Catherine II, d’après des mémoires inédits
Il y avait une fois une petite princesse que de bonnes fées avaient comblée de dons merveilleux. Son enfance, cependant, s’écoula assez tristement, dans une petite ville d’Allemagne où son père était en garnison. Ce dernier, rejeton d’une minuscule famille princière, était général prussien et tirait de sa solde le plus clair de son revenu. Il vivait bourgeoisement avec sa femme à Stettin, où notre petite princesse vit le jour en 1729. Quand elle eut quatorze ans, on songea à la marier. Sa mère se souvint d’un sien cousin qui, chef d’une petite principauté allemande, se trouvait être, par sa mère, le petit-fils de Pierre le Grand, et, en conséquence, neveu de l’impératrice régnante Élisabeth, qui gouvernait la Russie depuis plusieurs années, sans avoir songé à se marier. Pierre, duc de Holstein, avait été appelé à Moscou et élevé comme héritier présomptif de la tsarine. Ce fut donc à Moscou que la princesse d’Anhalt-Zerbst conduisit sa fille, où l’impératrice Élisabeth ne tarda pas à la fiancer à son neveu. Celui-ci, mal élevé, fantasque et bizarre, maltraita sa femme et passa sa vie à jouer avec des soldats de plomb et à exécuter militairement les rats qui assaillaient ses forteresses en carton. Catherine, tout en subissant les traitemens les plus odieux, profita des loisirs qu’on lui laissait pour s’instruire et pour étudier à fond l’art de gouverner.
Ceci n’est pas un conte de fées. Tout le monde sait qu’à la mort d’Elisabeth Pierre III monta sur le trône, sauva Frédéric II d’une perte certaine en tournant brusquement contre les ennemis du roi de Prusse les troupes russes, qui l’avaient combattu jusqu’alors. Tout le monde sait aussi que ce brusque revirement et d’autres excentricités amenèrent la chute du maniaque couronné. Un beau matin, Catherine, accompagnée d’une demoiselle d’honneur de dix-sept ans, monta à cheval, se rendit à Pétersbourg, fit battre le rappel et lut proclamée impératrice autocrate de toutes les Russies. On sait aussi que cette femme étonnante, surnommée Catherine le Grand par le spirituel prince de Ligne, gouverna la Russie durant trente-quatre ans d’une main de fer gantée de velours, qu’elle acheva l’œuvre de Pierre Ier et fit de son empire, encore passablement asiatique, une puissance européenne de premier ordre. Elle construisit des routes, des centaines de villes, rédigea de sa propre main un code de lois, créa des académies, fonda des écoles, protégea les arts et les sciences, annexa la Crimée, partagea la Pologne, et fut célébrée sous le nom de la Sémiramis du Nord, ayant choisi Voltaire, Diderot, Grimm et autres comme trompettes de sa renommée.
On connaît ses qualités comme ses défauts et on sait que, tout en écoutant tout le monde, elle ne suivait que les conseils de son propre génie. Sa vie privée ne nuisait en rien à son prestige, et elle en imposait à tout ce qui l’approchait, grâce à un charme tout particulier qu’elle savait donner à ses paroles et à ses moindres actions. Ses ministres ne furent que des commis. Elle avait, il est vrai, introduit pour son propre usage, dans son palais, la polyandrie, cette institution étrange qui fleurit encore dans les montagnes du Thibet ; mais jamais elle ne partageait son autorité avec ses favoris. Soltikof, qui passe pour le premier, ne conserva pas longtemps ses faveurs. Le prince et le comte Alexis Orlof faisaient horreur à Catherine après la mort de Pierre III. Celui que, dans sa jeunesse, elle a aimé le plus tendrement peut-être fut Poniatowski, qui lui était fort dévoué. Catherine le consola en le faisant roi de Pologne, mais le détrôna dès qu’il fit mine de prendre son rôle au sérieux. Le vaniteux Potemkin fut le seul qui rendit des services à l’État. Son luxe effréné, tout oriental, coûtait des sommes folles, et la Crimée, sa seule conquête, ajouta aux pieds d’argile du colosse russe le talon d’Achille, comme on l’a vu par la guerre de 1854. Lanskoï fut l’amant préféré de la vieillesse de Catherine. Elle le pleura, — ses lettres à Grimm en font foi, — comme Vénus pleure Adonis dans le poème de Shakspeare. Platon Zoubof n’avait que vingt-deux ans quand l’impératrice sexagénaire lui jeta le mouchoir. Il s’était fait une certaine position à la cour ; mais, dans le conseil d’État, il n’eut jamais voix au chapitre. Il assista aux derniers instans de Catherine, fut exilé en Sibérie, puis rappelé, et joua un rôle dans le drame sanglant de la mort de Paul Ier.
On possède, sur Catherine et son long règne, de nombreux documens, des mémoires authentiques et des correspondances des plus intéressantes. Cependant, cette impératrice a joué un si grand rôle dans l’histoire de l’Europe que tous les témoignages de contemporains qui ont vécu dans son intimité ont toujours de la valeur. Nous allons invoquer un témoin oculaire qui n’a pas encore été entendu et qui mérite de l’être, puisque sa véracité ne saurait faire doute, bien que son impartialité ne soit pas à toute épreuve.
Ces mémoires, dont nous pouvons garantir l’authenticité, nous ont été confiés à condition de taire le nom de l’auteur. Si des raisons de famille nous obligent à respecter cet incognito, nous pouvons affirmer, cependant, que notre témoin oculaire était une très grande dame appartenant, par sa naissance, à une des plus illustres familles de Russie. Mariée à un grand seigneur de la cour de Catherine, la comtesse ***, qui avait été admise, dès l’âge de quatorze ans, dans l’intimité de l’impératrice, eut l’occasion de voir de près les hommes et les choses et de noter, avec une véracité absolue, tout ce qu’elle avait vu et entendu. Sa beauté, sa grâce, son parfait naturel, le haut rang et la grande fortune de son mari lui valurent une position exceptionnelle dans cette société de Saint-Pétersbourg dont Mme Vigée-Le Brun nous a laissé une description si attrayante. Élevée dans les principes les plus sévères, mais indulgente pour les faiblesses d’autrui, la comtesse *** a traversé, aimée et respectée comme une hermine sans tache, les trois règnes de Catherine II, Paul Ier et Alexandre Ier.
Selon la mode du temps, la comtesse *** a voulu tracer le portrait de sa souveraine. Peut-être n’a-t-elle réussi qu’à produire un croquis ; mais ce croquis est vivant et empreint du cachet de la vérité. Les anecdotes inédites et oubliées, que la comtesse a recueillies aux meilleures sources, sont caractéristiques et peignent Catherine telle qu’elle était, ou du moins telle qu’elle apparaissait à ses intimes. C’est le comte Ivan Ivanovitch Schouvalof[1] qui a fourni à la comtesse quelques souvenirs intimes que Catherine elle-même avait confiés à ce favori.
« La postérité juge et jugera Catherine avec toutes les passions des hommes. La nouvelle philosophie[2], dont malheureusement elle fut atteinte, et qui fut le principe de ses défauts, couvre comme d’un voile épais ses grandes et belles qualités. Il paraît juste de remonter à son aurore avant de la condamner, afin de ne pas étouffer la renommée de sa gloire et de son ineffable bonté.
« L’impératrice fut élevée à la cour du prince, son père, le prince d’Anhalt, par une gouvernante ignorante et de basse condition, qui sut à peine lui apprendre à lire. Ses païens ne s’occupaient ni de ses principes, ni de son éducation. Elle fut amenée en Russie à L’âge de seize ans, belle, remplie de grâces naturelles, de génie, d’âme et d’esprit, avec le désir de plaire et de s’instruire. On la maria au duc de Holstein, alors grand-duc et destiné à succéder à l’impératrice Elisabeth, sa tante. Il était laid, faible de caractère, petit, minutieux, ivrogne et débauché. La cour d’Elisabeth n’offrait que le tableau de la débauche, dont elle donnait l’exemple. Le feld-maréchal comte Munich, homme d’esprit, fut le premier à deviner Catherine ; il l’engagea à s’instruire. Cette proposition fut acceptée avec empressement. Le maréchal lui donna pour première lecture le Dictionnaire de Bayle, ouvrage empoisonné, dangereux et séduisant, surtout pour celle qui n’eut jamais aucune idée de la vérité divine qui terrasse le mensonge. Catherine lut cet ouvrage trois fois de suite dans l’espace de quelques mois. C’est ainsi que son imagination enflammée l’amena à se mettre en rapport avec les sophistes de l’époque.
