Causeries, deuxième série/Les Vessies et les Lanternes

Hachette (2p. 260-277).

LES VESSIES ET LES LANTERNES.

Ami lecteur, vous êtes témoin que j’aime à varier les sujets de ces Causeries. Pour faire un peu de bien dans mon modeste emploi, le mieux serait, à mon avis, d’effleurer successivement toutes les questions intéressantes, d’ouvrir les avenues et de donner carrière au bon sens du lecteur, qui saura bien aller jusqu’au bout sans guide.

Je croyais avoir assez fait, presque trop, en accordant deux fois douze colonnes à la discussion des plaisanteries spirites. Si l’on me laissait aujourd’hui le choix de mon sujet, j’aimerais à vous parler de quelques faits intéressants et actuels, comme la mort de ce pauvre duc de Grammont-Caderousse, une jeune et sympathique figure effacée trop tôt de ce monde. Il y aurait quelques bonnes pages à écrire sur la franc-maçonnerie moderne et la dernière excommunication lancée par le pape. On pourrait aussi commenter l’évacuation de la Roquette, cette belle victoire enlevée par l’éloquence honnête de M. Jules Simon.

C’est la première fois depuis douze ans que l’opposition obtient quelque chose du pouvoir, et ce triomphe (chose importante à noter) est l’œuvre du plus modéré, du plus éclectique de nos orateurs libéraux. Un des traits caractéristiques de l’événement est la collaboration tout à fait imprévue d’un homme qui siége à la gauche, et d’une auguste personne qui s’assied sur le trône. Dans la multitude des cœurs que la parole de M. Jules Simon a touchés, il s’est trouvé un cœur d’impératrice, et le gouvernement a fait une bonne œuvre, quoiqu’elle fût réclamée par un de ces terribles députés de Paris.

Avouez que le fait mérite un quart d’heure de réflexion ; mais je n’ai pas le droit de m’y arrêter plus d’une minute. Il faut même que je remette aux calendes grecques le restant des observations que j’ai recueillies ces jours derniers en courant la montagne. Messieurs du spiritisme ne veulent pas que je parle de rien, si ce n’est de leur jonglerie.

En rentrant chez moi ce matin, j’ai trouvé une lettre du médium Alis d’Ambel, qui réclame la publicité de l’Opinion nationale. M. Alis d’Ambel a pourtant un journal à lui. Mais il pense avec raison que l’Avenir, Moniteur du spiritisme n’est pas assez lu ; que la publication de sa réponse entre intimes pourrait être perdue pour la presque totalité du peuple français : Alis veut apparaître aux yeux éblouis de nos lecteurs ordinaires. Paraissez, médium Alis, et faites rayonner devant un public, hélas ! mal préparé, ces lumières d’en haut que vous vendez 9 francs par an !


Paris, le 3 octobre 1865.

À Monsieur Ad. Guéroult, rédacteur en chef de l’Opinion nationale.

 Monsieur,

Vous voudrez bien, je l’espère, publier dans votre journal Spiritualiste, ma réponse aux attaques malveillantes que M. Edmond About a dirigées contre le Spiritisme, les Spirites et moi-même, à propos des frères Davenport. Ma personnalité importe peu, mais la doctrine que je professe et le droit de la liberté de conscience me font un devoir de rétablir la vérité violemment méconnue par votre courriériste de Saverne.

Ce monsieur, qui nous a entretenus de la première dent du petit About, s’est cru le droit de jongler avec le nom que je porte, parce qu’il fait pro domo sua, la voltige et le grand écart normalien dans le cirque de l’opposition et l’hippodrome du gouvernement.

Eh bien ! oui, monsieur, vous pouvez répondre à votre feuilletoniste du samedi que mon père m’a laissé un nom de troubadour… Mais c’étaient de rudes troubadours que ces soldats du premier Empire qui ont eu pour mission de semer par le vieux monde féodal, l’idée égalitaire et régénératrice de 1789. Mon père est mort à trente-six ans, officier de la Légion d’honneur : cela suffit-il à M. Edmond About ?

