant. M. Étienne écrivait cela après le 18 brumaire, sous le Consulat. Quand il y a un maître aux Tuileries, le dirai-je ? cette petite république de la rue Richelieu offre moins d’inconvénients : un ordre d’en haut est bientôt donné, et il est toujours suivi. Mais, dans une vraie république comme la nôtre, où il y a tout simplement un ministère de l’intérieur, je craindrais le relâchement. N’abondons pas, en fait d’art, dans les inconvénients de notre régime. Ministre, ne vous dessaisissez pas.

J’ai cru remarquer que, même dans les Lettres, dans cette république des Lettres, le plus sûr, pour que les choses aient quelque ensemble, c’est qu’il y ait au fond quelqu’un, un seul ou un petit nombre, qui tienne la main. J’ai besoin de m’expliquer, ayant là-dessus depuis longtemps des idées qui ne sont peut-être pas d’accord avec celles qui ont cours aujourd’hui. En réfléchissant à ce qu’étaient ce qu’on appelle les grands siècles et pourquoi ils l’ont été, toujours il m’a semblé qu’indépendamment des beaux génies et des talents sans lesquels la matière aurait fait faute, il s’était rencontré quelqu’un qui avait contenu, dirigé, rallié autour de lui. Autrement le concert manque avec les plus riches éléments, et les beaux génies eux-mêmes courent risque de se dissiper. La conscience publique l’a bien senti lorsqu’elle a salué certaines époques des noms de Périclès, d’Auguste, de Médicis, de François Ier, d’Élisabeth. Au xviie siècle, en France, on avait Richelieu. Après lui, sous Louis XIV, on eut d’abord Colbert, protecteur un peu lourd en fait de belles-lettres et qui s’aidait de Chapelain ; mais bientôt on eut Louis XIV lui-même, avec son bon sens royal, aidé de Boileau. Et tout alentour, que de cercles délicats sans lesquels l’épreuve d’un bon ouvrage n’était pas complète ! Il y avait l’épreuve redoutable de Chantilly, où M. le Prince, le plus railleur des hommes, ne faisait grâce qu’à l’excellent ; l’épreuve de la cour de Madame, où la nouveauté était sûre de trouver faveur, à condition de satisfaire l’extrême délicatesse ; puis l’épreuve redoublée des cercles de M. de La Rochefoucauld, de Mme de La Fayette et de tant d’autres. Voilà ce qu’on peut appeler des garanties. Ainsi resserré et contenu par ces regards vigilants, le talent atteignait à toute sa hauteur. C’est à ce prix que se composent et s’achèvent les grands siècles littéraires. Le souffle vivifiant de la liberté, dans un premier moment d’inspiration générale et d’enthousiasme, suffit certes à féconder les talents ; mais, en se prolongeant, il s’épuise ou s’égare : l’enthousiasme, sans points d’appui, sans foyers réguliers qui le concentrent et l’alimentent, se dissipe bientôt comme une flamme.

Au xviiie siècle, il se fit un grand changement et une révolution dans la manière de voir et de juger ; on se passa volontiers de la Cour en matière d’esprit. On n’avait pas encore le régime de la liberté, on eut le règne de l’Opinion, et l’on y crut. Que si l’on analyse ce qu’était l’Opinion au xviiie siècle, on verra pourtant qu’elle se composait du jugement de plusieurs cercles réguliers, établis, donnant le ton et faisant la loi. C’était l’aristocratie constituée de l’intelligence ; et cette aristocratie put, un certain temps, subsister en France, grâce à ce pouvoir absolu même qu’elle frondait le plus souvent et qu’elle combattait. Avec la chute de l’ancien régime, les cercles réguliers qui en dépendaient tout en réagissant contre lui, et qui dirigeaient l’opinion publique, se brisèrent eux-mêmes, et ils ne se sont jamais reformés qu’incomplètement depuis. On eut l’entière liberté, mais avec ses rumeurs confuses, ses jugements contradictoires et toutes ses incertitudes.