« Ce fut dans ces dispositions que Catherine devint la femme d’un prince dont la plus haute ambition était de devenir caporal au service du roi de Prusse. Empereur, Pierre imposa à la Russie le joug de sa faiblesse. Catherine en souffrait ; ses idées, grandes et nobles, semblaient franchir les obstacles qui s’opposaient à son éducation. La nation était révoltée de la dépravation de Pierre III et du mépris qu’il témoignait à ses sujets. Une révolution générale était sur le point d’éclater, on demandait une régence. L’impératrice, qui avait déjà un fils de dix ans (depuis Paul Ier), se décida à renvoyer son époux dans le Holstein. Le prince Orlof et son frère, le comte Alexis, qui jouissaient alors des faveurs de l’impératrice, furent chargés de le faire partir. On prépara à cet effet plusieurs bâtimens à Cronstadt. On était résolu d’embarquer Pierre III avec les bataillons qu’il avait fait venir du Holstein. Il devait coucher à Ropcha, près d’Oranienbaum, la veille de son départ. Je n’entre pas dans les détails du tragique événement qui suivit. On n’en a que trop parlé et trop souvent méconnu le principe ; mais je dois à la vérité de rapporter ici le témoignage authentique que je tiens du ministre comte Panine.
« Ce témoin mérite d’autant plus de créance qu’on sait qu’il n’était guère personnellement attaché à l’impératrice. Ayant dirigé l’éducation de Paul Ier, il avait espéré de tenir les rênes du gouvernement sous la régence d’une femme et s’était vu trompé dans son attente. L’énergie avec laquelle Catherine s’empara du pouvoir coupa court aux projets ambitieux de Panine, qui toute sa vie en garda rancune à Sa Majesté. Un soir que nous étions chez lui, entouré de ses parens et de ses amis, il nous raconta beaucoup d’anecdotes intéressantes et arriva insensiblement à l’assassinat de Pierre III. — J’étais, dit-il, dans le cabinet de l’impératrice lorsque le prince Orlof vint lui annoncer que tout était fini. Elle était debout au milieu de la chambre. Ce mot fini la frappa. — Il est parti ? répliqua-t-elle d’abord ; mais après avoir appris la triste vérité, elle tomba raide évanouie. Elle eut d’affreuses convulsions qui firent craindre un instant pour sa vie. Revenue de ce pénible état, elle versa les larmes les plus amères. — Ma gloire est perdue ! répétait-elle ; jamais la postérité ne me pardonnera ce crime involontaire. — La faveur avait étouffé, dans l’esprit des Orlof, tout autre sentiment que celui d’une ambition démesurée. En faisant disparaître l’empereur, le prince Orlof s’était imaginé qu’il le remplacerait et que l’impératrice le couronnerait. Il se trompa.
« Douée d’un grand caractère et d’une volonté de fer, Catherine, cependant, ne dédaignait pas les bons, conseils et savait se plier aux circonstances. Voici une anecdote qui lui fait le plus grand honneur et que je tiens du comte Pierre Panine lui-même.
« L’impératrice avait composé un code de lois et avait chargé les sénateurs de l’examiner. Elle assistait encore aux séances du sénat à cette époque. L’examen de son ouvrage avait occupé plusieurs séances. Elle vint demander le résultat de ces délibérations. Tous les sénateurs approuvèrent ce travail. Panine seul garda le silence. L’impératrice lui demanda sa pensée. — Faut-il répondre à Votre Majesté en sujet fidèle ou en courtisan ? demanda-t-il. — Comme le premier, sans aucun doute. — Le comte ayant témoigné le désir de parler en particulier à Sa Majesté, elle s’éloigna des personnes qui l’entouraient, prit le cahier et lui permit d’effacer sans aucun scrupule ce qu’il ne trouvait pas convenable. Panine effaça tout. L’impératrice déchira son ouvrage, le remit sur la table et dit aux sénateurs : — Messieurs, le comte Panine vient de me donner la preuve la plus éclatante de sa fidélité.
« Infatigable dans les soins qu’elle donnait à son empire, l’impératrice était ambitieuse, mais elle a couvert la Russie de gloire. Sa sollicitude maternelle s’étendait jusqu’au moindre individu, l’intérêt du dernier de ses sujets touchait son âme. Nul n’était plus imposant que l’impératrice dans les momens de représentation, personne n’était plus aimable et indulgent dans son intimité. A peine paraissait-elle, que toute crainte faisait place au plus tendre respect. Tout le monde se disait : « Je la vois, je suis heureux, c’est mon appui, c’est ma mère. » Avant de s’établir à sa table de jeu, elle promenait ses yeux autour du salon pour voir si chacun avait ce qu’il lui fallait. Elle poussait l’attention jusqu’à faire baisser un store, si le soleil dérangeait quelqu’un. Sa partie de boston se composait de l’aide-de-camp général du jour, du comte Strogonof et de M. Stercof, un vieux chambellan qu’elle aimait beaucoup. Le grand chambellan comte Schouvalof en était souvent, y assistait du moins ainsi que Platon Zoubof. La soirée durait jusqu’à neuf heures ou neuf heures et demie.
« Un soir Stercof, qui était mauvais joueur, s’impatienta de ce que l’impératrice lui avait fait manquer un coup. Il jeta les cartes sur la table, et Sa Majesté fut blessée de ses manières. Elle ne dit rien, mais cessa le jeu, se leva et prit congé de nous. Stercof demeura anéanti. Le lendemain était un dimanche, il y avait ordinairement ce jour-là grand couvert pour tous les membres de l’administration. Le grand-duc Paul et la grande-duchesse Marie y assistaient ordinairement arrivant de Pavlovsky, château situé dans le voisinage de Tsarsko-Sélo. Quand ils ne venaient pas, l’impératrice dînait sous la colonnade (galerie vitrée) et le maréchal de la cour, le prince Bariatinsky, nommait après la messe les personnes qui devaient avoir l’honneur de dîner avec Sa Majesté. J’avais été conviée ce jour-là. Stercof, qui avait ses petites entrées, se tenait dans un coin, malheureux au possible de la scène de la veille. Il n’osait presque pas lever les yeux sur celui qui devait prononcer son arrêt. Quelle fut sa surprise quand il entendit son nom. Il ne marchait pas, il courait. Nous arrivons à la colonnade. Sa Majesté se leva, vint prenne Stercof par le bras, lui fit faire le tour de la colonnade sans dire un mot. Revenu à l’endroit où elle l’avait pris, elle lui dit en russe : « N’avez-vous pas honte d’avoir pu imaginer que je vous bouderais ? Avez-vous donc oublié qu’entre amis les querelles n’ont jamais de suite ? » Jamais je n’ai vu un homme dans l’état de ce vieillard. Il fondit en larmes et répéta sans cesse : « O ma mère ! comment te parler ? comment répondre à tant de bonté ? On voudrait sans cesse mourir pour toi… » L’impératrice avait le don d’ennoblir tout ce qui l’approchait, elle donnait de l’esprit à tout le monde. L’homme le plus inepte cessait de l’être auprès d’elle. On la quittait toujours content de soi-même, puisqu’elle se mettait à la portée de chacun et n’embarrassait personne…
« Je fus témoin d’une scène que je n’oublierai jamais et qui me donna la mesure de la magie de l’impératrice. On venait de prendre Varsovie et de conclure le dernier partage de la Pologne. Une députation polonaise devait être présentée à Sa Majesté à Tsarsko-Sélo. Nous attendions tous l’impératrice dans le salon. L’air goguenard et irrité des Polonais frappait tout le monde. Sa Majesté parut. Son air de grandeur et de bienveillance leur en imposa, et toutes les têtes se courbèrent. Elle avança de deux pas, on lui présenta ces messieurs qui tous se mirent à genoux pour lui baiser la main. La soumission était peinte sur tous les visages. Quand l’impératrice leur adressa la parole, ils furent ravis. Au bout d’un quart d’heure elle se retira. Les Polonais en perdirent la tête, ils s’en allèrent en criant : « Non, ce n’est pas une femme ! c’est une sirène, une magicienne, on ne saurait lui résister ! »
Pour compléter ce portrait, nous reproduisons les anecdotes que la comtesse *** nous a conservées sur le voyage en Tauride.
