Traduction par Joseph Naudet.
Théâtre complet de PlautePanckouckeTome 3 (p. 159-311).


PERSONNAGES

CHALINUS, écuyer du fils de Stalinon.

OLYMPION, fermier de Stalinon.

CLÉOSTRATE, épouse de Stalinon.

PARDALISQUE, esclave de Cléostrate.

MYRRHINE, amie de Cléostrate.

STALINON, vieillard.

ALCÉSIME, ami de Stalinon.

UN CHEF DE CUISINIERS, avec sa suite.

CASINE, personnage muet.

SERVANTES.

ARGUMENT ACROSTICHE
ATTRIBUÉ
À PRISCIEN LE GRAMMAIRIEN.

Deux esclaves de la même maison recherchent en mariage une esclave, leur compagne. L’un est aposté par leur vieux maître, l’autre par le fils. Le sort favorise le vieillard : mais il est vaincu par la ruse ; car on substitue à l’épousée un esclave malin, qui rosse et le maître et le fermier. Le jeune homme se marie avec Casine, reconnue fille d’un citoyen.


PROLOGUE.

Salut, très-honorables spectateurs, qui estimez à très-haut prix la Bonne-foi, comme elle vous estime. Si je dis vrai, montrez-le-moi par un signe éclatant (il fait le geste d’applaudir), afin que je connaisse tout d’abord vos bonnes dispositions.

(Après un repos) Celui qui préfère le vin vieux, agit, selon moi, en homme sage, comme ceux qui se plaisent aux vieilles comédies. Puisque vous approuvez les œuvres anciennes et l’ancien langage, les vieilles comédies surtout doivent avoir votre approbation. Les pièces nouvelles, qu’on donne aujourd’hui, sont encore plus mauvaises que la nouvelle monnaie. Or donc, nous nous empressons, ayant appris par la voix publique votre affection particulière pour le théâtre de Plaute, de vous donner une ancienne comédie de cet auteur, laquelle fut applaudie par ceux d’entre vous qui se rangent dans les centuries des vieux : les jeunes, je le pense, ne la connaissent pas ; mais nous allons la leur faire connaître, nous n’y épargnerons pas nos soins. La première fois qu’elle parut, elle emporta la palme sur toutes les autres. C’était le temps où brillait la fleur des poètes, qui sont maintenant descendus au commun séjour. Quoiqu’ils ne vivent plus, ils sont encore utiles aux vivans. Veuillez, je vous en prie instamment, écouter sans distraction nos acteurs. Bannissez de votre esprit les soucis et les dettes, et que la crainte des poursuites s’efface entièrement. Nous sommes en temps de fête ; c’est fête aussi chez les banquiers. Le calme règne, et les Alcyons planent sur Le Forum. Le calcul des banquiers est juste : ils ne réclament rien de personne pendant les jeux ; après les jeux, ils ne rendent rien à personne. Si vos oreilles sont disponibles, prêtez-moi attention. Je vous dirai le titre de la comédie : c’est, en grec, Clerumenœ[1] ; en latin, Sortientes. L’auteur grec est Diphile ; puis Plaute, avec son nom qui jappe, fut le translateur. Ici (montrant la maison de Stalinon) demeure un vieux mari ; il a un fils, lequel habite avec son père dans cette maison. À ce vieillard appartient un esclave, qui est gisant dans une maladie… qu’est-ce que je dis ? par Hercule ! gisant dans son lit ; il ne faut pas mentir, Cet esclave (il y a de cela seize ans) aperçut, à la lueur du crépuscule naissant, une femme qui exposait une petite fille ; il court à elle, el la prie de lui donner l’enfant : elle le lui donne, et il l’emporte aussitôt à la maison. Par lui, cette petite fille est offerte à la maîtresse, et recommandée à ses soins pour l’élever ; la maîtresse s’en charge, et elle fait l’éducation avec le zèle d’une mère, ou peu s’en faut. Quand la jeune fille fut grande et vint en âge de plaire, voilà que le vieillard se meurt d’amour pour elle, et, de son côté, le jeune homme s’en meurt de même. Tous les deux arment leurs légions, le père contre le fils, le fils contre le père, à l’insu l’un de l’autre. Le vieillard a mis en avant son fermier, avec ordre de la demander en mariage, comptant bien, si son homme réussit, se préparer d’agréables veilles hors du logis, en cachette de sa femme. Le fils fait agir son écuyer pour demander aussi mariage, ne doutant pas que, si l’affaire s’arrange, il tiendra ce qu’il aime dans son bercail. La mère a deviné les projets d’amour du vieillard ; elle s’est rangée du parti de son fils. Mais le vieillard s’est douté qu’il avait en son fils un rival, rival dangereux ; il l’a envoyé en pays étranger pour s’en défaire. La mère, qu’on n’abuse pas, protège l’absent, comme si de rien n’était. N’attendez pas qu’il paraisse aujourd’hui dans la comédie ; il ne reviendra pas à la ville. Ce n’était pas l’idée de Plaute ; il a rompu un pont qui se trouvait sur la route du jeune homme. Sans doute il y a ici des personnes qui se disent à l’oreille : « Qu’est-ce que c’est que cela ? par Hercule ! dites-moi donc ; des noces d’esclaves ! on verra des esclaves se marier, où rechercher une fille en mariage ! Ils nous donnent du nouveau, ce qu’on ne voit en aucun pays du monde. » Mais moi, j’affirme que cela se pratique en Grèce, et à Carthage, et ici, dans nos contrées, en Apulie ; et les mariages d’esclaves sont là chose plus sérieuse que les mariages mêmes entre citoyens. Si ce n’est pas vrai, gageons ; mette qui voudra une amphore de vin miellé, et prenons pour juge un Carthaginois, voire même un Grec, ou, à cause de moi, un Apulien. Hé bien ? vous ne dites mot ? Je vois, vous n’avez pas soif.

Revenons à la jeune fille exposée dans son enfance, et que les deux esclaves se disputent avec tant de chaleur. À la fin, elle se trouvera pure, et de condition libre, et fille d’un citoyen d’Athènes. Elle ne fera rien qui blesse la pudeur ; dans cette comédie, s’entend. Mais laissez finir le spectacle ; par Hercule ! un moment après, si l’on veut la payer, je crois qu’elle ne se fera pas prier pour convoler, sans attendre les auspices.

C’est assez. Salut, soyez fortunés et triomphans par votre loyal courage, dorénavant comme au temps passé.

ACTE I.


Scène I.

OLYMPION, CHALINUS.
OLYMPION.

Comment ? il ne m’est pas permis d’être seul un instant, quand je le veux, pour dire un mot, pour penser à mes affaires, sans que tu m’espionnes ? Pourquoi, diantre, me suis-tu ?

CHALINUS.

Parce que je suis bien résolu à te suivre où que tu ailles, comme ton ombre. Par Pollux ! quand tu voudrais monter au gibet, je ne te quitte pas ; juge, d’après cela, s’il t’est possible de me souffler en tapinois, par tes intrigues, la main de Casine, comme tu le projettes.

OLYMPION.

Qu’ai-je à démêler avec toi ?

CHALINUS.

Or ça, coquin, dis-moi : pourquoi traînes-tu ton corps dans la ville ? paysan de malheur !

OLYMPION.
Il me plaît, moi.
CHALINUS.