De nos jours la dispersion est complète ; elle ne l’était pas encore sous la Restauration. Il s’y reforma tout d’abord des salons distingués, débris de l’ancien régime ou création du nouveau. Leur influence était réelle, leur autorité sensible. Jamais les grands talents qui se sont égarés depuis ne se seraient permis de telles licences, s’ils étaient restés en vue de ce monde-là. Une des grandes erreurs du dernier régime a été de croire qu’on ne dirige pas l’opinion, l’esprit littéraire, et de laisser tout courir au hasard de ce côté. Il en est résulté que les grands talents, ne sentant plus nulle part des juges d’élite, n’étant plus retenus par le cercle de l’opinion, n’ont consulté que le souffle vague d’une popularité trompeuse. L’émulation chez eux s’est déplacée, et, au lieu de viser en haut, elle a visé en bas. Aujourd’hui la dispersion, disons-nous, la confusion est arrivée à son dernier terme. Il n’y a plus en haut de pouvoir qui ait qualité pour diriger ; les cercles distingués sont brisés pour le moment et ont disparu. On chercherait vainement quelque chose qui ressemble à une opinion régnante en matière littéraire.

Au milieu d’une situation si désespérée, ce semble, je persiste pourtant à croire qu’il ne serait pas impossible, si la société politique dure et se rasseoit, de voir se rétablir un certain ordre où la voix de l’Opinion redeviendrait peu à peu distincte. Il faudrait seulement que les gouvernements, quels qu’ils fussent, que les grands corps littéraires, les Académies elles-mêmes, en revinssent à l’idée qu’une littérature se peut jusqu’à un certain point contenir et diriger. En tout état de cause, un Théâtre-Français, bien mené, serait un premier centre, un foyer autour duquel pourraient se reformer une galerie habituelle et quelques juges.

Pour mon compte, je n’ai pas si mauvaise idée du public pris en masse, mais à condition qu’il soit suffisamment averti. « Combien faut-il de sots pour composer un public ? » disait un homme d’esprit ironique. Je suis persuadé que cet homme d’esprit avait tort, qu’il disait une chose piquante et fausse. Un public n’est jamais composé de sots, mais de gens de bon sens, prudents, hésitants, dispersés, qui ont besoin le plus souvent qu’on les rallie, qu’on leur dégage à eux-mêmes leur propre avis et qu’on leur indique nettement ce qu’ils pensent. Cela est vrai de tous les publics, grands ou petits, même de ceux qui sont déjà un choix. Pour revenir au point tout particulier d’où je me suis éloigné, cela est vrai même des comités dramatiques. Les petits sénats dirigeants obéissent à un petit nombre qui les mène. En telle matière, le plus simple est encore d’en revenir à l’unité. Il s’agit de la bien choisir. Le bon choix une fois fait, tout s’ordonne. Ayez une bonne Direction au Théâtre-Français ; qu’elle sente que la responsabilité pèse sur elle, qu’elle ait intérêt à ce que le théâtre vive et prospère, se renouvelle le plus possible tout en se maintenant dans les grandes lignes des chefs-d’œuvre. On serait assez embarrassé de donner une définition précise du Théâtre-Français eu égard à ce qu’il doit être désormais. On a tant dit qu’il dégénérait ; et nous l’avons vu se relever tout à coup du côté où l’on s’y attendait le moins, et la tradition s’y réconcilier avec la jeunesse. Tandis qu’une grande actrice y rendait la vie et la fraîcheur aux chefs-d’œuvre, de légers et poétiques talents y introduisaient la fantaisie moderne dans sa plus vive étincelle. Je définirais au besoin le Théâtre-Français d’après le rôle qui, plus que jamais, lui appartient, le contraire du grossier, du facile et du vulgaire ; et, dans l’intervalle des grandes œuvres, je m’accommoderais fort bien d’y aller voir encore, comme un de ces soirs, Louison et le Moineau de Lesbie.

Ce qu’il faut de plus en plus à la France, appelée indistinctement à la vie de tribune et jetée tout entière sur la place publique, c’est une école de bonne langue, de belle et haute littérature, un organe permanent et pur de tradition. Où le trouver plus sûrement qu’à ce théâtre ? On y va voir et entendre ce qu’on n’a plus le temps de lire. La vie publique nous envahit ; des centaines d’hommes politiques arrivent chaque année des départements avec des qualités plus ou moins spéciales et des intentions que je crois excellentes, mais avec un langage et un accent plus ou moins mélangés. Tout cela pourtant est voué par devoir et par goût à la parole et à l’éloquence. Où se former en se récréant ? Sera-ce à voir les gracieuses esquisses, les charmantes bluettes des petits théâtres, où l’esprit tourne trop souvent au jargon ? Les salons proprement dits, les cercles du haut monde ont disparu, ou, s’il s’en rouvrait encore, ils ne feraient que retentir, tout le soir, de la politique du matin. Mais le Théâtre-Français est là. Gouvernement, maintenez-le de plus en plus à l’état d’institution ; de ce que vous êtes républicain vous-même, n’en concluez pas qu’il faille le laisser se régir à l’état de république. Appréciez mieux les inconvénients et les différences. Qu’il n’y ait là du moins qu’un maître et qu’un roi, comme dit Homère, mais un roi que vous ferez responsable, et que vous-même surveillerez.