À peine Potemkin avait-il battu les Turcs, pris leurs forteresses et soumis les Tartares, qu’il voulut faire valoir sa conquête et montrer la Tauride, comme on appelait alors la Crimée, à sa souveraine. Ce célèbre voyage, que l’impératrice entreprit en 1787 dans la vingt-cinquième année de son règne, fut un événement dont l’Europe parla. Catherine non-seulement s’était entourée des représentans des grandes puissances, la Prusse exceptée, mais elle avait donné rendez-vous à l’empereur Joseph II, qui, voyageant sous le nom du comte de Falkenstein, rejoignit l’impératrice à Kaïdaki. Ce voyage fut un triomphe, des ovations frénétiques témoignèrent partout de l’immense popularité dont jouissait Catherine. Potemkin n’avait rien épargné pour jeter le plus grand éclat sur cette marche triomphale. Il fit voir les étoiles en plein midi à cette illustre compagnie, décora les steppes incultes de villages en carton, fit élever des palais en bois qu’il orna de magnifiques étoiles de tapis d’Orient, de vases et de bibelots dont il avait dépouillé les Turcs, organisa des bals et des festins et réussit à éblouir tout le monde, avant tout l’impératrice elle-même. Malgré toutes ces fatigues, elle trouva le temps de décrire, avec cette verve dont elle possédait le secret, les incidens de ce voyage à Grimm, son fidèle souffre-douleur, comme elle l’appelait. Les madrigaux qu’on lui adressait, les croquis que « l’habit rouge, » le comte de Schouvalof, faisait d’elle, les conversations avec Joseph II, les mots du prince de Ligne, rien ne fut oublié dans cette correspondance. Nous n’en extrayons que quelques passages pour donner une idée de cette fantasmagorie qui dura des mois et qui coûta des millions.
L’impératrice écrit de Kherson le 15 mai :
Le sept de ce mois, j’appris sur ma galera, au-delà de Kaïdaki, que M. le comte de Falkenstein (l’empereur Joseph II) courait à moi à toute bride ; aussitôt je m’en fus à terre pour courir aussi au-devant de lui, et nous courûmes si bien que nous nous rencontrâmes au milieu des champs nez à nez ; la première parole qu’il me dit fut que voilà tous les politiques bien attrapés : personne ne verra notre rencontre ; lui, il était avec son ambassadeur, et moi avec le prince de Ligne, l’habit rouge, et la comtesse Branicka. Les majestés, réunies dans les mêmes voitures, coururent d’une traite trente verstes à Kaïdaki ; mais, ayant couru tout seuls par les champs, lui, comptant sur mon dîner, moi, sur celui du maréchal prince Potemkin ; et celui-ci s’étant avisé de jeûner pour gagner du temps et préparer une érection d’une nouvelle ville, nous trouvâmes bien le prince Potemkin revenu de son expédition, mais point de dîner ; mais comme on est expéditif dans le besoin, le prince Potemkin s’avisa de devenir lui-même chef de cuisine, le prince de Nassau marmiton, le grand général Branicki pâtissier, et voilà que, depuis le couronnement des deux majestés, elles n’avaient jamais été aussi grandement et aussi mal servies ; malgré cela, on mangea, on rit et on se contenta d’un dîner tant bon que mauvais. Le lendemain, on dîna mieux, et le surlendemain on s’en alla à Yêkateri-nograd…………..
A Baktiobi-saraï, ancienne résidence des khans, et dans leur maison, où toute la pacotille des deux Impériales Majestés est logée, ce 21 mai 1787. Nous avons passé les lignes de Pérécop avant-hier, et hier, vers les six heures de l’après-dîner, nous sommes arrivés ici tous bien portans et fort gais ; pendant tout le chemin, nous avons été escortés par des Tartares, et à quelques verstes d’ici, nous avons trouvé tout ce qu’il y a de mieux en Tauride à cheval. C’était un superbe coup d’œil : ainsi précédés, entourés et suivis dans un carrosse ouvert, qui contenait huit personnes, nous sommes entrés à Baktchi-saraï, et nous sommes descendus tout droit dans la maison des khans ; là, nous sommes logés entre les minarets et les mosquées, où l’on crie, prie, chante et se tourne sur un pied cinq fois dans les vingt-quatre heures. Nous entendons tout cela de nos fenêtres, et, comme c’est la fête de Constantin et d’Hélène aujourd’hui, nous entendrons la messe dans une cour où l’on a dressé une tente à cet effet. Ah ! le singulier spectacle que ce séjour dans cet endroit ! Qui ? Où ? Le prince de Ligne dit que ce n’est pas un voyage, mais des fêtes continuelles et variées d’une façon comme on n’en voit ni peut voir nulle part. Il est flatteur, ce prince de Ligne, dira-t-on ; mais peut-être n’a-t-il pas tort.
Demain, nous partons d’ici pour Sévastopol.
Revenu à Saint-Pétersbourg, le comte Schouvalof et les ambassadeurs donnèrent à la comtesse *** quelques détails que l’on ne trouve pas dans les lettres de l’impératrice et que nous reproduisons :
« Le voyage que l’impératrice fit en 1787 en Crimée fut très remarquable. M. Fitz-Herbert, plus tard lord St. Helens, ministre d’Angleterre, M. de Ségur, ministre de France, le comte Louis de Cobentzel, ambassadeur d’Allemagne, le comte de Schouvalof, les comtesses de Protasof et Branicka, accompagnèrent Sa Majesté. Le prince Potemkin, qui la précédait, lui avait préparé une escorte nombreuse. Elle la refusa. L’empereur Joseph, qui vint la rejoindre, parut plus qu’étonné de ce manque de précautions. L’impératrice ne répondit rien à la remarque qu’il lui en fit, mais l’événement justifia sa conduite. Les Tartares, ses nouveaux sujets, la reçurent avec enthousiasme. Un jour que la voiture de Sa Majesté se trouvait sur une montagne fort escarpée, les chevaux prirent le mors aux dents ; elle allait être renversée quand les habitans, accourus des villages voisins pour voir leur souveraine, se jetèrent sur les chevaux et parvinrent à les arrêter. Plusieurs personnes furent tuées, d’autres blessées, mais l’air ne retentissait que des cris de joie. — Je vois bien, s’écria Joseph II, que vous n’avez pas besoin d’escorte.
« Les ministres étrangers furent enthousiasmés de ce voyage. Le comte de Cobentzel me raconta, entre autres choses, l’anecdote suivante : L’impératrice voyageait dans une voiture à six places. L’empereur, son ambassadeur et le comte Schouvalof s’y trouvaient toujours. Les ministres et les deux dames étaient admis à tour de rôle. L’impératrice avait une très belle pelisse en velours. Le comte de Cobentzel lui en fit compliment. « C’est un de mes valets de chambre, répondit-elle, qui est chargé de cette partie de ma garde-robe ; il est trop imbécile pour tout autre emploi. » Le comte de Ségur, qui, distrait, n’avait entendu que l’éloge de la pelisse, s’empressa de dire : « Tel maître, tel valet. » Cet à-propos fut salué d’éclats de rire.