Que ne te tiens-tu aux champs, dans ton gouvernement ? que ne t’appliques-tu au soin qui t’est confié, sans prendre part aux choses de la ville ? pourquoi viens‑tu ici pour n’enlever ma prétendue ? Retourne aux champs, misérable ; retourne à ton emploi.

OLYMPION.

Chalinus, je n’ai pas oublié mon devoir, J’ai mis à ma place quelqu’un de bien capable de gouverner la campagne en mon absence. Et quand j’aurai obtenu ici ce que j’y suis venu chercher, la main du jeune tendron dont tu es fou, la jolie Casine, qui sert ici avec toi, quand elle sera ma femme, et m’aura suivi aux champs, alors je resterai, comme une poule qui couve, dans mon gouvernement rustique.

CHALINUS.

Toi ! l’épouser ? par Hercule ! plutôt que de t’en voir possesseur, j’aimerais mieux me pendre.

OLYMPION.

Elle est à moi : tu n’as donc qu’à te mettre la corde au cou.

CHALINUS.

Ver sorti du fumier ! elle serait à toi ?

OLYMPION.

Tu sauras bientôt que je ne mens pas. Peste, crève ; que je meure, si je ne te désole pas de mille manières à ma noce !

CHALINUS.
Qu’est-ce que tu me feras ?
OLYMPION.

Ce que je te ferai ? D’abord tu porteras le flambeau devant la nouvelle mariée, pour te prouver que tu ne seras jamais qu’un pauvre hère, bon à rien. Ensuite, quand tu viendras à la ferme, nous te mettrons en main une amphore, une semite, une cuve, une chaudière, huit tonneaux, et si tu ne les tiens toujours remplis, je remplirai ton dos de coups de fouet, et nous te courberons si bien l’échine à force de puiser de l’eau, qu’on pourra faire de ton corps une croupière à mes chevaux. Par là dessus, quand tu voudras manger, si tu ne ronges le blé au grenier, ou la terre comme un vermisseau, par Pollux ! tu jeûneras comme le jeûne en personne. Compte sur moi. Enfin, quand tu seras bien recru et bien affamé, nous aurons soin de te préparer un coucher digne de toi pour la nuit.

CHALINUS.

Que feras-tu ?

OLYMPION.

On t’enfermera, bien attaché dans l’embrasure de la fenêtre, d’où tu pourras entendre à loisir les baisers que je lui donnerai, et les douceurs qu’elle me dira : Mon petit cœur, mon Olympion, miel de ma vie, joie de mon âme, laisse-moi baiser tes yeux, mon amour ; laisse-toi caresser, je t’en prie, lumière de mes beaux jours, mon levraut, mon petit passereau, ma colombe. Et toi, pendard, tandis qu’on me dira toutes ces gentillesses, tu te démèneras comme un rat dans ta souricière. Maintenant,

pour te dispenser de me répondre, je rentre ; ta conversation m’ennuie.
CHALINUS.

Je te suis. Par Pollux ! tu ne feras rien que je ne le voie, (Il sortent.)

ACTE II.


Scène I.

CLÉOSTRATE, PARDALISQUE.
CLÉOSTRATE, aux esclaves dans la maison.

Scellez l’office, et rapportez-moi mon anneau. Je vais ici tout près, chez ma voisine ; si mon mari veut me parler, vous m’y viendrez chercher.

PARDALISQUE.

Il avait demandé son repas du matin.

CLÉOSTRATE.

Chut, paix, va-t’en. Je ne donne rien, il n’y a rien de prêt pour lui, puisqu’il contrarie son fils et moi pour satisfaire ses caprices d’amour. L’infâme ! je le punirai par la faim, je le punirai par la soif, par mes discours, par mes actions ; je le suffoquerai de l’ennui de mes plaintes ; je ferai que notre amoureux mène une vie

digne de ses mérites. Pâture de l’Achéron ! limier de turpitude ! sentine de vices ! Je vais tout de ce pas me plaindre de mon sort à mes voisines. (Se tournant du côté de la maison de Myrrhine) Mais la porte fait du bruit. C’est Myrrhine ; elle sort elle-même ; par Pollux ! j’ai mal pris mon temps.

Scène II.

MYRRHINE, CLÉOSTRATE, Suivantes et Esclaves de Myrrhine.
MYRRHINE.

Suivantes, venez avec moi chez ma voisine, ici tout près. (Aux esclaves qui restent) Holà ! viendra-t-on recevoir mes ordres ? Je serai là (montrant la maison de Cléostrate), si mon mari ou quelqu’un me demande. (Sans voir Cléostrate) Quand je suis seule à la maison, le sommeil me fait tomber l’ouvrage des mains. (Aux esclaves) J’ai dit qu’on m’apporte ma quenouille.

CLÉOSTRATE.

Bonjour, Myrrhine.

MYRRHINE.

Par Castor ! bonjour. Mais je te trouve l’air soucieux ; qu’est-ce que tu as ? dis-moi.

CLÉOSTRATE.

C’est ainsi que sont les mal mariées ; chez elles, hors de chez elles, les sujets de chagrin ne leur manquent jamais. J’allais chez toi. |

MYRRHINE.

Et moi chez toi, par Pollux ! Mais d’où vient ta tristesse ? tout ce qui te chagrine me fait de la peine aussi.

CLÉOSTRATE.

Par Castor, j’en suis persuadée. Je n’ai pas de voisine que j’aime autant, et qui le mérite mieux ; il n’y a pas

de liaison qui me soit plus chère.
MYRRHINE.

Tu es bien aimable. Mais je suis impatiente de savoir de quoi il s’agit.

CLÉOSTRATE.

Mon mari m’offense de la manière la plus indigne ; il n’a pour moi aucun égard, aucun ménagement.

MYRRHINE.

Hein ? qu’est-ce ? répète ; par Pollux ! je n’ai pas bien compris tes plaintes ; pardon.

CLÉOSTRATE.

Mon mari m’offense indignement.

MYRRHINE.

Ce discours m’étonne, s’il est vrai ; car ce sont les femmes qui oppriment leurs maris.

CLÉOSTRATE.

Oh ! lui !… il prétend disposer, malgré moi, d’une jeune esclave qui m’appartient ; que j’ai élevée à mes frais, et la donner à son fermier ; mais c’est pour en faire sa maîtresse.

MYRRHINE.

Tais-toi, je te prie.

CLÉOSTRATE.

Je puis parler, nous sommes seules ici.

MYRRHINE.

C’est vrai. Comment possèdes-tu cette esclave ? Une honnête femme ne doit point avoir de pécule, que de l’aveu de son mari. Quand une femme a du bien acquis de son chef, il lui est venu ou par des larcins, ou par des galanteries. Mon opinion est qu’à ton mari appartient tout ce que tu possèdes.

CLÉOSTRATE.

Toi-même, tu es trop habile à raisonner contre ton amie.

MYRRHINE.

Tais-toi donc, sotte, et profite de mes avis. Garde‑toi de le contrarier ; laisse-le aimer, laisse-le faire ce qu’il lui plaira, puisque tu ne manques de rien dans ton ménage.

CLÉOSTRATE.

Es-tu dans ton bon sens ? Tu plaides ici contre tes propres intérêts.

MYRRHINE.

Imprudente, évite toujours cette parole de ton mari.

CLÉOSTRATE.

Laquelle ?

MYRRHINE.

« Femme, sors de chez moi. »

CLÉOSTRATE.

Chut ! silence !

MYRRHINE.

Qu’est-ce ?

