Catherine Tekakwitha/1/6


CHAPITRE SIXIÈME


Les missionnaires à Kahnawaké. — Baptême de Tekakwitha.


Le premier missionnaire qui eut sa résidence fixe à Kahnawaké fut le P. Jean Pierron. Le P. Frémin, qui poussait plus loin ses établissements, lui avait confié celui-ci. On lui donna le nom de mission Saint-Pierre.

Le P. Pierron devait y travailler pendant trois ans. C’est de lui que Marie de l’Incarnation écrivait à son fils : « Le P. Pierron qui seul gouverne les villages et les bourgs des Aguerronons, a tellement gagné ces peuples qu’ils le regardent comme un des plus grands génies du monde. » Voici pourquoi. Le Père ignorait la langue iroquoise. Voyant qu’il ne pouvait faire pénétrer son enseignement par les oreilles, il résolut de l’étaler aux yeux de ses ouailles.

Il avait pratiqué la peinture. Il se mit à peindre, à confier à la toile, sous différents symboles, les grandes vérités de la foi. Les explications que, peu à peu, il pouvait donner, devenaient plus faciles. Mais un jour qu’il s’escrimait à exposer son sujet, il vit quelques vieillards et femmes âgées qui se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre. Peu de jours après, il présenta à son auditoire un tableau que la Mère de l’Incarnation nous décrit ainsi dans sa lettre citée plus haut : « Il en a fait un où l’enfer est rempli de démons si horribles, tant par leurs figures que par les châtiments qu’ils font souffrir aux sauvages damnés, qu’on ne peut les voir sans frémir. Il y a dépeint une vieille Iroquoise qui se bouche les oreilles pour ne point écouter un Jésuite qui la veut instruire. Elle est environnée de diables qui lui jettent du feu dans les oreilles, et qui la tourmentent dans les autres parties de son corps. » Elle ajoute un peu plus loin : « Enfin, il fait ce qu’il veut par le moyen de ses peintures. Tous les Iroquois de cette mission en sont si touchés, qu’ils ne parlent que de ces matières dans leurs conseils, et se donnent bien de garde de se boucher les oreilles quand on les instruit. » [1]

Les Iroquois aiment passionnément le jeu. Le missionnaire s’avisa de faire servir cette passion à ses fins. Il inventa un jeu qu’il décrit ainsi lui-même dans la Relation de 1670 : « Ce jeu est composé d’emblèmes qui représentent tout ce qu’un chrétien doit sçavoir. On y voit les sept sacrements, les trois vertus théologales, tous les commandements de Dieu et de l’Église, avec les principaux péchés mortels, les péchés même véniels… Ce jeu s’appelle du Point au Point, c’est-à-dire du point de la naissance au point de l’éternité. »

Par ses industries et son dévouement, le P. Pierron était parvenu à faire beaucoup de bien. Marie de l’Incarnation écrivait encore : « Il a baptisé un grand nombre de personnes. » Il est à croire que c’était surtout des enfants et des mourants. Car pour les adultes en santé, nous verrons tout à l’heure les précautions très grandes, presque excessives, que les Pères prenaient avant d’admettre au baptême.

S’il y eut quelques adultes de baptisés, notre bonne Tekakwitha ne fut point de ceux-là. Le motif de cette abstention va nous apparaître bientôt dans l’opposition violente de son oncle à un mouvement qui se dessinait parmi les familles de son village : l’exode de plusieurs d’entre elles vers la mission iroquoise des bords du Saint-Laurent.

C’est à cette mission que le P. Pierron fut appelé en 1670. Le P. François Boniface le remplaça à Kahnawaké. Une fois mis au courant de la langue, il s’appliqua à régulariser les exercices : la sainte messe pour les seuls néophytes ; le catéchisme, le chant des cantiques, l’explication des tableaux pour les néophytes et les païens indistinctement.

Chaque jour, matin et soir, il présidait la prière qui se faisait en commun dans la chapelle et que terminait le chant des cantiques. Les Indiens, en général, raffolent de la musique. Les Iroquois ne font pas exception. Loin de là. Assuré de promouvoir davantage l’intérêt des familles, le P. Boniface s’astreignit à former un chœur d’enfants de sept à huit ans. Leurs voix très pures s’élevaient dans l’humble chapelle comme des chants venus du ciel. Elles ravissaient le village, accouru en foule et rendu ainsi plus apte à recevoir l’austère doctrine de l’Évangile.

