Catherine Tekakwitha/2/1

Imprimerie du Messager (p. 91-104).


CHAPITRE PREMIER


La mission iroquoise Saint-François-Xavier


La première mission iroquoise en terre de la Nouvelle-France s’établit à Laprairie. L’endroit devait son nom aux riches pâturages, produits de tous temps par le sol qu’il occupe ; et une prairie dite de la Magdeleine située à l’extrémité ouest de son territoire, l’avait fait appeler la Prairie de la Magdeleine, pour la distinguer des autres localités auxquelles la même cause avait fait donner le même nom.

L’exploration de Laprairie suivit de près l’établissement de Montréal. Dès l’année 1643, les PP. Poncet et Duperron, résidant à Ville-Marie, parlent d’une course qu’ils firent de l’autre côté du fleuve. Ils trouvèrent les emplacements très favorables à des habitations françaises, à cause des prairies, de la chasse et de la pêche. « Les arbres sont beaux, disent-ils, la terre est bonne, mais l’ennemi est à craindre. » [1]

Pour tenir en échec cet ennemi, qui n’était autre que les Iroquois, les gouverneurs établirent à Laprairie un des postes avancés, échelonnés sur la rive sud du Saint-Laurent. Il eut bientôt un fort flanqué de quatre bastions, une petite artillerie et une garnison.

En 1647, M. de Lauzon concédait à la Compagnie de Jésus la Seigneurie de la Prairie de la Magdeleine : « En considération, disait l’acte, de l’assistance donnée par cet ordre religieux aux habitants de la Nouvelle-France, et des dangers auxquels ils s’exposent eux-mêmes en amenant les sauvages du pays à la connaissance du vrai Dieu. »[2]

La paix de 1666 avait permis de fonder une mission dans chacun des cantons iroquois. L’œuvre progressait lentement, mais régulièrement. Ce qui en retardait la croissance, était, outre le caractère et les mœurs des sauvages, leurs rapports fréquents avec les protestants anglais et hollandais, rapports aggravés par la traite de l’eau-de-vie. Les missionnaires ne redoutaient pas seulement pour leurs ouailles l’abaissement des mœurs, mais la perte même de la foi. Des cas s’étaient déjà produits. surtout chez les Agniers, voisins des Hollandais.

Pour obvier au péril, on songea à l’établissement d’une mission sur le modèle de Saint-Joseph de Sillery. Le site était tout indiqué : la Prairie de la Magdeleine. Seulement, on se demandait : les Iroquois, si attachés à leurs cantons, viendront-ils ?

Ils vinrent. Et voici comment la Providence mit en branle ce mouvement qui devait aller jusqu’aux merveilles les plus étonnantes du christianisme.

Il y avait à Onneyout une femme de la nation des Ériés, récemment détruite par les Iroquois. Elle s’appelait Ganneaktena. Un guerrier Onneyout nommé Tonsahoten, ancien Huron incorporé aux Onneyouts, l’avait épousée pour les dons remarquables qu’il découvrait en elle. Elle était devenue l’interprète du P.  Bruyas auprès des malades et, par ses leçons, aplanissait pour lui les difficultés de la langue iroquoise. Par reconnaissance, et aussi par zèle des âmes, le missionnaire, de son côté, l’instruisait dans la religion chrétienne.

Sur ces entrefaites, Tonsahoten fut pris d’un mal de jambes que les sorciers essayèrent en vain de guérir. La paix de 1666 venait d’être établie. Le malade résolut d’en profiter pour aller chercher sa guérison dans la colonie française. Sa femme devait l’accompagner. C’est ce qu’elle désirait depuis longtemps : elle aspirait à une instruction plus complète et par elle au baptême. À force d’instances et de prières, elle décida sa mère, son beau-père et cinq autres de leurs amis à les suivre. La petite caravane arriva à Ville-Marie au cours de l’année 1667.

La ville naissante était alors dans toute sa ferveur. On y voyait chez tous, depuis le gouverneur et ses officiers jusqu’aux plus humbles colons, la pratique des plus beaux exemples des vertus chrétiennes. De saintes femmes, comme les Sœurs de l’Hôtel-Dieu, se consacraient au soulagement des infirmes et des malades ; d’autres, les Sœurs de la Congrégation avec, à leur tête, la vénérable Mère Bourgeoys, se dévouaient avec un zèle non moins admirable, à l’instruction des enfants français et sauvages. Depuis dix ans, les prêtres de Saint-Sulpice succédant aux Jésuites, desservaient cette belle chrétienté.

