Cassiciacum a-t-il disparu?

Cassiciacum a-t-il disparu?
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 327-341).
CASSICIACUM A-T-IL DISPARU ?

Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes[1], qui ont suivi avec un bienveillant intérêt mes récentes études sur saint Augustin, ne m’en voudront pas sans doute de les ramener à Cassiciacum. Cette villa de la banlieue milanaise, où le grand rhéteur converti se prépara à recevoir le baptême, a-t-elle décidément disparu, sans laisser les moindres traces ? C’est ce que j’avais affirmé dans un de mes articles. Mais je pensais que s’il fallait la chercher quelque part, c’était sur les coteaux de la Brianza, cette région intermédiaire entre la plaine et les hautes montagnes, où les Milanais d’aujourd’hui viennent encore passer la saison chaude. Guidé par je ne sais quel instinct, je m’étais plu à l’imaginer dans les environs de Cernusco, petit village situé sur la ligne qui va de Lecco à Milan.

Or, il parait que je m’étais trompé. A peine mon article était-il publié, que je reçus de Milan plusieurs lettres, où l’on voulait bien m’avertir de mon erreur. Un lecteur de la Revue, notamment, me fit l’honneur de m’écrire : « Cassiciacum n’a pas disparu. C’est le moderne village de Casciago près de Varèse. Dans une position délicieuse, en vue du lac, il est dominé par de belles montagnes auxquelles conviennent parfaitement les paroles de Licentius. » — J’avais cité, en effet, sinon pour préciser le site, du moins pour en indiquer l’orientation, le vers du jeune Licentius, l’élève favori de saint Augustin, où celui-ci rappelle à son maître leur commun séjour à Cassiciacum, — ce qu’il exprime par cette périphrase poétique : « les soleils révolus parmi les hautes montagnes de l’Italie. »

Dans le même moment, un aimable magistrat italien, M. Luigi Anfosso, membre de la Société historique de Lombardie, m’écrivait à son tour, en des termes non moins précis et affirmatifs : « Cassiciacum n’a pas disparu. Il revit dans le village actuel de Cassago, près de Côme. » Et il me proposait, en faveur de sa thèse, un certain nombre de preuves qui, sans être péremptoires, me paraissaient assez plausibles.

Mais alors, qui avait raison, des partisans de Cassago ou de ceux de Casciago ? J’étais fort embarrassé, d’autant plus qu’en jetant les yeux sur la carte, j’y découvrais un Carnago et un Camnago qui, eux aussi, pouvaient avoir la prétention d’être l’antique Cassiciacum. L’archéologie locale n’est jamais à court d’argumens, et, d’ailleurs, dans tout le Milanais, les noms en ago foisonnent, à peu près comme les noms en court dans notre Lorraine. Enfin, détail inquiétant, on me signalait un second Casciago, juste en face du premier, sur l’autre rive du lac de Varèse.

Dans ce genre de questions, où le sentiment a tant de part, où les preuves matérielles manquent presque toujours, rien n’est tel que de s’en rapporter à ses yeux. Quelquefois la simple figure d’un pays suffit à ruiner une hypothèse hasardeuse. Je me résolus donc d’y aller voir. Évidemment, je n’avais pas l’illusion d’aller à la conquête d’une certitude, mais je pensais y trouver des probabilités plus précises et plus convaincantes. Et puis, à mettre les choses au pis, j’aurais, en fin de compte, la consolation d’avoir parcouru de très beaux paysages et vécu, quelques jours encore, avec le souvenir très cher de saint Augustin. C’est donc à une sorte de pèlerinage que je convie mes lecteurs, un pèlerinage, où nous ne sommes pas sûrs d’arriver jusqu’à la chapelle du Saint. Mais nous en approcherons de très près, et, souvent peut-être, par les sentiers mêmes où il est passé, nous mettrons nos pas dans ses pas.


