Catéchisme d’économie politique/1881/30

Texte établi par Charles Comte, Joseph GarnierGuillaumin (p. 177-185).
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CHAPITRE XXX.

Des emprunts publics[1].


Dans quel but les gouvernements font-ils des emprunts ?

Dans le but de subvenir à des dépenses extraordinaires que les rentrées ordinaires ne suffisent pas à acquitter.

Avec quoi payent-ils les intérêts des emprunts qu’ils font ?

Ils les payent, soit en mettant un nouvel impôt, soit en économisant sur les dépenses ordinaires une somme annuelle suffisante pour payer cet intérêt.

Les emprunts publics sont donc un moyen de consommer des capitaux dont les intérêts sont payés par la nation ?

Vous les caractérisez bien.

Quels sont les préteurs ?

Les particuliers qui ont des capitaux disponibles, lorsqu’ils supposent au gouvernement emprunteur la volonté et le pouvoir d’acquitter exactement les engagements qu’il contracte envers eux.

Puisque le gouvernement représente la société, et que la société se compose des particuliers, c’est donc, dans les emprunts publics, la société qui se prête à elle-même ?

Oui  ; c’est une partie des particuliers qui prête à la totalité des particuliers, c’est-à-dire à la société ou à son gouvernement.

Quel effet produisent les emprunts publics par rapport à la richesse générale ? l’augmentent-ils ? la diminuent-ils ?

L’emprunt en lui-même ne l’augmente ni ne la diminue ; c’est une valeur qui passe de la main des particuliers aux mains du gouvernement ; c’est un simple déplacement. Mais comme le principal de l’emprunt, ou, si l’on veut, le capital prêté, est ordinairement consommé à la suite de ce déplacement, les emprunts publics entraînent une consommation improductive, une destruction de capitaux.

Un capital ainsi prêté n’aurait-il pas été consommé de même, s’il fût resté entre les mains des particuliers ?

Non ; les particuliers qui ont prêté un capital avaient l’intention de le placer, et non de le consommer. S’ils ne l’eussent pas prêté au gouvernement, ils l’auraient prêté à des gens qui l’auraient fait valoir ; ou bien ils l’auraient fait valoir eux-mêmes ; dès lors ce capital aurait été consommé reproductivement au lieu de l’être improductivement. Si cette portion du capital national servait précédemment des usages reproductifs, le capital national est diminué de tout le montant du prêt ; si elle était le fruit d’une nouvelle épargne, le capital national n’a pas été accru par cette épargne.

Le revenu total de la nation est-il augmenté ou diminué par les emprunts publics ?

Il est diminué, parce que tout capital qui se consomme entraîne la perte du revenu qu’il aurait procuré.

Cependant, ici, le particulier qui prête ne perd point de revenu, puisque le gouvernement lui paye l’intérêt de ses fonds ; or, si le particulier ne perd aucun revenu, qui peut faire cette perte ?

Ceux qui font cette perte sont les contribuables qui fournissent l’augmentation d’impôt dont on paye les intérêts ; ce qui occasionne pour eux une diminution de revenu.

Il me semble que le rentier touchant d’un côté un revenu que le contribuable fournit d’un autre côté, il n’y a aucune portion de revenu perdue, et que l’État a profité du principal de l’emprunt qu’il a consommé.

Vous êtes dans l’erreur ; il y a dans la société un revenu perdu, celui du capital prêté au gouvernement. Si j’avais fait valoir, ou qu’un entrepreneur d’industrie eût fait valoir pour moi un capital de 10,000 francs, j’en aurais retiré un intérêt de 500 francs qui n’aurait rien coûté à personne, puisqu’il serait provenu d’une production de valeur. On ouvre un emprunt et je prête cette somme au gouvernement. Elle ne sert pas, dès lors, à une production de valeur ; elle ne fournit plus de revenu ; et si le gouvernement me paye 500 francs d’intérêt, c’est en forçant des producteurs, agriculteurs, manufacturiers ou négociants, à sacrifier une partie de leurs revenus pour me satisfaire. Au lieu de deux revenus dont la société aurait profité (celui de 500 francs produit par mon capital placé reproductivement, et celui de 500 francs produit par l’industrie du contribuable), il ne reste plus que celui du contribuable que le gouvernement me transfère après avoir consommé à jamais mon capital[2].

Sous quelle forme le gouvernement reçoit-il en général les capitaux qu’on lui prête ?

Il met en vente 3 francs, ou 4 francs, ou 5 francs de rente annuelle, et il vend cette rente au cours que les rentes qu’il a précédemment vendues ont actuellement sur le marché[3]. Dans cette vente qu’il fait, il reçoit un capital d’autant plus considérable que le prix courant des rentes est plus élevé ; lorsque le prix d’une rente de 5 francs est à 100 francs, il reçoit 100 francs de principal pour chaque fois 5 francs de rente qu’il promet de payer, lorsque le prix d’une rente de 5 francs est à 80 francs, il reçoit seulement 80 francs de principal pour une rente de 5 francs.

