Catilina (Ibsen)

s.d. (1903?) (p. 11-219).
Ibsen a public récemment à Copenhague chez le grand éditeur Hegel, une édition définitive et complète de son œuvre. Au commencement du premier volume il s’est adressé au public en ces termes que nous reproduisons fidèlement :
« Pour le lecteur.
Lorsque mon éditeur m’a proposé de donner au public dans leur ordre chronologique toutes mes œuvres littéraires, je compris aussitôt l’avantage qu’une telle édition complète offrirait au lecteur pour la compréhension de mes pièces.
Une nouvelle génération, en effet, est née pendant que j’achevais ma production littéraire, et bien souvent j'eus l’occasion de constater que ces jeunes hommes connaissaient mieux nos récents ouvrages que nos travaux de date plus ancienne. Dans ces conditions mon lecteur ne pouvait comprendre la suite et la conséquence logique de mon œuvre, et c’est à cette ignorance de la chronologie de nos travaux que j’attribue surtout les explications fausses et bizarres qui ont été données de mes dernières œuvres.
C’est seulement en embrassant dans son unité ma production littéraire qu’on arrivera à en comprendre chaque partie séparément. Je prie donc avec instance mon lecteur de ne mettre de côté aucune de mes pièces, pour les lire par la suite, mais d’en prendre connaissance et de les vivre dans l’ordre même où je les ai conçues et de s’assimiler ainsi mon œuvre toute entière. »
Sans doute Catilina que nous avons l’honneur de présenter ici même au public Français et qui est la première œuvre de jeunesse de l’illustre écrivain ne saurait être comparé ni à la Comédie de l’amour aux vers superbes, ni aux Revenants dont la maîtrise au point de vue technique est absolue. Mais l’ouvrage reste intéressant comme le premier anneau d’une chaîne, comme le premier point d’une tapisserie et tout en provient.
À son début à l’heure de Catilina, Ibsen est sous l’influence du grand poète romantique danois Œhlenschläger (1779-1850) et certaines phrases de son drame rappellent le très grand auteur de Ka Kon Iarl. Est-ce à dire pour cela qu’Ibsen soit un sous-Œhlenschläger comme par exemple Rostand est un sous-Hugo, Non ! Le poète peu original du Tapis de l’Impératrice a postiché avec assez de succès la facture de 1830, mais il n’a pas su donner une pensée nouvelle en ces vers anciens.
Saverny, Didier, Don César avaient leur grandeur. Flambard est simplement la caricature grotesque et marseillaise de ces types qui passionnèrent le Paris d'il y a soixante-dix ans. Cyrano qui fait pâmer d’aise nos bourgeois opportunistes, c’est le Lion superbe et généreux d’Hernani.
Ibsen, lui qui malgré Solness et la Dame de la mer est bien le plus grand et le plus génial poète du temps présent, n’est jamais tombé dans la bassesse de l’imitation.
Quand il donne Catilina, s’il n’est pas l’aigle encore, il est déjà l'aiglon, il se révèle comme un puissant évocateur d’âme, comme un écrivain génial, comme une tête de Dieu Touché.
En quelques traits, traits qu’il renouvelle en les accentuant, il esquisse largement l’individualité [e ses personnages et cela si nettement, si clairement, que nous regretterons cette première manière si puissante, si simple et si peu complexe dans les derniers drames par trop symboliques.
Il nous est loisible en effet de croire que l’âme d’un Catilina était aussi troublée, aussi compliquée que elle de la Dame de la mer ou de Solness, ci nous constatons avec regret que l'Ibsen des débuts avait des procédés bien plus simples.
La simplicité, l’ordre et la clarté toute latine, voilà ce qui nous fait regretter Calilina. Madame Inger à Ostraat et la fête à Solhaug quand nous comparons ces œuvres de jeunesse avec celles de la maturité du grand poète.
C’est donc, à vrai dire, un nouvel Ibsen que nous voulons présenter ici, un Ibsen très clair, très net, très simple, très classique quoique le sujet de ces trois œuvres plus haut citées soit au moins aussi palpitant et aussi humain que celui de ses dernières pièces.
Et si après une longue étude des œuvres de jeunesse et de virilité saine et forte du maître qui nous donna Catilina, Madame Inger à Ostraat du grand poète, nous n’admirons ni ne comprenons davantage les dernières pièces symboliques, du moins nous avons appris à aimer mieux l’œuvre Ostraat, la Fête à Solhaug, la Comédie de l’amour, les Revenants, Maison de poupée, les Guerriers à Helgolaud, les Prétendants à la Couronne, L’ennemi du peuple et tant d’autres drames d’une si pénétrante émotion.
Quand le Snobisme aura changé d’objet, quand l’engouement français pour les pièces les plus obscures d’Ibsen où l’on sent déjà la fatigue de l’âge, aura cessé, on reviendra avec plus d’admiration aux œuvres admirables que nous avons plus haut citées. Alors nous aurons quelque fierté d’avoir fait connaître en France un autre Ibsen que celui que le public de l’Œuvre aimait à opposer à nos dramatiques de France.
Et celui-là c’est le véritable Ibsen, tel qu’il était lorsqu’il a acquis sa grande réputation en Norvège, en Scandinavie et en Allemagne. Un Ibsen qui n’a pas besoin de commentaires admiratifs ou d’explications. … Le plus souvent contradictoires. Un maître qui a le droit de prendre place en France parmi les plus illustres écrivains de l’Europe qui y sont justement honorés, parce qu’il possède, outre l’originalité singulière de son génie septentrional, la qualité maîtresse indispensable pour le latin à tout article : La clarté…
Maintenant nous allons céder la parole au maître lui-même pour qu’il nous dise dans quelles conditions Catilina fut enfante. Avec beaucoup d’humour, en la préface de Catilina parue à Dresde en février 1875 il s’explique ainsi :
« Le drame de Catilina qui fut mon début en littérature a été écrit pendant l’hiver 1848-1849, j’avais vingt-et-un ans. Je me trouvais alors à Guinstad obligé de gagner à la fois mon pain et l’argent nécessaire à mes examens
L’époque était assez tourmentée. La révolution de février, les troubles de Hongrie et la guerre dano-allemande. Tout cela m’agitait, m’obligeait à penser, mûrissait mon esprit. Cependant longtemps après cela mon âme m’apparaît bien jeune encore. En l’honneur des Madgyards je rime de pompeuses poésies les exhortant à résister aux tyrans pour le salut de l'humanité et de la liberté, j'adresse une suite de sonnets au roi Oscar pour lui enjoindre de marcher en hâte avec son armée au secours des frères danois qui succombent en Sleswig !
À présent que je ne crois plus beaucoup à l'efficacité de mes vers pour aider les Madgyards ou la cause Scandinave, je suis bien aise que mes poèmes soient demeurés en manuscrit.
Cependant je m'exprimais avec passion sur les sujets politiques en toute occasion et mes paroles plus vives encore que mes poésies étaient loin déplaire.
Mes amis me prenaient pour un pince-sans-rire extraordinaire, mes ennemis trouvaient très mauvais qu’un homme de peu comme moi se permit d’avoir une opinion sur des choses qu’ils ne se permettaient pas d’apprécier eux-mêmes.
J’ajouterai que ma conduite orageuse parfois, laissait peu d’espoir à la Société de me voir honorer jamais les vertus bourgeoises.
Enfin, par mes épigrammes et mes caricatures je perdis l’amitié de certaines personnes qui méritaient plus d’égards de ma part et dont j’appréciais au fond les sentiments affectueux. En un mot, alors que le monde était révolutionné par une grande idée je me trouvais en guerre ouverte avec la petite société où le destin et les circonstances m’obligeaient à vivre.
Tel était donc mon état d’esprit quand en préparant mon examen j'étudiai le Catilina de Salluste et les Calilinaires de Cicéron, je dévorai rapidement ces écrits et en peu de temps mon drame fut terminé.
Comme on le verra, je ne fus pas de même opinion que les deux écrivains Romains sur les mobiles du révolté.
Et aujourd’hui encore, je ne suis pas éloigné de croire à une certaine grandeur et à des qualités éminentes chez l'homme que Cicéron, l’infatigable avocat des majorités, osa attaquer seulement quand ce fut sans péril. De plus, peu de personnages historiques ont été comme Catilina jugés exclusivement par des adversaires.
Mon drame fut composé et écrit pendant les heures que je prenais sur mon sommeil. Le pharmacien, mon patron, était honnête et bon, mais il n’avait d’autre préoccupation que le succès de ses affaires commerciales et pour pouvoir préparer mon examen il me fallait pour ainsi dire lui dérober les instants qui m’étaient nécessaires pour mon travail, et sur ce temps volé il me fallait trouver encore le moment où je pouvais faire un peu de littérature. Pour ces dernières études, il ne me restait guère que les heures de la nuit. C’est pour cela, j'imagine, qu’inconsciemment j’ai placé toute l’action de Catilina dans la nuit. Naturellement je devais soigneusement tenir secrètes mes ambitions dramatiques dans le milieu où je vivais. Mais il est bien difficile à un poète de vingt ans de ne pas avoir de confidents et j’exposai mon but, mon idée à deux jeunes amis de mon âge.
Tous les trois nous avions assis de grandes espérances sur Catilina. Le drame terminé, il fallut d’abord le recopier, puis, sous un pseudonyme, l’envoyer au théâtre de Christiania, enfin le faire imprimer. Un de mes deux amis se chargea de recopier en belle calligraphie mon brouillon et il le fit avec tant de conscience qu’il n’oublia pas un seul point, ni aucun de ces traits que j’avais placé un peu partout, dans l’inspiration en cherchant le mot juste.
Le second partit pour Christiania avec le manuscrit. Je le puis nommer, il est mort, c’était l’étudiant plus tard avocat, A. C. Schulewid. Je me rappelle encore la lettre par laquelle il m’annonçait que Catilina avait été déposé au théâtre royal et que la pièce serait sûrement représentée, car le comité de lecture se composait d’hommes éminents. Il n’était pas davantage douteux que tous les éditeurs payeraient volontiers une assez jolie somme les droits de la première édition, il importait donc simplement de découvrir quel était l’éditeur qui payerait le mieux.
Après une attente pénible les difficultés se montrèrent, au théâtre mon ami reçut la pièce accompagnée d’une lettre polie contenant un refus très net, les éditeurs visités l’un après l’autre furent du même avis que le comité de lecture. Celui qui était le plus favorable, demandait une forte somme pour l’impression, bien loin d’offrir de l’argent.
Tout ceci n’ébranlait en rien la foi vivace de mon ami dans le succès. Cela est pour le mieux, m’écrivait-il, j’éditerais moi-même ma pièce, il m’avancerait pour cela l’argent nécessaire, lui s’occuperait de la question matérielle et il partagerait les bénéfices avec moi. Les frais d’impression seraient d’autant moins élevés que les épreuves devenaient inutiles avec un manuscrit d’une calligraphie si parfaite.
Dans une autre lettre postérieure à celle-ci, il me disait encore que sa conviction était si grande dans mon avenir dramatique, qu’il voulait abandonner ses études pour se consacrer exclusivement à la publication de nos œuvres.
Je pouvais en effet, selon lui, produire deux ou trois drames par an et il calculait que nos recettes pourraient nous permettre d’effectuer un voyage en Europe et en Orient que nous avions rêvé depuis longtemps.
Mon premier voyage se borna à une venue à Christiania. J’y arrivai au printemps 1850 et Catilina venait de paraître. La pièce fit quelque bruit et intéressa les étudiants, mais la critique me reprocha la pauvreté de mes vers et ne trouva pas l’œuvre assez mûrie.
Un seul jugement favorable fut émis sur la pièce, mais il provenait d’un homme dont l’esprit bienveillant et autorisé commandait le respect, j’y fus si sensible que je saisis encore l’occasion de lui en adresser ici de nouveaux remerciements.
Nous vendîmes bien peu d’exemplaires de notre petite édition et mon ami avait beaucoup de volumes de côté. Mais quand les finances faisaient défaut au commun ménage, nous allions vendre ces livres comme papier d’emballage au charcutier voisin. Et nous avions l’indispensable pour quelques jours.
L’été dernier pendant mon séjour en Norvège, et surtout après mon retour ici (Dresde, 1875), comme mon passé littéraire se dessinait très nettement en ma mémoire, je me mis à relire Catilina. J’avais à peu près oublié cette œuvre, en la parcourant je m’aperçus qu’elle avait certaines qualités, et que j’avais d’autant moins à la mépriser qu’elle avait été mon début en littérature.
Déjà à l’état embryonnaire apparaissent certaines préoccupations qu’on retrouvera développées dans mes autres pièces, par exemple l’abyme qui sépare le vouloir et le pouvoir, la destinée tragique et comique à la fois de l’humanité et de l’individu, et je pris la résolution, à l’occasion de mon jubilé, d’en donner une édition nouvelle, ce que s’empressa de faire mon éditeur avec son habituelle amabilité. Il était impossible de réimprimer simplement l’ancienne édition faite d’après un manuscrit inachevé. Mais me souvenant exactement de mon but primitif, je résolus de refaire cette œuvre de jeunesse telle que je l’aurais effectuée si le temps et les circonstances m’avaient été plus favorables.
Quant aux idées et au plan, je n’y ai touché en rien. C’est la même pièce que l’ancienne, mais revue et corrigée.
Après ces explications je prie mes lecteurs Scandinaves ou autres de prendre connaissance de Catilina.
Je prie mes amis d’accepter cet ouvrage comme un souvenir de ma jeunesse à la fin d’une longue vie fertile en contraste. Ce que je rêvais voici vingt-cinq ans s’est réalisé cependant, mais tardivement. J’ai vécu ma vie et je ne crois pas qu’en ces vingt-cinq années j’ai rien fait d’inutile, j’entends donc que tout soit réuni et ne fasse qu’une unité au profit de tout le monde. »
Depuis qu’Ibsen a écrit ces lignes, sa gloire a passé les frontières et si en France, en Allemagne en Angleterre certaines de ses œuvres soulèvent encore de vives discussions, la gloire du vieux maître s’impose à tous.
Et c’est avec une respectueuse admiration qu’on s’incline devant une longue et laborieuse existence consacrée toute entière à un idéal fort élevé, à une vie donnée exclusivement à la littérature et à l’art le plus pur et le plus noble.
À une époque où tout se vulgarise, où l’art lui-même s’encanaille et se démocratise, oh tout est nivelé par l’universel suffrage, où l’artiste lui-même, l’aristocrate des aristocrates, est obligé de se faire peuple et de sacrifier à l’égalité. Il est doux, il est bon, il est réconfortant de contempler l’œuvre hautaine et la vie fière d’un grand homme comme Henryk Ibsen.
Lucius CATILINA, patricien romain.
AURÉLIA, sa femme.
FURIA, vestale.
CURIUS, jeune parent de Catilina.
MANLIUS, vieux guerrier.
LENTULUS, CAPARIUS, |
jeunes patriciens romains. |
AMBIORIX, ALLOVICO, |
ambassadeurs gaulois. |
Prêtresses et suivantes du temple de Vesta.
Gladiateurs.
Guerriers.
Le spectre de Sylla.
CATILINA
ACTE PREMIER
Scène I
Debout sur le monticule, au milieu des arbres, s’appuie contre l’un d’eux.
Il le faut ! Il le faut ! J’entends au fond de mon être une voix qui l’ordonne, j’obéirai !
N’ai-je plus d’énergie, plus de volonté pour atteindre ce grand et noble but et sortir de ma misérable existence ?
Oh ! honteux et vulgaires plaisirs ! Certes, vous ne me suffisez pas ! Mais je suis fou ! Non, non, c’est le repos qui me convient, tout espoir est mort. Ma vie désormais sans issue.
Rêves de jeunesse, qu’êtes-vous devenus ?
Disparus comme les nuages rapides de l’été, ne laissant que chagrins et désillusions, m’enlevant toute espérance virile.
(Il se frappe le front)
Honte sur toi ! Honte sur toi, Catilina !