On se rappelle l’admirable phrase des Confessions, véritable largesse de grand seigneur, par laquelle Augustin paya son ami Vérécundus de son hospitalité à Cassiciacum . « Tu le lui rendras, mon Dieu, au jour de la résurrection des justes... Tu rendras à Vérécundus, en retour de son hospitalité, dans cette campagne de Cassiciacum, où nous nous reposâmes en toi, au sortir de l’été brûlant du siècle, tu lui rendras la fraîcheur et les ombrages éternellement verts de ton paradis. »

« L’été brûlant du siècle » n’est point, ici, une pieuse métaphore. C’est, en effet, au moment le plus torride de l’été, au mois d’août, après l’ouverture officielle des vacances, que le rhéteur de la ville de Milan partit pour la campagne. Sans doute, les chaleurs avaient achevé de débiliter ce malade, qui souffrait depuis longtemps d’une bronchite chronique. Même dans les hautes chambres de la maison qu’il avait louée, — probablement aux portes de la ville, — sous les figuiers de son jardin, où la grâce du Christ venait de le terrasser, il ne respirait qu’un air embrasé et suffocant. Son départ fut pour lui, non pas seulement au moral, mais encore au physique, une délivrance et une renaissance.

Pour le comprendre, il faut avoir subi, ne fût-ce que quelques jours, cet été milanais. Milan est peut-être la ville la plus chaude de l’Italie. Par comparaison avec la Riviera, d’où je venais, la plaine lombarde me parut une fournaise. A travers cette immense campagne toute verte et toute luxuriante, où l’eau fume et miroite sous le regorgement des herbes et des feuillages, c’était le même souffle aride que sur les routes d’Afrique, sur les champs pierreux de la région sétifienne, ou la morne vallée du Chéliff. Et, dans les rues de Milan, devant le parvis éblouissant du Dôme, je retrouvais l’atmosphère cuisante et sèche, où j’ai vécu, tout un mois, à Séville, à l’époque où l’Andalousie dévastée flambe comme un Sahara.

En traversant la cour de la gare, mon facchino, qui ruisselait de sueur, me dit, avec un soupir d’envie :

Ah ! signore ! beati quelli chè possono andare à la montagna !... Bienheureux ceux qui peuvent aller à la montagne !

Aller à la montagne ! Ce vœu citadin doit être, depuis des siècles, celui de tous les Milanais, en ce moment de l’année. Saint Augustin fit comme tout le monde. Il alla, lui aussi, à la montagne.

Mais quelle montagne ? Où son ami Vérécundus avait-il sa villa ? Est-ce, comme on me l’assure, à Casciago, près de Varèse, qu’il se reposa « de l’été brûlant du siècle ? »


Varèse !... Les beaux arbres ! C’est cela surtout, cette beauté des arbres, qui me frappe et m’enthousiasme, en arrivant. Les gens du Nord, habitués aux splendeurs végétales de leurs parcs, ne partageront pas, je le crains, mes admirations. Mais, au sortir de la Riviera, calcinée par le soleil caniculaire, on s’étonne devant cette opulence des feuillages et cette opacité des ramures. Sur ces premiers escarpemens des Alpes, où il fait, tour à tour, très froid et très chaud, toutes les essences peuvent s’acclimater. Le Nord et le Midi sont réconciliés. Voici des palmiers nains, des cyprès, des thuyas, des cèdres pêle-mêle avec des sapins, des platanes, des trembles et des peupliers...

La route qui conduit de Varèse à Casciago est tout ombragée de ces beaux arbres. Bien que le soleil soit encore très haut dans le ciel, — il est à peine quatre heures du soir, — on y éprouve une impression continuelle de fraîcheur : c’est la profusion des verdures sans doute, l’éclat velouté des prairies qui en donnent l’illusion. Mais, par instans, cette fraîcheur est très réelle. Un courant d’air, venu des montagnes couvertes de neiges, vous caresse la figure et vous épanouit la poitrine. On se sent vraiment dans un pays d’ombrages, de nonchaloir, de repos. Les auberges qui bordent la route portent des enseignes significatives : Ristorante della pace, Osteria della quiète : Restaurant de la paix. Estaminet du repos. J’aperçois, au pas- sage, le portail d’un collège, qui s’intitule mêmement : Collegio della quiete, Collège du repos, — un nom bien engageant pour les petits collégiens !... Au-dessus de l’entrée, une fresque naïve, peinte de couleurs claires et joyeuses, représente le repos de la Sainte Famille : la sainte Vierge, saint Joseph et l’Enfant Jésus étendus et dormant sous un palmier, auquel l’âne est attaché. Ces enluminures ajoutent à la gaîté tranquille et voluptueuse du paysage. Elles y mettent une pointe de sensualité italienne. Mais c’est l’impression de fraîcheur et de repos qui domine. Augustin, fatigué dans son corps, l’âme brisée par les luttes de sa conversion récente, no pouvait trouver une retraite plus propice. Tout ce qu’il cherchait, il l’aurait, ici, avec surabondance : le calme, le recueillement dans la prière, le rafraîchissement dans le Seigneur, la jouissance solitaire et délicieuse de son cœur et de son esprit enfin pacifiés.