La vue des cérémonies de l’Église, de la piété des fidèles, du calme qui régnait partout émerveillèrent les nouveaux venus.

Or, en ce temps-là, le Jésuite Pierre Raffeix présidait aux premiers établissements de Laprairie. Il venait souvent visiter Montréal. Il fut mis en rapport avec nos voyageurs, ravis de causer avec une Robe-Noire qui connaissait leur pays et parlait si bien leur langue. Le Père vit dans cette rencontre une aimable intervention de la Providence : il avait devant lui le noyau de la mission iroquoise qu’il rêvait pour le village de Laprairie.

Il n’eut pas trop de peine à les déterminer à le suivre au village de la rive sud, et à dresser leur tente près de sa cabane. Les instructions commencèrent aussitôt et se poursuivirent pendant l’hiver.

Au printemps de 1668, le P. Raffeix eut à descendre à Québec. Il voulut y amener ses catéchumènes pour leur montrer ce que pouvaient devenir des sauvages comme eux sous l’influence de la religion. Les Hurons étaient alors à Notre-Dame de Foy, près de Québec. Sous la conduite du grand missionnaire, le P. Chaumonot, ils constituaient l’un des plus beaux triomphes de la foi chrétienne. Ils ne se contentaient pas d’exciter l’admiration par leur conduite, ils se faisaient les apôtres de ceux qui avaient exterminé leur nation : et nombre d’Iroquois, en visite chez eux, leur durent le bienfait d’une conversion aussi solide qu’inattendue.

On conçoit l’aimable accueil qu’ils firent aux compagnons du P. Raffeix ; toutes les cabanes leur étaient ouvertes ; ce qu’il y avait de mieux partout leur était offert. Mais la grande préoccupation était de faire pénétrer dans l’âme des visiteurs les enseignements de la religion.

Le P. Raffeix jugea bientôt que Ganneaktena était mûre pour le baptême. Le saint évêque de Québec, Mgr François de Laval, voulut lui-même le conférer. Il donna à la nouvelle chrétienne le nom de Catherine.

Le retour à Montréal se fit peu de temps après. Tonsahoten, guéri de son mal de jambe, songeait à passer tout droit et à retourner dans son pays. La néophyte intervint encore. Elle le conjura de se fixer auprès du missionnaire de Laprairie qui parlait leur langue et les aiderait à conserver leur foi. Tonsahoten céda devant les instances de sa femme. Douze autres Iroquois baptisés, mis au courant du projet, se joignirent à eux. La mission Saint-François-Xavier était fondée (1668).

« C’est une chose admirable, remarque le P. d’Ablon, que Dieu ait voulu que les Iroquois conservassent la vie à cette captive, afin qu’ensuite elle pût leur procurer le salut éternel, et que leur esclave devint ainsi leur maîtresse dans la foi. Elle le fut en effet, non seulement au commencement de sa conversion, mais dans tout le reste de sa vie, par les rares exemples de vertu qu’elle leur donna. »

La nouvelle de cette mission iroquoise établie en pleine colonie française excita partout un vif intérêt.

En France, des âmes pieuses voulurent contribuer à la bonne œuvre. On conserve encore, dans le trésor de l’église de Caughnawaga, le bel ostensoir en argent, envoyé de
OSTENSOIR
Donné à la mission en 1668
Paris à cette occasion. Il porte sur le pied l’inscription suivante : « Claude Prevost, ancien échevin de Paris, et Élizabeth le Gendre, sa femme, mon donné aux RR. PP. Jésuites pour honorer Dieu en leur première église des [sic], 1668 ».

Cinq ans plus tard, Ganneaktena rendait sa belle âme à Dieu. Tonsahoten lui survécut plusieurs années, sans jamais faiblir dans la pratique la plus exacte de sa religion.