M. Edmond About a publié, chez Hachette, un gros volume in-8o, intitulé le Progrès, d’où il s’est cru autorisé à se croire le seul et légitime représentant de ce progrès à la conquête duquel chacun de nous marche ici-bas avec ses armes et ses propres forces. Non certes, car M. About ne représente que l’intolérance et l’orgueil ; il est exclusif et ne veut la liberté que pour lui. Au surplus, il ressemble à ces méchants enfants qui mordent le sein nourricier : n’a-t-il pas déchiré à pleines dents le Figaro, où il a fait ses premières armes, et M. de Villemessant qui lui a ouvert la carrière littéraire ?

M. Edmond About est élève de l’école normale ; c’est un philosophe de l’école de MM. Vacherot, Comte et Littré ; il ne croit ni à Dieu ni aux esprits : c’est sa foi ! je la respecte, mais qu’il respecte la mienne également, moi qui crois à Dieu, aux bons et aux mauvais esprits. Si la liberté de conscience est proscrite en France, qu’on le dise ! car il n’est pas bon de se poser en apôtre d’une liberté apocryphe et menteuse et de désigner une classe paisible et nombreuse de citoyens à l’animadversion publique, comme l’a fait M. About. Quant à nous, nous voulons la liberté pour tous. Les spirites acclament toutes les religions parce que toutes les religions reconnaissent et affirment Dieu. Pour nous, tout est là ! La forme n’est rien, l’idée est tout. Toutes les autres questions sont secondaires.

M. Bonneau enseigne dans l’Opinion nationale du 28 septembre le magnifique principe de la réincarnation. Les spirites sont les plus sincères partisans de cette idée souverainement équitable, la seule qui puisse logiquement expliquer les inégalités humaines, et l’Opinion nationale, par la plume de M. Edmond About, nous a désignés à ses lecteurs comme des charlatans, des exploiteurs ou des dupes.

Eh quoi ! nous sommes, — dites vous, cinquante mille à Paris, un petit million en France, et il sera permis à quelques écrivains de nous vouer au mépris parce que nous croyons à des manifestations particulières qu’ils ne veulent pas admettre ! Qu’on nous ramène aux barbares ! Vive l’inquisition, alors ! elle est préférable à l’intolérance des Normaliens en rupture de ban.

M. Edmond About a été créé et mis au monde pour être professeur. Il professe quand même, et lorsque quelque chose le choque de la part d’un public qu’il veut régenter, il monte sur les échasses de Maître Pierre et parcourt les Landes de la Liberté, en posant des piéges et des entraves partout. La liberté est son domaine et nul n’a le droit d’y passer que lui et les siens.

Le Spiritisme est ou n’est pas : tout ce qu’on fera pour le faire vivre, s’il n’est pas viable, sera absolument inutile ; mais s’il a la vie en lui, tout ce qu’on fera pour le détruire n’aboutira à rien. Il y a toujours un Joas ou un Joad qui échappe aux massacres ordonnés par les Jézabel de l’intolérance.

Je ne viens pas, monsieur Guéroult, faire un cours de Spiritisme pour vos lecteurs : nous acceptons ceux qui viennent à nous, de bonne foi, sans parti pris, qui veulent étudier nos croyances et rechercher avec nous la cause des phénomènes que nous observons ; mais nous ne violentons personne. Nous comptons dans nos rangs de hauts fonctionnaires publics, des magistrats, des généraux, des soldats et des artisans nombreux qui ne se cachent pas dans les caves, comme le dit le trop spirituel écrivain de Saverne, mais veulent être respectés, comme c’est leur droit, par les écrivains et les journalistes.

Laissons ces choses, car c’est trop triste de voir des écrivains d’une valeur réelle, comme M. Edmond About, se lancer dans une voie aussi déplorable en compagnie de tous les Timothée de lettres.