« Ce même jour, à dîner, le comte de Cobentzel se trouvant, comme toujours, à côté de l’impératrice, celle-ci lui dit, en plaisantant, qu’il devait être fatigué de se trouver toujours à côté d’elle, a On ne choisit pas ses voisins, » répliqua l’ambassadeur. Cette seconde distraction fut accueillie avec la même gaîté que la première.
« Après le souper, Sa Majesté ayant raconté une anecdote, lord St. Helens, qui était sorti pour un moment, rentra lorsqu’elle finissait de parler. Les autres ministres lui témoignèrent leurs regrets du plaisir dont il avait été privé. L’impératrice proposa de recommencer ; mais à peine en était-elle à la moitié de son récit, que lord St. Helens s’endormit profondément. « Il ne manquait plus que cela, messieurs, leur dit-elle, pour compléter votre obligeance ; je suis entièrement satisfaite. »
On sait que ce voyage eut des conséquences fâcheuses pour l’Autriche. La charmeuse moscovite avait tellement ensorcelé Joseph II, qu’il conclut une alliance avec la tsarine, dont le but était le partage de la Turquie. Mollement soutenues par Potemkin, les armées autrichiennes firent une campagne désastreuse, perdant par les maladies plus d’hommes que par l’ennemi. Généralement désapprouvée, cette guerre désastreuse abrégea les jours de Joseph II, qui mourut en 1790, en laissant à son frère Léopold le soin de sauver l’empire. La Russie aussi renonça à ses projets ambitieux après la mort de Potemkin (1791) et se contenta des succès dus à l’épée de Souvarof.
Les mémoires de la comtesse *** ne jetant pas un jour nouveau sur les événemens qui suivirent, sur le troisième partage de la Pologne, sur les guerres contre la république française et la paix de Bâle, nous passons sous silence ces événemens bien connus. Nous ne nous arrêterons qu’à la dernière négociation politique que Catherine dirigea en personne.
Pendant les derniers mois de sa vie, Catherine, entre la guerre qu’elle poursuivait sur les bords de la mer Caspienne et celle qu’elle préparait contre la république française, travaillait, comme on sait, au mariage de sa petite-fille, la grande-duchesse Alexandrine, qui devait épouser le jeune roi de Suède Gustave IV. Ce prince, encore mineur, vint à Pétersbourg le 13 août 1796. Il était accompagné de son oncle, le duc de Sudermanie, alors régent, le même qui, en 1809, monta sur le trône et prit le nom de Charles XIII. Les lettres de l’impératrice à Grimm prouvent combien ce projet lui tenait à cœur.
Le 18 août, Catherine écrivait :
M. le souffre-douleur verra, par l’expédition que lui porte le courrier de ce jour, ce qui lui est arrivé de bien ou de mal : c’est selon qu’il lui plaira de trouver la chose à son goût.
Nous autres, nous n’avons pas infiniment de temps de reste pour faire dans ce moment de longues pancartes ; car, depuis le 13 de ce mois, nous sommes à faire les honneurs de chez nous aux comtes de Haga (Gustave IV) et de Wasa (duc de Sudermanie), avec une suite immense de plus de cent quarante personnes, depuis les maîtres jusqu’aux domestiques. Ils arrivèrent le susdit 13 au soir… Le 15 d’août, à six heures du soir, MM. les comtes vinrent à l’Ermitage, où, dans un quart d’heure, ils firent la connaissance de tout le monde. Le comte de Haga s’est attiré non-seulement l’approbation, mais même l’affection de tout le monde d’emblée ; ceci encore, notez cela, n’est jamais arrivé chez nous qu’à lui. C’est une figure très distinguée ; il est majestueux et doux ; physionomie charmante où l’esprit et l’agrément sont peints ; c’est un bien précieux jeune homme, et assurément, dans l’Europe présentement, aucun trône ne peut se vanter de rien de pareil en espérance. Il a le cœur bon et est d’une politesse extrême, à laquelle il joint une prudence et une mesure au-dessus de son âge ; en un mot, il est charmant, je vous le répète… Portez-vous bien ; pour moi, je suis leste comme un oiseau.
Ce 30 août 1796.
Je commence cette lettre par vous dire qu’étant, depuis le 15 d’août, dans les têtes continuelles depuis le matin jusqu’au soir, et du soir au matin, à cause du séjour du roi de Suède, et occupée avec cela de trois ou quatre affaires de la plus haute importance, il m’a été impossible de répondre encore à vos numéros 21 et 22, quoique ceux-ci soient très importans aussi ; mais il n’y a que vingt-quatre heures dans la journée. Tout le monde raffole du jeune roi, grande et petits… Un des principaux matadors de la suite du roi, questionné par quelqu’un si la demoiselle plaisait au comte de Haga, répondit brusquement : « Il faudrait qu’il eût le diable au corps si elle ne lui plaisait pas. »
Ce 5 septembre 1796.
C’est aujourd’hui la fête de sainte Elisabeth, dont l’épouse de M. Alexandre porte le nom ; il y aura messe, puis dîner chez ledit M. Alexandre, et le soir grand bal. Je vous assure qu’il me paraît que le meilleur de mes contemporains, dans ce moment, et celui qui promet le plus, c’est le jeune roi de Suède : il ne lui manque que plus d’expérience et de meilleures têtes autour de lui…
On le voit, le jeune roi de Suède avait fait la conquête de l’impératrice, qui avait suivi toutes les phases de ce roman préparé de longue main avec une sollicitude maternelle. On comprendra mieux maintenant l’effet que dut produire le dénouaient que la comtesse *** va nous raconter, puisque Catherine se garda bien de s’en vanter à Grimm.
«… Les jours semblaient voler pour moi, j’éprouvai plus de peine que jamais en quittant Tsarsko-Sélo. Je sentais au fond de mon cœur une voix qui me disait : « C’est le dernier été que tu y as passé. »
« On rentra en ville, on parla hautement de l’arrivée du roi de Suède, on se prépara à des fêtes et à des réjouissances qui se changèrent en tombes et en pleurs.
« Le roi arriva peu de temps après que la cour fut rentrée en ville. Il avait pris le nom de comte de Haga et logeait chez le baron de Steding, son ambassadeur. Sa première entrevue avec l’impératrice fut très intéressante. Elle le trouva tel qu’elle avait désiré de le trouver. Nous fûmes présentés au roi à l’Ermitage. L’entrée de Leurs Majestés dans le salon fût remarquable. Elles se tenaient par la main. La dignité et l’air noble de l’impératrice ne firent aucun tort à la bonne tenue que le jeune roi sut conserver. Son habit noir suédois, ses cheveux tombant sur ses épaules ajoutaient à sa noblesse un air chevaleresque. Tout le monde fut frappé de ce spectacle.