Ces bons exemples attiraient des recrues à la mission. Les néophytes augmentaient en nombre et, peut-on ajouter, en ferveur. On cite le cas de ce jeune Iroquois, baptisé à dix-huit ans, et qui avait conservé l’innocence de son baptême en dépit des plus violentes tentations et des pièges mêmes tendus à sa vertu. On ne le voyait qu’à l’église, à la prière ou au travail. Malgré sa jeunesse, il entreprit un voyage au pays des Iroquois pour y prêcher l’Évangile. Au retour, il tomba malade près du fort Lamothe. On voulut le porter jusqu’à la mission. Il fallut s’arrêter trois fois. À la première étape, il dit à ceux qui le portaient : « Je vois une personne très belle, qui vient me chercher et me remplit de consolations. » La troisième fois, cette belle personne lui apparut encore, lui apprit qu’elle s’appelait Marie, et que bientôt il serait au ciel. Il mourut à l’âge de vingt ans, en la fête de Noël 1675.

La mission occupait la partie sud du village de Laprairie. Ce quartier porte encore le nom de la Borgnesse, à cause de la cabane d’une pauvre sauvagesse qui était borgne. La chapelle, bien petite, faisait partie de la maison même du missionnaire. Elle avait été construite par les Français. On y disait la messe d’abord pour eux, puis pour les Iroquois.


On s’aperçut bientôt que l’endroit choisi pour la mission était peu favorable aux sauvages : le voisinage des Français avait pour eux de graves inconvénients ; de plus, l’humidité du sol ne permettait guère la culture du blé d’Inde, leur grande, presque unique ressource.

Il fallait partir, mais sans trop s’éloigner, afin de garder, à la limite actuelle de la colonie, une mission qui, en cas d’attaque des Iroquois, serait comme un poste avancé et une solide défense.

Louis XIV comprit ces graves motifs. Il écrivait à Frontenac, le 29 avril 1680 : « J’ai accordé aux Pères Jésuites la concession qu’ils m’ont demandée au lieu appelé le Sault, joignant la prairie de la Madeleine pour l’établissement des sauvages, et j’ai ajouté à ce don les conditions qu’ils m’ont demandez, parce que j’estime que cet établisement est advantageux, non seulement pour les convertir et maintenir dans la religion chrétienne, mais mesme pour les accoutumer aux mœurs et façons de vivre françaises. »[3]

La concession se trouvait à trois ou quatre milles en amont du village de Laprairie. Le missionnaire et ses ouailles s’y transportèrent au cours de l’année 1676.

La petite rivière du Portage, qui se jette en cet endroit dans le Saint-Laurent, forme à son embouchure un plateau très propre à l’établissement d’un village et facile à fortifier. Ce poste était blotti au creux de l’immense courbe que fait le fleuve au sortir des rapides du Sault Saint-Louis. Devant lui s’étalait la belle nappe d’eau, vaste comme un lac, et qui, de fait, porta un temps le nom de lac Saint-Paul. Le regard rencontrait au loin, à droite, Ville-Marie et son Mont Royal ; en face, mais près de l’autre rive, la grande île Saint-Paul ; à gauche, au pied des rapides tout blancs d’écume, cette fine émeraude qu’est l’île au Héron.

La proximité des rapides fit donner au nouveau site le nom de Saint-François-Xavier du Sault Saint-Louis. Pour la même raison, les Iroquois l’appelèrent Kahnawaké (au rapide). Peut-être aussi aimaient-ils à y retrouver un souvenir du Kahnawaké des bords de la Mohawk.

C’est ici même, et en cette année 1676, que les Hurons de Lorette envoyèrent leur wampum, pour commémorer la visite des Iroquois en 1668, comme nous l’avons raconté plus haut.

On construisit un fort en bois, garni de bastions, pour enfermer l’église et la maison des missionnaires et, en cas d’attaque, servir de retraite contre les Iroquois.

La ferveur de la mission de Laprairie ne fit que croître à Kahnawaké. L’ivrognerie et le vice impur en étaient sévèrement bannis. Ce n’étaient pas seulement les commandements qu’on observait avec scrupule, mais les conseils évangéliques.