Le trajet est très court de Varèse à Casciago : une lieue au plus. Nous y voici déjà. Sur un fort épaulement de terrain s’éparpillent quelques maisonnettes, que domine, tout en haut, une usine, avec sa cheminée de briques et son panache de fumée. On me dit que c’est une filature de coton. Et mon cœur se serre à la pensée que l’odieuse fabrique occupe peut-être l’emplacement de la villa de Vérécundus. Je me remémore les Dialogues écrits, à Cassiciacum, par saint Augustin. On y descend fréquemment sur le pré pour discuter philosophie. Or voici le pré, au bas de la colline, de l’autre côté de la route. Cette colline elle-même est le lieu le plus élevé du village, le plus salubre sans doute et le mieux aéré. L’endroit était tout indiqué pour une maison de campagne. Alors, c’est du côté de la filature de coton qu’il faut chercher ?...

Mais je me souviens aussi que Casciago possède un palazzo célèbre dans toute la contrée, celui des Castelbarco. Un lieu seigneurial a presque toujours de lointaines origines, et il est bien rare qu’il devienne complètement désert. Le château appelle le château. Des raisons d’hygiène, de commodité, de beauté y attirent de nouveau des hôtes, même après un long temps d’abandon. Il est donc assez vraisemblable de voir dans les Castelbarco les héritiers et les successeurs de Vérécundus. — Je ne me dissimule pas la fragilité de ce raisonnement, ni combien il fut influencé par l’horreur de la filature. Encore une fois, le sentiment est peut-être le guide le moins trompeur en ces obscures matières. Jusqu’à ce que des fouilles nous aient restitué les débris authentiques de la villa romaine, nous ne pouvons que tâtonner, avec plus ou moins de bonheur, dans nos investigations. Il suffit que l’emplacement choisi par nous s’accorde aussi bien que possible avec les textes.

D’ailleurs, mon cocher, sans prendre mon avis, me conduit, à la plus fringante allure, jusqu’à la grille du palazzo : ce doit être un but de promenade pour les touristes. Mais la concierge, brusquement surgie, se précipite à la tête des chevaux, et nous crie, toute palpitante d’une respectueuse émotion :

La principessa e arrivata !

Du moment que la princesse est arrivée, je ne puis que solliciter humblement la permission de visiter les jardins. C’est d’ailleurs tout ce qui m’intéresse.

Accompagné par la femme du jardinier, je pénètre sur la terrasse du château, je m’accoude à la balustrade, et j’admire... Un immense horizon vient de se déployer subitement devant moi. Que c’est beau ! Comme je voudrais que les archéologues milanais, partisans de Casciago, ne se fussent point trompés ! Ce paysage est vraiment le cadre que l’on rêve pour les méditations platoniciennes de saint Augustin,

Partout des lacs, étalés en larges nappes dormantes, laiteuses et profondes comme des opales. Il y en a cinq, — le lac de Varèse, le Lac Majeur et trois autres plus petits, — mais si rapprochés qu’on dirait un unique miroir d’eau, aux formes contournées et capricieuses, découpé et brisé par la sertissure des montagnes et les mille courbes des terrains. Derrière, la masse violette des Alpes, où se détache, pareil à une gigantesque nef toute en marbre blanc, le Mont Rose chaperonné de ses neiges étincelantes. Au pied de la terrasse, une vaste plaine ondulée et mamelonnée, avec ses villages aux toits rouges, ses prairies et ses bouquets d’arbres : tout cela flottant dans cette lumière bleue et suave, qui, chez les peintres italiens de la Renaissance, baigne les fonds des paysages.