Noël, surtout, était le triomphe du P. Boniface. La chapelle ornée de sapins, de lumières et de banderoles, et, dans un angle, près de l’autel, la crèche avec sa verdure, ses fleurs, et sur la mousse un bel Enfant-Dieu : ces décors, bien modestes en eux-mêmes, mais pour les sauvages si nouveaux, les enchantaient ; ils ne pouvaient rassasier leurs yeux du spectacle qui leur était offert. Chrétiens et païens en tiraient profit : les premiers dans un accroissement de ferveur, les autres dans une curiosité qui cherchait le sens de ces choses.

Tekakwitha suivait avec un intérêt toujours grandissant ces divers exercices, ces cérémonies, ces fêtes. Sa vive intelligence et son cœur très pur y trouvaient l’aliment qui seul pouvait les satisfaire. Elle enviait le sort de ceux que l’eau régénératrice du baptême faisait enfants de Dieu.

Les conversions se multipliaient. On remarquait avec bonheur que les Agniers, qui avaient été les premiers à verser le sang des missionnaires, étaient aussi les premiers à bénéficier des vertus de ce même sang. En 1673 le village de Kahnawaké, ne comptant alors que quatre cents âmes, voyait le baptême solennel administré à trente adultes. Nombre d’enfants et de moribonds l’avaient également reçu.

Cette année-là même, le P. Dablon, supérieur général des missions du Canada, rendait à celle-ci ce beau témoignage : « La foi y a été plus constamment embrassée qu’en aucun autre pays d’Agniers. Nous la regardons comme la première et la principale mission que nous ayons chez les Iroquois. »

Elle essaimait même et contribuait à former peu à peu la mission canadienne-iroquoise de la Prairie. Le chef des Agniers, Kryn, surnommé le grand Agnier, converti depuis peu, entraînait par son exemple. Non seulement il s’établit lui-même à la nouvelle mission, mais il venait chaque année exercer un admirable apostolat auprès de ses compatriotes et en ramener quelques-uns en la Nouvelle-France.

Nous avons dit plus haut que l’oncle de Tekakwitha voyait d’un mauvais œil ce courant établi entre Kahnawaké et la Prairie. Il redoutait l’appauvrissement de son village et bientôt peut-être, pensait-il, la ruine de sa nation. Un événement vint confirmer ses craintes et augmenter sa colère.

De nombreux néophytes demandaient au P. Boniface la grâce d’aller pratiquer en paix leur religion à la mission Saint-François-Xavier. Ils étaient plus de quarante, hommes, femmes et enfants. Le P. Boniface voulut lui-même les conduire. Il se mit à leur tête. La caravane parvint sans encombre à la mission et le Père revint à Kahnawaké reprendre son poste de dévouement.

Ce ne fut pas pour bien longtemps. Il mourait l’année suivante, 17 décembre 1674. Le poste échut au P. Jacques de Lamberville.


Il y avait alors au Canada deux frères du nom de Lamberville, tous deux missionnaires chez les Iroquois, parfois dans le même village. L’aîné s’appelait Jean. Après vingt-trois ans de travaux apostoliques, il fut rappelé à Paris en 1692 pour être Procureur des Missions du Canada, charge qui lui permit longtemps encore de faire du bien à ses chères missions d’autrefois.

Son frère Jacques passera trente-sept ans dans les missions iroquoises, au milieu des plus grands dangers. Il ira mourir dans la paisible mission du Sault Saint-Louis, non loin de l’endroit où il enverra avant longtemps Catherine Tekakwitha.