J’ai été mis en cause à propos des frères Davenport.

Vidons cette question.

Le Spiritisme n’est ni le complice ni le compère de ces messieurs. Ils sont médiums, c’est notre conviction sincère ; mais ils ne sont nullement spirites. Ce sont des spéculateurs américains qui exploitent leurs facultés médianimiques, comme Jenny Lind exploitait ses facultés vocales et musicales. Ils n’ont que faire de la doctrine spirite, qui est complétement incomprise ou méconnue par eux.

Au surplus, ces médiums ne sont pas les seuls qui jouissent de la faculté qu’ils exhibent en public. Nous déclarons formellement qu’il existe à Paris d’autres médiums, aussi et plus puissants que les frères Davenport, et que ceux-là ne tirent aucun salaire, aucune rémunération des personnes qu’ils admettent chez eux.

Depuis cinq ans bientôt, nous étudions le Spiritisme, cherchant la vérité et la lumière. Nous ne les avons trouvées que d’une manière relative ; mais nous croyons être sur la voie qui doit conduire l’humanité vers le but qu’elle est appelée à atteindre. Si nous nous trompons, nous sombrerons comme toute doctrine mal assise, mal établie, et au dehors du véritable courant humain ; si au contraire, comme Galilée, comme Salomon de Caus, comme Galvani, nous avons découvert une vérité, cette vérité restera.

La grenouille de Galvani ? quelle absurdité ! s’écriaient les About du siècle dernier ; et cependant, de cette grenouille, est sorti le télégraphe électrique.

Si vous voulez être respectés, messieurs les anti-spirites, respectez les premiers la croyance et la foi des autres.

En résumé, car je ne veux pas user du droit que j’ai de remplir vingt-quatre colonnes du feuilleton de l’Opinion nationale, en résumé, les assertions de M. About sont de pures calomnies, et si le Spiritisme avait occasionné 21 pour 100 de plus de cas de folie, ce n’est pas dans le journal clérical de Rouen que ce fait eût été premièrement consigné. L’Académie de médecine a ses journaux spéciaux, et la statistique d’un homme qui ignore les premières données de cette science, que peut-elle prouver ? Je m’en rapporte à vous, honorable député de la Seine.

Vous rappelez-vous Ménilmontant, monsieur Guéroult ? Alors vous ne devez pas avoir oublié les diatribes que les About de 1825 dirigeaient contre les Saint-Simoniens. Soyez donc tolérant, vous qui avez tant souffert de l’intolérance.

Permettez-moi pour finir, monsieur, de rétablir dans sa sincérité ce qu’a fait notre petite église borgne, depuis quelques années seulement : elle a versé entre les mains du caissier de l’Opinion nationale, par M. Allan Kardec, la somme de 2 853 fr. pour les ouvriers sans travail de Rouen, plusieurs milliers de francs au Siècle pour les ouvriers de Lyon, 255 fr. pour les incendiés de Limoges ; enfin, comme acte de charité spontanée de spirites, il nous est permis de citer ce qu’à fait M. Provost jeune, ancien saint-simomen, qui a construit de ses deniers un hospice civil, libéral et spirite à Cempuis, près Grandvillers (Oise). Qu’on ne nous jette donc plus la pierre, car que de misères privées et secrètes ont été soulagées par ces spirites que M. Edmond About et quelques autres signalent comme des malfaiteurs à la vindicte publique !

Recevez, monsieur le directeur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

Alis d’Ambel.

À mon tour maintenant !

À monsieur Alix d’Ambel, rédacteur en chef de l’Avenir.
Saverne, 13 octobre 1865.

 Monsieur,

Ce n’était pas à mon honorable ami M. Guéroult, mais à moi que vous deviez adresser votre réponse. Je suis de ceux que l’on rencontre aisément face à face lorsqu’on a quelque chose à leur dire.