CLÉOSTRATE, montrant Stalinon qui s’approche.

Tiens.

MYRRHINE.
Qui est-ce que tu vois ?
CLÉOSTRATE.

C’est mon mari ; il vient. Rentre, dépêche-toi, je t’en prie.

MYRRHINE.

Comme tu voudras ; je m’en vais.

CLÉOSTRATE.

Dès que nous aurons du loisir, nous reprendrons cet entretien. Adieu.

MYRRHINE.

Adieu donc. (Elle rentre chez elle.)


Scène II.

STALINON, CLÉOSTRATE.
STALINON, sans voir Cléostrate.

L’amour est ce qu’il y a de mieux au monde ; c’est le charme le plus charmant ; on ne saurait rien imaginer qui ait plus de sel et de suavité. Comment se fait-il queles cuisiniers, qui emploient tant d’assaisonnemens variés, ne s’avisent pas de celui-là seul qu’aucun autre n’égale ? Tout ce qu’on aura su assaisonner avec l’amour ne peut manquer de plaire. Tout semble, au contraire, fade et insipide sans un grain d’amour : par lui, le fiel amer devient douceur de miel, et l’homme le plus maussade s’égaie et s’adoucit. Ce n’est pas sur la foi d’autrui, c’est par ma propre expérience que j’en juge ainsi. Depuis que j’aime Casine, je ne suis plus le même ; la coquetterie est moins coquette que moi. Je fais travailler tous les parfumeurs ; ce qu’on peut trouver de plus exquis en parfums est à mon usage ; et cela, pour lui plaire, et je lui plais, j’en suis sûr. Mais ma femme me désole, elle ne veut pas mourir. (Apercevant Cléostrate) La voici avec son air refrogné ; la mauvaise bête, il faut cependant la cajoler. (Haut, à Cléostrate) Ma petite femme, mamour, comment cela va-t-il ?

CLÉOSTRATE, brusquement.

Éloigne-toi, et retire ta main.

STALINON.

Oh ! là, ma Junon, il ne faut pas être si cruelle avec ton Jupiter. Pourquoi t’en aller ?

CLÉOSTRATE.

Laisse-moi.

STALINON.

Demeure.

CLÉOSTRATE.

Je ne veux pas.

STALINON.

Hé bien, par Pollux, je veux te suivre.

CLÉOSTRATE.

As-tu ta raison ? dis-moi.

STALINON.

Oui, puisque je t’aime.

CLÉOSTRATE.

Je ne veux pas de ton amour.

STALINON.

Tu ne peux pas l’empêcher.

CLÉOSTRATE.

Tu m’’assommes.

STALINON, bas, mais pas assez pour n’être pas entendu.

Que ne dis-tu la vérité !

CLÉOSTRATE.

Je crois : ce vœu sincère.

STALINON.

Retourne-toi de mon côté, ma tout aimable.

CLÉOSTRATE.

Oui, comme tu l’es pour moi. Te plaît-il de me dire d’où viennent les parfums qu’on sent ici ?

STALINON, à part.

Oh ! malheureux ! je suis perdu ; me voilà pris à ne pouvoir m’en défendre. Vite, que j’essuie ma tête avec mon manteau. Puisse le bon Mercure t’exterminer, maudit parfumeur, qui m’as donné ces parfums !

CLÉOSTRATE.

Hé bien ? vaurien, frelon à tête blanche. Je ne sais qui me retient, que je ne te dise tout ce que tu mérites. À ton âge, courir les rues, tout plein de parfums, mauvais sujet !

STALINON.

Je te jure que c’est en faisant compagnie à un ami qui achetait des parfums.

CLÉOSTRATE.

Quelle présence d’esprit ! N’as-tu pas de honte ? LYSIDAME (d’un air piteux). Tout ce que tu voudras. CLÉOSTRATE Dans quels mauvais lieux as-tu traîné? LYSIDAME Dans les mauvais lieux, moi? CLÉOSTRATE J’en sais plus que tu ne penses. LYSIDAME Quoi? que sais-tu? CLÉOSTRATE Qu’entre tous les vieillards, il n’y en a pas de plus débauché que toi. D’où viens-tu, vaurien? où as-tu été? où as-tu fait la vie? où as-tu bu? C’est cela, ma foi; voyez comme son manteau est fripé. LYSIDAME Que les dieux t’accablent avec moi de leur colère, si une seule goutte de vina passé aujourd’hui par ma bouche ! CLÉOSTRATE Allons, comme il te plaira; bois, mange, dissipe ton bien. LYSIDAME Holà ! ma femme, c’est assez, modère-toi. Tu me cornes trop aux oreilles; garde un peu d’éloquence pour les querelles de demain. Mais, dis-moi, as-tu enfin dompté ta passion, pour condescendre à la volonté de ton mari, au lieu de le contrarier? CLÉOSTRATE A quel sujet? LYSIDAME Tu le demandes? Au sujet de la servante Casine; pour la marier à notre fermier, un honnête esclave, qui ne la laissera manquer de rien, bois, eau chaude, nourriture, vêtements; chez qui elle pourra élever les enfants qu’elle mettra au jour; plutôt que de la donner à ce vaurien d’écuyer, à ce méchant esclave, qui n’a pas en pécule un denier de plomb. CLÉOSTRATE Je m’étonne, par Castor, qu’à ton âge, tu oublies ton devoir. LYSIDAME Comment? CLÉOSTRATE Si tu avais égard à la justice, aux bienséances, tu me laisserais pourvoir au sort des servantes : c’est mon affaire. LYSIDAME Pourquoi, diantre, cette fantaisie de la donner à un porte-bouclier? CLÉOSTRATE Parce qu’il faut faire plaisir à notre fils unique. LYSIDAME Unique tant que tu voudras; il n’est pas plus unique pour moi, ce fils, que son père ne l’est pour lui. La raison veut qu’il cède à mes désirs, plutôt que moi au x siens. CLÉOSTRATE Par Castor! tu veux qu’il t’arrive malheur, mon homme. LYSIDAMME (à part). Elle se doute, je le vois. (Haut.) Moi? CLÉOSTRATE Toi Pourquoi tout ce ramage? pourquoi tant d’insistance et de chaleur? LYSIDAME Pour qu’on la donne à un bon sujet, plutôt qu’à un mauvais garnement. CLÉOSTRATE Eh bien ! si j’obtiens de ton fermier, par mes sollicitations, que, pour me faire plaisir, il l’abandonne à l’autre? LYSIDAME Et moi, si j’obtiens de l’écuyer qu’il la lui abandonne? et je me flatte d’y parvenir? CLÉOSTRATE D’accord. Veux-tu que je dise de ta part à Chalinus de venir? Tu lui feras ta supplique, je ferai la mienne à Olympion. LYSIDAME Parfait. CLÉOSTRATE Il sera ici dans un instant; nous essaierons lequel de nous deux est le plus insinuant. (Elle sort.) LYSIDAME (seul). Qu’Hercule et tous les dieux la foudroient ! J’ai maintenant permission de parler. Mon pauvre cœur est torturé par l’amour, et il semble qu’elle prenne à tâc he de me contrarier; elle a flairé mes intrigues, c’est pour cela qu’elle se fait un plaisir de protéger l’écuyer.