Lorsqu’il quitta la France en 1674, il avait successivement enseigné la grammaire, les lettres et la théologie ; homme de grand savoir et de non moins grande vertu. Le P. de Charlevoix a fait de lui ce bel éloge : « Le P. de Lamberville, que j’ai fort connu, a été un des plus saints missionnaires de la Nouvelle-France, où il est mort au Sault Saint-Louis, consumé de travaux et de pénitences, et pour ainsi dire, entre les bras de la Charité. » [2]

Le zèle de la maison de Dieu le dévorait. Aussi fut-il bientôt en état de comprendre la langue iroquoise et de la parler. Les exercices, introduits par ses prédécesseurs, furent continués avec le même soin. Un arrêt devint pourtant nécessaire, au printemps de 1675. La culture du sol réclamait tous les bras : on vit les cabanes se vider, les hommes et les femmes se répandre dans les champs pour préparer la récolte de blé d’Inde.

Il ne restait dans les cabanes que les malades et les vieillards. Le P. de Lamberville entreprit de les visiter assidûment : il les instruirait plus à loisir, les interrogerait sur l’état de leurs familles, sur le nombre des enfants, sur la facilité ou les obstacles à prévoir pour leur baptême.

Bien des fois il passa devant la cabane de Tekakwitha, sans s’y arrêter. Il se disait que c’était une cabane de travailleurs, que tout le monde sans doute était aux champs. Et puis, déjà au courant des dispositions de l’oncle, il lui semblait voir l’ombre du terrible homme, dressée devant la maison pour en fermer l’entrée.

Un jour qu’il passait outre comme à l’ordinaire, il se sentit intérieurement pressé de revenir sur ses pas et de pénétrer dans la cabane. La Providence avait tout disposé. Tekakwitha était là, retenue par une blessure qu’elle s’était faite à un pied. Auprès d’elle se tenaient deux femmes, venues pour la voir et s’entretenir amicalement avec elle.

La jeune fille voulait depuis longtemps rencontrer le Père, lui ouvrir son cœur, le rendre confident de ses plus intimes pensées, de ses ardents désirs. Il était devant elle. Aussitôt, sans se préoccuper de la présence des deux autres femmes, elle raconta au missionnaire les circonstances de son enfance, ses luttes pour la pureté, la connaissance que peu à peu elle avait acquise du christianisme, enfin son extrême désir de recevoir la grâce du baptême.

Le P. de Lamberville, surpris d’abord de cette confidence inattendue, objecta avec douceur :

— Mais, mon enfant, songez aux obstacles que votre famille va dresser devant vous.

— Je les connais, mon Père, reprit Tekakwitha avec énergie, mais soyez sans crainte : ma résolution est prise, rien ne sera capable de me faire reculer, dussé-je aller chercher ailleurs la grâce que je sollicite.

L’air tout à la fois modeste et résolu de la jeune fille, le courage qu’elle manifestait, les éclairs d’intelligence qui jaillissaient de ses yeux toujours malades, firent comprendre au missionnaire qu’il se trouvait en présence d’une âme peu commune : visiblement l’Esprit de Dieu était sur elle.

Pour cette première entrevue, le Père se contenta de lui adresser quelques paroles d’espoir et d’encouragement.

« Au reste, ajouta-t-il, ne précipitons rien. Achevez de vous instruire. Suivez les exercices des catéchumènes qui se disposent au baptême. »

Tekakwitha en savait déjà long sur tout l’ensemble de la doctrine chrétienne. Mais le baptême d’un adulte chez les Iroquois, comme au reste chez tous les peuples sauvages, demandait la plus grande circonspection. On pouvait tout craindre de leur duplicité souvent, et toujours de leur inconstance. Aussi les premiers missionnaires de la Nouvelle-France furent-ils remarquables par le soin qu’ils prirent d’éprouver leurs catéchumènes.

Cette sévérité, trouvée excessive par les uns, fut niée par d’autres qui prétendaient qu’on admettait alors trop facilement au baptême les candidats qui se présentaient. Le P. de Rochemonteix fait bonne justice de cette calomnie par trop évidente. Nous relevons avec lui deux ou trois phrases des Relations : « Pour les adultes, il faut y procéder (au baptême) avec un grand discernement, de peur de faire plus d’apostats que de chrétiens (Relat. de 1668). — « Il n’y a pas grand nombre d’adultes, parce qu’on ne les baptise qu’avec beaucoup de précautions » (Relat. de 1669). — « Comme nous nous défions de l’inconstance des Iroquois, j’en ai peu baptisé hors du danger de mort » (Relat. de 1670).[3]

Notre bonne Tekakwitha dut subir le sort commun. Le P. de Lamberville ne crut pas devoir faire exception en sa faveur. Les mois suivants se passèrent à compléter son instruction et à prendre des informations sur sa conduite. Pendant ce temps, la famille ne mettait aucun obstacle à ces divers préparatifs. L’oncle permettait à sa nièce de passer au christianisme, pourvu qu’elle restât au village.