Je me retourne vers la façade cérémonieuse du château. De chaque côté du perron, deux grands jets d’eau en parade élancent leurs panaches jusqu’à la hauteur des corniches. Une pluie cristalline nous enveloppe et nous rafraîchit. Des fleurs aux couleurs vives composent la tapisserie éclatante des parterres : des œillets d’Inde, des bégonias, des glaïeuls, des hibiscus. Dans les massifs, des magnolias épanouissent leurs énormes corolles de satin blanc. Nous descendons, parmi les parfums âpres des plantes surchauffées et les gouttelettes d’eau pulvérisée, que chasse un coup de brise. Sous le mur d’appui de la terrasse, entre les deux rampes d’un double escalier, un dauphin de pierre dégorge une onde paresseuse dans un bassin obstrué de nénuphars ; et, tout de suite, à l’extrémité d’une étroite pelouse bordée de sapins, la vue se perd sur les dernières sinuosités du lac de Varèse...

Où suis-je ? Chez le grammairien Vérécundus, ou chez la princesse de Castelbarco ? J’essaie tant bien que mal de découvrir la villa antique sous son revêtement moderne et de raccorder ce que j’ai sous les yeux aux descriptions sommaires de saint Augustin. Avec un peu de bonne volonté, on peut très bien le voir assis sur l’herbe de cette pelouse et dissertant, entre ses deux disciples, sur l’ordre des choses et la vie heureuse. Ce dauphin de pierre épancherait dans le bassin la veine exténuée du ruisselet, qui, autrefois, coulait dans les bains de Vérécundus et dont le murmure empêchait de dormir le maître Augustin et ses élèves. Mais, sans doute, il n’y a pas une villa, à dix lieues à la ronde, qui ne puisse nous offrir, comme le palais Castelbarco, une pelouse encadrée d’arbres et un ruisseau canalisé. Le plus embarrassant, c’est que, de quelque côté que l’on se tourne, il est impossible de ne pas apercevoir les lacs. Or, saint Augustin n’en a point parlé dans ses Dialogues. Que cette omission serait surprenante de sa part ! Il a noté une foule de détails extérieurs, de circonstances fortuites, qui nous aident à reconstituer la physionomie de Cassiciacum. Il a remarqué les cailloux et les amas de feuilles mortes, qui brisaient ou qui interrompaient le cours du ruisseau, la dissymétrie des ouvertures dans la façade de la villa, les aspects maussades ou joyeux du ciel, les variations de la température, et il aurait oublié la principale beauté du paysage, une beauté qui s’impose même aux yeux les plus indifférens ! Avec leurs colorations changeantes comme l’expression d’un visage, les cinq lacs vous regardent et attirent le regard. Et Augustin, attentif à une bataille de coqs, ne les aurait pas regardés !...

Une autre objection moins forte, mais qui a sa valeur aussi, c’est que Casciago est bien éloigné de la ville, pour une maison de campagne. Soixante-cinq kilomètres environ le séparent de Milan. Cependant, nous voyons, dans les Dialogues, que le bon Alypius ne fait, pour ainsi dire, que le chemin entre Cassiciacum et la ville. C’aurait été un véritable voyage. Est-il vraisemblable qu’il se soit imposé si souvent, — et en plein été, — la fatigue d’un tel trajet ? Enfin est-il naturel que le grammairien Vérécundus ait acheté, ou conservé une propriété si distante de la ville où le retenaient ses fonctions ?

Tandis que je médite et que je pèse ces raisons, un carillon rustique commence à tinter au campanile de l’église, qui est en contre-bas de la terrasse. Alors, frappé d’une lueur soudaine, j’interroge la femme du jardinier : n’y aurait-il pas, dans l’église de Casciago, quelque souvenir, ou quelque relique de saint Augustin ? — « Non, il n’y a rien, absolument rien. D’ailleurs, le patron de la paroisse, ce n’est pas saint Augustin, c’est saint Eusèbe. » — Et, comme elle a l’air tout étonnée de ma question, je suis obligé de lui expliquer que j’écris un livre sur ce grand saint. Une curiosité brille dans ses yeux, et, tout de suite, elle me demande « où s’achète le livre ? » — Ah ! la parole courtoise que voilà et combien douce aux oreilles d’un auteur ! Tant de politesse m’engage à continuer la conversation. Nous parlons de saint Augustin. La bonne femme veut savoir depuis quand il est mort, et s’il n’était pas le fils de saint Ambroise. Ces questions naïves me prouvent que la mémoire des deux saints, si déformée qu’on voudra, hante encore l’imagination populaire dans cette région du Milanais. Et puis, cet intérêt, aussitôt manifesté au seul nom de saint Augustin, n’est-ce point touchant ? Il y a là une source d’émotion très ancienne et qui n’est pas encore tarie. Il me semble qu’à travers les siècles, par la bouche de cette femme, il me revient un peu de la vénération dont les paysans de Cassiciacum entouraient le rhéteur de Milan, le grand savant chrétien, qui se mêlait à leurs travaux.