« Le duc de Sudermanie, oncle du roi, n’était rien moins qu’imposant. Il est haut comme la jambe, il a les yeux un peu louches et rians, une bouche en cœur, un petit ventre pointu et tout de côté, et des jambes comme des cure-dents. Ses mouvemens sont prompts et agités. Il me prit en gré et me faisait une cour assidue partout où je le rencontrais. L’impératrice s’en amusait beaucoup. Un soir, à l’Ermitage, il me conta fleurette plus qu’à l’ordinaire. Sa Majesté m’appela près d’elle et me dit en riant : « Vous connaissez le proverbe, il ne faut croire qu’à la moitié de ce qu’on dit ; mais avec votre amoureux, ne croyez qu’au quart. »
« La cour était au palais de la Tauride. Pour varier les soirées, on donna un petit bal, composé des personnes de la société de l’Ermitage. Nous nous rassemblâmes dans le salon, l’impératrice parut et vint s’asseoir à côté de moi ; nous causâmes quelque temps. On attendait le roi pour ouvrir le bal. « Je crois, me dit Sa Majesté, qu’il vaut mieux commencer la danse quand le roi arrivera, il sera moins embarrassé de trouver tout en mouvement, au lieu de ce cercle qui a l’air d’attendre son entrée. Je vais dire qu’on joue la Polonaise. — Ordonnez-vous que je le dise, madame ? lui demandai-je. — Non, répondit-elle, je vais faire signe au page de chambre. » Elle fit un signe de la main, que le page ne vit pas, et que le vice-chancelier, comte Ostermann, prit pour lui. Le vieillard accourut aussi vite qu’il put avec sa longue canne vers l’impératrice, qui se leva, le conduisit à la fenêtre et lui parla très sérieusement pendant environ cinq minutes. Elle revint ensuite à moi en me demandant si j’étais contente d’elle. « Je voudrais, lui dis-je, que toutes les dames de Pétersbourg vinssent prendre des leçons de Votre Majesté sur la manière de faire les honneurs de leur maison avec tant de délicatesse. — Mais comment voulez-vous que je fisse autrement ? reprit-elle, j’aurais affligé ce pauvre vieux en lui découvrant sa méprise. Au lieu de cela, en lui parlant de la pluie et du beau temps, je lui ai persuadé que je l’avais réellement appelé. Il est content, vous êtes contente, et moi aussi par conséquent. »
« Le roi parut ; l’impératrice fut affable et pleine d’attentions pour lui, mais elle conserva toute sa dignité. Leurs Majestés s’examinèrent et tâchèrent mutuellement de se pénétrer. Quelques jours après, le roi parla de son projet d’alliance. L’impératrice répondit avec réserve. Elle tenait à se ménager les moyens d’arrêter les articles principaux du contrat de mariage avant de se prononcer définitivement. Les pourparlers et les discussions se succédèrent, les allées et venues des ministres se multiplièrent en excitant la curiosité de la cour et de la ville.
« Il y eut un bal paré dans la grande galerie du palais d’hiver. Le roi était soucieux, n’étant pas encore informé des dispositions de la grande-duchesse Alexandrine. Le surlendemain, pendant une grande fête au palais de la Tauride, j’étais assise près de l’impératrice, le roi se tenait debout devant nous. La princesse Radziwill apporta à Sa Majesté un médaillon en cire représentant le roi de Suède. « Il est bien ressemblant, dit l’impératrice, mais M. le comte de Haga y paraît triste. » Le roi répondit avec vivacité : « C’est qu’hier j’étais encore bien malheureux. » Or la réponse favorable de la grande-duchesse ne lui avait été annoncée que le matin même.
« Après que la cour se fut installée au palais d’hiver, ordre fut donné d’arranger des fêtes et des bals en ville. Ce fut le procureur-général comte Samoylof qui inaugura ces festins. Le temps était encore beau. Plusieurs seigneurs russes et suédois attendaient sur le balcon l’arrivée de l’impératrice. Quand sa voiture parut, on vit un météore s’élever et disparaître au-dessus de la forteresse. Ce phénomène donna lieu à des conjectures superstitieuses. Après les premières danses, l’impératrice se retira avec le roi dans un petit salon et eut avec ce dernier sa première conférence relative au mariage. Elle lui remit un papier en le priant de le lire chez lui.
« Le comte de Stroganof aussi donna un bal que l’impératrice honora de sa présence. La négociation du mariage marchait au mieux, ce qui rendait Sa Majesté très gaie et encore plus aimable qu’à l’ordinaire. Elle m’ordonna de me placer en face des amoureux pendant le souper. Après que nous nous étions levés de table, l’impératrice me questionna et m’ordonna de lui faire part de mes observations. « La grande-duchesse, lui dis-je en riant, est tout à fait pervertie, le roi ne mange ni ne boit et se rassasie uniquement des yeux. » Ces folies amusèrent l’impératrice.
« Elle assista également à un bal donné par le comte de Cobentzel, ambassadeur d’Autriche, et à une fête qui eut lieu à la campagne du vice-chancelier, comte Ostermann. »
Pour expliquer la marche de la négociation, la comtesse*** interrompt ici son récit, afin d’insérer des pièces de la plus haute importance. Elle les copie sur les originaux de la main même de l’impératrice et de celle du roi de Suède en ajoutant que ces documens lui avaient été confiés après la mort de Catherine. Pour bien comprendre la valeur historique de ces pièces inédites, nous remarquerons qu’on y voit l’impératrice à l’œuvre. Le but qu’elle poursuivait ne saurait échapper à personne. Elle voulait d’abord établir sa petite-fille et lui assurer une couronne, mais ce que ce grand diplomate en jupons avait surtout en vue, c’était d’assurer à la Russie une influence prédominante à Stockholm. Si Catherine avait réussi, il est assez probable que l’histoire moderne eût pris dans le Nord une toute autre tournure. Protégé par la Russie, le malheureux Gustave IV n’eût probablement pas perdu la Poméranie, la Finlande et sa couronne, et Bernadotte, le seul lieutenant de Napoléon qui fonda une dynastie, n’eût jamais été roi de Suède. D’autre part, la grande-duchesse Alexandrine, qui évidemment aimait le jeune roi, eût été vraisemblablement plus heureuse qu’elle ne le fut en épousant plus tard l’archiduc Joseph., palatin de Hongrie. Quoi qu’il en soit, le mémoire que Catherine traça de sa propre main fixera l’attention de l’historien, puisqu’il y devinera l’art consommé et le talent hors ligne que Catherine a déployé dans toutes les négociations politiques de son long règne.
Nous donnons ce mémoire in extenso avec ses annexes en priant le lecteur de se rappeler que c’est Catherine elle-même qui parle :
« Le 24 d’août, le roi de Suède, avec moi sur un banc, dans le jardin Taurique, me demanda Alexandrine. Je lui dis qu’il ne pouvait me la demander, ni moi l’écouter, parce quïl avait des engagemens avec la princesse de Mecklembourg. Il m’assura qu’ils ‘étaient rompus. Je lui dis que j’y penserais. Il me pria de sonder si ma petite-fille n’aurait pas de la répugnance pour lui, ce que je promis bien de faire et lui dis qu’au bout de trois jours je lui donnerais ma réponse. Effectivement au bout de trois jours, après avoir parlé à père, mère et, à la demoiselle, au bal du comte de Stroganof, je dis au comte de Haga que je consentirais à son mariage, à deux conditions. La première, que les engagemens mecklembourgeois fussent finalement arrangés, la seconde que ma petite-fille Alexandrine restât dans la religion dans laquelle elle est née et élevée. Sur la première, il dit que ceci ne souffrait aucun doute ; pour la seconde, il fit tout au monde pour me persuader que c’était impossible, et nous nous séparâmes, chacun restant de son avis. Ce premier entêtement dura dix jours, et toutes les Excellences suédoises n’étaient pas de l’avis du roi. Enfin, je ne sais comment ils parvinrent à le persuader. Au bal de l’ambassadeur, il vint me dire que l’on avait levé tous les scrupules qui s’étaient élevés dans son esprit au sujet de la religion. Voilà donc que tout paraissait arrangé ! En attendant j’avais dressé l’écrit numéro 1, et, comme je l’avais en poche, je le lui remis et lui dis : « Je vous prie de lire avec attention cet écrit, il vous confirmera dans les bonnes dispositions dans lesquelles je vous trouve. » N° 1. — Conviendrez-vous, mon cher frère, avec moi, qu’il est non-seulement die l’intérêt de votre royaume, mais même de votre intérêt personnel, de contracter le mariage que vous m’avez dit désirer ?
Si Votre Majesté en convient et en est persuadée, pourquoi faut-il que la religion lasse naître les difficultés à ses désirs ? Qu’elle me permette de lui dire que les évêques même ne trouveront rien à redire à ses volontés et se montreront empressés à lever tout scrupule à cet égard.
L’oncle de Votre Majesté, ses ministres et tous ceux qui par leurs longs services, leur attachement et leur fidélité pour sa personne ont le plus le droit d’en être crus, se réunissent à ne trouver dans cet article rien de contraire à sa conscience, ni à la tranquillité de son règne.
Vos peuples, loin de blâmer votre choix, y applaudiront avec transport et ils continueront à vous bénir et à vous adorer parce qu’ils vous devront un gage assuré de leur prospérité et de leur tranquillité publique et particulière.
