Causeries, deuxième série/La Résurrection des Communes

Hachette (2p. 88-99).

LA RÉSURRECTION DES COMMUNES.

Un journaliste ne peut pas répondre dans son journal à toutes les lettres qu’il reçoit. Le Times ne serait pas assez grand pour loger une telle correspondance. Nous sommes ici quinze ou vingt rédacteurs ordinaires ; chacun de nous décachette en moyenne deux ou trois lettres par jour. Quant à notre rédacteur en chef, je parie qu’il ouvre régulièrement sa douzaine. Or, tous les citoyens qui nous font l’honneur de nous consulter ne seraient satisfaits qu’à demi si nous imprimions les réponses sans les demandes. Quelque avides qu’ils soient de connaître notre avis, ils désirent par-dessus tout se lire eux-mêmes : le moyen, s’il vous plaît de contenter tant de monde ? Ce n’est pas qu’on ne nous adresse souvent des choses excellentes et dignes de la plus large publicité, mais elles arrivent presque toujours en temps inopportun, à propos d’une question épuisée ou du moins oubliée.

Les sujets qui alimentent la presse quotidienne sont en général assez vastes pour être presque inépuisables : aussi n’avons-nous pas la prétention d’en épuiser aucun. Notre art consiste à les toucher l’un après l’autre avec la précision dont nous sommes capables, chaque fois qu’ils sont remis à l’ordre du jour. Celui qui veut approfondir une question de telle sorte que personne n’ait un mot à dire après lui, doit se renfermer dans un livre. Sous cette forme, il s’introduit chez-vous, s’installe à votre chevet, vous expose son affaire à loisir et ne vous quitte pas qu’il ne vous ait convaincu. Le journaliste agit d’une tout autre sorte. Il guette son public au coin des rues, il se tient, les mains pleines, à l’angle des boulevards, il épie le visage ondoyant et multiple de la foule et cherche à deviner la nature et la dose des vérités qu’elle consommera volontiers aujourd’hui. Examen fait, nous enfournons dans l’œsophage public un aliment prêt, à demi élaboré pour qu’il soit de concoction plus facile, et nous varions incessamment ce bol intellectuel, car c’est la variété des mets qui maintient l’homme en appétit.

Un bon bourgeois, dans sa maison provinciale ou dans son appartement de Paris, ignore cette difficulté, qui est la principale du journalisme. Il ne soupçonne pas la loi de notre profession telle qu’elle est formulée dans un vers de la Fontaine :

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.

Il poursuit à loisir l’idée qui lui semble vraie ; il l’étudie sur toutes ses faces ; il la complète, la tempère, la corrige en toute sécurité, et quand il est content de son travail, il nous l’apporte ou nous l’envoie : « Prenez, dit-il et servez chaud ! » C’est bien facile à dire. Mais si le public n’a plus faim ? ou s’il a faim d’autre chose ? Faudra-t-il pour vous plaire, que nous indisposions nos lecteurs ?

C’est, quatre fois sur cinq, à la suite de nos articles qu’on vient nous suggérer ce que nous avons omis. Nous le savons ; vous ne nous apprenez pas qu’un article de journal est incomplet par essence. Le forgeron qui a frappé dix bons coups sur un fer rouge ne croit pas que la pièce soit faite et parfaite. Il la quitte pourtant et va s’escrimer sur une autre, sauf à reprendre la première en son temps, lorsqu’elle sera retournée au feu. S’il s’obstinait à unir d’emblée tout ce qu’il ébauche, le métal serait bientôt écroui.

Voilà bientôt un siècle que l’esprit public est martelé vigoureusement par la presse. A-t-il gagné à ce travail ? Commence-t-il à prendre figure ? Ressemble-t-il à quelque chose de propre et de civilisé ? Nul n’en doute. Mais sachez qu’on n’est arrivé à ce résultat qu’en portant le marteau sur toutes les aspérités l’une après l’autre. On renfonce aujourd’hui un préjugé, demain un monopole, un abus de la force, une injuste prétention de la faiblesse et de l’ignorance. Il faut s’y reprendre à cent fois pour obtenir la réforme la plus légitime.