Je vous ai mis personnellement en cause, vous et vos compères, dans la question Davenport. À qui la faute ? À vous, qui me faites l’injure de m’envoyer depuis six mois un journal insolemment absurde, où l’on ne conte que des fables ineptes, où l’on affirme aux niais de Paris qu’ils peuvent, avec un peu d’effort, suspendre l’action des lois naturelles ; où l’on évoque les plus grands écrivains d’autrefois pour les faire parler en style de portier. Rien ne vous autorisait à m’inscrire sur la liste de vos abonnés ; je n’ai rien dit ni rien fait dans ma vie qui vous permît de me prendre pour un fou. Si vous m’avez servi le Moniteur du Spiritisme, si vous m’avez berné pendant deux ou trois mois en me contant les miracles des frères Davenport, c’est sans doute que vous comptiez lasser ma patience et provoquer une explosion qui vous servirait de réclame. Hé bien ! soit. Je me prête à votre ambition de boutiquier spirite. Vous allez être célèbre, ou du moins connu.

Quand je dis vous, ce n’est pas que je m’attaque à votre petite ou grosse personne. Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez, et c’est beaucoup dire. Je ne sais pas si vous êtes jeune ou vieux ; si vous avez écrit des livres, ni le public ni moi nous n’en avons rien su ; la lecture de vos articles ne m’a pas même indiqué si vous aviez été à l’école. Foin des personnalités ! Si j’avais eu la tentation de me laisser aller sur cette pente, l’exemple de vos bévues m’aurait immédiatement arrêté. Je vous laisse le privilége d’assaisonner ma personne à la sauce spirite, de dire que j’ai fait mes premières armes dans le Figaro, et que le sire de Villemessant m’a ouvert la carrière littéraire. Gardez, monsieur, gardez pour vous le ridicule qui punit les calomnies ignorantes et sottes. Les esprits qui vous dictent une agréable prose n’ont pas lu le dictionnaire de Vapereau. Plaisantez avec eux sur la première dent de mon fils, qui n’a pas encore de dents, et qui d’ailleurs est une fille. Ces pataquès ne troubleront pas la foi des malheureux qui vous tiennent pour infaillibles ; mais j’écris pour le public sensé, je dois donc éviter des bourdes qu’on porterait à mon passif.

J’ai eu le tort de plaisanter sur votre nom, et j’en demande pardon à l’homme qui l’a honoré, c’est-à-dire à monsieur votre père. Expliquons-nous pourtant ; je n’ai pas commis une faute, mais une erreur, et le vrai coupable, c’est vous. Pourquoi avez-vous pris la profession de médium ? Les médiums se donnent volontiers des noms de fantaisie ; j’ai cru que Alis d’Ambel en était un. Est-ce que M. Allan Kardec, votre compère en spiritisme, se nomme réellement Allan Kardec ? Vous savez bien que non, et vous savez aussi le vieux proverbe français : Dis-moi qui tu hantes… Et vous-même, monsieur, ne signez-vous pas quelquefois de noms qui ne sont pas les vôtres ?

Un médium croit-il commettre un faux en écriture historique lorsqu’il met le nom d’un grand homme au bas de ses élucubrations ? J’ai sous les yeux un numéro de la Revue spirite, rédigée par ce M. Allan Kardec, votre compère, qui ne s’appelle ni Allan ni Kardec. J’y trouve saint Louis, Lamennais, saint Augustin, le cardinal Wiseman, radotant à l’unisson en patois spirite. Il est bien établi qu’un médium écrit ce qui lui passe par la tête et signe du nom qu’il veut. Direz-vous le contraire ? Vous figurez dans ce numéro comique où le cardinal Wiseman a eu besoin de se faire assister par saint Augustin pour confectionner la phrase suivante :

Oh ! oui, mes amis, c’est avec bonheur et reconnaissance pour celui à qui nous devons tout, que je viens vous exhorter, vous qui avez le bonheur d’être admis parmi les ouvriers du Seigneur, de persévérer dans la voie où vous êtes engagés ; c’est sinon la seule, au moins la meilleure, car si une partie de l’humanité peut faire son salut avec la foi aveugle sans tomber dans les embûches et les dangers qu’elle offre, à plus forte raison ceux dont la foi a pour base la raison et l’amour de Dieu, que nous vous faisons connaître tel qu’il est, doivent arriver à conquérir la vie éternelle dans le sein de ce même Dieu.

