Catherine Tekakwitha/1/8

Imprimerie du Messager (p. 75-87).


CHAPITRE HUITIÈME


Évasion de Catherine Tekakwitha


L’instrument de la Providence fut un vaillant capitaine Onneyout, du nom de Okenratarihen, qui veut dire Cendre chaude ou Poudre chaude. Ce nom, adopté par les Français, lui avait été donné sans doute à cause de ses dispositions, car il était, au dire du P. Chauchetière, « violent et chaud de son naturel ».

Sa conversion au christianisme était un bel exemple des voies secrètes de la grâce, et grâce d’autant plus remarquable que cet homme avait été l’un des bourreaux du bienheureux P. de Brébeuf.

Un jour qu’il venait d’avoir une altercation avec un autre capitaine, au sujet du changement de site de leur village, il s’enfonça dans la forêt pour laisser tomber sa rage. Mais voici qu’il apprend que son frère a été tué par un Français. Sa fureur redouble. Il se dirige vers Montréal dans l’espoir de rencontrer quelqu’un des habitants de cette ville. Heureusement il est averti que le meurtrier n’est pas un Français, mais un sauvage d’une tribu ennemie. Que faire alors ? Comment rentrer dans son village sans avoir, selon la coutume indienne, vengé la mort de son frère ? Il n’a qu’à dire un mot, la nation va lui prêter main-forte.

Pour épargner cette guerre à son pays, il préféra s’en éloigner. Il voulut d’abord visiter quelques-uns de ses amis établis à la mission du Sault. C’est là que la grâce l’attendait. Ce qu’il vit, ce qu’il entendit l’émerveilla. Éclairé par les instructions du missionnaire, entraîné par les exemples de ses compagnons, il sollicita le baptême. Ce fut un événement de voir ce farouche capitaine des Onneyouts humblement courbé sous la main du prêtre. Il reçut le nom de Louis.

La nouvelle du baptême de Okenratarihen se répandit bientôt jusque dans le canton Onneyout. Ses meilleurs amis n’y pouvaient croire. Plusieurs résolurent de venir jusqu’à la mission pour s’assurer du fait. Le fervent néophyte en profita pour se faire apôtre. Il les prêcha si bien qu’il en détermina quelques-uns à rester avec lui. Le nombre des Onneyouts convertis s’accrut tellement qu’il parut bon de leur donner un capitaine de leur tribu. Louis fut naturellement choisi à ce poste.

Sa dignité nouvelle, son talent inné pour la parole grandissaient son influence. Le missionnaire lui remit un tableau de l’enfer et plusieurs images représentant les grandes vérités et les mystères. Dimanches et fêtes, le bon Louis réunissait dans sa cabane un certain nombre de néophytes et les païens en visite dans la mission. Il accrochait son tableau et ses images à un poteau de la cabane, puis il en expliquait le sens avec une éloquence qui ravissait son auditoire.

Le zèle de l’Onneyout ne put se contenir dans les bornes de la mission. Il voulut, comme le Grand Agnier, aller prêcher la foi jusque dans son pays. D’autres l’imitèrent. Les Onneyouts et les autres cantons reçurent ces nouveaux apôtres. Le bien qu’ils faisaient enchantait les missionnaires.

Après avoir vu à l’œuvre deux catéchistes du Sault, le P. Bruyas écrivait en 1677 :

« Oh ! les deux vrais chrétiens que vos deux bons Dogiques ![1] Ils ont changé la face de notre petite Église, dans le peu de temps qu’ils ont demeuré ici. Ils ne se contentaient pas d’aller dans les cabanes prêcher Jésus crucifié, ils y employaient même une bonne partie de la nuit. Kinnonskouen, ce fervent prédicateur, assemblait nos chrétiens le soir (les travaux des champs ne permettaient pas qu’il le fit le jour), et il passait deux et trois heures de la nuit à les instruire et à leur apprendre à chanter. Un seul homme comme lui ferait plus que dix missionnaires comme moi ! Oh ! la sainte Mission, celle qui possède des chrétiens si parfaits ! Encore plus saint le Missionnaire qui les a formés par ses soins et ses fatigues ! Crescant in mille millia, qu’ils se multiplient à l’infini ! »

En cette même année 1677, justement, Louis organisa une nouvelle expédition apostolique au pays des Iroquois. Il prit pour compagnons un Huron de Lorette et un parent de Catherine Tekakwitha, tous deux animés du même zèle.

Le premier village qu’ils rencontrèrent sur leur chemin fut le village agnier de Kahnawaké, le propre village du P. de Lamberville et de sa sainte néophyte. On conçoit l’affectueux accueil que l’un et l’autre firent à ces « anges venus du ciel », comme le missionnaire appelait les chrétiens du Sault.