Comptez les coups de bélier que nous avons donnés en dix ans dans les portes de Clichy. Elles tiennent toujours bon, ces portes injustes et maudites ! Elles tomberont bientôt, la chose est sûre ; il n’y a plus qu’un dernier coup à frapper. Mais à quand le moment opportun ? Aujourd’hui ? Non. Le démolisseur le plus vigoureux se fatiguerait en pure perte. Il faut attendre que la question soit remise à l’ordre du jour et que le public, comme les Chambres, en soit saisi de nouveau. Les meilleurs arguments publiés aujourd’hui feraient plus de mal que de bien aux pauvres prisonniers pour dettes.

La grande affaire du jour, ou pour mieux dire la seule, est la prochaine élection des conseillers municipaux. Tous les esprits sont tendus vers cet événement, qui commencera peut-être une révolution pacifique. On peut donc en parler tout à l’aise, sans crainte de fatiguer le public. Et l’opportunité du moment me permet d’imprimer une lettre que j’ai reçue en temps utile, dans la primeur de la question :

« Molinchart (Saône-et-Garonne), le 10 juillet 1865.
« Mon cher concitoyen,

« Enfin, nous arrivons aux élections municipales. J’attends cet heureux jour depuis cinq ans, vous le savez, pour prendre une revanche éclatante. La bataille sera rude chez nous, mais les bons sont en force. Le maire n’a pas encore publié sa liste officielle ; le sous-préfet se cache sous sa tente ; le préfet a publié une circulaire empreinte de la modération la plus irréprochable : Il reste neutre, donc il a peur. La Société de Saint-Vincent de Paul est rentrée dans ses trous : elle garde sa liste pour le dernier moment, mais elle trouvera à qui parler, je vous jure. Ma liste, à moi, n’est pas tout à fait arrêtée, et je ne ferai rien sans votre avis. Voici ce qui me semble juste et politique :

« 1o Éliminer en bloc l’ancien conseil municipal, élu il y a cinq ans sous la pression du maire et des gendarmes ;

« 2o Exclure a priori les fonctionnaires, les riches, les dévots, les beaux parleurs, les hommes soi-disant compétents qui ont la fatuité de se croire indispensables, les libéraux douteux dont la politique neutre donnerait une couleur équivoque au scrutin ;

« 3o Recruter mes vingt-trois conseillers dans les éléments les plus énergiques de la bourgeoisie et du peuple ; inscrire en tête un ancien martyr dont le nom seul ait la valeur d’une protestation (j’ai ça) et mettre en queue un pauvre diable à moitié fou, qui court presque nu dans les rues. Supposez que la liste du maire arrive juste après la nôtre, l’épigramme sera parlante et l’on rira dans les quatre-vingt-neuf départements ;

« 4o Je ne me porte pas moi-même. Ce n’est pas un mandat que je veux obtenir, mais une leçon que je veux donner.

« Que vous semble de mon projet ? Répondez-moi dans votre prochain article de l’Opinion nationale, et faites de ma lettre tel usage qu’il vous plaira.

« Bousingot. --------------

« Ancien candidat à la Constituante. »

(12 027 voix.)--------------


L’homme qui m’écrit cette lettre un peu passionnée est un des plus honnêtes et des plus droits que je connaisse. Il occupait un emploi lucratif en 1849. Il l’a perdu volontairement plutôt que de renier une seule de ses idées. L’industrie lui a refait une petite fortune dont il jouit honorablement. Il partage son revenu avec les pauvres et les persécutés, si tant est qu’il y ait encore des persécutés à Molinchart. Mais il n’entend rien, ce me semble, à la question municipale. Je voudrais l’empêcher de faire une sottise, et je m’empresse de lui répondre à la place et, dans la forme qu’il a désignée lui-même