II, 4 LYSIDAME, CHALINUS

LYSIDAME Qu’il soit maudit de tous les dieux et de toutes les déesses ! CHALINUS C’est toi... qui me demandes, à ce que m’a dit ta femme (45). LYSIDAME Oui, je lui ai dit de te faire venir. CHALINUS Que me veux-tu? parle. LYSIDAME D’abord, je veux que ton front se déride en causant avec moi. CHALINUS Ce serait folie, que de faire le fâcheux avec un plus puissant que soi. LYSIDAME Oh ! il y a longtemps que je te connais pour un honnête garçon. CHALINUS (bas). Je comprends. (Haut.) Si tel est ton sentiment, que ne m’affranchis-tu? LYSIDAME C’est bien mon intention; mais ma bonne volonté ne sert de rien, si tu n’y mets du tien. CHALINUS Je voudrais seulement savoir ce que tu veux. LYSIDAME Écoute, je vais te le dire. J’ai promis Casine pour femme à notre fermier. CHALINUS Mais ta femme et ton fils me l’ont promise, à moi. LYSIDAME Je le sais. Mais lequel aimes-tu mieux, être célibataire et libre, ou, marié, vivre éternellement esclave, toi et tes enfants? Tu es le maître de choisir. Vois laquelle de ces deux conditions tu préfères. CHALINUS Si j’étais libre, il me faudrait vivre à mes frais; au lieu que je vis aux tiens. Le parti en est pris, je ne cède Casine à âme qui vive. LYSIDAME Rentre, et va chercher ma femme sans tarder; qu’elle se dépêche de venir ici devant la maison. Apporte aussi l’urne avec de l’eau et des sorts. CHALINUS Très bien ! LYSIDAME Par Pollux! je trouverai bien un moyen de détourner ton javelot. Puisque je ne peux rien obtenir par prière, j’aurai recours au sort; là, je vous battrai tous, toi et tes prot ecteurs. CHALINUS Non, non, j’aurai pour moi le sort. LYSIDAME Oui, par Pollux! d’un coquin qu’on fait périr en croix. CHALINUS Elle sera ma femme; tu auras beau monter toutes tes combinaisons. LYSIDAME Débarrasse ma vue. CHALINUS Je t’importune; cela ne m’empêchera pas de vivre. (Il sort.) LYSIDAME Suis-je assez à plaindre ! tout m’est-il assez contraire? Je commence à craindre qu’Olympion ne se soit laissé persuader par ma femme de renoncer à Casine. S’il en est ainsi, me voilà un pauvre vieux. Si elle a échoué, il me reste une lueur d’espérance dans le sort; mais s’il me fait faux bond aussi, je n’ai plus qu’à prendre une épée pour matelas, et à me jeter dessus. Ah, quelle chance ! Olympion m’arrive.

II, 5 OLYMPION, LYSIDAME

OLYMPION (tourné du côté de l’intérieur de la maison). Tiens, ma maîtresse, par Pollux ! je me laissera i plutôt mettre dans un four chaud pour y rôtir comme du pain recuit, que de consentir à ce que tu exiges de moi. LYSIDAME Je suis sauvé, mon espoir est à flot; son discours me l’annonce. OLYMPION Pourquoi chercher à m’ébranler par l’offre de la liberté? Quand même toi et ton fils vous vous y opposeriez, malgré vous, en dépit de vous, je peux devenir libre sans qu’il m’en coûte plus d’un as. LYSIDAME Qu’est-ce, Olympion? avec qui es-tu en dispute? OLYMPION Avec celle qui te querelle tous les jours de ta vie. LYSIDAME Ma femme? OLYMPION Qu’est-ce que tu me dis? ta femme? Tu es comme un chasseur, c’est avec une chienne que tu passes ta vie jour et nuit. LYSIDAME Qu’a-t-elle tait? que t’a-t-elle dit? OLYMPION Elle m’a prié, pressé de ne pas épouser Casine. LYSIDAME Qu’as-tu répondu? OLYMPION Que je résisterais à Jupiter lui-même, s’il m’en priait. LYSIDAME Que les dieux te conservent ! OLYMPION Maintenant elle fermente, elle est gonflée de colère contre moi. LYSIDAME Par Pollux ! que n’est-elle crevée au beau milieu de son corps (46). OLYMPION Ma foi, ce doit être une chose déjà faite, pour peu que tu aies ce qu’il faut. Mais, par Pollux ! que tes amours m’empoisonnent ! Inimitié de ta femme, inimitié de ton fils, inimitié des gens de la maison. LYSIDAME Que t’importe? Pourvu que ton Jupiter (se désignant lui-même) te soit propice, ne t’inquiète pas plus de ce fretin des dieux que d’un fétu. OLYMPION Fameuses sornettes que cela ! Est-ce que tu ne sais pas comme les Jupiters de ce bas monde meurent au moment où l’on s’y attend le moins? Et si mon Jupiter vient à mourir, quand l’empire sera dévolu aux dieux inférieurs, qui protégera mon dos, ma tête, mes jambes (47)? LYSIDAME Ton bonheur dépassera ton espérance, si nous arrivons à ce que je couche avec Casine. OLYMPION Par Hercule ! je n’y compte pas; ta femme met trop d’ardeur à m’empêcher de l’avoir. LYSIDAME J’ai une idée. Je jetterai des sorts dans l’urne pour toi et pour Chalinus, et la fortune décidera; les choses en sont au point qu’il faut tirer l’épée et combattre corps à corps. OLYMPION Et si la chance est contraire à tes vœux? LYSIDAME Pas de mauvais augure ! Les dieux me sont en aide, ayons confiance en eux. OLYMPION Je ne donnerais pas un brin de laine de cette parole-là. Tous les mortels mettent leur confiance aux dieux, et j’ai vu souvent cette confiance déçue. LYSIDAME Tais-toi un peu. OLYMPION Que veux-tu? LYSIDAME Je vois Chalinus sortir de la maison avec l’urne et les sorts. Nous allons combattre enseignes déployées.