De généreux instincts sont en ton âme et pourtant tu ne désires que la satisfaction de tes plus bas désirs
Cependant parfois comme aujourd’hui
De secrètes aspirations gonflent ma poitrine,
Et quand je contemple là-bas la cité orgueilleuse,
L’opulente Rome, la décadence dans laquelle
Depuis longtemps elle est tombée,
Frappe mes yeux avec la clarté du soleil
Et une voix intérieure me crie :
Réveille-toi, Catilina ! Réveille-toi ! sois un homme.
Hélas ! rêves insensés !
Visions, cauchemars enfantés par le sommeil et la solitude
Qui au moindre contact avec la réalité
Vous évanouissez dans les profondeurs de mon âme silencieuse ?
Scène II
Ambassadeurs gaulois, arrivent sur la route sans voir Catilina.
Voici la fin de notre long voyage ! Là-bas, ce sont les murailles de Rome.
Et c’est la cime altière du Capitule qui se dresse vers le ciel.
Quoi ! c’est là Rome ? La maîtresse de l’Italie,
Qui commandera demain aux Germains et peut-être aussi aux Gaulois !
Oui, hélas ! il viendra ce jour de malheur où nous serons vaincus,
Et Rome victorieuse est sans pitié.
Elle écrase cruellement l’ennemi qu’elle a terrassé.
Aujourd’hui nous allons savoir le sort qu’elle réserve à notre peuple,
Si elle fait droit à nos justes réclamations
Et si elle nous accorde la paix et la justice !
Ce n’est que trop vrai !
J’espère une solution heureuse
Mais je n’ai point de certitude.
Tu me semblés inquiet ?
J’ai des raisons pour cela !
Rome ne fut-elle pas toujours jalouse de sa puissance ?
Souviens-toi donc, ami, que cette grande cité
N’est pas gouvernée par des chefs comme les nôtres.
Chez nous c’est le vieillard et le guerrier qui commandent,
Celui qui est le plus expérimenté
Comme celui qui est le plus brave,
C’est le chef suprême que nous choisissons
Pour nous juger et nous conduire au combat,
Tandis qu’ici, à Rome…
A Rome c’est l’égoïsme et l’arbitraire qui règnent.
Par la ruse et l’intrigue seules,
On devient le chef qui commande à la ville.
Nous sommes trahis, malheur à nous !
Eh quoi ! les nobles romains surprennent-ils les conversations intimes !
Chez nous ce sont coutumes de femmes !
Soyez sans inquiétude, je ne suis pas un espion.
Le hasard seul m’a livré vos paroles.
Vous venez du pays des Allobroges
Et vous pensez trouver la justice et l’équité dans la ville de Rome ?
Vous feriez mieux de revenir sur vos pas et de rentrer dans votre patrie.
Ici, c’est le pays de la tyrannie
Et l’injustice y est souveraine.
L’Etat se qualifie de République
Mais chaque citoyen n’est qu’un esclave enchaîné.
Ecrasé par les impôts et les dettes,
Il dépend d’un Sénat, qui se vend lui-même.
L’ancien esprit de solidarité entre les Romains a disparu
Et disparues aussi sont les nobles idées de liberté
Qui jadis firent la force de la ville.
Les sénateurs tiennent en leurs mains
La vie et la propriété de tous ;
Et de cette vie et de cette propriété on n’en peut jouir
Qu’au prix de l’or.
La force règne ici et non la justice,
Et l’homme véritablement noble,
Gémit écrasé sous le poids de la force brutale.
Mais qui es-tu donc, toi ?
Toi qui arraches de nos cœurs,
La confiance et l’espérance !
Je suis l’homme dont le cœur bat uniquement pour la liberté,
L’ennemi déclaré de toute injustice,
L’ami des opprimés et des faibles,
L’homme enfin qui brûle du désir insatiable
De renverser les puissants du jour.
Quoi ! le noble peuple romain ?… Réponds-nous donc,
N’abuse pas plus longtemps de la crédulité des étrangers que nous sommes !
Rome n’est-elle plus ce qu’elle fut jadis :
La terreur des puissants et la protectrice des faibles ?
Gaulois ! voyez-vous là-haut sur la colline,
L’orgueilleux et puissant Capitole ?
Voyez comme sous les rayons suprêmes du soleil couchant,
Il étincelle et brille
D’une flamme rougeâtre.
Eh bien ! c’est l’image du dernier éclat dont brille Rome,
Car déjà la liberté s’évanouit dans l’ombre de la tyrannie !
Cependant un nouveau soleil apparaîtra bientôt dans son ciel lumineux
Et de ses purs rayons il dispersera la nuit sinistre.
Scène III
Entrent en causant vivement entre eux.
Tu as raison, cela va de mal en pis,
Et je ne sais comment tout cela finira !
A moi l’idée n’est jamais venue
De songer à la fin. Je profite du présent,
Je vide chaque coupe de joie et le reste,
Ah ! je m’en moque un peu !
Heureux qui peut agir ainsi !
Pour moi, il m’est impossible
De prévoir avec indifférence le jour
Où il ne restera plus rien,
Oui, le jour où nous serons absolument sans ressources !
Et sans espoir d’un avenir meilleur,
Il est vrai qu’avec la vie que nous menons…
Laissons cela !
Le dernier héritage que je viens de faire
Fut employé à éteindre mes dettes.
Loin des plaintes et des regrets !
Suivez-moi, mes amis, venez largement boire
Et noyer ainsi nos chagrins.
C’est entendu ! Allons gaîment…
Un moment ! J’aperçois là-bas le vieux Manlius.
J’imagine que selon son habitude
C’est nous qu’il cherche.
Maudits soient ces chiens misérables !
Ils ne savent plus ce qu’est la justice.
Qu’est-ce donc ? Pourquoi tant de colère
Les usuriers te poursuivent-ils, toi aussi ?
Non ! mais écoutez-moi. — Vous me connaissez tous,
Vous savez que j’ai lutté glorieusement parmi les soldats de Sylla
Et que pour récompense je reçus un lopin de terre.
La guerre terminée, j’ai vécu
De cette terre qui me nourrissait à peine,
Maintenant on vient de m’enlever mon bien.
Vous savez la formule, on reprend les terres appartenant à l’Etat,
Pour les partager également entre les citoyens.
C’est un vol, pas autre chose.
Le gouvernement cherche seulement
A satisfaire les appétits des siens.
C’est ainsi qu’ils tiennent compte de nos états de service.
Les hommes du pouvoir osent tout !
Je te plains, Manlius. — Mais ce qui m’arrive est pire.
Ecoute-moi !
La charmante Livie, ma belle maîtresse,
M’a lâchement abandonné
Au moment même où pour elle
Je venais de dépenser mon dernier as !
Ton amour du luxe t’a conduit à ta perte.
La raison m’est indifférente,
Je ne suis pas disposé à résister à mes désirs,
Je compte au contraire les satisfaire
Autant qu’il me sera possible.
Moi qui ai vaillamment lutté
Pour gagner cette victoire
A qui les puissants du jour doivent tout !
Ah ! si je pouvais !… Si mes compagnons d’armes
Etaient encore ici !
Mais non, beaucoup sont morts
Et les autres sont maintenant dispersés
Aux quatre coins du monde.
— Quant à vous, jeunes gens, qu’êtes-vous à côté de ces braves,
Vous vous inclinez jusqu’à terre
Devant les hommes du pouvoir,
Et vous n’avez pas l’énergie de secouer vos chaînes ;
Lâchement vous supportez
Cette existence digne des esclaves.
Par les Immortels ! ces paroles sont blessantes,
Mais ce qu’il vient de dire est assez vrai pourtant.
Evidemment, il a raison !
Mais que faire ? Là est la difficulté.
Sans doute. Il y a trop longtemps
Que nous supportons le joug ! Et le moment est venu
De briser les liens dont la tyrannie
Et l’injustice ont ligotté nos membres.
Oui, je t’entends, Lentulus.
Mais pour faire réussir cette entreprise,
Un chef énergique, intelligent et habile
Nous est nécessaire, où le trouver, dis-moi ?
J’en sais un digne de nous commander !
C’est de Catilina que tu veux parler.
Oui, c’est de lui !
Catilina serait peut-être l’homme qu’il nous faudrait.
Je le connais ! J’étais l’ami de son père, nous avons
Combattu côte à côte dans bien des batailles
Et son fils l’accompagnait à la guerre.
L’enfant déjà se montrait courageux,
Sauvage et indomptable.
On devinait chez lui les dons les plus rares de la nature,
Son âme était fière
Son courage était inébranlable.
Je le crois de cœur avec nous.
Hier au soir son front était bien sombre.
Il doit préparer quelque complot,
Car depuis longtemps il mûrit de hardis desseins.
Oh ! depuis longtemps il brigue le consulat.
Son élection n’est pas possible. Il a été attaqué violemment
Par ses adversaires qui l’ont fort malmené.
C’est dans un état de fureur terrible
Qu’il a quitté le forum en jurant de se venger.
Oh ! alors, nous pouvons compter sur lui.
Oui, je l’espère ! Mais d’abord concertons-nous
Pour l’élaboration de notre plan, profitons du moment !
Scène IV
Sur un autel au fond brûle la lampe sacrée qui jamais ne s’éteint.
Entre et se dissimule derrière les colonnes.
Comment, Catilina, tu oses me conduire ici,
Dans le temple sacré de Vesta !
Parfaitement, comme tu peux le voir !
Dieux immortels, quelle imprudence !… Aujourd’hui encore
Cicéron au Sénat a vitupéré contre ton impiété
Et après cela tu oses…
Bah ! cela importe peu !
Tu es en péril, et sans t’en soucier
Tu cours aveuglément à de nouveaux dangers.
Il faut bien changer, c’est ce qui fait mon bonheur.
Je n’ai jamais été aimé par une vestale.
Oh ! cet amour défendu !…
Tiens, je suis venu dans ce temple pour tenter de goûter cette félicité.
Que dis-tu ? C’est impossible ! Tu veux rire ?
Rire ! Je n’ai jamais pris l’amour tant au sérieux !
Quand tu m’auras entendu, tu verras
Combien mon dessein est grave, au contraire !
Au dernier spectacle comme défilaient
Noblement les vestales,
Mon regard s’arrêta par hasard sur une d’elles
Et son regard à elle rapidement croisa le mien.
Il me sembla que mon âme en était traversée
Ah ! l’expression de cet œil noir,
Jamais chez une autre femme je ne vis rien de semblable !
Bien ! Mais… après ?
Après ?… J’ai réussi à pénétrer dans le temple,
Je l’ai revue maintes fois,
Je lui ai parlé.
Oh ! combien différente est cette femme
De mon Aurélia chérie !
Les aimerais-tu toutes deux à la fois ?
Vraiment je n’y comprends plus rien.
En effet c’est singulier et je n’y comprends rien moi-même.
Oui, je les aime toutes les deux.
Mais combien différents sont ces deux amours.
Aurélia est douce et elle calme la fureur
De mon âme avec sa tendresse ;
Tandis que Furia… Assez, éloigne-toi,
Quelqu’un vient !…
Temple maudit ! Témoins de ma douleur,
Murs effroyables qui devez enfermer mon éternelle souffrance,
Tout espoir charmant, toute pensée vivifiante
Est bannie de mon pauvre cœur, de mon pauvre cœur
Parfois glacé et mort, parfois aussi
Plus chaud, plus brûlant
Que cette flamme qui vacille sur l’autel.
Oh ! destin cruel ! Quel fut donc mon crime
Pour m’emprisonner dans ce temple
Où je fus sevrée de toutes les joies de la jeunesse,
De tous les innocents plaisirs du printemps ?
Non, aucune larme ne mouille tes yeux !
Que la vengeance et la haine seules
Fassent palpiter ta poitrine !
Eh quoi ! n’auras-tu pour moi un sentiment plus doux,
O ma Furia ?
Grands Dieux ! Imprudent ! encore ici ?
Tu ne redoutes donc rien… ?
Je ne connais pas la peur,
Mon plaisir est de jouer avec le danger.
Oui, c’est une belle chose ! C’est mon plaisir aussi à moi,
Je hais précisément ce temple,
Parce que j’y vis dans une sûreté absolue
Et qu’aucun danger ne me guette derrière ces murailles.
Hélas ! cette existence morne et vide,
Ce mince filet de vie est aussi faible que le suprême vacillement
D’une lampe qui va s’éteindre,
Et avec mes larges rêves,
Mes désirs si ardents.
Combien étroitement mesurée me paraît la place qui m’est faite !
Tout s’étiole entre ces murs
Où l’on est enseveli vivant,
Où sans espoir les jours s’écoulent uniformément,
Où la pensée ne peut concevoir
Aucune tentative audacieuse.
Ah ! Furia, combien troublantes me semblent tes paroles !
Elles sont l’écho qui répond à mes pensées
Et en traits de feu tu viens de peindre
Les brûlantes aspirations de mon âme.
La douleur déchire aussi mon cœur,
Et la haine l’a trempé et durci comme l’acier ;
A moi comme à toi on arracha l’espérance
Et ma vie comme la tienne est sans but,
Mais moi je dissimule et je souffre en silence,
Et personne ne sait de quel feu je brûle.
Mes misérables concitoyens me raillent et me méprisent,
Parce qu’ils ignorent combien vite mon cœur bat
Pour la justice et la liberté et pour tout ce qui
Jadis fit grande l’âme romaine.
J’en étais sûre ! C’est pour moi,
Pour moi seule que ton âme a été créée ! J’entends une voix,
Une voix qui ne trompe jamais, qui me le crie.
Viens, viens donc ! écoutons les ordres de cette voix.
Que veux-tu dire dans ta noble exaltation ?
Viens ! Partons, cherchons loin d’ici
Une nouvelle patrie.
Ici, une âme noble et hardie ne peut pas vivre,
L’étincelle brillante ne deviendra jamais
La flamme joyeuse, elle s’éteint.
Viens ! fuyons, l’être libre
Trouve sa patrie partout.
Oh ! combien tu me tentes !
Profitons de l’instant.
Par delà les monts et les mers,
Quand nous serons bien loin de Rome, alors seulement nous nous arrêterons.
Bon nombre de tes amis t’accompagneront.
Alors dans ces pays lointains, nous nous fixerons
Et nous régnerons comme des maîtres. Alors on verra
Que deux cœurs ne battirent jamais aussi fort que les nôtres.
Beau rêve ! Mais pourquoi fuir ?
Ici on peut s’enflammer au feu de la liberté,
Ici se trouve un champ pour l’action
Aussi vaste que ton âme le désire.
Comment ? ici ? dans cette misérable Rome
Où ne sont que vils esclaves
Et odieux tyrans !
Ah ! Lucius, es-tu donc de ces hommes
Qui songent au passé de Rome sans rougir ?
Qui commandait autrefois ? Qui commande aujourd’hui ?
Jadis une foule de héros. Aujourd’hui une bande
D’esclaves conduit une autre troupe de serfs.
Raille-moi, toi aussi !
Mais sache bien que, pour rendre la liberté à Rome,
Pour voir revivre sa grandeur abolie,
Joyeusement comme Curtius
Je me précipiterais dans l’abîme.
J’ai foi en toi, mais en toi seul !
Ton œil luit, je sens que tu dis vrai,
Pars vite ; maintenant, les prêtresses vont venir,
C’est l’heure.
Si je m’en vais, ce n’est que pour revenir.
Un lien secret m’attache à ta personne,
Jamais je n’ai contemplé un être plus noble que toi !
Alors fais-moi une promesse solennelle
Et jure-moi de la tenir !
Le veux-tu, Lucius ?
Oui, ma Furia, je veux tout ce que tu désires.
Que dois-je promettre ?… Ordonne !
Ecoute-moi. Bisn que je sois prisonnière,
Il est pour moi à Rome un homme
A qui j’ai juré une mortelle haine,
Une haine qui ne s’éteindra même pas au royaume sombre
Par delà la tombe.
Eh bien ?
Jure-moi que mon ennemi sera aussi le tien
Jusqu’à ta mort. Le veux-tu, mon Lucius ?
Je le jure sur les dieux immortels !
Sur le nom de mon père !
Sur le souvenir de ma mère !
Mais, Furia, qu’as-tu donc ?
Ton œil étincelle d’une fureur sauvage,
Ton visage est blanc comme un marbre.