Il y avait quelque chose qu’on appelait autrefois la censure pour les théâtres, vilain nom, nom odieux, et qu’il faut dans tous les cas supprimer. Est-ce à dire qu’il faille supprimer toute surveillance ? Est-ce convenable et même possible ? Est-ce dans l’intérêt même des auteurs et des théâtres, qui peuvent à tout instant (et nous en avons des exemples) être entraînés à des essais compromettants qu’il faut retirer ensuite, et qu’un peu de prudence eût fait éviter ? La vraie surveillance théâtrale, telle que je l’entends, devrait s’exercer comme de concert avec le public honnête, et l’avoir de moitié pour collaborateur. Ce qui se passerait dans un bureau du ministère de l’intérieur serait de nature si nette et si franche, qu’à toute heure, à la première interpellation, il en pourrait être rendu bon compte au public du haut de la tribune, aux applaudissements des honnêtes gens. Voilà le genre de surveillance que j’entends et qu’il me paraît impossible de ne pas admettre dans une loi qui veut durer. L’esprit des auteurs n’en souffrirait pas, et y gagnerait plutôt. Que les plus exigeants se tranquillisent. Un homme de grand esprit, l’abbé Galiani, parlant de la liberté de la presse, que Turgot, en 1774, voulait établir par édit, écrivait très-sérieusement : « Dieu vous préserve de la liberté de la presse établie par édit ! Rien ne contribue davantage à rendre une nation grossière, à détruire le goût, à abâtardir l’éloquence et toute sorte d’esprit. Savez-vous ma définition du sublime oratoire ? C’est l’art de tout dire sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire… La contrainte de la décence et la contrainte de la presse ont été les causes de la perfection de l’esprit, du goût, de la tournure chez les Français. Gardez l’une et l’autre, sans quoi vous êtes perdus… Vous serez aussi rudes que les Anglais sans être aussi robustes… » L’abbé Galiani en parlait un peu à son aise. La liberté de la presse n’a pas été accordée, elle a été conquise ; elle n’a pas vérifié toutes les craintes du spirituel abbé, mais seulement quelques-unes. Elle a trouvé un correctif dans l’esprit français lui-même, qui, tout en s’émancipant, s’est encore imposé de certaines règles et de certaines difficultés pour avoir le plaisir de s’en jouer. Il existe une presse, et c’est la seule estimée, qui se commande à elle-même cette retenue dont la loi, à la rigueur, l’affranchit. Cette presse y gagne en esprit et en trait. Nous sommes en voie peut-être, sur trop d’articles de nos mœurs, de devenir aussi rudes que les Anglais et les Américains ; mais par moments aussi, dans le journal et dans le pamphlet, Voltaire nous reconnaîtrait encore. Le plus sûr pourtant, c’est, là où il y a une différence profonde et sentie, comme entre la liberté absolue du théâtre et celle de la presse, de ne pas abolir toute garantie, tout contrôle, et d’être persuadé que l’esprit français, dans le dramatique, ne s’en trouverait pas plus mal à l’aise pour se sentir un peu contenu.

Je n’ai pas à conclure ici. Ma seule conclusion serait que, sous une forme politique ou sous une autre, l’État en France a les mêmes intérêts et les mêmes devoirs ; qu’il se tromperait en abdiquant toute direction de l’esprit public, en n’usant pas des organes légitimes d’action qui lui sont laissés ; que c’est faire de la bonne politique que de travailler d’une manière ou d’une autre à contenir la grossièreté croissante, la grossièreté immense qui, de loin, ressemble à une mer qui monte ; d’y opposer ce qui reste encore de digues non détruites, et de prêter la main, en un mot, à tout ce qui s’est appelé jusqu’ici goût, politesse, culture, civilisation. Quelles que soient les apparences contraires, et même après tous les naufrages, pourvu qu’on n’y périsse point, il y aura toujours de l’écho en France pour ces noms et ces choses-là.



  1. Mademoiselle Rachel