La nouvelle de leur présence dans le village se répandit en un instant. On accourut en foule à la cabane hospitalière. La chaude parole de l’orateur fit merveille. Il rappela son infidélité au canton des Onneyouts, ses excès de toutes sortes, ses colères, ses meurtres. « Je n’avais pas d’esprit ! s’écria-t-il ; je vivais comme une bête. Mais on m’a fait connaître le Grand Esprit, le vrai Maître du ciel et de la terre, et maintenant je vis comme un homme. »

Il raconta alors les beaux exemples de vertu qu’il avait trouvés à la mission du Sault, la vie paisible qu’on y menait, les fêtes, les cérémonies de l’Église si pieuses, si belles, si pleines d’enseignement et de consolations. On l’écoutait avidement. Mais plus que tout autre Catherine Tekakwitha. Ce qu’elle entendait ravivait son extrême désir d’aller au Canada.

Sa décision fut vite prise : elle partirait avec ces trois hommes, aussitôt finie leur tournée dans les Cantons.

Une circonstance favorisait son dessein : l’absence de l’oncle. Il était à faire la traite avec les Anglais de Fort Orange. C’étaient de mauvais voisins que ces hérétiques pour les Iroquois, et surtout pour les Agniers les plus rapprochés d’eux. Les boissons enivrantes, les menées du prosélytisme protestant, les railleries contre le papisme et ses missionnaires, contribuaient singulièrement à ralentir les progrès de l’apostolat chez les Iroquois. L’oncle de Catherine trouvait en tout cela de quoi attiser sa haine du catholicisme.

Une autre circonstance favorable était le nouvel état d’esprit, survenu inopinément, des tantes de Tekakwitha. Elles ne s’opposeraient pas à son départ.

Le P. de Lamberville, dûment consulté, approuve pleinement l’évasion immédiate. Cendre-Chaude est bien du même avis. Seulement, comme il doit continuer sa course apostolique chez les Onneyouts et les autres cantons de l’ouest, il confie la néophyte à ses deux compagnons : elle prendra sa place dans le canot.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Les hésitations en de pareils moments peuvent tout compromettre. Après longue délibération, exécution prompte, c’est la clef du succès.

Les préparatifs furent brefs. Dans le plus grand secret, on approvisionna un canot d’armes et de munitions. Le gibier pourvoirait à la nourriture, un lit de feuilles et de mousses au sommeil.

Au petit jour, Catherine, bénie par le P. de Lamberville et munie d’une lettre du missionnaire pour les Pères du Sault, monta dans la frêle embarcation avec son beau-frère et le Huron, tous deux aussi habiles canotiers et coureurs des bois que fervents chrétiens.

La jeune Iroquoise disait adieu à son village, à sa patrie, la joie dans l’âme, en se confiant à la Providence du Père qui est dans les cieux. Aussi bien, cette terre infidèle n’était pas digne de la posséder plus longtemps, comme disait S. Paul des premiers héros du christianisme : Quibus dignus non erat mundus, ces hommes dont le monde n’était pas digne.

Nos voyageurs étaient déjà loin, lorsqu’on s’aperçut dans le village de l’absence de Tekakwitha. On remarqua aussi le départ précipité des deux chrétiens du Sault. On en conclut que tous trois étaient en route vers la mission canadienne. La colère s’empara des païens qui voyaient ainsi échapper leur proie. Ils envoyèrent l’un d’entre eux en tout hâte au Fort Orange, pour avertir l’oncle de l’évasion de sa nièce.

On imagine la fureur du vieux guerrier à cette nouvelle inattendue. Où était Kateri ? Où étaient ses ravisseurs ?

À ce point de la vie de Tekakwitha et pour raconter son évasion, ses deux premiers biographes, les Pères Cholenec et Chauchetière, ont des divergences sur les détails. En empruntant à l’un et à l’autre, nous essaierons de reconstituer le drame avec ses diverses péripéties.

Un détail préalable que ne touchent point ces deux écrivains, est la route prise par les voyageurs dans leur fuite. Des historiens modernes, entre autres Ellen Walworth et le général Clark, ont fait une étude attentive des sentiers de guerre des Iroquois ; sentiers que les Français, à leur tour, prenaient pour envahir les cantons, ou qu’ils indiquaient à leurs ambassadeurs pour traiter de la paix.

De leurs recherches, il ressort que le chemin adopté dut être le suivant[2] : d’abord sans doute la rivière Mohawk dans sa course vers l’est, jusqu’à une courbe prononcée qu’elle fait vers le sud-est ; la suivre plus loin aurait éloigné du terme en vue. De là, le sentier s’enfonce dans de vastes forêts et continue presque en ligne droite jusqu’à l’Hudson supérieur, au point nommé aujourd’hui Jessup’s Landing. Ensuite, la route, dirigée franc nord et toujours frayée à travers les broussailles, les halliers, les grands arbres enchevêtrés de lianes, côtoie la rivière jusqu’à ce que, arrivée à Luzerne, elle s’avance tout droit vers le lac Saint-Sacrement (aujourd’hui lac George). Ce n’est, après cela, qu’une tranquille navigation sur les eaux limpides du lac Saint-Sacrement, du lac Champlain et de la rivière Richelieu.