(Revue spirite, 8e année, p. 221.)

Ne comprenez-vous pas qu’un simple mortel étourdi par ce pathos, ébloui par cette mascarade de grands noms ridiculement portés, finisse par concevoir des doutes sur la vraie personnalité du médium ? Qu’est-ce qu’un médium, selon la doctrine spirite ? Un étui de chair et d’os où les âmes les plus distinguées viennent se loger tour à tour. Il était saint Louis ce matin, en prenant son café au lait ; il est Lamennais à midi ; ce soir, il s’appellera Wiseman, et signera tous ces noms sans scrupule. Il s’agit bien du nom, du modeste nom de famille ! Qu’importe qu’on se nomme Alis d’Ambel ou Kardec, si l’on n’a qu’à se chatouiller un peu pour devenir Cléopatre ou Napoléon ?

Mais je n’oublierai pas, monsieur, que vous vous nommez Alis d’Ambel à la ville, et je m’engage à respecter un nom qui fut noblement porté. Je n’en ai plus qu’à vous, c’est-à-dire à votre journal et à votre prétendue doctrine.

Votre journal a-t-il, oui ou non, consacré une série d’articles à la gloire des Davenport ? C’est par lui que j’ai su le nom des thaumaturges, lorsque les thaumaturges faisaient vaguement espérer leur visite au peuple de Paris.

Est-ce vous ou un autre Alis d’Ambel qui signiez un acte de foi dans l’Avenir, il y a six semaines, quand ces Américains donnaient leurs répétitions générales à Gennevilliers ? « Nous avons vu et nous croyons ! »

Aujourd’hui, vous changez de note : « Le spiritisme, dites-vous, n’est ni le complice ni le compère de ces messieurs ! Ils sont médiums, c’est notre conviction sincère, mais ils ne sont nullement spirites. Ce sont des spéculateurs américains, etc. »

Ces pauvres Davenport ! Me voilà tenté de les plaindre. Le spiritisme en fait des dieux, tant qu’il espère profiter de leurs trucs. Aussitôt la mèche éventée, les dieux tombent au rang des médiums spéculateurs.

Encore ne jouiront-ils pas longtemps du seul titre qu’on leur laisse. Attendez seulement huit jours, et vous verrez ! Je me trompe : huit jours sont un terme trop long. Ah ! scélérats d’Américains ! vous avez laissé voir la malice de votre armoire ! Vous n’êtes que des jongleurs, et l’Avenir, moniteur du spiritisme, vous le dira sur-le-champ. Dans le même numéro, à la colonne suivante, je lis :

« Les frères Davenport m’importent peu. Leur cause n’est pas la nôtre. Jongleurs, ils ont trompé le public en se disant médiums.

« Médiums, ils auraient mérité leur sort en faisant marchandise de leurs facultés. »

Voilà deux hommes lestement exécutés. Le Moniteur du Spiritisme n’y va pas de main morte. Ceux qu’il décore officiellement du titre de médiums à la quatrième colonne passent jongleurs à la cinquième. Y a-t-il donc si peu de distance entre un jongleur et un médium ? Vous, monsieur, qui comptez parmi nos médiums les plus considérables, pourriez-vous en si peu de temps retomber au niveau des jongleurs ? À quel signe distingue-t-on les uns des autres ? Quel est le juge qui prononce en dernier ressort dans ces questions délicates ? Si c’est vous, je suis bien tranquille ; mais si c’est un autre, je crains pour vous.

Vous souriez de mon ignorance. Hé bien ! non, je ne suis pas un ignorant en ces matières, et s’il fallait exposer la doctrine du spiritisme, je m’en tirerais peut-être aussi bien que vous.