II, 6 CLEOSTRATE, CHALINUS, LYSIDAME, OLYMPION

CLÉOSTRATE Apprends-moi, Chalinus, ce que me veut m on mari. CHALINUS Par Pollux l te voir brûler sur le bûcher à la porte de la ville (48). CLÉOSTRATE Je le crois, sans peine, par Castor l CHALINUS Et moi, ma foi, je ne le crois pas, j’en suis sûr. LYSIDAME (à part). J’ai parmi mes gens plus d’industries lucratives que je ne croyais. En voilà un qui est devin. (A Olympion.) Allons, levons les étendards, et en avant; suis-moi. (A sa femme et à Chalinus.) Comment cela va-t-il? CHALINUS Voici tout ce que tu as demandé : ta femme, les sorts, l’urne et moi. LYSIDAME Il n’y a que toi de trop. CHALINUS A ce qu’il te semble, par Pollux ! Je suis ton tourment. Oui, ton cœur frissonne déjà de peur, maraud ! CLÉOSTRATE Tais-toi, Chalinus. (A Lysidame.) Et toi, ferme-la à ce gaillard. (Montrant Olympion.) OLYMPION Celui-ci plutôt (montrant Chalinus) ; il est accoutumé à se le faire mettre (49). LYSIDAME, à Chalinus. Pose ici l’urne, donne-moi les sorts. (A tous.) Attention ! (A Cléostrate.) Dis-moi, ma chérie, je pensais que tu ne t’obstinerais pas à me refuser Casine pour femme; c’est encore mon sentiment. CLÉOSTRATE Pour toi, cette fille? LYSIDAME, troublé. Pour moi? ce n’est pas ce que je voulais dire... Je pensais à moi, j’ai dit lui... et le désir qui me presse... Par Hercule! je ne sais plus ce que je dis. CLÉOSTRATE En effet, par Pollux ! ni même ce que tu fais. LYSIDAME Si, si, à lui (tout bas, à part), mais pour moi, par Hercule ! (Haut.) Ah ! enfin je me retrouve en bon chemin. CLÉOSTRATE Par Pollux? tu te perds souvent. LYSIDAME Cela peut arriver dans une forte préoccupation. Mais nous te prions tous deux, autant que devoir et besoin est... CLÉOSTRATE De quoi? LYSIDAME Je vais te le dire, mon miel : c’est d’avoir la bonté d’accorder Casine à notre fermier. CLÉOSTRATE Par Pollux ! je n’aurai pas cette bonté; je ne veux pas. LYSIDAME En ce cas, que le sort décide entre les deux partis. CLÉOSTRATE Qui s’y oppose? LYSIDAME C’est le meilleur moyen et le plus juste, je le déclare en conscience. Enfin, si l’événement est conforme à nos souhaits, nous nous en réjouirons; sinon, nous nous résignerons avec constance. (A Olympion.) Tiens, voilà ton sort : vois quel est le numéro. OLYMPION Le un. CHALINUS Ce n’est pas juste; on a commencé par lui, au lieu de moi. LYSIDAME, en colère. Voici le tien; veux-tu le prendre? CHALINUS Donne. Un moment. Il me vient une pensée. Prenons garde qu’il n’y ait un autre sort au fond de l’eau. LYSIDAME Coquin, crois-tu que je te ressemble? Il n’y en a pas; sois tranquille. CHALINUS, prêt à jeter son sort dans l’urne. Qu’ainsi m’advienne bonne fortune et succès; (à Olympion) à toi, mal de mort. OLYMPION C’est ce que les dieux te réservent aujourd’hui, par Pollux ! Ta vertu m’en est garant. (A Stalinon.) Mais, attends un peu. S’il avait un sort de peuplier ou toi d e sapin? CLÉOSTRATE Qu’est-ce que cela te fait? OLYMPION Il surnagerait à la surface de l’eau. LYSIDAME Très bien; regarde. Maintenant, jetez vos sorts tous deux ici. (Ils jettent dans l’urne.) Voilà. Femme, remue. OLYMPION Je ne me fie pas à ta femme. LYSIDAME Ne crains rien. OLYMPION Mais, par Hercule ! elle ensorcellera les sorts, si elle y touche. CLÉOSTRATE Tais-toi. OLYMPION Je me tais. Veuillent les dieux... CHALINUS T’envoyer l’entrave et le carcan à porter. OLYMPION M’amener la chance... CHALINUS D’être pendu la tête en bas, par Hercule ! OLYMPION Et à toi, d’être mouché de sorte qu’on te tire les yeux par le nez. Pourquoi trembles-tu? Il faut que tu aies déjà préparé la corde pour te pendre. Tu es mort. LYSIDAME Faites attention, je vous prie. OLYMPION Je ne dis plus mot. LYSIDAME Maintenant, Cléostrate, pour que tu ne m’accuses pas d’avoir triché, ou que tu ne me soupçonnes pas, je m’en rapporte à toi; tire toi-même. OLYMPION Tu me perds. CHALINUS, à Olympion. C’est tout gain. CLÉOSTRATE, à Stalinon. Je te remercie. CHALINUS, à Olympion. Si les dieux m’entendent, ton sort se sera enfui de l’urne. OLYMPION Vraiment? Parce que tu es un fugitif, tu voudrais trouver partout tes pareils. Fasse plutôt le ciel qu’il t’arrive ce qui arriva aux Héraclides; que ton sort fonde pendant l’épreuve (50). CHALINUS Toi, tu sentiras tout à l’heure ton dos fondre à la chaleur des verges. LYSIDAME Ah ! çà, sois à ce qu’on fait, Olympion. OLYMPION, montrant Clmalinus. Alors, que cet animal marqué au fer rouge me laisse tranquille (51). LYSIDAME, remettant l’urne à Cléostrate. Qu’ainsi m’advienne bonne fortune et bonheur ! OLYMPION Oui, et à moi aussi. CHALINUS Non. OLYMPION Si, par Hercule ! CHALINUS Non, par Hercule! à moi. LYSIDAME Il sera le vainqueur, et toi le misérable. (A Olympion.) Boxe-lui le visage. Eh bien ! que tardes-tu? CLÉOSTRATE, à Olympion. Si tu mets la main sur lui! OLYMPION, à Stalinon Un direct ou une gifle? LYSIDAME Va, à ton choix. OLYMPION, frappant Chalinus. Tiens, voilà pour toi. CLÉOSTRATE De quel droit oses-tu le toucher? OLYMPION J’obéis à mon Jupiter. CLÉOSTRATE, à Chalinus. A ton tour, un bon coup sur la joue. OLYMPION Au meurtre! on me frappe à coups de poings, Jupiter. LYSIDAME De quel droit Le permets-tu de le toucher? CHALINUS J’obéis à ma Junon. LYSIDAME Soumettons-nous, puisque, de mon vivant, ma femme est ici la maîtresse. CLÉOSTRATE Il doit être libre de parler aussi bien que celui-là. (Montrant Olympion.) OLYMPION Pourquoi trouve-t-il toujours à dire contre moi? LYSIDAME Il t’arrivera malheur si tu n’y prends garde, Chalinus. CHALINUS Il est temps de m’avertir, quand je suis battu. LYSIDAME Allons, ma femme, procède au tirage. Vous, soyez attentifs. (A Cléostrate.) Toi, tire. OLYMPION Je ne sais plus où je suis; je meurs. Mon cœur est pris du mal de rate, je crois; il ne cesse de palpiter, et de me battre la poitrine à force de douleur. CLÉOSTRATE Je tiens un sort. LYSIDAME Tire-le hors de l’eau. CHALINUS Suis-j e mort? OLYMPION Montre. C’est le mien. CHALINUS C’est la malédiction. CLÉOSTRATE, consternée. Tu es vaincu, Chalinus. LYSIDAME Nous ne dirons pas que nous avons trop vécu, Olympion. Vive la joie l OLYMPION Rendons grâce à ma piété et à celle de mes ancêtres. LYSIDAME Va à la maison, femme, et prépare tout pour la noce. CLÉOSTRATE J’exécuterai tes ordres. LYSIDAME Tu sais que d’ici à la ferme où il doit conduire sa femme, il y a un bon bout de chemin? CLÉOSTRATE Je le sais. LYSIDAME Va; et quoique le cœur te saigne, ne néglige rien. CLÉOSTRATE C’est bien. LYSIDAME Entrons aussi, nous, et faisons qu’on se dépêche. OLYMPIO N Est-ce moi qui te retiens? LYSIDAME Il ne me plaît pas d’en dire davantage devant lui. (Ils sortent.)

II, 7 CHALINUS (seul). Si je me pendais à présent, je perdrais ma peine, et, avec ma peine, l’argent que coûterait la corde, et j’apprêterais à rire à mes ennemis. Et à quoi bon, puisque aussi bien je suis déjà un homme mort?... Ils triomphent! Sort maudit ! Casine sera mariée au rustre ! Mais ce qui m’irrite le plus, ce n’est pas sa victoire; c’est l’acharnement du vieillard à m’enlever Casine, et à la donner à l’autre. Comme il s’agitait ! Quelle impatience tourmentait le pauvre type ! Et comme il trépignait d’aise, quand le rustre a gagné !... Là, là, retirons-nous par ici (il va vers le fond de la scène) ; j’entends ouvrir la porte, elle m’avertit en amie; on sort de chez nous. Allons ! piège contre piège!