Nous avons dit la colère de l’oncle de Catherine Tekakwitha à la nouvelle de sa fuite. Il se met aussitôt en route vers son village, en remontant la Mohawk. Son fusil est chargé de trois balles.

Sur le haut du jour, à un détour de la rivière, il aperçoit un canot venant à lui. Un
Haut : Mission iroquoise au bord du Saint-Laurent
Bas : Missions iroquoises sur les bords de la Mohawk
seul homme le monte. Les deux embarcations se croisent, comme étrangères l’une à l’autre, et poursuivent leur route. Or l’homme du canot était justement le beau-frère de Catherine, qui allait au plus proche village hollandais chercher du pain pour elle et son compagnon. À son retour il leur raconta sa rencontre avec le terrible oncle. L’apercevant tout à coup de trop près pour l’éviter et se cacher, il avait pris l’air le plus innocent du monde et était passé sans accroc.

Ils bénirent le Seigneur de cette protection visible. Bientôt après, ils quittaient la Mohawk et prenaient le sentier qui les conduirait à la rivière Hudson.

Pendant ce temps, l’oncle était parvenu à Kahnawaké, avait constaté le départ de sa nièce et s’était vivement remis en route pour atteindre les fuyards. Arrivé au sentier que ceux-ci avaient justement pris, il s’y engage à son tour, transporté plus que jamais par l’espoir de la vengeance.

Nos trois voyageurs poursuivaient leur route en file indienne. Le Huron battait la marche, venait ensuite Tekakwitha ; le beau-frère, lui, suivait à quelque distance, épiant les moindres signes qui annonceraient l’approche de l’oncle. Il avait donné à ses compagnons comme signal du danger un coup de fusil.

La précaution n’était pas vaine. Voici qu’à un moment, une silhouette se dessine au loin dans l’épaisseur de la forêt : celle de l’oncle. Le beau-frère l’a reconnue. Vite, il décharge son arme et se jette hors du sentier, parmi les arbres et les broussailles, comme à la recherche du gibier qu’il a sans doute atteint.

Au coup de feu, Catherine s’est tout de suite enfoncée dans un épais taillis, pendant que le Huron, tirant son calumet et l’allumant, se couche au bord du sentier et délicieusement regarde monter vers le ciel les volutes bleuâtres de la fumée du petun.

Le vieux chef a dépassé le beau-frère qu’il n’a pas reconnu dans le chasseur cherchant sa proie. Il tombe maintenant sur le Huron qu’il ne connaît pas. Le voyant si parfaitement tranquille, si absorbé par la fumée de son calumet, il ne soupçonne rien. Et puis, la fatigue commence à se faire sentir à ses vieilles jambes ; les trois jeunes qu’il poursuit ont déjà sur lui, bien sûr, une forte avance ; pourra-t-il jamais les atteindre ?

Alors, découragé, morne, abattu, le vieux guerrier rebrousse chemin, et, lentement, regagne les bords de la Mohawk et de là remonte à son village de Kahnawaké.

Qui dira l’explosion de reconnaissance à Dieu de nos trois voyageurs ! La sensation de délivrance de la néophyte ! Se tirer à si peu de frais d’un si grand péril, c’était miracle… Ils se remettent donc en route d’un pied léger. La joie leur donne des ailes.

Les voilà bientôt rendus au lac Saint-Sacrement. Ils découvrent sans peine le canot que Cendre-Chaude, en venant du Sault avec ses deux compagnons, a caché dans un buisson au bord de l’eau. Ils passent rapidement de ce lac au lac Champlain, puis s’engagent dans la rivière Richelieu.

Depuis son départ de la Mohawk, Catherine ne pouvait s’empêcher de penser à sa mère : après plus de trente ans, elle refaisait, dans une direction opposée, l’itinéraire que l’Algonquine captive avait suivi. Comme elle la bénissait dans son cœur d’avoir prié plus tard pour sa fille et obtenu pour elle ce merveilleux enchaînement de circonstances vraiment providentielles !

Immobile au fond du canot, elle priait.

Le P. Chauchetière nous dit : « Son voyage fut une prière continuelle, et la joie qu’elle sentait, approchant de Montréal, ne peut s’expliquer. »

Puis il ajoute, sur un ton presque lyrique : « Voici donc notre jeune sauvagesse de vingt et un ans qui se sauve, sainte et pure, et qui triomphe de l’impureté, de l’infidélité, et du vice qui a corrompu tous les Iroquois ; voici la Geneviève du Canada ; voici le trésor du Sault qui est proche et qui a sanctifié les chemins de Montréal à Anié, par lesquels plusieurs âmes prédestinées ont passé après elle. »

Parvenus au fort de Chambly, les voyageurs, quittant le Richelieu, prirent à travers les forêts touffues qui couvraient en ce temps-là nos belles campagnes de la rive sud du Saint-Laurent. Ils arrivèrent à la mission du Sault Saint-Louis à l’automne de 1677.

  1. Titre donné souvent aux catéchistes chez les sauvages.
  2. Voir la carte ci-contre.