« Saverne, 15 juillet 1865.
« Mon cher concitoyen,

« Ce n’est pas à un Français de votre caractère que je conseillerais de recevoir les coups sans les rendre. Si le préfet, le sous-préfet et le maire font mine de vous traiter en esclave, et Molinchart en pays conquis, défendez-vous, morbleu ! et usez de toutes les armes permises par la loi. Vous trouverez à Paris des manuels électoraux, des consultations, une collection de jugements et d’arrêts instructifs, tout un arsenal à l’usage dès guerres électorales. Opposez liste à liste et politique à politique, si le malheur veut que la politique vienne gâter les affaires de Molinchart. Distribuez vos bulletins vous-même, s’il le faut ; arrivez à la mairie avec les premiers occupants, surveillez le scrutin, passez la nuit devant l’hôtel de ville si le vote doit durer deux jours, assistez au dépouillement avec tous vos amis, contrôlez les additions, prenez acte des illégalités s’il s’en commet contre vous ou les vôtres ; protestez par-devant le conseil de préfecture, s’il y a lieu, et pourvoyez-vous en conseil d’État si la justice préfectorale a donné gain de cause à ses agents, selon l’usage. Un homme ne doit pas se laisser opprimer par un autre. Attaquez ceux qui vous attaquent et moquez-vous de ceux qui vous conseillent de tendre la joue gauche. Est-ce entendu ?

« Nous possédons en France, ou, pour parler plus juste, nous sommes possédés par un vieil état-major de bonshommes politiques qui occupent la plupart des postes secondaires, préfectures, sous-préfectures, mairies, etc. Cet élément inerte et résistant s’interpose entre la nation et ses chefs, au détriment du bon accord et du progrès pacifique. Nourris de politique, arrivés par la politique, cramponnés, selon le moment, à une politique ou à une autre, les hommes dont je parle ont la manie de fourrer la politique partout. Leur devise est qu’il faut tenir les citoyens, de peur qu’ils ne s’emportent ; leur tactique serait de nous lier les mains en nous fermant la bouche. Vous avez eu affaire à ces gens-là, c’est pourquoi vous vivez sur la défensive et vous vous éveillez toutes les nuits pour voir si vous n’avez ni bâillon ni menottes.

« Mais il s’est fait un changement dans le personnel administratif, ainsi que dans mainte autre chose. Deux préfets séparés par un ruisseau ou par un simple rang de bornes, peuvent être à mille lieues et à cent ans l’un de l’autre par les théories et la pratique. L’un dit à ses maires : Je suis à l’Empereur, vous êtes à moi, les sujets de l’Empire sont à vous. On me tient, je vous tiens, tenez bien vos administrés, et gardez que la liberté ne s’introduise ici sous la forme la plus innocente. Donnez-vous à vous-mêmes un conseil municipal qui vous contrôle humblement, à votre gré. La Constitution veut que les conseillers soient élus, c’est un mal, mais vous savez le remède. Allons, hardi ! une bonne pression sur la matière électorale ! Faites entendre à ces gaillards-là que nous sommes leurs maîtres. Celui qui n’est pas pour vous est contre vous ; il est votre ennemi, donc il est le mien, donc il est celui de l’Empereur et de l’Empire.

« Le préfet voisin, plus jeune ou simplement plus habile, réunit ses maires et leur dit : Messieurs, l’État est une grande association, la commune en est une petite. Le chef de l’État est chargé d’une lourde besogne par la masse du peuple français : il a l’Europe à maintenir, une armée à manœuvrer, une flotte à perfectionner, l’industrie, le commerce et la culture à protéger, la justice à diriger, les lois à préparer et à sanctionner, que sais-je encore ? Tout un monde d’occupations sur les bras, car il fait de la politique au nom de 37 millions d’hommes. Vous pouvez lui rendre service en faisant la petite besogne où la politique n’entre pour rien.