II, 7 OLYMPION, LYSIDAME, CHALINUS

OLYMPION Laisse; qu’il vienne à la campagne, je le renverrai à la ville le cou enfourché, comme un porteur de charbon (52), LYSIDAME Ce sera bien fait. OLYMPION Je n’y manquerai pas. LYSIDAME J’aurais voulu, s’il avait été à la maison, envoyer Chalinus avec toi au marché, pour ajouter au chagrin de l’ennemi ce nouveau crève-cœur. CHALINUS (à part, marchant à reculons). Je vais me retirer contre le mur, en marchant comme les écrevisses. Il faut épier leur entretien sans se faire repérer. (Désignant Olympion.) Car un des deux me fait mettre en croix, et l’autre mourir à petit feu. Je le vois arriver tout de blanc vêtu, ce maraud, ce sac à verges (53).Il n’est pas temps encore de me pendre. Très certainement, je l’enverrai en avant aux eaux de l’Achéron. OLYMPION Ne suis-je pas bien complaisant pour toi? Ce que tu désirais le plus ardemment, je le mets à ta disposition. Tu auras celle que tu aimes sans que ta femme en sache rien. LYSIDAME Motus ! Que les dieux me soient en aide, comme il est vrai que j’ai peine à retenir mes lèvres impatientes de te baiser pour un si beau trait, volupté de mon âme. CHALINUS (à part). Comment ! un baiser ! Qu’entends-je? De quelle volupté s’agit-il? OLYMPION M’aimes-tu, à présent? LYSIDAME Si je t’aime ! par Pollux ! plus que moi-même. Laisse-moi t’embrasser. CHALINUS Quoi! il l’embrasserait ! OLYMPION A ton aise. LYSIDAME Il me semble, à ce contact, que je lèche du miel. CHALINUS Il veut, je crois, par Hercule ! fouiller la vessie au fermier. OLYMPION (repoussant Lysidame). Veux-tu bien! Au large, amoureux; laisse mon dos. CHALINUS Aujourd’hui, ma foi, par Hercule ! ils entremêleront leurs pieds. Le vieillard aime les fortes barbes : voilà, voilà pourquoi il l’a gratifié de l’emploi de fermier. Et moi aussi, un soir que j’étais allé le chercher, il n’y a pas longtemps, il me proposa de me faire son intendant du vestibule. OLYMPION Comme j’ai été soigneux de te plaire ! Quel plaisir je t’ai donné ! LYSIDAME Si grand, que, toute ma vie, je te voudrai plus de bien qu’à moi-même. Que de baisers je vais prendre à Casine ! Que de bon temps je me donnerai en cachette de ma femme ! CHALINUS (à part). Ah ! ah ! enfin je suis sur la voie, par Pollux ! C’est lui qui brûle pour Casine. Je tiens mes gaillards. LYSIDAME Qu’il me tarde, par Hercule ! de l’embrasser, de la caresser ! OLYMPION Laisse-moi le temps de l’épouser. Que diantre ! prends patience. LYSIDAME J’aime. OLYMPION Je ne crois pas que la chose puisse se faire aujourd’hui. LYSIDAME Elle peut, si tu veux qu’il soit possible de t’affranchir demain. CHALINUS Oh ! oh! redoublons maintenant d’attention, mes oreilles. Je vais prendre deux sangliers à la fois dans le même fourré : l’excellent coup ! LYSIDAME J’ai ici, chez le voisin notre camarade, un endroit préparé. Je lui ai confié le secret de mon amour. Il m’a promis de me donner asile chez lui. OLYMPION Et sa femme, qu’en fera-t-on? LYSIDAME Fie-toi à mon génie. Ma femme l’invitera à venir chez nous pour lui tenir compagn ie, pour l’aider et rester à coucher. Je le lui ai dit, et elle m’a promis de le faire. Tandis que la femme passera la nuit chez moi, le mari s’absentera, j’arrangerai tout cela. Toi, tu conduiras ton épouse à la campagne, et la campagne sera là pour quelques heures (montrant la maison d’Alcésimus), pendant que moi, je ferai mes noces avec Casine; et puis demain, avant le point du jour, tu l’emmèneras aux champs. Ai-je de l’esprit? OLYMPION Et du savoir-faire. CHALINUS (à part). Courage ! intriguez. Il vous en coûtera cher, par Hercule ! d’être si malins. LYSIDAME Sais-tu ce que tu as à faire maintenant? OLYMPION Parle. LYSIDAME Prends cette bourse, et va en diligence faire les emplettes au marché; mais de l’exquis, entends-tu? des mets délicats, comme l’est ma poulette. OLYMPION Bien. LYSIDAME Achète des seiches, des huîtres, des calmars, des orgelets. CHALINUS Et même des fromentelets, si tu m’en crois. LYSIDAME Des mule ts (54). CHALINUS (à part). Pourquoi pas des mules à gros sabots pour te frotter le museau, vieux libertin? OLYMPION Veux-tu des languardes? LYSIDAME A quoi bon, quand j’ai ma femme à la maison? C’est une vraie languarde, car jamais elle ne se tait. OLYMPION Je verrai, quand j’y serai, les provisions des poissonniers, et ce qu’il y aura comme choix. LYSIDAME C’est juste. Va; ne ménage pas l’argent, entends-tu? Fais d’amples achats. Moi, je vais trouver mon voisin, pour qu’il ait soin de ce que je lui ai recommandé. OLYMPION Puis-je partir? LYSIDAME Sans doute. (Ils sortent.) CHALINUS (seul). On m’offrirait trois fois la liberté pour m’empêcher de leur préparer un terrible châtiment et de courir dénoncer toute l’affaire à ma maîtresse, qu’on ne me retiendrait pas. Mes ennemis sont pris en flagrant délit. Si elle sait agir comme il faut, notre procès est gagné. Je les déconcerterai de la belle manière. Les auspices sont pour nous en ce jour; vaincus, nous voilà vainqueurs. Rentrons. S’ils nous ont fait un plat de leur cuisine, je vais à mon tour le refaire à ma mode. Ils ne trouveront pas prêt le régal sur lequel ils comptaient, on leur en servira un sur lequel ils ne comptaient pas. (Il sort.)


ACTE III, 1 LYSIDAME, ALCÉSIMUS

LYSIDAME Ai-je en toi le portrait d’un ami ou d’un ennemi, tu vas me l’apprendre, Alcésimus. A l’épreuve on attend la preuve; les combattants sont sur le champ de bataille. Trêve aux remontrances ! épargnes-y ton temps et ta peine. « Avec tes cheveux blancs ! à un âge si contraire ! » Fais-moi grâce de ces paroles, et de celles-ci encore : « Sans égards pour ta femme ! » ALCÉSIMUS Je ne vis jamais d’homme plus malade d’amour. LYSIDAME Aie soin de vider ta maison. ALCÉSIMUS Oui, oui, par Pollux ! esclaves et servantes même, j’envoie chez toi tout mon monde. LYSIDAME Oh ! à ravir; tu es ravissant. Souviens-toi seulement des vers que chante le merle dans sa chanson : Que chacun vienne avec ses vivres, Comme en allant à Sutrium. (55) ALCÉSIMUS Je profiterai de l’avis. LYSIDAME Ma foi, la loi n’est pas plus loyale que toi. Dispose tout. Je vais au Forum, je serai ici dans un moment. ALCÉSIMUS Bon voyage ! LYSIDAME Prête une langue à ta maison. ALCÉSIMUS Comment cela? LYSIDAME Qu’elle m’invite à entrer quand je reviendrai (56). ALCÉSIMUS Vraiment ! il faudrait te caresser (faisant le geste de battre) ; ah ! que tu en as de bonnes ! LYSIDAME A quoi me servirait l’amour, s’il ne me donnait de l’es-prit et du bagout? Mais que je ne sois pas obligé de te chercher. ALCÉSIMUS Je ne bougerai pas de chez moi. (Lysidame sort.)