Qu’on nous permette un seul exemple. L’un des capitaines hurons du Sault, dans une course à Montréal, avait parlé contre le premier capitaine des Agniers de la mission. Ce propos lui fut rapporté. Le sang bouillonna dans les veines du chef. On pouvait craindre une querelle entre Agniers et Hurons voire une vendetta. Le missionnaire résolut de l’étouffer dans l’œuf. À la réunion du soir, il parla du pardon des injures, de la bonté de Dieu qui nous pardonne si nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, comme nous le demandons chaque jour dans le Notre Père. Le chef comprit. Il ne se contenta point de pardonner en son cœur. Il fit un grand festin, y invita son détracteur et lui donna la première place. « Mon frère, lui dit-il pour tout reproche, aimons-nous comme auparavant. »

La paix, l’ordre et la joie qui régnaient en cet heureux séjour faisaient sur les sauvages étrangers une impression profonde. On en a vu que ce seul spectacle avait déterminés à s’y fixer ; d’autres s’en retournaient chez eux pour y devenir les panégyristes de la prière.

Une chose qu’on ne se lassait point d’admirer, c’était la merveilleuse union des groupes nombreux qui composaient la mission : outre les Iroquois des cinq cantons, on y rencontrait des Hurons, des Algonquins, des Outaouais, des Ériés, des Neutres. Autant dire le lion, l’ours, l’agneau, le bœuf vivant ensemble, comme dans cet âge d’or annoncé par Isaïe, chanté par Virgile.

Le Sieur de la Potherie, témoin de ces merveilles, écrivait quelques années plus tard : « La sage conduite des Jésuites qui les gouvernent, les entretient dans une union si grande que rien au monde n’est plus touchant que de voir la ferveur de ces nouveaux chrétiens. Ils ne font ensemble qu’un même esprit par toutes les pratiques de vertu et de piété qui les unissent. » Puis, pour marquer le soin qu’on avait de garder inviolable cette union, il donne ce curieux détail : « Ils chantent la grand’messe et disent leurs prières en la langue algonquine, pour éviter une jalousie qui aurait pu naître entre les cinq Nations. » Il poursuit : « Les hommes se tiennent d’un côté de l’église et les femmes de l’autre. Il y a un Chef de la prière qui est comme le grand Chantre, qui est au milieu, tout debout : chacun se répond alternativement, et l’on y entend souvent les chœurs de musique. »[4]

Tant de vertus et une si touchante harmonie des cœurs forçaient un missionnaire, de passage au Sault, à s’écrier avec Notre-Seigneur devant la foi du centurion : « Amen dico vobis, non inveni tantam fidem in Israel, en vérité, je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël ! »

Le second évêque de Québec, Mgr de Saint-Vallier, en fut lui-même ravi d’admiration. Dans sa lettre de 1687, sur l’État présent de l’Église et de la Colonie dans la Nouvelle-France, il disait : « Dans ma première visite, la piété que j’y vis, surpassa de beaucoup l’idée que j’en avais conçue par les rapports qu’on m’en avait faits. Les personnes engagées dans le mariage ne sont pas moins à Dieu que les vierges… On prendrait leur village pour un véritable monastère… On les voit tous portés à la pratique du plus parfait détachement, et ils gardent parmi eux un si bel ordre pour leur sanctification, qu’il serait difficile d’y ajouter quelque chose. » Le prélat raconte ensuite les pratiques religieuses, la plupart vraiment héroïques, que ces Indiens s’étaient imposées pour chaque jour, chaque semaine, chaque mois et chaque année. C’est à se demander s’il n’exagère pas. Il a prévu l’objection. Il y répond sans balancer : « Tout ce que j’ai dit de la manière de vivre des sauvages convertis dans cette mission, n’est point une description faite à plaisir ; c’est un récit sincère de son véritable état. Les Français de la Prairie sont si charmés de ce qu’ils y voient, qu’ils y viennent quelquefois joindre leurs prières à celles de ces bons chrétiens, et ranimer leur dévotion à la vue de la ferveur qu’ils admirent dans des gens qui étaient autrefois barbares. »[5]

Bel exemple, ajouterons-nous en terminant ce chapitre, de ce que peut faire notre sainte religion pour réunir les peuples les plus divers sous la même main du Père qui est dans les cieux.

  1. Relation de 1643.
  2. Biens des Jésuites en Canada, Montréal, 1888, p. 61.
  3. Cité par le P. de Rochemonteix, op. cit., t. II, p. 425, note.
  4. Histoire de l’Amérique Septentrionale, Paris, 1753, t. I, p. 363.
  5. Voir Mandements des Évêques de Québec, Québec, 1887, vol. I, p. 227 ss.