Ce même choix, j’ose le dire, prouvera la bonté de votre jugement et de votre discernement et contribuera à augmenter les suffrages de votre nation.
En vous accordant la main de ma petite-fille, j’ai l’intime conviction que je vous fais le plus précieux don qu’il soit en mon pouvoir de vous faire et qui puisse le mieux vous convaincre de la vérité et de l’étendue de ma tendresse et de mon amitié pour vous. Mais au nom de Dieu, ne troublez point son bonheur et le vôtre en y mêlant des objets tout à fait étrangers, et sur lesquels il sera sage que vous imposiez un profond silence à vous-même et aux autres, sans quoi vous ouvrirez la porte à des chagrins, à des intrigues et à des clabaudages sans fin.
A la tendresse maternelle que vous me connaissez pour ma petite-fille, vous pouvez juger de ma sollicitude pour son bonheur. Je ne puis ne pas sentir qu’il deviendra inséparable du vôtre, aussitôt qu’elle vous sera unie par les liens du mariage. Pourrai-je jamais consentir à les former si j’y voyais le moindre sujet de danger ou d’inconvénient pour Votre Majesté, et si je n’y voyais pas au contraire tout ce qui peut assurer votre bonheur et celui de ma petite-fille ?
A tant d’autorités réunies qui doivent influer sur la décision de Votre Majesté, j’en ajouterai une dont le poids a plus de droit à sa considération. Le projet de ce mariage a été conçu et nourri par le feu roi son père, de glorieuse mémoire. Je ne citerai sur ce fait avéré ni les témoins de votre nation ni ceux de la mienne, quoiqu’il y en ait quantité, mais je nommerai les princes français et les gentilshommes de leur suite dont le témoignage est d’autant moins suspect qu’ils sont tout à fait neutres dans cette affaire. En se trouvant à Spa avec le feu roi, ils l’ont entendu s’entretenir souvent de ce projet, comme l’un de ceux qui paraissaient lui tenir le plus à cœur et dont l’accomplissement pouvait le mieux cimenter la bonne harmonie et la bonne intelligence entre les deux maisons et les deux États.
Or, si ce projet est la conception du feu roi votre père, comment ce prince aussi éclairé que rempli de tendresse pour son fils aurait-il pu imaginer ce qui tôt ou tard aurait pu nuire à Votre Majesté dans l’esprit de son peuple ou lui aliéner l’affection de ses sujets ? Que ce même projet fût l’effet d’une longue et profonde méditation de son esprit, toutes ses actions ne le prouvent que trop. À peine eut-il raffermi l’autorité dans ses mains, qu’il fit porter à la diète la loi solennelle d’une tolérance universelle de toute religion, de manière à dissiper à jamais, à cet égard, toutes ces obscurités enfantées par les siècles de fanatisme et d’ignorance, et qu’il ne serait ni sage ni glorieux de renouveler dans le temps présent. À la diète de Gèfle, il mit ses desseins encore plus à découvert en libellant et en décidant avec les plus affidés de ses sujets que, dans le mariage de son fils et de son successeur, la considération de la splendeur de la maison à laquelle il s’allierait devait l’emporter sur tout autre, que la différence de religion n’y porterait aucun obstacle.
Rapporterai-je ici une anecdote de cette même diète de Gèfle qui est parvenue à ma connaissance et que tout le monde certifiera à Votre Majesté ? Lorsqu’il a été question de fixer une contribution à ses sujets à l’époque de son mariage, on avait mis dans l’acte rédigé à cet égard : lors du mariage du prince royal avec une princesse luthérienne. Les évêques, faisant lire le projet de cet acte, y firent effacer de leur propre mouvement les mots : avec une princesse luthérienne.
Daignez enfin vous fier à l’expérience de trente ans de règne, pendant lesquels j’ai réussi dans la plupart de mes entreprises. C’est cette expérience jointe à l’amitié la plus sincère qui ose vous donner un conseil vrai et droit sans aucune autre vue que de vous faire jouir d’un avenir heureux.
Voici mon dernier mot :
Il ne convient point à une princesse de Russie de changer de religion.
La fille de l’empereur Pierre Ier épousa le duc Charles-Frédéric de Holstein, fils de la sœur aînée du roi Charles XII. Elle ne changea pas de religion pour cela. Les droits de son fils à la succession du royaume de Suède n’en furent pas moins reconnus par les États, qui lui envoyèrent une ambassade solennelle en Russie pour lui offrir la couronne. Mais l’impératrice Élisabeth avait déjà déclaré le fils de sa sœur grand-duc de Russie et son héritier présomptif. On convint donc par les préliminaires du traité d’Abo que le grand-père de Votre Majesté serait élu pour successeur au trône de Suède, ce qui fut exécuté. Ce sont donc deux princesses de Russie qui portèrent sur le trône la ligne dont Votre Majesté est descendue et qui ouvrirent aux qualités brillantes qu’elle annonce la carrière d’un règne qui ne sera jamais trop prospère et trop beau au gré de mes vœux.
Qu’elle me permette d’ajouter avec franchise qu’il est indispensablement nécessaire que Votre Majesté se mette au-dessus des entraves et des scrupules que toutes sortes de raisons se réunissent pour écarter, et qui ne pourraient que nuire à son bonheur et à celui de son royaume.
— Je ferai plus ; mon amitié personnelle pour elle, qui ne s’est point démentie dès sa naissance, lui représentera que le temps presse et que, si elle ne se détermine pas dans ces momens si précieux à mon cœur, où elle se trouve ici, la chose pourra manquer totalement par mille empêchemens qui se présenteront de nouveau dès qu’elle sera partie, et que, si d’un autre côté, malgré les raisons solides et irréfragables qui lui ont été alléguées tant par moi que par tous ceux qui méritent le plus sa confiance, la religion doit servir d’obstacle invincible aux engagemens qu’elle a paru désirer il y a huit jours, elle peut être persuadée que dès ce moment-là il ne sera jamais plus question de ce mariage, tout cher qu’il puisse être à ma tendresse, pour vous et pour ma petite-fille.
J’invite Votre Majesté à méditer avec attention tout ce que je viens de lui exposer, en priant Dieu, qui dirige les cœurs des rois, d’éclairer le sien et de lui inspirer une résolution conforme au bien de ses peuples et à son bonheur personnel.
« Le lendemain, au feu d’artifice, il me remercia de mon écrit, et me dit qu’il était seulement fâché que je ne connusse pas son cœur. Au bal, au palais Taurique, le roi de Suède lui-même proposa à maman (la grande-duchesse Marie, mère de la grande-duchesse Alexandrine) d’échanger les bagues et de faire les promesses (fiançailles). Elle me le dit. J’en parlai au régent et nous prîmes jour pour jeudi. On convint qu’à porte close cela se ferait selon le rite de l’église grecque.
« En attendant, le traité se réglait entre les ministres ; l’article sur le libre exercice de la religion en faisait partie. Il devait être avec le reste du traité signé ce jeudi. Quand on en fit la lecture entre les plénipotentiaires, il se trouva que cet article séparé n’y était pas. Les nôtres demandèrent aux Suédois ce qu’ils en avaient fait. Ils répondirent que le roi l’avait gardé chez lui pour m’en parler. On vint me faire rapport de cet incident. Il était cinq heures du soir, à six devaient se faire les promesses. J’envoyai tout de suite chez le roi pour savoir ce qu’il voulait me dire à ce sujet, parce qu’avant les promesses je ne le verrais pas et qu’après ce serait trop tard de reculer. Il me fit répondre de bouche, qu’il m’en parlerait. Nullement contente de cette réponse, pour raccourcir, je dictai au comte Marcot[3] le numéro 2, afin que, si le roi signait ce projet d’assurance, je pusse faire le soir les promesses. »
No 2. — Je promets solennellement de laisser à Son Altesse impériale Mme la grande-duchesse Alexandrine Paulowna, ma future épouse et reine de Suède, liberté entière de conscience et d’exercice de la religion dans laquelle elle est née et élevée, et je prie Votre Majesté impériale de regarder cette promesse comme l’acte le plus obligatoire que j’aie pu passer.