II, 2 CLÉOSTRATE, ALCÉSIMUS

CLÉOSTRATE Par Castor ! c’était donc pour cela que mon mari me pressait tant d’inviter ma voisine à venir chez moi? Il lui fallait une maison où l’on pût mener Casine. Certes, je me garderai de faire l’invitation; je ne veux pas que ces vieux benêts disposent un mauvais lieu pour leurs débauches. Mais le voici qui sort, le cher voisin, cette colonne du sénat, cet espoir du peuple, qui offre à mon mari une maison de rendez-vous. Par Castor ! on le paierait son prix, si on l’achetait pour un boisseau de sel. ALCÉSIMUS (sans voir d’abord Cléostrate). Je m’étonne qu’on ne soit pas encore venu de chez le voisin pour inviter ma femme. Il y a déjà longtemps qu’elle est prête, et qu’elle attend. Mais j’aperçois la voisine qui vient pour cela, sans doute. Bonjour, Cléostrate. CLÉOSTRATE Bonjour aussi, Alcésimus. Comment va ta femme? ALCÉSIMUS Elle est à la maison, attendant que tu viennes la prendre; car ton mari m’a prié de te la prêter pour t’aider. Veux-tu que je l’appelle? CLÉOSTRATE Non. Je ne veux pas la déranger. ALCÉSIMUS Elle a tout son temps. CLÉOSTRATE Je me passerai d’elle. Je ne veux pas la gêner. Je viendrai la voir un autre jour. ALCÉSIMUS Ne faites-vous pas la maison belle pour une noce? CLÉOSTRATE Oui, je suis en pleins préparatifs. ALCÉSIMUS Tu n’as donc pas besoin d’aide? CLÉOSTRATE J’ai tout ce qu’il faut à la maison. Quand la noce sera finie, alors j’irai rendre visite à ta femme. Pour l’instant, adieu; fais-lui mes compliments. ALCÉSIMUS (à part). Que faire? Je viens d’essuyer l’affront le plus mortifiant, par la faute de ce vieux bouc édenté; c’est lui qui me vaut ça. J’ai l’air d’offrir les services de ma femme pour accrocher un repas. Le misérable ! il m’annonce que sa femme invitera la mienne, et elle me dit, à moi, qu’elle se passera bien de nous. Je serais fort étonné, par Pollux ! que la voisine n’ait pas eu vent du complot. Mais, d’un autre côté, quand je réfléchis, s’il y avait quelque chose comme cela, elle me ferait une scène. Je rentre à la maison, remettre mon vaisseau au bassin de radoub. (Il sort). (57) CLÉOSTRATE (seule). Je l’ai joué de la belle manière. Pauvres vieux, que le temps leur dure ! Je voudrais bien à présent que mon vaurien de mari décrépit vint à son tour, pour que je m’amuse à ses dépens après m’être moquée de l’autre; j’ai envie de les mettre aux prises tous deux. Ah ! le voici. A son air sévère, ne le prendrait-on pas, vraiment, pour un homme de bien?


III, 3 LYSIDAME, CLÉOSTRATE

LYSIDAME (sans voir Cléostrate). Grande sottise, à mon sens, pour un amoureux, de hanter le Forum un jour où les plaisirs d’amour l’attendent. J’ai eu cette sottise. J’ai perdu ma journée au tribunal pour assister un de mes parents. Il a perdu son procès; par Hercule! j’en suis fort aise. Il ne m’aura pas employé pour rien. Car, c’est du moins mon sentiment, quand on demande à quelqu’un son assistance, il faut s’enquérir, s’informer si son esprit est présent avec lui, ou s’il est absent. Déclare-t-il l’absence, il faut renvoyer ce mourant chez lui. Mais j’aperçois ma femme devant la maison. Malheureux ! je tremble qu’elle ne soit pas sourde, et qu’elle ne m’ait trop bien entendu. CLÉOSTRATE (à part). Oui, par Castor ! je t’ai entendu, et à ton grand dommage. LYSIDAME (à part). Approchons. (Haut.) Hé bien ! comment te trouves-tu, joie de mon cœur? CLÉOSTRATE Par Castor! je t’attendais. LYSIDAME Tout est déjà prêt? As-tu tiré la voisine de chez elle pour t’aider? CL ÉOSTRATE Je l’ai invitée, ainsi que tu l’avais voulu; mais ton cher ami, cet excellent homme, est courroucé, je ne sais pour-quoi, contre sa femme, et il ne lui a point permis de se rendre à l’invitation. LYSIDAME C’est que tu as un grand défaut, tu n’es guère engageante. CLÉOSTRATE C’est bon à une courtisane, non à une honnête femme, mon cher époux, d’avoir les manières engageantes avec d’autres hommes que le sien. Va l’inviter toi-même; je retourne à la maison préparer ce qu’il faut, mon doux mari. LYSIDAME Hâte-toi. CLÉOSTRATE Oui. (A part.) Par Pollux! je veux lui jeter une belle terreur dans l’esprit. Il faut qu’aujourd’hui je mette au supplice le galantin. (Elle sort, et Lysidame s’approche de la maison d’Alcésimus.)


III, 4 ALCÉSIMUS, LYSIDAME

ALCÉSIMUS (sans voir Lysidame.) Voyons si notre amoureux est de retour du Forum; vieux fou, qui s’est moqué de moi et de ma femme. Mais le voici à ma porte. (A Lysidame.) Justement, par Hercule ! j’allais chez toi. LYSIDAME Et moi chez toi, par Hercule ! Eh bien, homme de rien, que t’avais-je dit? que t’avais-je recommandé? ALCÉSIMUS Comment? LYSIDAME Comme tu m’as bien tenu ta maison disponible ! comme tu as envoyé ta femme chez nous! Grâce à toi, l’occasion est perdue, et moi aussi. ALCÉSIMUS Va te pendre. N’avais-tu pas dît que ta femme viendrait inviter la mienne? LYSIDAME Eh bien ! elle me dit l’avoir fait et que tu as refusé pour ta femme. ALCÉSIMUS C’est elle, au contraire, qui a dit qu’elle se passerait de nos services. LYSIDAME Mais elle m’envoie elle-même l’inviter. ALCÉSIMUS Mais je ne m’en soucie guère. LYSIDAME Mais tu me perds! ALCÉSIMUS Mais tant mieux! Mais tu m’attendras longtemps. Mais j’ai envie, mais oui, de te contrarier; mais je m’en fais un plaisir. En fait de mais, tu n’auras pas le dernier, aujourd’hui. Mais enfin, par Hercule ! que les dieux te confondent ! LYSIDAME Ah ! çà, m’enverras-tu ta femme? ALCÉSIMUS Prends-la si tu veux, et va-t’en périr sur la croix d’une mort misérable avec elle, avec la tienne, et avec ta maîtresse par-dessus. (D’un ton plus calme.) Tu peux vaquer à d’autres soins. Je vais lui dire de se rendre auprès de ton épouse par le jardin. (Il sort.) LYSIDAME Je reconnais là un ami véritable. Sous quels auspices m’est venu cet amour? Par quelle offense ai-je irrité Vénus, pour rencontrer tant d’obstacles à mes désirs?... Oh ! oh ! quels cris se font entendre à la maison?