Tu es pâle comme la mort.
Je ne sais !… Mais mon sang
Roule du feu dans mes veines.
Continue, achève ton serment !
Dieux puissants, que votre colère s’appesantisse sur mon front !
Que la foudre me frappe
Si je trahis mon serment !
Oui, comme un démon je jure de poursuivre l’ennemi de Furia.
Cela suffit, j’ai foi en toi ! Ma poitrine respire librement,
Maintenant ma vengeance est entre tes mains.
Et ta vengeance s’accomplira ! Maintenant dis-moi
Quel est ton ennemi et quel fut son crime.
Au bord du Tibre, loin des bruits de la cité,
Fut mon berceau. C’est là que notre paisible demeure s’élevait.
Je grandis avec une sœur bien-aimée qui était destinée au temple.
Un misérable, qui visitait notre villa,
Trouva seule la future vestale…
Achève, prêtresse !
Il la déshonora !
Et elle chercha la mort dans le Tibre.
Tu connais cet homme ?
Non, je ne l'ai jamais vu !
Tout était terminé quand on m’apporta
La nouvelle du malheur.
Mais maintenant je sais son nom !
Dis-moi…
Son nom est fameux. Il s’appelle Catilina !
Qu’as-tu dit, Furia ! Quelle horreur !
Qu’as-tu ? Mais tu pâlis,
Lucius ! Cet homme est-il ton ami ?
Mon ami ? Non, Furia, il n’est plus mon ami !
Voici que je me suis maudit moi-même,
Voici que je me suis juré à moi-même
Une éternelle haine !
À toi-même ?… Ah !… tu es Catilina ?
Oui ! oui ! c’est moi !
C’est toi qui as déshonoré ma sœur Silvia ?
Ah ! alors Némésis a répondu enfin à mes appels.
C’est toi même qui appelas la vengeance divine sur ta tête,
Malheur à toi, misérable. Malheur à toi !
Oh ! ton œil brille étrangement,
Comme tu me regardes ! Tu ressembles à Silvia,
Es-tu son ombre qui s’agite à la pâle clarté de la lampe sacrée ?
Je comprends tout maintenant.
Le bandeau est arraché de mes yeux
Et la lumière se fait dans ma nuit.
Ce fut la haine qui s’empara de moi
La première fois que le je vis.
Sentiment étrange qui m’enflamma tout entière !
Il va sentir ce qu’une haine comme la mienne,
Terrible et insatiable,
Peut enfanter de catastrophes et de misères.
Retire-toi, Furia, ta garde est terminée,
C’est mon tour… Mais, que vois-je,
O Sainte Déesse ! Malheur à toi,
Malheur à toi, le feu est éteint !
Eteint, dis-tu ! Non, jamais il ne brûla d’un semblable éclat
Et toujours il brûlera ainsi !
Dieu ! que signifient ces paroles ?
Non, le volcan et la haine ne s’éteignent pas
Aussi facilement !
L’amour brûle, se consume et meurt dans un instant,
Mais la haine, la terrible haine !!!
Dieux immortels !
Elle est folle.
Accourez. Au secours ! Au secours !
Qu’est-ce donc ?
Le feu de Vesta est éteint.
Mais la haine brûle
Et illumine tout de sa flamme.
Emparons-nous de Furia et punissons-la.
On la mène en prison, et de là elle ira à la mort.
Par les Dieux ! cela ne sera pas !
Faut-il que la plus exquise des femmes
Périsse d’une mort infâme, soit enterrée vivante !
Jamais je ne fus ému comme aujourd’hui.
Serait-ce de l’amour ! Je le crois.
Je veux la sauver. — Mais Catilina ?
Elle va le poursuivre de sa vengeance et de sa haine.
N’a-t-il pas assez d’ennemis ? faut-il en augmenter le nombre ?
Il fut pour moi un frère aîné.
La reconnaissance me commande de le défendre.
Mais l’amour ? Qu’ordonne l’amour ?
Du reste, Catilina, le courageux Catilina,
A-t-il à redouter les intrigues d’une femme irritée ? — Non !
Sauvons-la donc sans perdre un instant.
Ne crains rien, Furia, je te ramènerai du tombeau
A la lumière… Dussé-je y perdre la vie !…
Scène V
Entre. Il est visiblement très agité.
« Alors, Némésis a répondu enfin à mes appels !
« C’est toi-même qui appelas la vengeance divine sur ta tête. »
C’est ainsi qu’elle parlait dans son délire.
Peut-être cet étrange langage est-il un présage,
Un avertissement de ce que me ménage l’avenir.
Et par un affreux serment j’ai juré
D’être le vengeur de mon propre crime.
Ah ! Furia, il me semble voir encore
Ton regard enflammé et sauvage,
Comme celui d’une Erinnye ;
Et tes paroles résonnent sinistrement encore à mes oreilles.
Non ! jamais je n’oublierai cela.
Mais qu’importe ! C’est absurde de penser plus longtemps à ces folies,
Car ce ne sont que folies.
Ma pensée doit se fixer sur des sujets plus graves.
De grandes entreprises sollicitent mon énergie.
Je suis indispensable aux temps présents,
Il faut bien me pénétrer de cette idée !
Et ne point me laisser agiter tour à tour par l’espérance et le doute,
Comme une mer par l’orage.
Eh quoi, ton Aurélia ne doit-elle pas connaître la cause de ton trouble ?
Doit-elle ignorer les tourments de ton âme
Et ses luttes intérieures ?
Ne pourra-t-elle offrir à l’époux la consolation de la tendre épouse,
Et chasser ainsi l’ombre de ton front ?
Ma douce et tendre Aurélia,
Pourquoi assombrirais-je ta vie
En ce faisant partager mon chagrin ?
Par moi tu as déjà trop souffert,
Et, désormais, j’entends garder pour moi seul
Tout ce que le destin me réserve de mauvais.
N’est-ce pas assez malheureux
De posséder une âme énergique,
Envieuse de faire une œuvre puissante,
Alors que la pauvreté rend le succès impossible ?
Faudra-t-il donc que toi aussi
Tu boives à la coupe amère de mon destin ?
Consoler est le lot de l’épouse.
Si à elle il n’est pas permis comme à toi
De former des rêves ambitieux,
Quand l’époux lutte pour l’idéal,
Et que sa récompense
Est faite de désillusions et de chagrins,
La voix de l’épouse doit se faire tendre et compatissante.
Elle doit doucement endormir sa souffrance,
Afin qu’il comprenne qu’une existence paisible et calme
Comporte des joies
Qui manquent au tumulte de la vie publique.
Tu as raison, je le sens.
Et pourtant je ne saurais m’arracher à cette existence ;
Mon cœur bat trop vite dans ma poitrine.
La lutte seule lui apporte quelque calme.
Et ton Aurélia n’est-elle pas là ?
Ne peut-elle contenir les aspirations de ton âme ?
Ouvre-moi ton cœur par une parole de bonté
Et mes lèvres d’épouse t’apporteront la consolation,
Si je ne puis assouvir tes désirs ardents,
Si je ne puis suivre ta pensée
Envolée trop haut pour moi,
Du moins je saurai partager ta souffrance
Et j’aurai assez de force et de courage
Pour te rendre moins lourd le fardeau de la vie.
Sache donc alors, ma chère Aurélia,
La cause actuelle de mon affliction.
J’aspirais, tu le sais, au consulat,
J’ai échoué. Et tu n’ignores pas
Que pour acheter des suffrages
J’ai compromis…
Assez… mon ami,
Tu me fais vraiment de la peine.
Toi aussi tu me blâmes ?
Mais comment pouvais-je agir autrement ?
Et pourtant j’ai vainement gaspillé mon bien
Sans trouver d’autre récompense que le mépris et le déshonneur.
Tantôt même au Sénat mon ennemi,
L’astucieux Cicéron, m’a couvert de boue.
Il a parlé de ma vie en termes si violents
Que j’en tremblais moi-même.
Dans le regard de tous je lisais la haine et la terreur
Et l’on ne prononce plus qu’avec exécration
Le nom de Catilina !
Oui, ce nom pour la postérité
Sera le synonyme
De la bassesse, de la licence
Et du mépris pour tout ce qui est sacré,
Et si aucune belle action ne vient le relever
Et détruire ces abominables calomnies,
C’en est fait, ce honteux renom restera vivant dans l’esprit de tous.
Mais non, je ne pense pas
Que l’opinion te condamne
Et qu’on déverse l’injure et la honte sur ta tête.
Quant à moi, personnellement, je sais qu’en toi
Est une semence qui doit produire des fleurs et des fruits,
Mais à Rome elle ne saurait fructifier,
La mauvaise herbe l’étoufferait certainement.
Quittons donc ce pays funeste.
Qui t’attache à Rome ? Pourquoi y rester ?
Fuir devant l’ennemi ! Partir,
Abandonner mes grands desseins ?
L’homme qui se noie s’attache sans espoir
A l’épave brisée ;
Si celle-ci est engloutie par la mer,
Il se cramponnera dans un suprême effort
A la dernière branche d’arbre qu’il pourra embrasser et serrer contre lui
Jusqu’à ce qu’il sombre avec elle.
Oui, mais si au naufragé sourit une rive hospitalière,
S’il nage vers des bords couverts de vertes forêts,
L’espoir renaît en son cœur,
Et il lutte éperdûment pour gagner le verdoyant rivage
Où règne la paix, où doucement la vague baise le sable.
Alors c’est là qu’il reposera ses membres si las
Et que la brise du soir rafraîchira son front,
Dissipera ses cruels souvenirs
Et rendra la paix bénie à son cœur,
Et c’est là qu’il vivra désormais dans le repos
Et dans l’oubli du triste passé,
Et si un écho lointain des bruits de la cité
Parvient jusqu’à sa tranquille demeure,
Son âme n’en sera pas troublée,
Au contraire plus calme et plus joyeux
En songeant aux désillusions et aux douleurs disparues,
Il appréciera davantage la paix d’une existence
Qu’il ne changerait plus contre toute la gloire que peut donner Rome.
Oui, cela est vrai !
Mais si je te suivais loin du tumulte de la cité
En quel endroit pourrions-nous donc
Trouver le calme et la paix absolue ?
Tu consens, Catilina ? Quelle joie indicible,
Quel bonheur trop grand pour mon cœur !
Hâtons-nous. Cette nuit même
Il nous faut partir.
Mais où aller ?
Indique-moi le point du monde où dans la paix
Je pourrai reposer ma tête.
Tu le demandes ?
Tu as donc oublié la petite villa
Où s’écoula mon enfance et où si joyeusement
Aux premiers temps de notre amour
Nous vécûmes tant de jours heureux.
Où le gazon fût-il jamais plus tendre,
La forêt plus verdoyante et plus fraîche que là-bas ?
Entre les arbres sombres la blanche maisonnette
Invite au doux repos.
Nous irons et nous consacrerons désormais notre existence
A la vie rustique et aux joies tranquilles
Et je t’aimerai tant que mes baisers
Feront fuir tes noirs chagrins.
Et quand tu reviendras près de moi, ta reine !
Les mains pleines de fleurs des champs,
Oh ! mon prince fleuri, je crierai joyeusement ton nom
Et je ceindrai ton front de laurier.
Mais tu pâlis ! tu presses nerveusement ma main
Et tes yeux brillent d’une lueur étrange.
Malheur à moi, Aurélia !
Ton espérance joyeuse est vaine,
Il ne dépend plus de moi de te conduire là-bas
Et je ne le pourrai plus jamais.
Tu m’effraies !
Tu plaisantes, n’est-ce pas, Catilina !
Plût aux dieux que ce fût une plaisanterie !
Vois-tu, chacune de tes paroles
Comme une flèche empoisonnée
Traverse cette poitrine endolorie
A laquelle le destin ne donnera jamais le repos.
Dieux, que veux-tu dire ?
Regarde :
La voilà ta maison de campagne,
Voilà tout ton espoir de bonheur !
Ah ! tu l’as vendue…
Oui, j’ai tout vendu…
Pour acheter des suffrages.
N’y pensons plus, et n’en parlons plus,
Cela ne servirait qu’à nous attrister.
Ton inaltérable patience m’impressionne davantage
Que si un cri de douleur eût échappé à tes lèvres.
Pardonne-moi, Seigneur, de venir si tard,
Et sans être annoncé d’avoir franchi ton seuil.
Ne t’irrite pas…
Que me veux-tu ?
T’adresser une humble prière !
Que tu écouteras, je l’espère, d’une oreille bienveillante.
Je suis très pauvre.
Après avoir usé mes forces à la défense et à la gloire de Rome,
Maintenant que je suis invalide
Et que mes armes se rouillent à la maison,
Je vis du travail de mon fils,
Qui est l’espoir et le soutien de ma vieillesse.
Hélas ! voici qu’il vient d’être traîné à la prison pour dettes,
Et je suis désespéré.
Viens à mon aide, Seigneur !
Donne-moi une obole… J’ai mendié de maison en maison,
Toutes les portes étaient closes…
Cela est bien digne d’eux.
Voilà l’image de la misère générale !
C’est ainsi qu’on récompense les vieux et braves soldats.
La reconnaissance est ignorée des Romains de nos jours.
Il fut un temps où, dans une juste colère,
Je voulais les punir par le fer et par le feu,
Mais de douces paroles ont touché mon cœur,
Et mon âme est tendre comme celle d’un enfant.
Si je ne veux plus punir,
Je puis du moins soulager la douleur.
Tiens, vieux soldat,
Paye tes dettes avec cet or.
O généreux Seigneur !
Est-ce bien possible, dois-je te croire ?
Oui, vieillard, fais libérer ton fils, l’espoir de ta vieillesse !
N’est-ce pas vrai, Aurélia,
Que je fais ainsi meilleur usage de cet or,
Qu’en l’employant pour corrompre des suffrages ?
Sans doute il est beau de détruire le pouvoir des tyrans,
Mais consoler ceux qui souffrent,
Vous donne une joie qui vous récompense du bienfait.
Ton âme vibre encore à ce qui est beau et noble ;
Je te reconnais maintenant, mon bien-aimé.
Scène VI
Enveloppée de longs voiles noirs, debout, semble écouter un bruit au lointain.
Quel est ce bruit sourd ? Il doit y avoir de l’orage là-haut,
Et ce sont les roulements du tonnerre qui se font entendre jusqu’ici.
Mais la tombe elle-même est si calme… si calme.
Suis-je donc condamnée à l’éternel silence, à l’éternel repos,
Et ne pourrai-je plus courir sur la route comme je l’aimai ?
Quelle étrange vie fut la mienne ! Quel singulier destin !
Tout arriva et tout s’enfuit comme une étoile filante ;
Catilina m’apparut,
Et aussitôt une force secrète nous rapprocha l’un de l’autre.
J’étais Némésis et lui ma victime,
Mais la catastrophe suivit de près la vengeance.
A présent il fait jour sans doute là-haut,
Et doucement je descends
De la lumière dans l’abîme,
Je le souhaite ainsi. Je voudrais que ce passage
Au tombeau ne fût qu’un essor, qu’une prise de vol
Vers le pays des ténèbres,
Et que bientôt je pusse m’approcher du large Styx.
Là, les vagues lourdes comme le plomb
Se brisent avec force contre le rivage,
Et silencieusement Caron prépare sa barque.
Bientôt je serai là, et sans paroles,
Je viendrai m’asseoir au point d’embarquement.
Alors je demanderai à chaque âme errante,
A chaque ombre vague arrivée du pays des vivants
Qui s’approchera à pas légers du fleuve funèbre,
Oui, je leur demanderai comment Catilina
Agit là-haut parmi les vivants,
Je leur demanderai s’il a tenu ses serments,
Et à la lumière bleue
D’une torche de soufre
Je regarderai dans les yeux éteints de chaque mort
Pour voir si ce ne sont pas ceux de Catilina.
Enfin quand il arrivera lui-même je m’attacherai à ses pas,
Ensemble nous traverserons le fleuve,
Ensemble nous pénétrerons dans
Le silencieux empire de Pluton ;
Devenue ombre, je poursuivrai son ombre,
Là où sera Catilina toujours on trouvera Furia.