Néanmoins, je ne me contente pas des allégations de la jardinière. Par la porte de la sacristie, je pénètre dans l’église de Casciago, et dès le seuil, je reconnais le buste du patron de la paroisse, — un saint Eusèbe barbu, pourvu d’un long nez et d’une mitre colossale, qui attend, sur une planche, le jour de sa fête et la procession solennelle dans les rues du village. Chance providentielle pour moi, le vicaire est en oraison devant le maître-autel. Nous ne tardons pas à causer du motif qui m’amène.

Le jeune prêtre confirme les dires de la paysanne. — « Non, encore une fois, on ne découvre, à Casciago, aucune trace du passage de saint Augustin. Pas une légende, pas une tradition. C’est à Cassago de Brianza qu’il faut aller ! — D’ailleurs, ajoute le vicaire, il y a des raisons philologiques. Cassiciacum a pu se syncoper en Cassiacum, lequel a donné, en latin médiéval, Cassiagum, d’où Cassago. En revanche, le nom de Casciago, tel qu’il est prononcé par les gens du pays (Cat-chiago, prononciation figurée à la française), suppose un son dental-fort dans le nom latin étymologique : Castiagum, avec un t, et non Cassiagum... En effet, c’est bien ainsi que mon cocher a prononcé le nom de Casciago, lorsque je lui ai demandé de m’y conduire : Cat’chiago et non Cas’chiago, — en figurant toujours la prononciation à la française.

Sans doute, ces doctes argumens valent ce qu’ils valent. Il n’en est pas moins probable que j’ai fait fausse route. Pour moi, ce qui m’incline le plus sérieusement à le croire, c’est d’abord la distance considérable entre Casciago et Milan, et surtout la présence des cinq lacs, auxquels saint Augustin n’a fait aucune allusion. J’en suis désolé. Ce paysage du lac de Varèse est admirable, et il m’aurait été doux d’associer à son souvenir celui du grand rhéteur pénitent. Vais-je trouver aussi bien à Cassago de Brianza ?


En attendant, je m’arrête à Varèse, dans une villa du XVIIIe siècle, transformée en hôtel.

Elle a très grand air, cette vieille maison seigneuriale, avec son portique, sa cour d’honneur à colonnade, sa façade rococo, peinte en rose du haut en bas, couronnée de balustres, de pots-à-feu et de statues mythologiques. Quand on arrive du dehors, la figure enflammée de soleil, les mains encore sèches de l’air chaud du couchant, c’est une sensation, exquise de s’enfoncer dans la pénombre fraîche des longs corridors, où les pieds glissent, sur la mosaïque polie du dallage, comme sur une rivière gelée.

Tout à coup on débouche dans un vestibule haut et sonore, aussi spacieux qu’une salle des gardes, avec sa cheminée monumentale et ses portes à deux battans. Puis, l’enfilade des corridors recommence, s’infléchit vers une autre aile du vieux logis, déployant, le long des murs, un étrange musée de toiles écailleuses et surannées, dans le goût du Bachiche ou de Pietro de Cortone, de Loutherbourg ou de Joseph Vernet : paysages échevelés et pathétiques, se détachant sur des ciels d’orage, avec des arbres tous pareils, qui font des effets de torses et de racines ; scènes de tragédies, belles personnes pâmées, cascades de seins, gorges renversées, prunelles chavirées et luisantes de larmes sentimentales... Puis, une petite porte s’ouvre, et l’on entre dans une chambre au mobilier gothique, au plafond en nacelle, peint de bouquets de fleurs, comme on en voit dans les keepsakes romantiques. Cela ne détonne point. C’est même étonnant comme le rococo et le gothique 1830, ces deux frères ennemis, se réconcilient aisément et, juxtaposés, finissent par faire bon ménage.