« Il était sept heures lorsque ce projet partit. A neuf heures, le comte Marcof revint avec le no 3, écrit de la main du roi et signé, où, au lieu des termes très clairs et nets que j’avais proposés, je n’en trouvais que de vagues et obscurs. Alors je fis dire que j’étais tombée malade. »
No 3. — Ayant déjà donné ma parole d’honneur à Sa Majesté impériale que Mme la grande-duchesse Alexandrine ne sera jamais gênée dans sa conscience en ce qui regarde la religion et Sa Majesté m’en ayant paru contente, je suis assuré qu’elle ne doute nullement que je connais assez les lois sacrées que cet engagement m’impose pour que tout autre écrit ne soit entièrement superflu.
(Signé) GUSTAVE-ADOLPHE.
Ce 11/22 septembre 1706.
« Le reste du temps qu’ils ont été ici s’est passé en allées et venues. Le régent a signé et ratifié le traité tel qu’il devait être. Le roi doit le ratifier en deux mois après sa majorité. Il a envoyé consulter son consistoire. »
Après avoir pris copie de ces autographes impériaux et royaux, la comtesse *** ajoute, pour terminer ce récit, quelques pages qui font deviner que Catherine, malgré la signature et la ratification du régent, duc de Sudermanie, ne se faisait pas la moindre illusion. L’affaire était manquée. Écoutons la comtesse *** :
« Le comte Marcof m’a dit que l’impératrice fut tellement affligée de la conduite du roi qu’à la seconde réponse on avait tant lieu de craindre un coup d’apoplexie.
« Le lendemain était un jour de fête. Un bal paré fut ordonné dans la galerie blanche. Le roi de Suède y parut triste et très embarrassé. L’impératrice avait une contenance parfaite et lui parla avec toute l’aisance et, la noblesse possibles. Le grand-duc Paul était furieux et jetait des yeux foudroyans au roi, qui partit quelques jours après. »
Quelque profonde que fût la mortification que l’échec de sa diplomatie personnelle lui avait fait éprouver, Catherine ne parla pas à Grimm du brusque départ du jeune roi de Suède. L’énergie indomptable de cette femme étonnante ne parut cependant pas abattue par cette déconvenue. Après un silence de six semaines, elle reprit la plume une dernière fois, et adressa à son souffre-douleur la lettre suivante, dans laquelle s’exhalent son mépris pour Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse, et la haine que lui inspiraient les républicains français. Cette lettre curieuse révèle les idées noires qui assombrissaient les derniers jours de cette altière souveraine.
Ce 20 d’octobre 1796.
J’ai reçu hier et avant-hier par Kolitchef et Jakovlef les lettres que vous m’avez adressées ; je n’ai pas le temps d’y répondre, parce que j’en ai reçu aussi d’Angleterre et de Perse, qui, quoique très satisfaisantes en tout point, ne laissent pas de donner de l’occupation. Le roi de Prusse arme ; qu’en pensez-vous ? Contre qui ? contre moi. Pour faire plaisir à qui ? Aux régicides, ses amis, sur lesquels il ne peut compter un moment. Il faut convenir qu’on compromet singulièrement l’honneur et la gloire de ce prince, en lui donnant d’aussi perfides conseils. L’honneur et la gloire n’ont qu’un chemin. J’ai pris la liberté de le lui proposer ; on va le rendre le très humble serviteur des scélérats arrogans, qui, au bout du compte, ne visent qu’à sa destruction. Si par ces arméniens on croit me détourner de la marche de mes troupes aux ordres du maréchal Souvarof, on se trompe très fort, car malgré cela je resterai ferrée de tous les côtés possibles, sans exception aucune. Je prêche et prêcherai cause commune à tous les rois contre les destructeurs des trônes et de la société, malgré tous les adhérens du misérable système contraire, et nous verrons qui prendra le dessus : la raison ou le déraisonnement des perfides partisans d’un système exécrable, qui par lui-même exclut et foule au pied tout sentiment de religion, d’honneur et de gloire. En voilà bien assez pour vous dire que j’ai reçu vos lettres. Adieu, portez-vous bien, je vous ai dit ce qui est venu se placer au bout de ma plume. Il est bon que vous sachiez ma manière de penser et d’envisager les choses.
La comtesse *** nous donne sur les derniers jours et la mort de Catherine un récit émouvant que nous copions textuellement :
« Il est dans la vie des pressentimens plus forts que la raison. Tout en nous disant qu’il faut les éloigner de notre pensée, nous n’en sommes pas moins troublés ni assez forts pour nous vaincre. Un pressentiment pareil me poursuivait comme une ombre depuis que l’impératrice, après un bal chez le grand-duc Alexandre, avait placé sa belle main sur mon épaule pour me dire adieu.
« Le 5 novembre, étant à dix heures à déjeuner avec ma mère, un laquais de la cour entra et nous dit : « L’impératrice a eu un coup d’apoplexie, il y a environ une heure. » Je jetai un cri affreux et je courus chez mon mari. J’eus toutes les peines du monde pour trouver la force de lui dire : l’impératrice se meurt. Mon mari fut atterré et courut au château. M. de Toursoucof, neveu de la première femme de chambre de Sa Majesté, nous confirma la funeste nouvelle. « Tout est fini, nous dit-il, elle et notre bonheur. » Nous passâmes jusqu’à trois heures du matin les momens les plus affreux de ma vie. Toutes les deux heures mon mari m’envoya un petit mot. Il y eut un instant d’espoir, une lueur au milieu des ténèbres qui ne rendit que plus pénible la certitude de notre malheur. L’impératrice resta trente-six heures paralysée, son corps vivait encore, mais la tête était morte. Une veine s’était rompue dans le cerveau. Elle cessa de vivre le 6 novembre.
« Le chagrin qu’avait causé à l’impératrice la non-réussite de ses projets sur le roi de Suède influait sur elle d’une manière bien visible pour tous ceux qui l’approchaient de près. Elle avait changé ses habitudes, elle ne paraissait guère que le dimanche à la messe et au dîner, n’admettait que rarement ses intimes dans la chambre des diamans ou à l’Ermitage. Elle passait presque toutes ses soirées dans sa chambre à coucher avec quelques personnes qu’elle honorait d’une façon toute particulière. Le grand-duc Alexandre et son épouse, qui d’ordinaire passaient toutes leurs soirées chez l’impératrice, ne la voyaient plus qu’une ou deux fois par semaine hormis le dimanche. Ils recevaient souvent l’ordre de rester chez eux ou d’aller au théâtre.
« Le dimanche 2 novembre, l’impératrice parut pour la dernière fois en public. On eût dit qu’elle venait dire adieu à ses sujets. Tout le monde a été frappé de l’impression qu’elle fit ce jour-là. Ordinairement l’impératrice entendait la messe d’un appartement intérieur dont une fenêtre donnait sur le sanctuaire de la chapelle. Le 2 novembre, Sa Majesté, pour se rendre à la messe, traversa la salle des chevaliers-gardes, où comme toujours toute la cour était assemblée. Elle était en deuil pour la reine de Portugal et avait meilleure mine qu’on ne lui avait vu depuis longtemps. Après la messe elle fit cercle. Mme Vigée-Le Brun venait d’achever le portrait de la grande-duchesse Elisabeth. Sa Majesté le fit placer dans la salle du trône, l’examina longtemps et en parla aux personnes qui devaient dîner avec elle. Il y eut grand couvert comme d’habitude les dimanches. Les grands-ducs Alexandre et Constantin ainsi que leurs épouses furent du dîner. Ce fut la dernière fois que l’impératrice les vit. Ils eurent ordre de ne pas venir chez elle le soir. Lundi le 3, et mardi le 4, le grand-duc Alexandre et la grande-duchesse Elisabeth allèrent à l’Opéra. Mercredi le 5, à onze heures du matin, le grand-duc était sorti avec le prince Czartoryski quand on vint dire à la grande-duchesse que le comte Soltikof demandait le grand-duc. Elle ne put dire quand il rentrerait. Peu de momens après, le grand-duc revint fort agité, puisque Soltikof l’avait fait chercher dans tous les coins de Pétersbourg. Il savait déjà que l’impératrice s’était trouvée mal et que l’on avait envoyé le comte Nicolas Zoubof à Gatchina pour prévenir le grand-duc Paul.