L’air devient lourd et chaud,
Je respire péniblement,
Je m’approche donc des sombres marais
Où les fleuves infernaux s’écoulent lentement.
Quel est ce bruit ? On dirait le battement des rames.
C’est le passeur des morts qui vient me chercher ;
Je l’attends… Je l’attends ici.
Salut à toi, Caron. Te voilà prêt
A mener ton invitée au pays des ombres,
Je t’attends.
Silence ! Je viens te sauver !
ACTE II
Scène I
Marche de long en large.
LENTULUS et CETHEGUS
Non ! Non ! Je vous répète que vous ne comprenez pas vous-mêmes
L’horreur de ce que vous voulez me faire accomplir.
Eh quoi ! lâchement je fomenterais la guerre civile !
Je tremperais mes mains dans le sang Romain ?
Jamais, entendez-vous bien !
Dussiez-vous tous m’abandonner. Jamais !
Tu refuses, Catilina
Je refuse !
N’as-tu donc pas de vengeance à exercer !
N’est-il personne que tu désires punir ?
Vengez-vous si cela vous plaît, vous autres,
Moi, je ne le veux pas.
Crois-moi, Cethegus, le mépris silencieux
Est aussi une vengeance,
Voilà la mienne.
Ah ! Ah !
Nous venons à une heure mal choisie,
Mais demain certainement
Tu auras changé d’idée.
Pourquoi demain ?
De singuliers bruits circulent.
Dernièrement une vestale fut condamnée à mort !
Une vestale ! Comment ?
Oui ! Oui ! Une vestale
Et l’on prétend…
Que prétend-on ?
Que tu n’es pas étranger
À cette mystérieuse affaire.
On me prête un rôle dans ce drame ?
Hum ! On dit…
Pour nous qui sommes tes amis
Peu nous importe !
Mais le peuple, Catilina ! sera plus sévère que nous.
Et elle est morte.
Sans doute !
Une heure de réclusion dans le tombeau des vestales coupables,
Cela suffit amplement.
Tout cela n’est pas mon affaire !
Et ce n’est pas pour parler d’elle
Que je suis ici,
Ecoute-moi, Catilina ! écoute-moi sérieusement !
Tu as brigué le consulat,
Et ton avenir était lié à ton faible espoir du succès,
L’espoir évanoui, tout est fini pour toi.
« C’est toi-même qui appelas la vengeance divine sur ta tête. »
Loin de toi ces vaines pensées !
Sois un homme ! La bataille peut encore être gagnée ;
Décide-toi hardiment !
Tu as de nombreux amis
Qui te suivront au premier signe ;
Cela ne te séduit-il pas ? Réponds-moi !
Non encore une fois !
Pourquoi voulez-vous conspirer ?
Dites-le franchement.
Est-ce l’amour de la liberté qui vous guide ?
Est-ce pour rendre à la patrie sa splendeur
Que vous voulez tout détruire ?
Du tout !
Mais l’intérêt et l’ambition de chacun de nous,
N’est-ce pas un motif assez puissant, Catilina ?
Posséder assez d’or, pour pouvoir
Jouir amplement de la vie
N’est pas chose à dédaigner,
C’est mon unique but à moi
Qui ne suis pas ambitieux.
J’en étais sûr. Ce sont seulement ces considérations misérables,
C’est votre intérêt seul qui vous pousse,
Non, mes amis ! Mon dessein était plus noble !
Sans doute pour obtenir le consulat
J’ai corrompu les suffrages, mais,
Croyez-le, mon but était plus élevé
Que pouvaient le laisser croire les moyens que j’employais.
La liberté des citoyens et le bonheur de tous
Etaient mon unique but,
On a méconnu mes intentions. Les apparences étaient contre moi.
Mon destin en décida ainsi,
Je n’ai qu’à m’incliner devant le sort.
Soit. Mais songe aussi à notre situation,
Tu peux nous sauver d’un terrible désastre,
Tu sais fort bien que bientôt notre existence désordonnée
Nous va réduire à la mendicité.
Arrêtez-vous donc à temps !
Moi, j’ai résolu de le faire pour mon compte.
Eh quoi ! Catilina, tu vas modifier
Ta façon de vivre. Non ! Tu plaisantes, n’est-ce pas !
Par les Dieux immortels, je parle sérieusement.
Plus rien à faire avec lui !
Viens donc, Lentulus, allons porter aux amis
Cette réponse. Nous les trouverons
Réunis en joyeux festin, chez Bibulus.
Chez Bibulus ! Que de nuits agréables
Nous avons passées ensemble chez Bibulus !
Eh bien ! maintenant finie, cette vie oisive !
A l’aube j’aurai quitté la ville.
Que dis-tu ?
Tu pars ?
Cette nuit même, avec ma femme,
Je laisserai Rome pour toujours.
Je fixerai ma demeure dans les vallées de la Gaule,
Et le champ que je cultiverai me nourrira.
Tu veux abandonner Rome ?
Il le faut ! Cette vie abjecte m’étouffe,
Je puis supporter la pauvreté !
Mais lire dans le regard de chaque Romain
Le mépris et la raillerie ! Non ! c’en est trop.
En Gaule, caché et paisible,
J’oublierai le passé,
J’étoufferai mes rêves d’ambition
Qui ne seront plus bientôt
Qu’un souvenir vague et lointain.
Sois donc heureux et que la fortune te soit favorable.
Conserve notre amical souvenir, Catilina !
Comme nous garderons le tien.
Maintenant nous allons aviser les frères
De tes nouvelles résolutions.
Porte-leur mon salut fraternel.
Scène II
Qui vient d’entrer de côté, mais s’arrête craintivement à la vue des deux hommes qui partent. Elle s’approche ensuite de Catilina.
Je trouve encore ces faux amis chez toi,
Catilina !
C’est pour la dernière fois.
J’ai pris congé d’eux, tout lien
Qui m’attachait à Rome est brisé maintenant
Et à jamais.
J’ai réuni ce que nous possédons, cela est peu ;
Mais suffira à notre vie modeste.
Ce sera beaucoup pour moi qui ai tout perdu.
Ne songe plus à ce qui est irréparable :
Oublie ce que tu…
Heureux qui peut oublier,
Qui peut arracher le souvenir de son âme,
Et tous ses espoirs et tous ses désirs.
Bien du temps s’écoulera avant qu’il en soit ainsi pour moi.
Mais j’aurai du courage.
Je te viendrai en aide,
Je te ferai oublier le bien perdu, je te consolerai ;
Mais il faut partir en toute hâte,
Car, ici, trop de choses te retiennent encore,
N’est-ce pas, nous partons cette nuit ?
Oui, oui, cette nuit, Aurélia.
J’ai mis de côté une petite somme d’argent,
Qui sera suffisante pour le voyage.
Bien, je changerai mon épée contre une charrue.
Hélas ! que ferais-je désormais d’un glaive.
Tu défricheras la terre et je la cultiverai
Et bientôt, autour de notre demeure,
Fleuriront des roses grimpantes et les doux myosotis.
Ces fleurs t’enseigneront symboliquement
Que les temps ne sont pas éloignés
Où tu pourras, sans souffrance, te rappeler les jours
De ta jeunesse orageuse.
Je crains, ma bien-aimée,
Que ce temps soit encore lointain,
Maintenant, femme, retire-toi, prends quelque repos,
Car peu après minuit nous partirons.
La ville alors sera plongée dans un profond sommeil
Et tout le monde ignorera vers quel point nous dirigerons nos pas.
Il faut qu’aux premières lueurs de l’aurore,
Nous soyons loin, très loin d’ici,
Sous ces lauriers, doucement
Nous allons reposer sur le doux tapis de l’herbe.
Une nouvelle vie va commencer pour nous,
Plus joyeuse que celle qui se termine en ces lieux,
Je te quitte maintenant.
Une heure de repos suffira pour me donner des forces,
Bonne nuit, mon cher Catilina.
Partie ! Ah ! je respire de nouveau.
Je puis enfin me débarrasser de ce masque si pesant.
Je n’ai plus besoin de montrer cette insouciance légère
Qu’en réalité, je suis loin de posséder.
Cette femme est mon bon génie et cela lui ferait tant de peine
Si elle connaissait tous mes doutes.
Je dois dissimuler ma souffrance ; cette heure
Calme et silencieuse, je veux la consacrer
A réfléchir sur mon existence manquée.
Ah ! la lumière de la lampe distrait ma pensée,
Il faut ici la nuit, la nuit comme en mon âme.
Trop de lumière ! trop encore !
Pourtant cette faible lueur lunaire
Concorde assez bien avec le clair obscur
Qui toujours rendit ma route indécise,
Oh ! Catilina ! ainsi ce jour
Est ton dernier. Demain
Tu ne seras plus Catilina !…
Loin, au milieu des solitudes de la Gaule,
Ma vie va s’écouler, anonyme,
Comme un ruisseau à travers une forêt.
Me voici brusquement réveillé :
Des rêves de grandeur, de pouvoir, de gestes superbes
Qui se sont évaporés, comme la rosée au soleil du matin,
Rêves qui s’épanouissaient librement dans mon esprit,
Jamais profane ne les a devinés !
Non, ce n’est pas ma future existence calme et inactive,
Loin des bruits de ce monde, qui m’effraye ;
Oh ! si seulement un court instant,
Comme une étoile filante ! je pouvais briller, avant de disparaître !
Oh ! si une seule fois, il m’était possible,
Par quelque acte héroïque,
De rendre immortel et légendaire le nom de Catilina !
Avec joie, aussitôt après la victoire,
J’abandonnerais tout. J’irais aux lointains rivages
Où j’enfoncerais un poignard dans mon cœur !
Alors je disparaîtrais librement et joyeusement,
Car j’aurais vraiment vécu.
Maintenant, il me faut mourir sans avoir vécu !
Est-ce possible ? Dois-je disparaître ?
Faites-moi donc un signe, grands Dieux irrités,
Dites-moi si mon destin me condamne
A disparaître de la vie, à être oublié,
A ne laisser aucune trace glorieuse derrière moi ?
Non, non, ton destin, Catilina, est tout autre !
Qui me parle ? d’où vient cette voix étrange ?
Est-ce un esprit des enfers qui me présage quelque malheur ?
Je suis ton ombre !
Le fantôme de la vestale !
Qu’est devenue ton audace,
Si tu as peur de moi ?
Parle ! es-tu sortie du tombeau,
Pour me poursuivre de ta haine et de ta vengeance ?
Tu dis poursuivre ? Je suis simplement ton ombre,
Là où tu vas, il faut que je t’accompagne.
Grands Dieux ! elle vit. C’est elle-même,
Et non une ombre.
Ombre ou non, qu’importe,
Je t’accompagnerai.
Et tu me hais ?
La haine s’éteint dans le tombeau,
Comme l’amour et comme tous les instincts
Qui remplissent la poitrine des mortels,
Une seule chose demeure fixe dans la vie, comme après la mort ;
Une seule chose demeure invariable.
Laquelle ? Dis-le ?
Ton destin, Catilina.
Les Dieux seuls connaissent l’avenir,
Mais aucun être humain.
Je le connais ton destin,
Je suis ton ombre ; d’énigmatiques attaches
Nous lient l’un à l’autre.
Ce sont les liens de la haine.
Non !
Jamais aucun esprit n’est sorti des profondeurs
Terrifiantes du tombeau,
Rempli des sentiments de haine et de vengeance.
Ecoute-moi, Catilina :
Dans les fleuves des enfers
J’ai noyé le terrestre feu qui brûlait ma poitrine,
Telle que tu me vois, je ne suis plus Furia,
La farouche et la haineuse Furia,
Que jadis tu aimas…
Tu ne me hais pas ?
Je ne te hais plus.
Quand je demeurais dans le tombeau,
Lorsque sur ma route je chancelais entre la vie et la mort,
Prête à descendre aux enfers,
Alors un étrange frémissement m’agita.
Je ne sais pas moi-même comment,
Mais je subis une mystérieuse transformation,
Ma haine, ma vengeance disparurent.
Chaque souvenir et chaque aspiration terrestre s’enfuit.
Seul le nom de Catilina demeura,
Comme avant, en caractères de feu
Inscrit dans ma poitrine.
Etrange ! qui que tu sois,
Etre humain ou fantôme des royaumes ténébreux,
Tes paroles et tes yeux noirs
Cachent quelque chose de terrible qui m’attire.
Ton âme est fortement trempée comme la mienne
Et cependant tu te prépares, découragé et navré,
A abandonner tout espoir de victoire,
Et lâchement, tu vas fuir
Ce champ de bataille où tes secrets desseins
Pourraient victorieusement s’accomplir en plein jour.
Il le faut,
L’impitoyable destin le veut ainsi.
Ton destin ? mais pourquoi possèdes-tu la force d’un héros
Si ce n’est pour lutter,
Contre ce que tu nommes ton destin.
Assez lutté ! Ma vie entière
N’a-t-elle pas été un combat sans trêve ?
Quels sont les résultats de la bataille ?
Le mépris et le déshonneur.
Tu es tombé bien bas,
Tu aspires au sommet,
Tu voudrais l’atteindre ;
Mais le moindre obstacle te fait peur.
Non la peur n’y est pour rien.
Le but que je me suis proposé est inabordable,
Tout cela ne fut que le rêve d’un homme.
Mon Catilina, tu te trompes toi-même.
Ton indécision t’égare ;
Ton âme est grande,
Digne d’un maître de Rome :
Tu as des amis… qu’attends-tu ?
Je devrais… que veux-tu dire ?
Répandre le sang des citoyens ?
Es-tu un homme ?
N’as-tu pas même le courage d’une femme ?
As-tu oublié cette hardie Romaine
Qui chercha le trône par dessus le cadavre paternel ?
Moi, je me sens forte comme Tullia… mais toi ?
Méprise-toi, méprise-toi toi-même, Catilina.
Dois-je me mépriser, parce que mon âme
N’est plus remplie d’indomptables ambitions ?
Tu te trouves entre deux voies,
Là-bas t’attend une vie inactive,
Quelque chose entre la mort et le lourd sommeil ;
Mais de l’autre côté,
Tu peux apercevoir l’empire.
Choisis, Catilina.
Tu me leurres, tu me tentes pour mon malheur.
Jette les dés ! et dans ta main définitivement
Sera l’avenir grandiose de Rome.
Ton destin muet cache grandeur et pouvoir,
Et pourtant tu hésites, tu n’oses agir !
Tu veux t’en aller vers tes forêts,
Où s’éteindront l’une après l’autre
Chaque espérance.
Oh ! Catilina, ne reste-t-il donc plus trace
D’ambition dans ton cœur ?
Faut-il que cette âme souveraine,
Créée pour la gloire,
Disparaisse dans un lointain et ignoré désert ?
Eh bien ! pars… mais sache que tout est absolument perdu,
Tout ce que tu aurais, par un acte courageux,
Pu facilement conquérir.
Continue, achève.
La postérité se souviendrait de ton nom.
Ta vie entière fut celle d’un débauché audacieux,
Mais elle brillerait d’une lumière expiatoire,
Serait chantée par les poètes, si d’une main puissante
Tu te frayais un chemin à travers la vile multitude,
Et si par ta volonté souveraine, le sombre nuage de l’esclavage
Se muait en un soleil de liberté
Et si…
Assez ! tu as fait vibrer en moi la corde la plus sensible,
Tes paroles sont venues comme un écho
De ce que mon cœur
Me répète jour et nuit.
Enfin, je te reconnais, Catilina.
Je ne partirai pas ! tu as rendu la vie
A mon courage juvénile,
A mes fortes aspirations d’homme audacieux.
Oui, je serai, au-dessus de Rome tombée, comme un point lumineux,
Oui, je la frapperai d’effroi, comme à l’apparition d’une comète.
Oh ! misérables pleins d’orgueil, vous saurez
Que vous ne m’avez pas brisé,
Fût-ce même à l’instant
Où ma force était épuisée par la fatigue du combat !
Ecoute-moi :
Ce qu’exige le destin, ce que nous ordonnent
Les fortes puissances des ténèbres,
C’est l’obéissance !
Eh bien ! ma haine n’est plus ;
Le destin en a ainsi décidé.