Mais l’endroit unique de la villa, celui où l’on goûte vraiment la volupté italienne, qui sait si bien mêler la nature aux émotions d’art, — c’est la terrasse. Par delà un grand parterre, où fuse un jet d’eau, entre les silhouettes des sapins et des cyprès, gigantesques et sombres comme des obélisques et des pyramides de marbre noir, la face lunaire du lac se décolore lentement. L’air est très doux. Une odeur de foin coupé monte de la prairie. Dans une flambée d’incendie agonisant, le soleil s’abime derrière la crête des montagnes. Alors, la face du lac se ranime : il est lilas, bleu, orangé. Puis, les feux s’éteignent, l’eau morte reprend son aspect lunaire. Le ciel est devenu vert et jaune soufre, et, dans un poudroiement d’or, qui tourne au rouge sanglant, les aiguilles des pins et des cyprès se découpent, avec on ne sait quoi de splendide et de déchirant, qui ressemble aux derniers accords d’une symphonie expirante…

Là-bas, dans la galerie, des violons se lamentent. C’est le concert de tous les soirs. J’écoute par la porte entre-bâillée de la salle de bal, une grande pièce Louis XVI, solitaire et nue, sans autre mobilier que ses banquettes de soie crème, dont les pieds blancs se mirent dans la profondeur frigide du parquet. Avec ses médaillons, ses broderies, ses colifichets de stuc, elle est toute blanche et toute bleue comme une jeune fille en atours. Le long des frises, des danseuses pompéiennes tournent silencieusement dans des envols d’écharpes, de rubans et de gazes flottantes. Personne. Les ampoules électriques du plafond déversent une clarté violente sur le parquet trop brillant, sur les appliques anciennes qui se morfondent contre les murs, avec leurs bobèches trop larges, et leurs bougies qu’on n’allumera plus.

J’écoute. Les violons se lamentent. Dans les hautes glaces en trois morceaux, que ternit une buée vétusté, les danseuses des frises se reflètent, vagues comme des spectres. Sous ce trumeau, voici la console historique, où Verdi écrivit d’inspiration un de ses chœurs… Sanglots romantiques, grâces maniérées du siècle galant, tout ce passé se confond, emporté par un même rythme nostalgique et funèbre. Ah ! la belle nuit, enfiévrée de tristesse et de volupté, et qui va mourir trop vite !…

Soudain, ma mémoire se réveille. Me suis-je tant écarté du pénitent des Confessions, qui, tout près d’ici, a connu des exaltations et des mélancolies pareilles ? Au bord de ce lac, invisible maintenant sous les ténèbres, son ami Manlius Théodore avait peut-être une de ses villas. Comme Augustin s’y plaisait ! Qu’il eut de peine à quitter pour le Christ tout ce qu’il goûtait, tout ce qui le ravissait chez son hôte, « les fontaines et les bains, les jardins aux beaux ombrages, les festins somptueux et délicats, les jeux des mimes et les concerts des musiciens ! » — Pourtant, lui, il eut le courage de quitter tout cela.


Si Cassago de Brianza est Cassiciacum, cette campagne offrit, du moins, au nouveau converti une retraite abondante en consolations. Et si ce n’est pas un lieu d’enchantement comme Casciago, si le paysage y est moins grandiose, il est encore très beau.

Il y a tout au plus trente-trois kilomètres entre Cassago et Milan : Alypius pouvait aller à la ville, pour les affaires de la ferme, et rentrer le même jour, La région est verdoyante et fraîche. Aussi les villas y sont-elles nombreuses. Partout, des eaux courantes ou jaillissantes, que l’industrie moderne s’est empressée d’exploiter. L’éclairage électrique est prodigué jusque dans les moindres bourgades. A l’osteria de Barzano, où le tramway m’a déposé, je m’ébahis devant les splendeurs du luminaire.

De là à Cassago, encore deux petits kilomètres. Par une pente douce, entre des murs de jardins, que débordent des branches de platanes et de sapins, on descend vers l’endroit où fut, me dit-on, Cassiciacum. Avant d’y arriver, on aperçoit, sur une éminence, une énorme chapelle gothique, qui écrase de son faste toute la campagne, — le mausolée familial des Visconti Modrone, les actuels propriétaires de Cassago et les successeurs possibles de Vérécundus. En tout cas, nous sommes ici dans un pays tout plein de saint Augustin. Quelque conclusion qu’on en tire touchant Cassiciacum, il est certain que, nulle part, dans aucune autre partie du Milanais, son souvenir n’est plus vivant.

Avec une obligeance extrême, le curé de la paroisse veut bien me servir de guide et me communiquer toutes les traditions qu’il a recueillies.