« Administrez les revenus de vos communes respectives, entretenez les chemins, surveillez l’éclairage et la propreté des rues, faites conduire au violon les tapageurs nocturnes : on ne vous demande rien de plus. La Constitution vous accorde un certain nombre de collaborateurs, elle vous les donne tout choisis par le vote populaire : acceptez-les de bonne grâce, et mettez-vous d’accord avec eux. Tous les cinq ans, vous vous présenterez avec eux à l’élection communale, et je mesurerai votre mérite au nombre de voix que vous obtiendrez. Si vous n’avez pas su vous faire aimer de la commune, tant pis pour vous ! Nous vivons dans un siècle où l’on ne gouverne pas les gens malgré eux.

« Voilà, cher monsieur Bousingot, un préfet qui a le sens commun. Je n’en sais pas beaucoup, mais j’en connais quelques-uns de cette étoffe. Le ministre de l’intérieur, qui est un esprit très-fin, a donné à tout son personnel une impulsion excellente. Ce n’est pas sa faute si le vieil élément récalcitrant et tenace, est encore en majorité dans les préfectures et les mairies. Les hommes d’autrefois s’acharnent à maintenir la vieille centralisation politique, tout se tient à leurs yeux ; l’État doit être éternellement une vieille machine savante et compliquée, dont tous les engrenages sont solidaires les uns des autres. Il faut, au nom des vieux principes, qu’un gamin ne puisse faire la nique à M. le garde champêtre sans outrager la majesté du trône. La politique nouvelle tend à renfermer son action dans la sphère politique ; elle voudrait laisser à l’initiative individuelle tout le terrain dont l’État n’a pas besoin pour manœuvrer.

« Rien ne serait plus tranquille et plus charmant que la commune affranchie de toutes les tracasseries politiques, vivant en elle-même, pour elle-même, étrangère (je ne dis pas indifférente) aux querelles des partis. Nous ne renoncerions pas à lire les journaux, à nous passionner pour toutes les nobles causes, à prendre parti dans les affaires publiques ; mais nous perdrions l’habitude de les parodier mesquinement dans nos trous. On ferait acte de citoyen chaque fois qu’une grande question serait en cause ; on se monterait toujours la tête (et pourquoi pas ?) à l’élection du député ; mais on ne verrait pas un cordonnier voisin d’un lampiste, se faire le Brutus de ce César huileux.

Tandis que le gouvernement restreindrait sa responsabilité au strict nécessaire, les gouvernés réduiraient au minimum les causes de dissentiment qui les excitent et les aigrissent. L’idéal d’un conseil municipal serait la réunion de vingt ou trente individus choisis pour leur aptitude et leur probité, sans aucune acception de leurs sentiments politiques. Qu’un député soit tenu de livrer sa profession de foi, c’est trop juste : nous lui donnons nos pleins pouvoirs dans les grandes affaires de l’Empire ; c’est lui qui, pendant des années, va faire de la politique pour nous. Laquelle ? Il faut s’expliquer à l’avance, ou gare les malentendus !

« Mais les bonnes gens que je charge de dépenser mes octrois et mes centimes additionnels, il serait bien indiscret de demander ce qu’ils pensent sur le Mexique, la Pologne ou la liberté de la presse. Ont-ils le droit d’envoyer ou de rappeler une armée ? de proposer ou d’approuver une loi ? Leur opinion politique me soucie aussi peu que celle de mon notaire ou de mon ramoneur. Qu’ils soient républicains, orléanistes, légitimistes, cléricaux même, cela m’importe peu. Le bonhomme Chrysale ne demande pas que sa cuisinière sache le français, mais qu’elle fasse bien la soupe. Nos conseillers municipaux sont de braves gens qui se chargent gratis de la cuisine municipale, voilà tout.

« Donc, mon cher monsieur Bousingot, j’ai peur que votre liste de candidats ne soit ce qu’on appelle un anachronisme. Si le préfet, le sous-préfet et le maire de Molinchart ont l’esprit d’écarter la question politique, ne soyez pas moins raisonnable qu’eux. Ne décourageons pas les administrateurs qui nous laissent tranquilles. Un préfet a plus de mérite à ne pas faire le mal, que vous et moi, cher monsieur, à faire le bien.

« Agréez, etc.

« Edmond ABOUT. »