Tends-moi la main,
Consacrons notre alliance éternelle.
Pourquoi cette hésitation ?
Tu ne veux pas ?
Je veux. Je contemple tes yeux ;
Ils brillent comme l’éclair dans la nuit obscure.
Tu as souri !
Ah ! oui, c’est ainsi que je me suis toujours
Représenté l’image de Némésis.
Tu veux voir cette image ?
Regarde donc en toi-même !
Aurais-tu oublié ton serment ?
Je me le rappelle.
Oui, tu me parais bien la personnification de la vengeance.
Je ne suis qu’une image
De ton âme.
Tu dis ?
Je devine faiblement ce que je ne pouvais comprendre.
Je distingue vaguement des visions de rêve,
Mais je ne vois pas clairement,
Il fait trop nuit, ici.
Il doit faire nuit,
La nuit est notre royaume ;
C’est au milieu des ténèbres que nous régnons.
Viens, donne ta main pour sceller
Notre alliance indissoluble.
Belle Némésis…
Mon ombre… Image de mon âme !
Voici ma main pour conclure
Notre secrète et perpétuelle alliance !
Désormais, nous ne pouvons nous séparer.
Oh ! comme un feu ardent
J’ai senti ta main dans la mienne,
Ce n’est plus du sang, mais des flammes dévorantes
Qui circulent dans mes veines,
Ma poitrine me semble trop étroite ;
Devant mes yeux il fait nuit,
Les lueurs d’une immense mer de feu
Vont éclairer la ville de Rome.
Scène III
Et plusieurs jeunes Romains entrent.
Ici, amis, nous pouvons joyeusement passer la nuit.
Ici, nous sommes tranquilles,
Personne ne pourra nous entendre.
Certes, à présent nous allons boire, fêter et jouir ;
Qui sait, hélas ! combien de temps encore
Tout cela nous sera permis !
Non, attendons d’abord les nouvelles
Que doivent nous apporter Lentulus et Cethegus.
Qu’ils nous communiquent les nouvelles qu’ils voudront !
Là, qu’on nous apporte du vin ;
En attendant, goûtons-le.
Et maintenant, frères, une gaie chanson.
Cessez vos chants joyeux !
Comment ?
Catilina n’est pas avec nous ?
Mais il a bien consenti, j’espère ?
Qu’a-t-il répondu ?
Dis-le, conte-nous tout.
Sa réponse n’a pas été celle
Que nous avions espérée.
Eh bien ?
Il a repoussé nos offres,
Et de nos conspirations
Il ne veut entendre parler.
Est-ce la vérité ?
Pourquoi refuse-t-il ?
En un mot ; il refuse, il nous abandonne,
Laisse les amis… quitte Rome.
Quitte Rome ?
Cette nuit même ;
Enfin, on ne peut l’en blâmer,
Il a des raisons sérieuses.
Lâcheté, voilà sa raison,
Au moment du danger, il nous trahit.
Ah ! voilà l’amitié de Catilina !
Non !
Traître et lâche ne fut jamais Catilina.
Pourtant, il s’en va.
Avec lui s’en va notre espoir,
Où trouver en ce moment
L’homme capable de nous conduire ?
Il n’y en a point, faut-il renoncer à nos projets ?
Pas encore, mes amis.
Ecoutez bien d’abord ce que je pense de l’affaire.
Qu’avons-nous résolu ?
De saisir les armes à la main
Ce qu’un destin injuste nous refuse.
On nous tyrannise, c’est à nous
De gouverner.
Nous sommes dans la détresse.
Il nous faut être riches.
Oui, pouvoir et richesses !
C’est pouvoir et richesses que nous désirons.
Eh bien !
Comme chef nous avions choisi un ami,
Nous pensions être sûrs de pouvoir compter sur lui.
Il a trompé notre confiance,
A l’heure du danger, il se dérobe.
Reprenons courage :
Catilina apprendra que nous pouvons
Réussir sans lui. Que faut-il donc ?
Rien qu’un homme énergique et courageux
Qui se mette à notre tête.
Où est cet homme ?
Si je vous le nomme et s’il s’avance,
Le choisirez-vous pour chef ?
Oui, nous le choisirons.
Oui, certainement oui.
Et si je suis cet homme ?
Toi-même !
Toi, Lentulus ?
Toi, tu veux nous guider !
Oui, je le veux.
Le peux-tu ?
Pour cela, vois-tu, la force est indispensable,
Et le sauvage courage d’un Catilina.
Le courage ne me fait pas défaut,
La force non plus.
La main à l’œuvre ! où voulez-vous vous retirer ?
L’heure est venue,
Maintenant ou jamais : tout fait prévoir
Un heureux résultat.
Bien,
Nous te suivrons.
Nous te suivrons.
Puisque Catilina nous quitte,
Tu es peut-être le plus propre
A prendre sa succession ?
Ecoutez alors,
Le plan que j’ai préparé,
D’abord…
Me voici, ami.
Catilina !
Lui !
Maudit soit…
Dites, qu’attendez-vous de moi ?
Eh, bien ! non.
Je le sais,
Je vous conduirai, voulez-vous me suivre ?
Oui, Catilina, nous te suivrons.
Nous avons été trompés.
On t’a calomnié.
Oh nous a conté que tu voulais partir
Et renoncer à l’affaire.
Tel était mon dessein, mais plus aujourd’hui,
Je ne respire que pour cette œuvre.
Mais quel est en somme ton objectif ?
Mon but est plus élevé que le tien,
Peut-être personne ne se l’imagine.
Ecoutez-moi, mes amis,
D’abord, je veux gagner à notre cause
Tout citoyen animé de l’amour de la liberté,
Tout citoyen qui place au-dessus de tout
La gloire du peuple et le bonheur de la patrie.
L’ancien esprit romain vit encore,
Sa dernière étincelle n’est pas tout à fait morte,
Et, en attisant son feu elle lancera bientôt des flammes
Plus vives que jamais.
Hélas ! depuis trop longtemps les noires ténèbres de l’esclavage
Enveloppent Rome.
Contemplez le pays ; quoiqu’il semble encore
Fier et puissant, il est sur le penchant de la ruine ;
Il faut qu’une main ferme
Saisisse les rênes du gouvernement,
Il faut tout abattre et tout reconstruire,
Et, pour commencer, il importe, en la secouant,
De réveiller ce peuple paresseusement endormi.
Pour anéantir la puissance des misérables
Qui empoisonnent les âmes et étouffent
Les derniers germes de la vie.
Voyez-vous, c’est la liberté des citoyens que je veux,
Et l’esprit de solidarité
Qui autrefois régnait ici,
Je veux faire revivre l’âge heureux
Où avec joie chaque Romain
Donnait sa vie pour la gloire de Rome
Et sacrifiait son patrimoine
Pour le bonheur du peuple.
Tu divagues, Catilina, ce n’est pas ainsi
Que nous l’avons entendu.
A quoi cela sert-il
De revenir au bon vieux temps,
Avec sa naïveté enfantine ?
Non.
Nous voulons le pouvoir.
Et les moyens de mener
Une vie libre et insouciante.
Oui, ça c’est le but !
Devrons-nous, pour la liberté
Et le bonheur des autres,
Risquer notre vie ?
Nous-mêmes voulons cueillir
Les fruits de la victoire.
Génération misérable !
Etes-vous les descendants des grands ancêtres ?
Voulez-vous couvrir de honte leur nom fameux ?
C’est la gloire que vous cherchez !
Tu nous oses railler ? toi-même qui depuis longtemps
Est pour tous un objet d’horreur…
Cela est vrai,
Je fus la terreur de l’homme honnête ;
Mais si misérable que vous,
Je ne le fus jamais.
Prends garde à tes paroles.
Nous ne supporterons pas ton mépris.
Non, non, nous ne le supporterons pas.
Vraiment ! que vous êtes lâche,
Vous osez encore vouloir !
A bas Catilina !
Oui, à bas Catilina !
Mais poignardez-moi donc.
Vous n’osez pas,
Amis, amis, je vous accorderais mon estime,
Si vraiment de vos poignards vous frappiez
Comme vous avez menacé de le faire,
Cette poitrine découverte.
N’avez-vous plus le moindre courage ?
Il veut notre bien.
Nous avons mérité son mépris.
Certes oui !
Mais, voyez-vous, quand l’heure sera venue,
Il ne dépend que de vous d’effacer cette honte !
Tout ce qui reste derrière nous, tout le passé,
Nous allons l’oublier.
Bientôt une nouvelle existence va commencer.
Fou que je suis, d’espérer vaincre avec vous !
L’esprit de victoire anime-t-il une bande de déclassés ?
Beau a été mon rêve, de superbes visions
Passaient devant mes yeux rêveurs.
Je suis semblable à Icare,
Dans les nuages, emporté par mes ailes.
Dans mon songe, je croyais que les dieux immortels,
M’accordaient des forces surhumaines
Et qu’ils mettaient la foudre à ma disposition :
Alors ma main saisissait dans son vol le feu du ciel
Et le lançait là-bas vers la cité.
Puis quand montaient les flammes rouges,
Quand enfin Rome disparaissait,
Sous un nuage sanglant,
Je criais d’une voix forte et puissante
Qu’il fallait faire revenir Caton et ses amis.
Et mille esprits accouraient à mon appel,
Tous ces esprits reprenaient la vie ;
Et une nouvelle Rome sortait des cendres.
Tout cela ne fut qu’un songe,
Aucun Dieu ne saurait faire revenir le passé
Sous la lumière du jour présent,
Les esprits ne sortent pas des enfers.
Eh bien ! si cette main n’a pas la force
De reconstruire l’ancienne Rome, notre Rome,
La Rome actuelle va périr,
Bientôt là où se dressent les colonnes de marbre
S’élèveront vers le ciel des flammes incendiaires
Et bruyamment palais et temples s’écrouleront,
Le capitole tombera en ruines.
Jurez, mes amis, que vous prêterez main forte
A cette œuvre de destruction.
Je me mettrai à votre tête
Dites, voulez-vous me suivre ?
Oui, nous te suivrons.
(Catilina les regarde, un sourire méprisant sur les lèvres.)
Nous faisons bien de le suivre, parmi les débris accumulés
Nous trouverons aisément
Ce que nous désirons.
Oui, Catilina, nous voulons te suivre.
Alors, jurez sur les Dieux de vos pères
Que vous obéirez à tous mes ordres.
Oui, oui.
Nous jurons d’obéir aveuglément !
Allez vous en avec précaution et séparément
Jusqu’à ma maison, là vous trouverez des armes
Je viendrai plus tard ; vous suivrez alors
Le plan que j’ai choisi.
Partez maintenant.
Vite un mot.
Sais-tu que les Allobroges
Ont envoyé des ambassadeurs au sénat
Déposer des plaintes ?
Je le sais,
Ils sont arrivés aujourd’hui même à Rome.
Oui.
Si on les faisait participer à notre projet ?
Avec eux, la Gaule entière se soulèverait
Et nos ennemis auraient alors fort à faire.
Comment ! nous chercherions une alliance avec des barbares ?
Elle nous est nécessaire,
Nous ne sommes pas assez forts pour
Pouvoir seuls gagner la victoire.
Avec l’aide de l’étranger…
En quelle décadence est Rome !
Dans ses murs ne se trouvent même plus
Des hommes assez vigoureux
Pour renverser une ruine.
Scène IV
La scène représente un jardin derrière la maison de Catilina. On distingue vaguement cette maison entre les arbres. À gauche un petit pavillon.
Et plusieurs conspirateurs entrent avec prudence, du côté droit, en parlant à voix basse.
Mais est-ce bien vrai
Ce que tu viens de raconter ?
Chaque mot est vrai.
Il y a un instant l’affaire a été décidée.
Et c’est lui qui va tout mener ?
Tout, tu n’as qu’à le lui demander.
Etrange nuit ! mes idées s’embrouillent,
Tout cela n’est qu’un rêve ?
Réalités ou songes, qu’importe, car éveillé
A présent je ne vois que son image.
Toi ici, mon Curius ? tu me manquais.
Mon aventure avec la vestale
A pris une tournure fort imprévue…
Ah ! oui, tu as raison.
Je ne veux plus songer à cette affaire,
Cette rencontre m’a été funeste.
On dit que les furies
Sortent des enfers pour nous poursuivre
A travers l’existence…
Ah ! s’il en est ainsi !
Quoi ? as-tu rencontré… ?
Elle-même est venue ici cette nuit.
N’y pensons plus ! écoute, Curius,
Une action très importante se prépare.
Cethegus me l’a dit.
Qui sait le sort réservé par les dieux
À cette tentative ? Peut-être mon destin
Voudra-t-il que je succombe
Au milieu de l’entreprise,
Peut-être jamais n’atteindrai-je mon grand but !
Qu’importe ?
Mais toi, mon cher Curius, que j’ai chéri
Dès l’enfance, il ne faut point
Que tu sois exposé au danger.
Promets-moi de demeurer à Rome,
Et si, ce qui est encore possible, je commence
L’attaque d’une autre façon,
Ne nous viens pas en aide, promets-le,
Avant que le succès commence
A couronner notre tentative.
Ami paternel ! quelles précautions pour moi !
Tu le promets ? Séparons-nous ici,
Attends-moi seulement un instant,
Je vais revenir.
Il m’aime, comme autrefois…
Il ignore tout.
(Lentulus et d’autres conspirateurs arrivent du côté droit.)
Tiens, Curius, est-ce que Catilina
Ne vient pas de traverser le jardin ?
Il est dans sa maison.
Comment calmer cet amour ?
Mon sang coule rapide dans mes veines.
Ah ! Furia ! créature étrange !
Où es-tu maintenant ?
Te reverrai-je ?
Par où s’est-elle enfuie ? telle qu’une ombre
Soudain elle a disparu, quand du tombeau
Je l’ai délivrée ;
Oh ! et ses mots si tristes et si énigmatiques,
Ses yeux éteints et brillants à la fois…
Est-elle folle ?
La terreur du tombeau
Aurait-elle égaré sa raison ?
Non, pâle jeune homme.
Ma Furia ! ici !
Ici, vit Catilina,
Et là où il vit, il faut que Furia se trouve aussi.
Oh ! suis-moi, ma bien-aimée,
Je te mènerai en lieu sûr.
Songe donc, si quelqu’un te trouvait ici…
Les morts ne connaissent pas la peur.
As-tu oublié que par toi mon cadavre
Est sorti du tombeau ?
Encore ces terribles paroles ! écoute-moi,
Ressaisis-toi et suis-moi, Furia.
Insensé, ne trembles tu pas de terreur
Devant la fille de la mort, sortie un court instant
Des enfers ?
Oui, tu m’inspires de la terreur,
Mais c’est précisément cette terreur
Qui m’attire et fait ma joie…
Que me veux-tu ? tes paroles sont vaines,
J’appartiens au tombeau ; là est ma demeure,
Je suis une fugitive de la vallée des morts
Et quand viendra le jour, je devrai
Rejoindre les autres morts.
Tu ne me crois pas !
Tu ne crois donc pas que je suis demeurée
Dans la salle de Pluton parmi les pâles ombres ?
Mais la vérité, je te l’affirme, j’y fus
Il y a peu de temps,
Là-bas, de l’autre côté du fleuve,
Là-bas, vers les sombres marais.
Conduis-moi aussi là-bas.
Toi ?
Oui, volontiers je te suivrai.
Je te suivrai même à travers la nuit et les ombres de la mort.
Impossible… Il faut nous quitter,
Là-bas l’être vivant et le cadavre
Ne pourraient marcher ensemble.
Pourquoi me voler mes instants qui sont comptés ?
Pour agir, je ne dispose que des heures de la nuit.
Mais où est Catilina ?
C’est lui que tu cherches ?
C’est lui.
Le poursuis-tu encore ?
Pourquoi, cette nuit, aurais-je quitté les morts,
Si ce n’était pour Catilina ?
Oh ! cette folie ?
Qu’importe ! tu es belle même dans ta folie,
Je t’en supplie, ne pense plus à Catilina.
Suis-moi, commande,
J’obéirai.
Tel qu’un esclave je suis à tes pieds,
Je ne mendie qu’un seul regard,
Ecoute-moi, Furia, je t’aime !