Nous commençons par l’église, qui est de construction relativement récente et qui ressemble à toutes les églises du Nord de l’Italie. Mais elle remplace un très ancien sanctuaire, situé un peu plus haut, et qu’on a dû abattre pour rebâtir le palazzo des Visconti. Sainte Monique y occupe une niche d’honneur, à l’un des angles de la nef, et saint Augustin y possède un autel. Mitre en tête, la statue coloriée du grand évêque se dresse derrière un vitrage enguirlandé de fleurs artificielles. D’une main, il presse un fort volume contre sa poitrine, et, de l’autre, il élève vers le ciel un cœur enflammé et tout rouge, comme on le voit dans les gravures liminaires des éditions bénédictines. À ses pieds, dans la maçonnerie de l’autel, une relique vénérable est encastrée. Nous détachons le paravent de bois peint qui la protège, — et une vieille pierre rugueuse apparaît, sillonnée de lignes bizarres, de figures à demi effacées, dont il est impossible de deviner la signification. Tout ce qu’on y distingue, c’est une croix romane surmontant on ne sait quelle forme, qui évoque l’image confuse d’un Sacré-Cœur. Une légende veut que, pendant son séjour à Cassiciacum, saint Augustin ait dit la messe sur cette pierre.

Mais le curé lui-même me fait remarquer que cette légende ne tient pas debout, puisque saint Augustin n’était pas encore ordonné prêtre, pas même baptisé, lorsqu’il habitait ici. Il faudrait supposer qu’il y revint après son ordination. Or aucun texte n’autorise une telle hypothèse.

Il n’en est pas moins vrai qu’on chercherait vainement ailleurs des traditions populaires comme celle-ci. Le fait qu’elles se rencontrent seulement à Cassago prend donc une certaine importance, — et une importance d’autant plus grande que d’autres traditions locales s’ajoutent à cette première légende. Ainsi derrière l’église, dans le parc du château, il y a un ruisseau qui, depuis un temps immémorial, s’appelle « la fontaine de saint Augustin. »

Précédés du régisseur, nous allons la voir, cette fontaine, qui a entendu de si doctes entretiens, et qui en est restée célèbre à l’égal des plus grands fleuves. Au bas d’un talus gazonné, nous nous arrêtons devant un mince filet d’eau stagnante, qui émerge d’un fourré de noisetiers et d’acacias et qui se perd, un peu plus loin, sous les herbes. Elle ne murmure plus, elle ne rebondit plus sur les cailloux, comme au temps où elle distrayait les insomnies de saint Augustin. C’est une flaque presque tarie, qui va être bue par la terre et les feuilles mortes. Cependant le régisseur nous assure qu’en hiver ou au printemps, après les pluies ou la fonte des neiges, la fontaine expirante se ranime, qu’elle coule alors à gros bouillons et qu’elle est encore capable de faire un assez beau tapage. A quoi le curé ajoute qu’elle est dérivée d’un torrent, qui passe tout près du village, — le Gambaione, — et que saint Augustin aurait implicitement désigné, lorsqu’il parle de cette eau, qui est amenée aux bains de Cassiciacum par des tuyaux de bois, — canalibus ligneolis.

Naturellement, les tuyaux de dérivation auraient été détruits au cours des siècles. Mais, dans le sous-sol d’un jardin, proche du palazzo Visconti, on a exhumé des conduits en terre cuite, comme les Romains en employaient pour leur hypocaustes. Seraient-ce les derniers vestiges des thermes de Vérécundus ? Il n’est nullement déraisonnable de le croire.

Enfin, pour épuiser les raisons archéologiques, il y a encore, sur le territoire de Cassago, un lieu qu’on appelle Oriano et qui est désigné dans le testament de l’archevêque Andréa, daté de l’an 903, sous le nom latin d’Aurelianum. Or, on sait que saint Augustin s’appelait Aurelius Augustinus. Est-ce en souvenir de son passage à Cassiciacum que les paysans auraient donné son nom à ce quartier de leur village ? Quoi qu’il en soit, tous ces menus faits forment un faisceau de concordances, qui obligent à réfléchir même les plus sceptiques.