Le spiritisme est une sorte de catholicisme échauffé, mystique et maladif. En dépit des progrès de la raison publique, beaucoup de femmes, de vieillards, de valétudinaires, d’oisifs, d’esprits faibles, ont la rage du merveilleux. Le monde réel ne leur suffit pas, les plus nobles rêveries de la métaphysique, les plus douces espérances d’outre-tombe ne leur semblent ni assez réelles, ni surtout assez proches. Cette foule de gens nerveux et pressés a besoin d’escompter ici-bas les espérances de l’autre vie. Elle veut voir travailler Dieu dans les salons obscurs ; elle a besoin de toucher du doigt les âmes immortelles. Elle ne doute pas que saint Louis ne soit logé au premier étage du ciel, mais elle en douterait encore moins s’il venait casser un verre de lampe ou faire toc toc dans la cheminée. Quelques milliers de Français et de Françaises sont en deuil de parents bien aimés. On s’inquiète de ceux qu’on a perdus ; on payerait très-cher pour avoir de leurs nouvelles. Et s’ils daignaient venir en apporter eux-mêmes, quelle joie !

Les malades abandonnés de la science lèvent les yeux au ciel et disent :

« Si Dieu voulait, il ferait un miracle en ma faveur ; ou, si le temps lui manque, il m’enverrait un simple renseignement : la formule du remède qui doit me guérir. Je ne lui demande pas de quitter le timon de l’univers pour panser mes petites plaies ; qu’il expédie un ange, un esprit, une ombre, le plus humble des volatiles surnaturels qui encombrent son paradis. Le plus ignorant des morts en sait plus long sur tout que les plus savants de la terre. Comment obtenir cette grâce ? La prière, dit-on… Mais j’ai déjà tant prié ! Ne serait-il pas temps d’essayer autre chose ? »

Les ambitieux qui rêvent au lieu d’agir et attendent les alouettes rôties font le même raisonnement : « Si Dieu voulait ! Il est si riche ! Un million ne le ruinerait pas. Il a tous les pouvoirs en main pourquoi me refuserait-il une sous-préfecture ? Je lui rendrais hommage et le servirais en bon vassal. » Un autre, qui se repent d’avoir négligé ses études, veut arriver au talent par des chemins de traverse. Au lieu de piocher comme un serf de l’École normale ou de l’École polytechnique, il demande des collaborateurs au ciel. Les écrivains, les artistes, les savants pullulent là-haut ; si l’un d’eux se dérangeait un moment pour me dicter un chef-d’œuvre ! Non-seulement il ne se fatiguerait pas, mais il se distrairait en travaillant pour moi, ce grand homme ! »

J’en passe, et des plus ridicules. Ceux qui veulent connaître l’avenir pour spéculer dessus ou simplement pour savoir ; ceux qui ont à se venger d’un ennemi, et qui craignent la police correctionnelle : « Qu’il serait doux de convoquer Mozart, Beethoven et Donizetti et de les envoyer faire charivari chez le nouvel adjoint de mon village ! »

Les magiciens de tous les temps ont exploité ces secrètes aspirations de la faiblesse humaine. Ils promettaient à l’un le pouvoir, à l’autre la possession d’une belle indifférente ; la gloire, la santé, la vengeance, la vue d’un parent ou d’un ami regretté ; que sais-je encore ? Le tout par l’intercession du diable. Le diable n’a jamais fait ni bien ni mal à personne : je me trompe ; il a fait gagner beaucoup d’argent aux sorciers.

Mais le diable est passé de mode ; ses cornes faisaient peur à la grande moitié des dupes ; la concurrence prêchait contre lui ; le bûcher consumait de temps en temps un de ses hommes d’affaires.