Un feu doux, un poison subtil, me consume,
Personne, si ce n’est toi,
Ne saurait calmer ma souffrance…
Il y a de la lumière là-bas.
Beaucoup d’hommes y sont réunis,
Que se passe-t-il chez Catilina ?
Encore ce nom !
Toutes tes pensées lui appartiennent,
Je pourrais le haïr…
S’est-il décidé
A accomplir le hardi projet
Qu’il nourrissait depuis longtemps ?
Tu sais ?
Tout.
Alors tu sais
Qu’il s’est mis à la tête d’une hardie conspiration ?
Mais, je t’en supplie, ne me questionne plus
Sur Catilina.
Une seule, une unique question encore :
Marches-tu avec lui ?
Pour moi c’est un tendre père…
Lui !
Mon Catilina ?
Ah !
L’homme autour duquel
Se pressent toutes mes pensées.
Le vertige s’empare de moi,
Je le hais… oh ! je pourrais l’assassiner !
Ne m’as-tu pas juré tout à l’heure
Que tu étais prêt à m’obéir ?
Demande ce que tu voudras,
Les yeux fermés, je t’obéirai et te servirai,
Une seule prière, je t’en supplie,
Oublie Catilina.
Oui, je l’oublierai,
Quand il sera descendu dans la tombe.
Comment ! tu exiges ?…
Non, tu ne te serviras pas du poignard,
Tu divulgueras simplement ses projets…
Trahison !
La trahison et l’assassinat en même temps !
N’oublie pas qu’il fut un père pour moi
Et que…
Et qu’il est l’objet de mes pensées.
Ah ! faible insensé, tu prétends parler d’amour,
Toi qui n’as pas même le courage
De faire tomber l’homme qui te barre la route.
Va-t’en.
Non !
Ne m’abandonne pas, je consens à tout.
La haine me possède,
Du reste, il m’est impossible
De rompre le filet dans lequel tu m’as enveloppé.
Ainsi tu consens ?
Pourquoi me railler avec cette question ?
Si je consens ! ai-je donc une volonté ?
Ton œil est comme celui du serpent
Qui fixe magiquement l’oiseau.
Pris de peur, il vole toujours plus près de
La terrible gueule qui va l’engloutir.
Alors, à l’œuvre.
Et quand j’aurai sacrifié
Mon amitié à mon amour ?
Eh bien ! Quoi ?
Alors Catilina n’existera plus pour moi.
Mon œuvre sera accomplie.
Ne me demande pas autre chose.
À ce prix je ferais…
Tu hésites ?
Ton esprit est-il donc si faible qu’il ne puisse
Comprendre ce qu’une femme reconnaissante
Peut offrir quand le moment est venu ?
Par toutes les puissances de la nuit,
Je n’hésite pas : lui seul nous sépare,
Qu’il tombe ! éteinte est désormais toute
La tendresse que j’eus pour lui ;
Déchirés sont tous ces liens ;
Mais qui es-tu, belle vision de la nuit ?
Ta présence me pétrifie et me brûle à la fois.
Le désir me glace,
La terreur m’excite.
Mon amour est semblable à la haine.
Qui suis-je moi-même ? Je ne me reconnais plus.
Je sais seulement que je ne suis plus le même
Qu’avant de te connaître.
Joyeusement je me lance dans l’abîme
A ta suite : Catilina est condamné.
Je vais au Capitole cette nuit même,
Le Sénat y tient séance.
Quelques mots écrits
Trahiront la conspiration de Catilina.
Au revoir.
Les nuages commencent à s’amonceler,
Bientôt la foudre éclatera.
Ta fin est proche, Catilina,
A pas hâtifs tu t’avances vers le tombeau.
Scène V
Ainsi c’est décidé ! Peut-être était-il dangereux
De faire partie de cette conspiration.
Certes ;
Mais le refus du Sénat à chacune de nos demandes légitimes
Ne laissait pas ouverte d’autre porte.
Enfin, si nos amis sont victorieux,
Le succès vaudra bien le moment périlleux
Que maintenant nous allons traverser.
Oui, ainsi soit-il, frère.
La délivrance de la tyrannie romaine,
Le rachat de notre liberté perdue,
Tout cela vaut bien une bataille.
Par la route la plus courte il nous faut retourner chez nous,
Partout dans la Gaule, il faut semer l’insurrection ;
Facilement nous soulèverons toutes les tribus
Contre les oppresseurs.
Tous nous suivront pour se joindre avec nous
Aux troupes de Catilina.
La lutte sera dure,
Rome est encore puissante.
Il faut courir ce risque, en route, Allovico !
Malheur sur vous !
Grands Dieux !
Écoute !
Cette voix prophétique dans la nuit noire.
Malheur sur votre peuple !
Frère, c’est de là-bas
Que vient le sombre oracle. Ecoute !
Malheur à ceux qui suivent Catilina !
Retournons ! Sauvons-nous !
Retirons nos engagements !
Une voix nous a prévenus, obéissons à cette voix.
C’est une œuvre impossible que de vouloir renverser Rome
A l’aide de cette bande de misérables et de lâches !
Quel sentiment les fait agir ? cyniquement ils l’avouent :
Rien que le besoin d’argent et l’espoir du brigandage.
Vraiment est-ce la peine
De faire couler le sang ? qu’ai-je alors à y gagner ?
Qu’obtiendrai-je ?
Vengeance, Catilina !
Qui parle, qui fait sortir l’esprit de la vengeance
De son sommeil ? Cette voix, est-ce la mienne ?
Vengeance ! oui,
C’est le mot, c’est ma devise, et
Mon cri de guerre ! Vengeance sanglante !
Vengeance pour tous mes espoirs, tous mes rêves
Qu’un destin haineux a détruits !
Vengeance, vengeance pour ma vie brisée !
La nuit noire couvre encore la ville,
Le moment de partir est venu !
En route.
Mon bien-aimé, es-tu ici ?
Aurélia !
Dis, m’as-tu attendue ?
Grands dieux !
Loin de moi, femme.
Catilina… parle…
Tous ces hommes en armes ! toi-même aussi !
Oh ! veux-tu…
Oui, par tous les esprits de la nuit
Je veux une joyeuse bataille !
Vois-tu comme brille mon glaive ?
Il a soif, il a soif !
Je vais le faire boire !
Mon espoir, mon rêve ! il était si beau mon rêve !
Et c’est ainsi que je me réveille !
Silence !
Reste ou suis-nous, ma poitrine est fermée
Aux plaintes et aux larmes,
Amis, contemplez combien lumineuse
Est la pleine lune à son coucher ;
Lorsque la prochaine fois
Elle se lèvera à l’est,
Des flammes étincelantes
Se marieront à ses lueurs pour dorer la ville,
Et quand dans mille ans la lune brillera encore
Sur les ruines dans la campagne déserte du Latium,
Un seul monument surgira du sable pour dire
Au voyageur :
Ici, fut la ville de Rome.
ACTE III
À droite, la tente de Catilina et, à côté de cette tente, un chêne séculaire. Devant la tente brûle un feu de campement. On distingue, au fond de la scène, plusieurs hommes couchés entre les arbres. Il fait nuit. De temps en temps, les rayons de la lune traversent les nuages.
Scène I
L’un dort à côté du feu, l’autre se promène devant sa tente.
Cela est bien d’eux,
De ces jeunes et insouciants enfants,
Ils dorment aussi profondément et aussi tranquillement
Que sur les genoux d’une mère,
Dans cette forêt sauvage.
Ils se reposent comme si c’était une joyeuse journée
Qui les attend, et non une bataille.
Et peut-être pour eux ce sera le dernier jour.
Encore en sentinelle ?
Tu dois être fatigué, je vais te remplacer.
Dors plutôt encore, toi. L’homme jeune
A besoin d’un sommeil bienfaisant.
Les passions fougueuses demandent un repos réparateur ;
Il en est autrement quand les cheveux grisonnent,
Quand le sang circule moins vite dans les veines
Et que la vieillesse pèse sur nos épaules.
Tu as raison ; moi aussi, j’agirai
De même quand je serai vieux soldat endurci.
Es-tu donc certain
Que le destin te réserve
De longs jours ?
Eh ! pourquoi pas ?
Qui te fait penser le contraire ?
Quelque malheur serait-il arrivé ?
Insensé !
T’imagines-tu que nous n’ayons rien à craindre ?
Notre armée a reçu d’importants renforts.
En effet,
Des esclaves en fuite et des gladiateurs.
Qu’importe, leur secours
Augmente particulièrement nos forces, puis toute la Gaule
Nous viendra en aide.
L’aide n’est pas encore venue.
Tu doutes de la parole des Allobroges ?
Je connais depuis longtemps
Les mœurs de ces gens-là. Enfin !
Le jour qui va venir nous apprendra
Ce que les dieux nous réservent.
Mais, va, Statilius, et rends-toi bien compte
Que toutes les sentinelles font leur devoir.
Il faut prendre nos précautions
Contre les attaques nocturnes,
Car nous ne connaissons pas au juste
La position de l’ennemi.
Les nuages s’amoncellent de plus en plus ;
La nuit est noire et l’orage menace ;
Le brouillard humide me glace.
Qu’est devenue mon insouciance joyeuse
D’autrefois au milieu des batailles ?
Serait-ce seulement le poids des années
Qui se fait sentir ? Etrange ! Hier soir,
Il me semblait aussi reconnaître
Le découragement des jeunes gens.
Les vieux seuls le savent,
Que ce ne fut point dans un but de vengeance
Que je me suis attaché à Catilina.
Il est vrai qu’un instant la colère m’excita,
Lorsque je compris l’injustice et le tort qu’on voulait me faire.
Mon vieux sang n’est pas encore tout à fait refroidi.
Et de temps en temps il bout
Dans mes veines ;
Mais maintenant tout cela est oublié,
J’ai suivi Catilina, mon ami Catilina,
Par attachement pour lui-même,
Et soigneusement je veillerai sur lui.
C’est le seul homme qui vive au milieu de cette bande
De dégénérés et de misérables criminels.
Ils sont incapables de le comprendre,
Et lui est trop fier pour s’abaisser jusqu’à eux.
Scène II
Sort de sa tente en parlant
Minuit ! Tout est calme.
Seul, je ne connais pas le sommeil.
Le vent est glacé, il me rafraîchira
Et me donnera des forces.
Ah ! j’en ai besoin !
Toi, mon vieux Manlius !
Seul, tu veilles dans la nuit noire ?
Quand tu étais enfant,
Souvent aussi j’ai veillé sur toi.
Dis : l’as-tu oublié ?
Ces temps ne sont plus,
Et avec eux disparue aussi la paix de mon âme !
Qui sait où je vais maintenant ?
Je suis poursuivi par toutes sortes de visions.
Ah ! Manlius,
Mon âme est bien agitée ;
Mais la paix et le calme,
Oui, la paix est bien loin de moi.
Chasse ces idées noires. Repose-toi.
Souviens-toi que demain tu auras besoin,
Dans la bataille, de toutes tes forces,
Pour nous sauver tous.
Il m’est impossible de trouver la tranquillité
Quand je ferme un instant les yeux.
Cherchant l’oubli et le repos,
D’étranges rêves s’emparent de moi.
Tout à l’heure, couché, je dormais à moitié,
Quand des visions sont venues de nouveau m’agiter,
Et plus étranges que jamais,
Plus énigmatiques, plus extraordinaires sont ces songes.
Oh ! si seulement je pouvais comprendre l’augure ;
Mais cela m’est impossible.
Raconte-moi ton rêve,
Peut-être pourrai-je te l’expliquer.
Je ne sais si je dormais ou si j’étais éveillé.
J’étais absorbé par des préoccupations multiples,
Tout d’un coup, la nuit se fit autour de moi,
En moi aussi, oui, dans mon âme ;
Les ténèbres étaient traversés seulement de temps en temps
Par les éclairs sinistres de la foudre ;
Je me vis alors, moi, Catilina, couché
Dans un caveau humide comme un tombeau.
Le toit en était élevé comme un ciel
Plein de nuages orageux ;
Devant moi passait en ombres infinies
Une sorte de chasse infernale,
Semblable à une mer démontée
Qui se brise contre les rochers du rivage.
Mais, entre temps, au milieu de cette effrayante foule,
J’apercevais des petits enfants aux fronts ornés de fleurs
Et j’entendais une douce chanson qui me rappelait
Le charme d’une paisible demeure, hélas ! trop oubliée.
Subitement, la lumière se fit,
Et j’aperçus distinctement
Deux femmes :
L’une était sévère et sombre comme la nuit,
L’autre douce comme le crépuscule.
Oh ! il me sembla bien les reconnaître toutes deux.
Tantôt le sourire de l’une me versait la confiance et la paix,
Tantôt l’œil foudroyant de l’autre me pénétrait comme un feu.
Alors la terreur s’empara de moi,
Et cependant, magiquement, je fus forcé
De contempler cette vision.
L’une de ces femmes, fièrement debout,
L’autre, appuyée contre une table,
Me semblaient jouer un étrange jeu d’échecs.
Elles prenaient et remplaçaient les pions.
Enfin le jeu se termina.
Celle qui perdait la partie, la femme au doux sourire,
Et les enfants aux fronts fleuris s’engloutirent sous la terre ;
L’orage devint plus violent, la nuit plus noire ;
Mais, au milieu de l’obscurité, se fixaient sur moi
Deux yeux étincelants, victorieux.
La folie me saisit, j’étais terrifié par ces deux yeux.
Ce que dans la fièvre j’ai rêvé ensuite,
Je l’ai oublié…
Oh ! si je pouvais me le rappeler !
Hélas ! c’est impossible, je ne m’en souviens plus.
En vérité, Catilina, étrange !
Très étrange, ton rêve !
Oh ! si seulement je pouvais me rappeler la suite ;
Mais, c’est impossible. J’ai tout oublié.
Ne te tourmente pas de ces chimères.
Que signifient les rêves ?
Pure imagination, images vaines.
Sois raisonnable.
Oui, tu as raison, je n’y penserai plus.
Je suis calme maintenant. Va, Manlius,
Va reposer un instant. En attendant,
Moi, je veillerai ici en réfléchissant.
Oh ! si seulement je pouvais savoir !
Bah ! c’est indigne d’un homme
De se préoccuper de semblables folies
Et pourtant, à cette heure silencieuse de minuit,
Dans cette solitude, j’ai de nouveau,
Et très nettement, sous mes yeux
Ce que j’ai rêvé…
Grands Dieux !
Je te salue, Catilina.
Que me veux-tu ? Qui es-tu donc, ombre légère !
Attends ! c’est moi qui interroge ici ;
A toi de me répondre. Ne te souviens-tu pas
Avoir entendu jadis ma voix ?
Oui, il me semble la connaître, mais je ne suis pas bien sûr.
Dis-moi, qui cherches-tu donc, ici, à minuit ?
Je te cherche. Sache donc que cette heure seule
M’est accordée pour venir ici.
Par les dieux immortels, parle :
Dis-moi qui tu es ?
Silence !
Je viens te demander des comptes.
Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille dans la tombe ?
Pourquoi m’obliges-tu à sortir de la demeure des morts ?
Pourquoi me forcer à me souvenir
Et pourquoi m’obliger à venir te menacer
Et t’ordonner de respecter ma gloire
Si chèrement acquise ?
Ah ! cette voix ! Il me semble… oui, je me souviens.
Que reste-t-il de ma grande puissance ?
Une ombre telle que moi-même,
Oui, à peine une ombre.
Ma puissance, comme moi, descendit
Au tombeau et fut anéantie.
J’avais acheté pourtant chèrement la gloire,
Oui, en vérité, chèrement, très chèrement :
Elle m’avait coûté mon bonheur dans cette vie,
Et pour elle je dus renoncer
A la paix dans le tombeau.
Maintenant, d’une main hardie,
Tu veux m’arracher ce qui me reste encore de renommée.
N’y a-t-il pas d’autres chemins que celui-ci
Pour aller à l’immortalité ?
Pourquoi choisir précisément
La route que j’avais choisie avant toi ?