Conséquemment, il emprunte à des conditions d’autant meilleures que le prix de la rente est plus haut ; et le prix de cette rente est d’autant plus haut, que les capitaux disponibles sont plus abondants, et que la confiance dans la solidité des promesses du gouvernement est mieux établie.

Quelles sont les principales formes sous lesquelles un gouvernement paye l’intérêt de ses emprunts ?

Tantôt il paye un intérêt perpétuel du capital prêté qu’il ne s’oblige pas à rembourser. Les prêteurs n’ont, dans ce cas, d’autre moyen de recouvrer leur capital que de vendre leurs créances à d’autres particuliers, dont l’intention est de se substituer à eux.

Tantôt il emprunte à fonds perdu et paye au prêteur un intérêt viager.

Tantôt il emprunte à charge de rembourser ; et il stipule soit un remboursement pur et simple, par parties, en un certain nombre d’années, soit un remboursement par la voie du sort, et auquel sont quelquefois attachés des lots.

Tantôt il fait des anticipations, c’est-à-dire négocie, vend des délégations qu’il donne sur les receveurs des contributions. La perte qu’il fait de l’escompte représente l’intérêt de la somme avancée.

Tantôt il vend des offices publics, et paye un intérêt de la finance fournie. Le titulaire ne rentre dans son principal qu’en vendant la charge. Souvent le prix des charges est déguisé sous le nom de cautionnement.

Toutes ces manières d’emprunter ont pour effet de retirer des emplois productifs des capitaux qui sont immédiatement consommés pour un service public.

Les gouvernements n’ont-ils pas des moyens de rembourser leurs emprunts, même ceux dont ils ont promis de payer perpétuellement l’intérêt ?

Oui, par le moyen de caisses d’amortissement.

Qu’est-ce qu’une caisse d’amortissement ?

Lorsqu’on met sur les peuples un impôt pour payer les intérêts d’un emprunt, on le met un peu plus fort qu’il n’est nécessaire pour acquitter ces intérêts ; cet excédant est confié à une caisse spéciale qu’on nomme caisse d’amortissement, et qui l’emploie à racheter chaque année, au cours de la place, une partie des rentes payées par l’État. Les arrérages des rentes achetées par la caisse d’amortissement sont dès lors versés dans cette caisse, qui les emploie, de même que la portion d’impôt qui lui est attribuée dans ce but, au rachat d’une nouvelle quantité de rentes.

Cette manière d’éteindre la dette publique, par son action progressivement croissante, parviendrait à éteindre assez rapidement les dettes publiques, si les fonds des caisses d’amortissement n’étaient jamais détournés pour d’autres emplois, et si la dette n’était pas augmentée par des emprunts sans cesse renaissants, qui, dans bien des cas, mettent annuellement sur la place plus de rentes que la caisse d’amortissement n’en rachète.

Qu’en concluez-vous ?

Qu’une caisse d’amortissement est plutôt un moyen de soutenir le crédit du gouvernement qu’une voie pour parvenir au remboursement de la dette publique ; et que le crédit du gouvernement est pour lui une tentation de consommer des capitaux aux dépens des contribuables qui demeurent chargés d’en payer les intérêts.

Quelle est la situation la plus favorable où puisse être une nation relativement au crédit public ?

C’est lorsqu’elle est toujours en état d’emprunter, et qu’elle n’emprunte jamais.

L’économie des nations est donc la même que celle des particuliers ?

Sans aucun doute. De même que ce serait folie de croire qu’il peut y avoir deux arithmétiques différentes, une pour les individus, l’autre pour les nations, c’est une déraison que de s’imaginer qu’il peut y avoir deux économies politiques.







  1. Un emprunt suppose l’obligation de rendre la chose empruntée, comme un prêt suppose le droit d’exiger la restitution de la chose prêtée. Or, un gouvernement qui vend des rentes destinées à être payées à perpétuité par les citoyens, ne s’engage pas à en restituer le prix. Ceux qui les achètent peuvent les revendre, mais ils n’acquièrent pas le droit d’exiger de lui le remboursement des sommes qu’ils lui ont payées. On a donc tort de donner le nom d’emprunt à une opération qui est une véritable aliénation. Dans cette opération, le gouvernement met en effet aux enchères une part plus ou moins grande du revenu des citoyens, et la livre à perpétuité à celui qui en donne le plus haut prix. Celui-ci la revend ensuite en détail. Ch. C.
  2. Voyez, dans mon Traité d’économie politique, quatrième édition, liv. III, chap. ix, un tableau synoptique de la marche de ces valeurs. Ch. C.
  3. Un gouvernement qui vend des rentes pour s’en approprier le prix vend en réalité le revenu des particuliers. Il aliène non seulement les richesses et les facultés industrielles des générations présentes, mais encore celles des générations à venir. Une nation peut être ainsi mise à l’encan et vendue, par les gens qui la gouvernent, aux capitalistes de tous les pays qui se présentent pour enchérir. Ch. C.