« Le jeune couple fut atterré ; enfin à cinq heures du soir, le grand-duc Alexandre, qui jusque-là avait eu peine à résister au premier mouvement de son cœur, obtint l’autorisation de voir l’impératrice. Cette consolation lui avait été refusée d’abord sans aucune bonne raison, mais par des motifs faciles à démêler quand on connaît le caractère du comte Soltikof. Or, du vivant de l’impératrice le bruit s’était répandu qu’elle priverait son fils de la succession pour laisser la couronne à son petit-fils Alexandre. Jamais, j’en suis sûre, l’impératrice n’a conçu ce projet, mais on en avait parlé, et cela suffit à Soltikof pour ne pas laisser entrer le grand-duc Alexandre avant l’arrivée de son père. Celui-ci ne pouvant tarder, le grand-duc Alexandre et la grande-duchesse Elisabeth entrèrent dans la chambre de l’impératrice entre cinq et six heures du soir. Ils ne rencontrèrent dans les premiers salons que quelques gens de service profondément affligés. Le cabinet de toilette qui précède la chambre à coucher offrait le spectacle du désespoir. L’impératrice, sans connaissance, gisait par terre sur un matelas entouré d’un paravent. La chambre était faiblement éclairée. Les sanglots de ses femmes se mêlaient au râle de l’impératrice, seul bruit qui interrompait le profond silence. Profondément émus de ce spectacle, le grand-duc et la grande-duchesse se retirèrent bientôt. En traversant l’appartement, le bon cœur d’Alexandre le porta à penser au prince Zouboi, qui demeurait dans le voisinage. Le grand-duc alla le voir, tandis que la grande-duchesse demeura avec la grande-duchesse Constantin, sa belle-sœur. Le grand-duc Paul arriva vers sept heures. Sans passer chez lui, il s’établit avec sa femme dans l’appartement de l’impératrice. Il ne vit que ses fils : ses belles-filles eurent l’ordre de rester chez elles. L’appartement de l’impératrice se remplit sur-le-champ. Les serviteurs dévoués au grand-duc encombrèrent les salons. C’étaient pour la plupart des gens obscurs à qui ni le talent ni la naissance ne donnaient le moindre droit d’aspirer aux grâces qu’ils voyaient déjà tomber sur eux. La foule augmentait. Les gatchinois, c’est ainsi qu’on appelait les individus dont je viens de parler, heurtaient et bousculaient les courtisans qui se demandaient avec étonnement qui étaient ces Ostrogoths que jusqu’alors on n’avait jamais vus, pas même dans les antichambres.
« Le grand-duc s’établit dans un cabinet attenant à la chambre à coucher. Tous ceux à qui il donna ses ordres durent passer près de l’impératrice agonisante comme si elle n’était déjà plus. Cette profanation de la majesté choqua tout le monde et jeta un jour bien défavorable sur le prince qui l’autorisait. La nuit se passa ainsi. Il y eut un moment d’espoir, les remèdes semblaient produire de l’effet, mais l’illusion fut courte. Cependant toute la journée se passa encore en attente. L’impératrice eut une agonie longue et cruelle sans un moment de connaissance. Le 6 novembre, à onze heures du soir, on vint chercher les grandes-duchesses. L’impératrice n’existait plus !
« Le grand-duc Alexandre, qui avait déjà endossé l’uniforme de Gatchina, vint à la rencontre des princesses et leur dit de se mettre à genoux pour baiser la main du nouvel empereur. Celui-ci se tenait avec l’impératrice Marie dans la chambre à coucher de la défunte, qui fut placée sur un lit et habillée. La famille impériale assista au service funèbre, puis se rendit à la chapelle où Paul Ier reçut la prestation du serment. Ces tristes cérémonies durèrent jusqu’à deux heures du matin.
« Trois semaines après, l’empereur ordonna un service funèbre au couvent de Newsky, près du tombeau de son père. Il y assista avec toute sa famille et sa cour. On ouvrit le cercueil de Pierre III, on n’y trouva que de la poussière et des os, que l’empereur ordonna de baiser. Il fit préparer un magnifique enterrement accompagné de toutes les cérémonies religieuses et militaires, transporta le cercueil au château, suivit le convoi à pied et obligea le comte Alexis Orlof à l’accompagner.
« Après que j’eus fait le service auprès du corps dans la chambre du trône, je fus nommée pour le faire dans la grande salle où se donnaient ordinairement les bals. Uncastrum doloris avait été érigé au milieu. L’impératrice était dans le cercueil à découvert, une couronne d’or sur la tête. Le manteau impérial couvrait le corps. Six candélabres étaient placés autour. En face, un prêtre lisait l’Évangile. Sur les degrés, les chevaliers-gardes tristement appuyés sur leurs carabines. Ce tableau était beau, religieux et imposant, mais le cercueil avec la poussière de Pierre III, placé à côté, révoltait l’âme. Cette insulte même que la tombe ne peut éloigner, ce sacrilège d’un fils envers sa mère, déchirait le cœur. Le couvercle du cercueil était posé sur une table près du castrum doloris. Les paroles divines de l’Évangile me pénétraient, tout me paraissait néant autour de moi ; Dieu était dans mon âme et la mort devant mes yeux. La lune donnait en plein par les fenêtres. Cette clarté douce et calme contrastait avec le foyer de lumière concentré au milieu de cette spacieuse galerie. Tout le reste était ombre et obscurité.
« À huit heures du soir, la famille impériale arriva à pas lents, se prosterna devant le corps et s’en alla dans le plus profond silence. Puis vinrent les femmes de chambre de la défunte, elles dévoraient sa main de baisers et pouvaient à peine s’en détacher. Des cris et des sanglots interrompaient par moment le calme solennel. L’impératrice était adorée de tout ce qui l’approchait. Des prières de reconnaissance s’élevaient pour elle vers les cieux. Quand le jour parut, j’en fus affligée. On s’arrache avec peine des restes de ce qui nous est cher ! Après l’office des morts, les cercueils de l’impératrice et de Pierre III furent portés à la forteresse et déposés dans le caveau de leurs prédécesseurs. »
La comtesse *** n’a pas déposé sa plume sur la tombe de celle qui faisait l’objet de son culte et qu’elle a peinte d’après nature sans prétention, avec cette grâce inimitable et ce parfait naturel qui est le parfum d’une grande dame du XVIIIe siècle.
Nous nous bornons à ces extraits des mémoires inédits que le hasard a fait tomber entre nos mains.
L’histoire juge Catherine peut-être avec plus de sévérité que les contemporains qui l’ont approchée. Toutefois, ceux-ci pourraient nous répondre : « Libre à vous de nous taxer d’optimisme, vous n’avez pas subi le charme de notre grande impératrice. »
Comte VITZTHUM.
- ↑ Né en 1727, mort en 1798, grand-chambellan, fonda l’Université de Moscou et l’Académie des beaux-arts à Saint-Pétersbourg.
- ↑ Inutile de dire que la « nouvelle philosophie » dont il est question, c’est la philosophie de Voltaire et des encyclopédistes. Catherine, on le sait, avait voué un culte au patriarche de Ferney. Après sa mort, la maison qu’il avait habitée en Suisse fut reconstruite telle qu’elle était dans le parc de Tsarsko-Sélo, et Catherine y fit placer la bibliothèque de Voltaire ; bibliothèque qu’elle avait achetée à Mme Denis, nièce du philosophe.
- ↑ Alors directeur au département des affaires étrangères, accrédité plus tard par Alexandre Ier comme ambassadeur près du premier consul.