Déjà, en cette vie, j’ai abdiqué le pouvoir ;
J’espérais du moins l’immortalité pour mon nom,
Non pas cette immortalité aimable du poète,
Qui est semblable aux rayons des étoiles,
Mais celle qui brille comme l’éclair dans le ciel sombre.
Je ne voulais pas, comme tant d’autres,
Vivre dans la mémoire des hommes
Par la noblesse de mon esprit ou par les vertus familiales ;
Je n’aspirais point à l’admiration :
Etre admiré a été et sera
Jusqu’à la fin du monde le lot des autres.
Non, c’est avec du sang et par la terreur
Que je voulais rendre mon nom immortel,
Je voulais que chacun fût muet de terreur
Au souvenir de mes actions.
Je voulais qu’on me considérât comme un homme
Que personne, avant lui, n’avait osé, ni après lui,
N’oserait égaler dans l’horreur.
Tel fut mon rêve ; mais je me suis trompé,
Tu demeurais près de moi.
Pourquoi n’ai-je pas deviné
Ce que tu cachais dans le fond de ton âme ?
Prends garde, Catilina !
Sache que je connais l’avenir,
Dans les étoiles je peux lire ton destin…
Ton destin !
Si tu peux lire mon destin, fais-le moi connaître alors.
Non, c’est seulement derrière la porte sombre de la mort
Que disparaissent les voiles qui entourent
Les faits terribles ou les actes superbes
De l’avenir.
Moi, qui suis un esprit et qui sais,
Je te dirai seulement ceci :
Tu succomberas par ta propre main,
Et néanmoins c’est un autre qui te donnera la mort.
Disparu ! Etait-ce un rêve ?
Non, non ! Il était là ! Les rayons de la lune
Effleuraient son masque funèbre.
Oui, je l’ai bien reconnu :
C’était le dictateur ; l’homme de sang
Oui est sorti de son tombeau pour m’effrayer ;
Il craignait de perdre la couronne de la victoire,
Non celle de la gloire,
Mais celle de la terreur,
Ornement de son sanglant souvenir.
Les ombres sont-elles donc encore
Agitées par l’ambition ?
Tout à la fois me tourmente :
Tantôt, c’est la douce voix d’Aurelia
Qui sagement m’avertit du danger ; tantôt, c’est celle de Furia
Qui m’ordonne d’aller de l’avant et m’excite au combat.
Et maintenant, même du tombeau
Sortent les pâles ombres des morts
Pour me menacer. Dois-je m’arrêter ?
Revenir en arrière ? Non, allons courageusement
Vers le but ! Bientôt victorieusement
Je vais l’atteindre.
Scène III
Oh ! Catilina !
Toi ici, ami ?
Il le fallait.
Pourquoi n’es-tu pas resté à la ville ?
La crainte m’a fait fuir. Il fallait que je te visse.
Aveuglément tu viens t’exposer au danger,
Insensé ! Dans mes bras !
Ne me touche pas ! Ne m’approche pas !
Mais qu’as-tu donc, mon cher Curius ?
Sauve-toi,
Sauve-toi, si tu le peux encore.
De tous côtés arrive l’ennemi,
Tu es cerné, Catilina !
Calme-toi,
Tu divagues. Le voyage a certes troublé ton esprit.
Non ! sauve-toi pendant qu’il en est temps encore,
Tu es trahi.
Comment ? Trahi ?
Oui, trahi par un ami.
Tu te trompes,
Mes sauvages amis me sont fidèles comme toi-même.
Que les dieux te préservent alors de la fidélité de tes autres amis.
Calme-toi ! C’est ton amitié,
Ton inquiétude pour ma sûreté, qui te font voir
Le péril où il n’est pas.
Oh ! si tu savais ; chacune de tes paroles me tue !
Sauve-toi ! Je t’en supplie !
Reprends tes esprits et sois raisonnable.
Pourquoi fuir ?
L’ennemi ne sait où je me trouve.
Si, il le sait ; il connaît tous tes plans.
Tu es fou ! Il sait… Impossible !
Si, c’est ainsi ; mais profite du moment,
Peut-être sauveras-tu encore ta vie
En fuyant vite.
Trahi ! non, et dix fois non, c’est impossible.
Tiens, Catilina, enfonce cette lame dans ma poitrine,
Dans mon cœur, c’est moi qui t’ai trahi.
Toi ! Quelle folie !
Oui, j’ai agi comme un fou.
Ne me demande pas comment cela s’est fait. Je l’ignore,
Mais c’est bien moi
Qui ai révélé tous tes projets.
Maintenant tu viens de tuer ma foi si profonde dans l’amitié.
Enfonce donc ce poignard dans ma poitrine,
Ne me fais pas souffrir plus longtemps, ami, pitié !
Vis, Curius.
Lève-toi, tu as mal agi, mais je te pardonne.
Oh ! Catilina, tu me vois brise, ici, devant toi ;
Hâte-toi donc ! Sauve-toi, m’entends-tu ? Hâte-toi ;
Bientôt l’armée romaine fera irruption dans le camp,
Elle est sur tes traces, elle te cerne.
Et les amis, que font-ils à Rome ?
Ils sont vaincus,
Beaucoup sont en prison et la plupart tués.
Malheureux destin !
Enfonce-le dans mon cœur !
Tu n’étais qu’un instrument !
Au moins que je paye le crime de ma vie.
Je t’ai pardonné.
Maintenant, il ne me reste plus qu’une chose à faire.
Oui, prendre la fuite !
Non, subir la mort héroïquement.
Tout est inutile, c’est la mort qu’il cherche !
Ah ! sa douceur m’est dix fois plus terrible
A affronter que sa colère, si juste pourtant ;
Mais je le suivrai. Il me sera permis
De tomber en luttant à côté de ce héros.
Scène IV
S’avancent avec précaution entre les arbres. Lentulus dit à voix basse.
Quel qu’un a parlé ?
Non, tout est calme.
Peut-être est-ce la sentinelle
Qu’on est venu remplacer ?
Probablement. Voici donc l’endroit
Où vous attendrez. Vos épées
Sont-elles bien affilées ?
Elles luisent comme l’éclair, seigneur.
Mon glaive tranche bien, soyez sûr ! Au dernier spectacle,
Deux gladiateurs sont tombés sous ses coups.
Bien, dissimulez-vous bien
Là, dans le bosquet, puis
Quand un homme que je vous désignerai
S’avancera vers la tente, vous sortirez de votre retraite
Et par derrière vous le frapperez.
Parfaitement.
C’est un jeu dangereux que je joue,
Mais il faut que cela soit fini cette nuit.
Si cela réussit fort bien, Catilina mort,
Personne que moi ne pourra conduire ses troupes.
Par des promesses dorées, je les aurai tous ici.
Rapidement je marcherai sur Rome,
Où le Sénat, lent et peureux,
N’a pas encore songé à parer au danger.
Quel est cet inconnu
Auquel nous devons donner la mort ?
Peu nous importe, puisque Lentulus paye,
A lui appartient la responsabilité.
Tenez-vous prêts. Celui que nous attendons
Va arriver.
Avancez, tuez-le, frappez par derrière.
Ah ! misérables ! Vous osez ?
Frappez donc !
Toi, Lentulus, tu veux assassiner Catilina ?
C’est bien lui !
Catilina ! Non, contre lui
Je n’userai pas de mon épée. Malheur !
Fuyons !
Péris donc de ma main.
Traître, assassin !
Grâce, Catilina, grâce !
Sur ton front je lis tes projets :
Tu voulais m’assassiner pour être le chef
Et, à ma place, diriger nos amis.
N’est-ce pas que ce fut ton plan ?
Oui, Catilina, ce fut ainsi.
Eh bien ! qu’à cela ne tienne,
Si vraiment tu désires le pouvoir, prends-le.
Explique-toi. Que veux-tu dire ?
Je renonce au pouvoir.
À ma place tu commanderas l’armée.
Tu le veux ?
C’est entendu, mais alors tu dois tout savoir :
Apprends donc que nous sommes trahis,
Le Sénat connaît nos projets,
Et l’armée romaine nous cerne.
Tu dis ?
Maintenant je vais faire venir nos amis,
Tu te présenteras à eux comme leur chef,
Et moi je m’en irai.
Non, un moment, Catilina.
Ton temps est précieux, mon ami,
Avant l’aube tu peux t’attendre à être attaqué.
Ami, écoute-moi :
C’est une plaisanterie, ce n’est pas possible…
Je te l’ai dit : nous sommes trahis ;
Il faut faire montre de toute ton intelligence,
De tout ton savoir.
Trahis ! Oh ! malheur à nous !
Misérable, lâche !
Tu trembles maintenant, et c’est toi
Qui voulais me supplanter ; tu t’imagines peut-être
Être digne d’être leur général ?
Pardonne-moi, Catilina.
Cherche à sauver ta vie
En fuyant au plus vite si cela est encore possible.
Ah ! tu me le permets ?
T’es-tu donc imaginé un seul instant
Que sérieusement je voulais quitter mon poste
Au moment du danger ?
Tu me méconnais mal alors.
Oh ! Catilina.
Ne perds donc pas ton temps,
Fuis ; moi, je saurai mourir.
Merci, mon cher, de cette excellente nouvelle,
Je vais l’utiliser en ma faveur.
Heureusement ; je connais bien le pays,
Je vais trouver l’ennemi
Et par des sentiers cachés, je le conduirai ici,
Pour ta perte, Catilina, mais pour ma sauvegarde
Apprends-le, le serpent que tu foules
Dédaigneusement sous ton pied
Possède encore son venin.
Voilà la fidélité sur laquelle je comptais !
L’un après l’autre, chacun me trahit, grands dieux !
Trahison, lâcheté, voilà
Ce que contiennent ces misérables âmes d’esclaves !
Insensé que je suis,
Je voulais détruire ce nid de serpents qu’est Rome.
Allons ! depuis longtemps Rome n’est qu’une ruine.
Les voilà. Parmi ceux-là du moins
Sont des hommes courageux.
Comme j’aime le bruit de l’acier !
Combien joyeusement les boucliers résonnent les uns contre les autres !
Allons, ranimons-nous,
Le dénouement approche ! le suprême instant
Qui fait taire tous les doutes.
Je te salue, grande heure décisive.
Scène V
Et une grande quantité de conspirateurs sortent de la forêt.
Voici, Catilina, tes amis sont ici ;
Selon tes ordres, j’ai donné le signal dans le camp.
Et tu leur as dit ?
Oui, ils savent notre position.
Oui, nous savons tout et nous te suivrons,
L’épée à la main, pour nous battre jusqu’à la mort.
Merci, merci, mes braves frères d’armes.
Du reste, n’espérez pas avoir le choix
Entre la vie, ou la mort ;
Vous avez à choisir seulement entre la mort héroïque
Contre un ennemi beaucoup plus fort en nombre que nous,
Ou la mort honteuse et bien plus douloureuse
Que vous trouveriez dans la fuite, poursuivis comme des bêtes.
Que préférez-vous donc ? fuir,
Et vivre misérablement quelques jours de plus ?
Ou bien, courageusement, comme vos grands aïeux,
Succomber en luttant l’épée à la main ?
C’est bien ce dernier sort que nous choisissons.
Conduis-nous à la mort.
Eh bien ! partons, la mort, de cette façon,
Nous procurera l’immortalité ;
Notre désastre, notre nom, à travers les temps lointains
Seront hautement et fièrement proclamés…
furia, en criant parmi les arbres.
Ou cités avec horreur.
Tiens… une femme.
Furia ! ici ?
Pourquoi es-tu venue ?
Il me faut te suivre jusqu’à ton but.
Eh bien ! mon but ? Où se trouve-t-il ?
Chacun cherche le sien par une route particulière.
Toi, tu veux l’atteindre par une lutte désespérée,
Et de cette bataille ne naîtra que la mort et le désastre.
Mais aussi la gloire d’un nom immortel en sortira !
Va-t’en, femme, cette heure est sublime
Et mon cœur est fermé à tes cruels accents.
Mon bien-aimé Catilina !
Ah ! Aurélia !
Que se passe-t-il ? Tout ce bruit dans le camp :
Que signifie cela ?
Et comment ai-je pu t’oublier, toi !
Quel sort te sera réservé ?
Tu hésites
A l’heure suprême, Catilina ?
C’est là ton courage héroïque ?
Non, par les dieux des ténèbres.
Parle, mon bien-aimé. Ne me laisse plus dans l’angoisse.
Fuis donc avec ta femme, pendant que tes amis meurent.
Hâte-toi ; conduis-nous au combat.
Oh ! quelle détermination prendre ? Je n’ai même pas le choix.
Il faut marchera la mort, je ne puis
M’arrêter en route.
Suivez-moi sur le champ de bataille !
Catilina, ne me quitte pas,
Ou laisse-moi t’accompagner !
Non, demeure ici, mon Aurelia.
Prends-la donc avec toi,
Tu auras une mort digne de toi,
En mourant dans les bras d’une femme.
Loin de moi, toi, qui veux me voler ma gloire :
C’est parmi les hommes que la mort doit me frapper.
J’ai toute une existence à réparer,
Un nom taché à blanchir.
Bien, mon brave Catilina.
De mon âme j’arrache tout ce qui m’attache encore
Au passé et à ses rêves.
Ce qui est derrière moi maintenant
N’existe plus, n’a jamais existé.
Oh ! ne me chasse pas !
Au nom de notre amour, je t’en supplie,
Ne nous séparons pas ainsi, Catilina,
Silence !
Mon cœur est mort, mon âme est fermée à l’amour ;
Je détourne mon regard
La renommée posthume.
Dieux, miséricorde.
En route !
On entend déjà le bruit des armes.
Ils s’approchent.
Bien ! Courageusement nous allons marcher vers eux.
Cette nuit déshonorante a été longue,
Mais l’aube point déjà et nous allons
Combattre sous les roses rayons du matin.
Suivez-moi ! Rome et le dernier des Romains
Succomberont sous l’épée romaine.
Le voici parti ; enfin, je tiens ma vengeance !
Aux premiers rayons du soleil, sur le champ de bataille,
On verra le cadavre raidi et glacé de Catilina.
L’amour serait donc mort dans son cœur irrité.
Est-ce possible ? vraiment,
Il a parlé ainsi !
Le bruit des épées s’entend, Catilina est déjà
Sur le bord du tombeau ;
Bientôt, sans bruit, son ombre
S’avancera vers le pays des morts.
Quelle est donc cette voix sinistre qu’on entend là-bas ?
Elle est semblable au hululement de la chouette dans les branches d’un arbre.
Viens-tu des pays sombres et humides
Pour conduire Catilina à la ténébreuse demeure ?
Tout le monde cherche à venir à sa demeure,
Et la demeure de Catilina en cette vie
Fut la fange…
Il est vrai, mais
Un instant seulement il fut vil !
Libre et noble fut son âme, son cœur fort et bon,
Jusqu’au moment où une influence abominable
S’empara de lui.
Le feuillage du platane est frais et vert aussi
Jusqu’au moment où son tronc est étouffé
Par les branches des plantes parasites.
Maintenant je te reconnais.
Tes paroles je les ai trouvées maintes fois
Sur les lèvres de Catilina.
C’est toi le serpent qui empoisonna ma vie,
Qui a fermé le cœur de Catilina à ma tendresse.
Oh ! je te reconnais, je t’ai vue dans mes songes, dans mes nuits sans sommeil ;
Tu es là, menace toujours présente entre lui et moi ;
Joyeusement je m’efforçais de conduire mon époux
Vers une vie calme, paisible et pleine de repos.
Dans son cœur las et désolé, je faisais refleurir l’espérance,
Et fidèlement je gardais mon amour, notre amour,
Comme le joyau le plus précieux.
Et c’est ta main haineuse qui a arraché les fleurs
Jadis si fraîches et si belles de notre affection ; elles gisent
Hélas ! maintenant dans la poussière de la route.
Faible insensée ! Tu voulais guider les pas de Catilina !
Ne vois-tu donc pas que son cœur ne fut jamais entièrement à toi ?
Crois-tu vraiment que tes fleurs aient pu prendre racine
Dans un pareil sol ?
Dans un printemps ensoleillé vivent les violettes,
Tandis que la noire et vénéneuse jusquiame
Cherche l’ombre sous les nuages orageux.