Le missionnaire put donc procéder en toute tranquillité. Il admirait l’attention de la catéchumène aux explications qu’il donnait de la doctrine : immobile, les yeux tendus vers lui, elle écoutait ces instructions, les buvait avidement, comme un enfant le lait de sa mère.

Au sujet des informations sur la vie de la catéchumène, il arriva ceci de tout à fait extraordinaire en pays sauvage. Nous citons le P. Cholenec : « Il est surprenant, dit-il, que malgré le penchant que les sauvages ont à médire, surtout les personnes du sexe, il ne s’en trouvât aucun qui ne fit l’éloge de la jeune catéchumène ; ceux même qui l’avaient persécutée le plus vivement, ne purent s’empêcher de rendre témoignage à sa vertu. » « Cela était d’autant plus glorieux pour elle, ajoute le P. de Charlevoix, que les sauvages sont naturellement portés à donner un tour malin aux actions les plus innocentes. »

Il n’y avait plus à balancer. Le printemps de 1676 faisait son apparition. Le P. de Lamberville, qui estimait de plus en plus les qualités rares et les solides vertus de Tekakwitha, résolut de donner à son baptême une solennité particulière et, dans ce but, de le lui conférer le jour de Pâques. Le bruit s’en répandit bientôt, et ce fut une explosion de joie chez tous les fidèles du village. Ils saluaient d’avance l’entrée dans leurs rangs de cette jeune personne si vertueuse et déjà digne, pensaient-ils, de marcher à leur tête.

De son côté, Tekakwitha, au comble de ses vœux, employa les jours qui la séparaient de la grande fête, à préparer de plus en plus son cœur à l’infusion plus ample de la divine grâce.

L’humble chapelle d’écorce se para de ses habits de fête. Tous les néophytes voulurent concourir à sa décoration. Les plus riches pelleteries de castor, d’ours, de chats sauvages, de renards argentés furent apportées pour couvrir les murs de la chapelle. On y voyait aussi des colliers, des bracelets, des ornements de toute nature et de toute couleur former des festons et des guirlandes. Des arbrisseaux plantés devant l’édifice sacré, lui servaient d’avenue et de portique.

On y accourut en foule, non seulement les chrétiens, mais aussi les infidèles, attirés par la nouveauté du spectacle et l’intérêt qu’ils portaient à la jeune orpheline.

Tous les yeux étaient fixés sur elle lorsqu’elle s’avança dans le lieu saint. La modestie de son maintien, la paix et la joie de son âme qui se reflétaient sur sa figure, la piété angélique qui éclatait dans tout son extérieur, faisaient l’admiration de tout le monde.

Le P. de Lamberville accomplit les cérémonies du baptême avec une joie indicible. Il avait conscience de donner à l’Église une âme d’élite, de préparer pour le ciel un ange de plus. Il lui donna le nom de Catherine, en iroquois Kateri. « Plusieurs sauvagesses, dit ici le P. Chauchetière, ont porté ce nom avant et après elle, mais il n’y en a aucune qui l’ait rempli comme a fait la B. Catherine Tekakwitha. » Il en cite deux en particulier, puis il ajoute : « Ces deux Catherines feraient les exemples de toutes les sauvagesses chrétiennes dans la mission du Sault, si la B.  Catherine Tekakwitha n’y reluisait pas comme un soleil parmi les estoiles ; dès qu’elle a paru, elle a emporté par dessus tous les chrestiens de la mission. »

La nouvelle chrétienne avait vingt ans lorsqu’elle fut baptisée en la fête de Pâques, le 18 avril de l’an 1676.

  1. Cité par le P. de Rochemonteix, Les Jésuites et la N.-F. au xviie siècle, t. II, p. 406.
  2. Histoire générale de la Nouvelle-France, vol. II, p. 441.
  3. P.de Rochemonteix, op. laud., t. II, p. 416, note 2.