Il s’est fondé une nouvelle école de magiciens, plus habile à coup sûr et plus prudente que l’ancienne. Les sorciers d’aujourd’hui sont des chrétiens irréprochables ; ils rendent hommage à Dieu, ils n’évoquent que les bons esprits ; ils commentent l’Évangile en style amphigourique, et grâce à cette politique, non-seulement ils désarment les rigueurs de l’Église, mais ils attirent jusque des prêtres autour d’eux. À cela près, le troupeau des dupes n’a point changé, c’est toujours la même laine qui se fait tondre. Lisez l’Histoire du merveilleux dans les temps modernes, quatre volumes par M. Louis Figuier : vous y verrez, monsieur, la liste de vos ancêtres. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on fait parler les morts, qu’on prédit l’avenir, et que l’on fait voyager les esprits d’un corps à l’autre. Le spiritisme contemporain se traîne timidement sur les brisées de la magie, en glanant çà et là quelques pièces de cent sous.

Le premier venu, lorsqu’il a épuisé ses ressources et son crédit, ouvre boutique de merveilleux ; il se décerne un brevet de médium et donne des soirées où l’on paye. Son logement devient une sorte d’église ; il prend lui-même, au bout d’un certain temps, la gravité ecclésiastique. Il appelle les bons esprits, il invite les mauvais à vider l’enceinte ; et l’exercice commence. Dix, quinze, vingt innocents évoquent les esprits des morts à leur aide ; ils se battent les flancs, ils se donnent la fièvre, et l’un d’eux finit par se croire inspiré. Il griffonne, il griffonne, sa main tremble, ses nerfs s’usent, et le malheureux accouche enfin d’une platitude qu’il signe Démosthènes ou Cicéron.

Quelquefois pour frapper les âmes les plus grossières, Cicéron daigne agiter une sonnette et Démosthènes atteste sa présence en cognant au plafond. Voilà les grands miracles du spiritisme moderne ; les nouveaux mages, dont vous êtes, n’ont rien donné de plus à tous ces affamés qui courent au surnaturel. Votre Moniteur et les autres journaux du spiritisme publient à qui mieux mieux les chefs-d’œuvre dictés d’en haut. J’en ai lu de toutes les façons, et même de la vôtre, monsieur, et je n’ai vu que des platitudes. Les médiums ne sont pas même assez lettrés pour faire du pastiche. Vous me direz que si l’on avait un peu de littérature on ne choisirait pas le métier de médium. Mais encore faudrait-il donner quelque vraisemblance à la chose. On ne demande pas que vous fassiez un opéra de Mozart ni une comédie de Molière. Essayez seulement d’inviter la Fontaine à écrire pour vous une fable de plus.

M. Allan Kardec a publié le Livre des Esprits, dicté par les esprits ; les esprits ont daigné même en corriger les épreuves. On ouvre le volume, et l’on n’y trouve qu’un gâchis de phrases pâteuses ; pas une idée nouvelle, et pas plus de style que dans un numéro du journal l’Avenir ! Était-il nécessaire de déranger les esprits pour si peu ?

Mais vous, monsieur, vous venez de manquer une belle occasion de venger la doctrine. Au moment d’apparaître devant le public libéral, instruit et peu mystique de l’Opinion nationale, il fallait évoquer l’esprit de Paul-Louis Courier.

Gavarni, un esprit vivant, a écrit une belle parole qui me revient en tête à chaque instant depuis que j’ai commencé cette lettre :

« Mangeux et mangés, c’est l’histoire ancienne ; blagueux et blagués, c’est l’histoire moderne. »

Si j’étais né au temps de l’histoire ancienne, j’aurais pris le parti des mangés contre les mangeux. En 1865, il n’y a qu’une chose à faire : défendre les blagués contre ceux qui les blaguent.

Vous prétendez qu’en agissant ainsi j’attente à la liberté, et vous pensez ameuter contre moi la classe paisible et nombreuse des dupes. Distinguons, s’il vous plaît. Il y a deux éléments dans le spiritisme, et ce n’est pas attenter à la liberté des moutons que de crier : au loup !