Depuis longtemps l’âme de Catilina
Etait sombre comme un ciel d’automne.
Pour toi, tout est perdu.
Bientôt Catilina va s’éteindre
Et — juste vengeance — il dormira seul dans les bras de la mort.
Non, par les dieux lumineux !
Il n’en sera pas ainsi.
Mes larmes sauront encore
Se frayer une route jusqu’à son cœur.
Et si, après la bataille, je le trouvais pâle et ensanglanté,
J’entourerais, de mes deux bras, sa poitrine glacée
Et sur ses lèvres muettes je mettrais le souffle de tout mon amour ;
J’adoucirais la douleur de son âme,
Et je lui apporterais la consolation et la paix.
Vengeresse sinistre, je t’arracherai ta victime
Et par les liens de l’amour je conduirai Catilina
Vers les pays de brillante clarté.
Mais si son cœur a cessé de battre,
Si son œil s’est éteint,
Tous deux enlacés nous entrerons dans la mort.
Les dieux cléments m’accorderont alors en récompense
La profonde et douce paix du tombeau
A côté de mon époux.
Va, cherche, pauvre insensée !
Je ne crains rien,
Entre mes mains sûrement est la victoire.
Le bruit de la bataille augmente
Et on entend les cris des mourants
Et le bruit sourd des boucliers.
Est-il déjà blessé ? Vit-il encore ?
Cet endroit est superbe. Voyons, la lune se cache
Derrière les nuages orageux,
La nuit apparaît encore une fois.
Avant l’aube, quand le jour se fera de nouveau,
Tout sera fini. Il mourra dans la nuit,
Comme il a vécu dans la nuit ! Ah ! moment délicieux !!
Quel fracas retentit dans l’espace ?
On dirait un orage d’automne
Dont les coups sont répercutés par l’écho lointain.
L’ennemi maintenant balaye le champ de bataille,
J’aperçois les pieds des soldats qui s’agitent.
Je distingue très bien les plaintes et les cris
Qui sont la dernière berceuse que les blessés se chantent à eux-mêmes
Pour endormir leurs souffrances et celles de leurs pâles frères.
Tiens, voici le cri du hibou ; l’oiseau sinistre souhaite
Aux soldats tombés la bienvenue dans le sombre royaume.
Tout est calme. Ainsi, maintenant, il m’appartient,
Il est à moi, à moi seule, pour l’éternité ;
Ensemble nous pouvons faire route maintenant
Vers le Léthé.
Nous pouvons traverser ensemble le fleuve
Où le jour n’apparaît jamais.
Mais, d’abord, il me faut chercher son corps là-bas,
Je veux me réjouir en contemplant les beaux traits de cette figure
Que j’ai tant haïe,
Me réjouir, avant que le soleil et les corbeaux
Ne détruisent ces restes.
Quoi donc ! Que vois-je dans la prairie là-bas ?
Les vapeurs des marais
Qui par le froid du matin forment d’étranges tableaux.
Mais… cela s’approche !
C’est l’ombre de Catilina ! Son spectre !
Je vois son œil éteint,
Son bouclier fendu, son épée sans lame.
Je vois nettement l’homme mort ;
Mais — étrange ! — il y a une seule chose que je ne puis voir :
La blessure mortelle.
« Tu succomberas par ta propre main,
« Mais c’est un autre qui te donnera la mort. »
Telles furent les paroles de l’ombre…
Maintenant que j’ai succombé, quoique aucune main
Ne m’ait touché, qui saura résoudre l’énigme ?
Je te salue, après la défaite, Catilina !
Qui es-tu ?
Je suis l’ombre d’une ombre.
Toi, Furia, tu me salues !
Sois le bienvenu dans notre demeure commune !
Tous les deux, spectres maintenant, nous pouvons aller ensemble
Chercher la barque à Caron. Mais d’abord
Accepte cette couronne glorieuse !
Que fais-tu là ?
Je veux orner ton front.
Pourquoi seul es-tu venu ici ?
L’ombre d’un grand chef doit être suivie
De dix mille morts.
Où sont tes amis, Catilina ?
Ils dorment, Furia.
Ils dorment encore ?
Oui, encore ! et ils dormiront longtemps ainsi.
Oui ! traverse donc la forêt, Furia,
Regarde le champ, fais cela doucement de crainte de les éveiller.
Là, en longues files, tu les trouveras tous alignés.
Ils se sont endormis, à la musique des épées.
Ils se sont endormis,
Et ils ne se sont pas réveilles comme moi,
Quand la chanson des glaives s’est tue dans le lointain.
Tu m’appelais un spectre.
Oui, je suis mon propre spectre.
Mais le sommeil de mes amis
N’est ni tranquille, ni exempt de rêves.
Oh ! ne le crois pas !
Parle.
A quoi rêvent-ils, tes amis ?
Ecoute bien :
Je me tenais désespéré à la tête de l’armée
Et j’allais au-devant de la mort ;
A droite, à gauche, tous tombèrent autour de moi,
D’abord Statilius, puis Gabinius, puis Manlius ;
Mon ami Curius fut tué, en cherchant
A me couvrir de son corps.
Tous sont tombés sous les coups de l’épée romaine,
De cette épée qui ne méprisa que moi, que moi seul.
Oui, le fer romain méprisa Catilina !
Mon épée se brisa et je demeurai évanoui
Au milieu de la bataille furieuse.
Je suis seulement revenu à moi
Quand tout fut terminé ; alors j’ouvris les yeux
Et je contemplai le champ de bataille.
Combien de temps suis-je demeuré ainsi ?
Je l’ignore ; je sais seulement
Que je restai là, au milieu de mes morts.
Tous leurs yeux étaient encore pleins de vie ;
Leurs bouches ricanaient ironiquement ;
Et leurs regards se fixaient sur moi,
Seul debout parmi les cadavres.
Oui, ils se fixaient étrangement sur moi,
Qui avais lutté pour eux et pour Rome
Et qui, seul, restais là, méprisé, délaissé
Par les épées romaines.
Ah ! ce fut alors que Catilina mourut vraiment !
Tu as mal interprété le rêve de tes morts.
Tu as succombé sans comprendre
Leurs regards : ils voulaient
Simplement t’inviter à dormir avec eux.
Oh ! si je le pouvais !
Calme-toi, spectre d’un héros,
L’heure du repos approche ;
Viens, courbe la tête :
Je mettrai sur ton front la couronne de la victoire.
Qu’est-ce donc ?
Une couronne de pavots ?
Eh ! quoi !
Ces pavots ne sont-ils pas d’un bon effet ?
Autour de ton front ils brillent,
Comme une couronne de sang.
Jette ces fleurs,
Le rouge me fait mal.
Tu préfères les couleurs plus éteintes et plus pâles ?
Bien ! Je vais te chercher la couronne de joncs
Que ma sœur Silvia portait sur ses cheveux humides,
Lorsque aux bords du Tibre on repêcha son cadavre !
Horrible vision !
Préfères-tu que je t’apporte
Les chardons de Rome
Tachés du sang noir de la guerre civile,
Ce sang que ta main a fait couler, Catilina ?
Assez ! Tais-toi !
Préférerais-tu une couronne
Faite de feuilles de ce chêne voisin de la maison de ma mère,
Dont le feuillage s’est flétri, le jour
Où une jeune femme déshonorée,
En poussant des cris perçants s’est jetée dans le fleuve ?
Sur mon front à la fois vide tout,
Vide la coupe entière de la vengeance !
Moi, je suis ton œil,
Ta mémoire, ta conscience !
À quoi bon maintenant ?
Arrivé au terme du voyage,
D’habitude le voyageur fatigué jette un coup d’ceil en arrière.
Oh ! serais-je donc au bout du calvaire ! ceci est donc la fin ?
Je ne suis plus vivant, je ne suis pas enseveli…
Où est donc le terme de mes maux ?
Tout près… si tu le veux.
Je n’ai plus de volonté, mon énergie est morte,
Tout ce que jadis je désirais est mort.
Eloignez-vous de moi, ombres pâles.
Que me voulez-vous, hommes et femmes ?
Je ne puis rien pour vous.
Oh ! elle est terrible à voir, terrible, cette foule…
Ton ombre est encore attachée à la terre,
Mais tu n’as toi-même qu’à déchirer les liens qui t’y retiennent.
Viens. Laisse-moi placer sur ta tête cette couronne
Qui renferme en elle-même l’oubli,
Elle te calmera en tuant tes souvenirs.
Elle tue le souvenir ! Est-ce possible ?
Presse donc fortement ta couronne empoisonnée
Autour de mon front.
C’est ainsi que tu dois te présenter
Devant le prince des ténèbres, mon Catilina.
Allons ! J’ai hâte de descendre aux enfers,
La nostalgie du pays des ombres me saisit.
Partons tous deux ; mais qui me retient ici ?
Qui empêche mon pied d’avancer ? Oh ! je le sens,
Il y a dans le ciel matinal une pâle étoile
Qui me force à rester encore parmi les vivants.
Elle m’attire comme la lune attire la mer.
Viens avec moi, viens !
L’étoile brille et m’appelle,
Je ne puis te suivre, Furia, avant que cette lumière
Soit éteinte, ou cachée par les nuages.
Ah ! je comprends maintenant ! Ce n’est pas une étoile,
C’est un cœur, un cœur qui bat tendrement,
Qui m’attire et m’appelle
Comme l’étoile du soir captive le regard de l’enfant.
Alors, brise ce cœur et fais cesser ses battements
Que veux-tu dire ?
A ta ceinture est un poignard,
D’un seul coup tu éteindras l’étoile
Et ce cœur qui nous sépare sera brisé.
Il faudrait frapper… le poignard est cruel !…
Aurélia, Aurélia, où es-tu donc ?
Oh ! si tu étais là… Non, non, je ne veux pas te voir.
Et pourtant, en te voyant, il me semble que
J’aurais la paix, que je pourrais mettre ma tête
Sur ta poitrine et me repentir.
Te repentir de quoi ?
De ce que j’ai fait :
D’avoir existé, d’avoir vécu.
Trop tard, tu t’es trop avancé
Pour pouvoir maintenant reculer, essaie seulement, insensé !
Je m’en vais.
Repose donc ta tête sur sa poitrine
Et tu verras si ton âme lassée y trouvera le repos qu’elle cherche.
Bientôt ils se dresseront, les milliers d’hommes que tu as tués,
Avec eux toutes les femmes que tu as séduites,
Et tous, tous te demanderont compte
De leur vie, de leur sang, et de leur honneur que tu as volé.
Terrifié, tu te cacheras dans la nuit,
Tu te sauveras de rivage en rivage,
Semblable à Actéon chassé par des chiens,
Et tu seras une ombre poursuivie par mille autres ombres.
Oui, je le vois, Furia, la paix me sera refusée ici,
Je suis désormais un exilé du monde où règne la Lumière.
Je te suivrai donc jusqu’au pays des ombres.
Le lien qui m’attache ici je vais le couper.
Que fais-tu de ce poignard ?
Aurélia va mourir.
Les grandes puissances se réjouissent de ta désolation.
Vois, Catilina… Ta femme vient.
Où le trouver ? où est-il ?
Il n’est pas parmi les morts…
Grand ciel ;
Mon bien-aimé Catilina !
Ne prononce plus ce nom.
Tu vis !
Va-t’en ! non, je ne vis point.
Ecoute-moi, mon bien-aimé.
Silence. Je ne veux plus rien entendre.
Je te hais. Je comprends ton honteux dessein,
Tu veux me forcer à supporter une horrible existence.
Ne me regarde pas ainsi, tes yeux me font mal,
Ils me traversent le cœur comme un poignard.
Ah ! le poignard, le poignard !
Meurs ! ferme les yeux.
Dieux cléments, veillez sur nous.
Ferme les yeux, ferme les yeux, te dis-je.
Dans tes yeux il y a des rayons d’étoiles et un ciel matinal,
Je veux éteindre l’étoile du matin ;
Épancher le sang de ton cœur ! Entends maintenant
Le suprême adieu du jour.
Elle joint les mains vers lui,
Elle l’implore, il n’écoute rien…
Il la poignarde… elle est tombée dans le sang.
Enfin me voici libre. Bientôt je vais disparaître ;
Déjà les brouillards de l’oubli tombent sur mon âme :
Je vois, je distingue vaguement,
Comme si j’étais sous l’eau.
Sais tu bien ce que je viens de tuer avec ce poignard ?
Non pas Aurélia seulement, mais tous les cœurs de la terre,
Tout ce qui vit, tout ce qui pousse et verdit.
J’ai tué toutes les étoiles, la lune et le soleil.
Vois-tu, le soleil ne se lèvera pas,
Il ne se lèvera plus jamais, le soleil est éteint,
Maintenant le monde entier
N’est plus qu’un immense et froid tombeau
Sous un ciel gris, un ciel de plomb,
Et c’est pour ce ciel que toi et moi,
Ombres inquiètes, nous vivrons,
Abandonnées jour et nuit
De la vie et de la mort.
Nous voici au but, Catilina.
Non. — Avant d’atteindre le but
Délivre-moi de mon fardeau.
Ne vois-tu donc pas que je traîne avec moi
Le corps de Catilina ?
Frappe, achève-le.
Délivre-moi, Furia, prends ce poignard
Avec lequel j’ai éteint le rayon de l’étoile matinale,
Prends-le et enfonce-le à travers mon corps.
Délivré de ce cadavre, enfin je serais libre.
Ainsi soit fait, oh ! âme que j’aimai et détestai à la fois,
Je t’ai délivrée de ta mortelle enveloppe,
Viens avec moi chercher l’oubli.
Maintenant je comprends l’oracle énigmatique,
Je meurs de ma propre main,
Et aussi d’une main étrangère.
Némésis a accompli son œuvre.
Oh ! mort, cache-moi dans tes ténèbres !
Sombre Styx, que tes eaux débordent
Et me portent à ton autre bord,
Ne t’arrête pas, ô barque, mais vite
Va vers le royaume du silence,
Vers la demeure suprême des ombres.
Là-bas où la route se divise
Je me dirigerai sans plainte vers la gauche…
Non, par la droite, vers les Champs Elysées.
Comme cette vision lumineuse me remplit de terreur !
C’est elle-même !
Aurélia… Comment ! parle-moi, tu vis ?
Oui, je vis pour calmer tes douleurs,
Je vis pour appuyer ma poitrine contre la tienne,
Et pour mourir avec toi.
Tu vis !
Je m’évanouis un instant
Mais mon œil fatigué te suivait, j’ai tout entendu,
Mon amour d’épouse me donnait de nouvelles forces.
Ma poitrine appuyée sur la tienne, nous descendrons tous deux
Au tombeau.
Oh ! oui, je le veux
Mais inutile est ton espoir si doux,
Nous devons nous séparer.
La vengeance m’appelle
Tandis que toi, légère et libre, tu peux hâter tes pas
Vers la lumière et la paix.
Il faut que je passe le Léthé
Et que je descende dans la nuit noire.
AURELIA
Non, devant l’amour disparaît
La terreur et l’obscurité de la mort.
Vois-tu, les nuages orageux se dispersent
Et l’étoile matinale nous sourit encore.
Victorieuse est la lumière ! Vois-tu,
La grande et chaude journée arrive :
Suis-moi, Catilina, déjà la mort s’empare de moi.
Oh ! délicieux,
Pourtant maintenant je me souviens de mon rêve,
Ce rêve dans lequel la nuit fut chassée par le jour
Pendant que des voix d’enfants saluaient le jeune matin.
Mon regard s’obscurcit, mon bras devient faible
Mais dans mon âme règne la lumière.
Loin derrière moi m’apparaît mon existence passée,
Cette vie qui ne fut qu’un orage sous un ciel sombre,
Et ma mort au contraire est une aube couleur de rose.
Tu as chasse la nuit de mon âme,
Dans mon cœur règne la paix.
Vois, je viens, je te suivrai jusqu’à la demeure
De la lumière et de la paix.
Les clémentes puissances du matin me regardent favorablement.
Ton amour a vaincu l’esprit des ténèbres.
(La tête de Catilina tombe sur la poitrine d’Aurelia et tous les deux meurent.)