Quant à la topographie de la villa moderne, elle se plie sans peine aux allusions descriptives de saint Augustin. Rien de plus facile, puisque ces allusions sont très sommaires. Dans toute cette région montagneuse, il n’est guère de villa qui n’ait sa pelouse ou sa terrasse, avec une prairie en contre-bas, où s’éparpillent des bouquets d’arbres. Et c’est bien ce que je trouve à la villa Visconti. Entre deux sapins, qui encadrent l’horizon, une vaste perspective se creuse, par-dessus les ondulations de la Brianza, jusqu’à la chaîne nébuleuse des Alpes. Les contours tremblent dans ce bleu suave et léger qui semble la couleur de l’air, en ce pays. A gauche, je reconnais la montagne en dents de scie et les escarpemens fauves, que j’avais déjà contemplés, l’an passé, à Cernusco. En somme, le paysage est le même que celui que j’ai décrit dans mon chapitre sur Cassiciacum. Si Vérécundus eut, ici, sa villa, je ne me suis pas trompé beaucoup, en la cherchant sur la ligne de Lecco à Milan.

Le palazzo moderne, qui l’a remplacée, a sans doute des parties très anciennes, mais déguisées et devenues à peu près méconnaissables sous un jupon de style 1830. Néanmoins, le régisseur tient à me faire visiter des sous-sols, où il s’obstine à voir la cuisine de sainte Monique. J’avoue que le seul aspect des lieux décourage tous les efforts de mon imagination pour le suivre sur cette piste. Il y a bien une cour entourée d’un promenoir à colonnes toscanes, avec des tentures de grosse toile rougeâtre, dans les entre-colonnemens, qui rappelle de loin l’atrium d’une maison romaine. Ce n’est qu’une vision fugitive. Presque tout le revêtement du logis est conçu dans le gothique oxfordien le plus pur. Aimable revenant, le genre troubadour ici m’environne. Il ne me choque point. Je sais que je suis au berceau même du romantisme italien. Cassago n’est pas loin du lac de Côme, cher à Manzoni, qui plaça sur ses rives les principales scènes de ses Fiancés. Et je songe aussi à tout ce qu’il y eut de romantique dans l’âme ardente et troublée de saint Augustin.

Le curé me ramène à ce grand saint, en me montrant, dans les archives du presbytère, un curieux document rédigé, en latin, d’une belle écriture diplomatique, où il est dit, que, dans les premières années du XVIIe siècle, la paroisse de Cassago fut préservée de la peste, grâce à l’intercession du « pontife d’Hippone, Hipponensis pontificis : » ce qui confirme l’existence d’un culte traditionnel de saint Augustin dans la région. Enfin le 20 août, sa fête y est célébrée avec une solennité qu’elle n’a nulle part ailleurs.

Rappelons-nous maintenant les autres faits invoqués par les archéologues : la pierre légendaire encastrée dans la maçonnerie de l’autel, la fontaine de saint Augustin, le nom d’Aurelianum donné à un quartier du village. Est-il besoin d’autres preuves, pour nous assurer que nous sommes bien, ici, à Cassiciacum ? Évidemment, aucune de ces preuves n’est absolument concluante et certaine. Mais pourquoi est-ce à Cassago seulement qu’on rencontre ces faits et ces traditions ? Pourquoi la mémoire du saint y est-elle toujours vivante, — et cela depuis des siècles ? Il faut bien qu’il y ait quelque chose. Si, d’autre part, le site et la topographie ne contredisent point les allusions des Dialogues et des Confessions, nous aurions mauvaise grâce à exiger davantage, d’autant plus que l’archéologie ne peut pas et ne pourra jamais, sans doute, trancher le problème par des argumens positifs. Ne cherchons donc pas plus loin, et croyons simplement que nous avons retrouvé Cassiciacum.


Me voici devant la réalité, que j’ai si longuement poursuivie, et, comme toujours, je reste mélancolique devant mon rêve accompli. Je n’ose pas dire : « Eh quoi ? Ce n’est que cela ! « parce que je sais bien que c’est ma faute si je reste froid. Tout occupé, à Cassago, de réunir des documens et de rapprocher des vraisemblances, j’ai fait comme le peintre amateur qui, à l’affût du motif pittoresque, oublie de voir et de sentir le paysage. L’an dernier, à Cernusco, j’étais autrement ému, lorsque, sans espoir de les retrouver jamais, je cherchais les vestiges du saint, et que toute ma pensée n’était pleine que de lui.


LOUIS BERTRAND.

  1. Pour répondre à de nombreuses demandes qui m’ont été adressées par des lecteurs de Is. Revue, — mes études sur saint Augustin paraîtront en volume dans le courant du mois prochain.