III, 4 PARDALISQUE, LYSIDAME

PARDALISQUE Désolation ! désolation ! je suis morte, morte de frayeur ! tout mon sang se fige dans mes veines ! je tremble de tous mes membres ! A l’aide ! au secours ! Où fuir? qui me protégera ! qui me défendra? Ah ! quel spectacle j’ai vu là dedans ! Quelle audace extraordinaire, inouïe ! (58) (Se tournant du côté de la maison.) Prends garde, Cléostrate; elle te donnera un mauvais coup dans sa fureur. Arrachez-lui cette épée des mains; elle ne se connaît plus. LYSIDAME Qu’est-ce? Pourquoi cette fille s’élance-t-elle hors de la maison, toute troublée, tout effarée? Pardalisque ! PARDALISQUE C’est fini de moi... D’où vient le son qui frappe mon oreille? LYSIDAME Regarde-moi donc. PARDALISQUE Ah ! mon maître ! LYSIDAME Qu’est-ce que tu as? de quoi as-tu peur? PARDALISQUE C’est fini de moi. LYSIDAME Comment, fini de toi? PARDALISQUE Oui, fini de moi! et fini de toi aussi. LYSIDAME Finis au moins de me dire ce qui t’arrive. PARDALISQUE (d’un air consterné). Malheur à toi! LYSIDAME A toi, plutôt. PARDALISQUE J’ai peur de tomber; soutiens-moi, je t’en prie. LYSIDAME Quoi qu’il y ait, explique-toi promptement. PARDALISQUE Ta main sur mon cœur, et fais un peu d’air avec ton manteau. LYSIDAME Je crains quelque mésaventure; à moins qu’elle ne se soit frappé le cerveau avec la fine fleur de Bacchus. PARDALISQUE Prends-moi par les deux oreilles, je t’en prie. LYSIDAME Va te faire pendre. Que les dieux te confondent, toi, et ton cœur, et tes oreilles, et ta tête ! Si tu ne m’apprends dare-dare de quoi il s’agit, je te ferai sauter la cervelle, méchante bête, qui t’amuses depuis une heure à mes dépens. PARDALISQUE Mon maître ! LYSIDAME Eh bien! qu’est-ce, ma servante? PARDALISQUE Tu es trop en colère. LYSIDAME Tout à l’heure tu auras plus de raison de le dire. Mais raconte-moi ce qui arrive; pas de verbiage. Quel désordre y a-t-il à la maison? PARDALISQUE Tu vas le savoir, écoute. Nous avons vu des horreurs là dedans. Une de tes esclaves s’est mise à fouler aux pieds les bienséances des mœurs attiques. LYSIDAME En quoi donc? PARDALISQUE La terreur paralyse ma langue et ma voix. LYSIDAME Enfin, saurai-je de toi ce qu’il y a? PARDALISQUE Oui, je vais te le dire. Cette esclave que tu veux donner pour femme à ton fermier, tout à l’heure, là, dans la maison... LYSIDAME Dans la maison? Quoi? PARDALISQUE Elle prend les méchantes manières des méchantes femmes, elle fait des menaces terribles: la vie de son mari... LYSIDAME Quoi donc? PARDALISQUE Ah! LYSIDAME Quoi? PARDALISQUE Elle déclare qu’elle lui arrachera la vie; une épée... LYSIDAME Oh! oh! PARDALISQUE Une épée... LYSIDAME Eh bien ! cette épée? PARDALISQUE Une épée à la main... LYSIDAME Ah ! malheur à moi ! Pourquoi est-elle armée? PARDALISQUE Elle nous poursuit tous à travers les appartements, elle ne laisse personne l’approcher. Tout le monde se cache sous les lits, sous les meubles. On n’ose plus souffler. LYSIDAME Je succombe, je suis mort ! Quel sort funeste a-t-on jeté sur elle tout à coup? PARDALISQUE Elle est folle. LYSIDAME Je suis le plus criminel des hommes. PARDALISQUE Et si tu savais ce qu’elle a dit ! LYSIDAME Qu’a-t-elle dit? Je suis impatient de le savoir. PARDALIS QUE Écoute. Elle a juré, par tous les dieux et toutes les déesses, qu’elle tuerait cette nuit celui qui coucherait avec elle. LYSIDAME Elle veut me tuer? PARDALISQUE Est-ce que cela te touche? LYSIDAME (embarrassé). Hé! hé! PARDALISQUE Qu’as-tu à démêler avec elle? LYSIDAME Je me suis trompé; je voulais dire le fermier. PARDALISQUE Toi, tu sais monter de la chaussée sur le trottoir. LYSIDAME Est-ce qu’elle me menace? PARDALISQUE C’est à toi qu’elle en veut plus qu’à n’importe qui. LYSIDAME Pourquoi? PARDALISQUE Parce que tu la donnes pour femme à Olympion. Elle déclare que ni toi, ni elle, ni son mari, vous ne serez vivants demain : aussi on m’a dépêchée vers toi pour t’avertir de te tenir sur tes gardes. LYSIDAME C’est une malédiction, par Hercule ! Il n’y a pas, il n’y eut jamais de vieillard amoureux plus à plaindre que moi. PARDALISQUE (à part). Je me paye bien sa tête; car tout ce que je viens de lui conter n’est que mensonge. Ma maîtresse et sa voisine ont imaginé cette ruse, et elles m’ont envoyée ici pour me moquer de lui. LYSIDAME Pardalisque, un mot. PARDALISQUE Quoi? LYSIDAME J’ai... PARDALISQUE Quoi? LYSIDAME Quelque chose à te demander. PARDALISQUE Tu me mets en retard. LYSIDAME Et moi au supplice. Mais Casine a-t-elle encore son épée? PARDALISQUE Oui; elle en a même deux. LYSIDAME Deux et p ourquoi? PARDALISQUE L’une, à ce qu’elle dit, est pour te tuer, l’autre pour tuer le fermier. LYSIDAME Ah ! je suis tué autant qu’âme qui vive. Je vais mettre une cuirasse; c’est le plus prudent. Et ma femme? elle ne lui a pas parlé? elle ne l’a pas désarmée? PARDALISQUE Personne n’ose l’approcher. LYSIDAME Qu’elle la calme par ses discours. PARDALISQUE Elle tâche de le faire; l’autre proteste qu’elle ne déposera les armes que quand elle saura qu’on ne la donne pas au fermier. LYSIDAME Elle ne veut pas? En dépit qu’elle en ait, elle sera sa femme aujourd’hui même. Comment ! je n’en viendrais pas à mes fins? elle ne serait pas à moi?... je veux dire, à mon fermier. PARDALISQUE La langue te fourche bien souvent. LYSIDAME C’est la peur qui l’embarrasse. Mais dis à ma femme, je t’en prie, qu’elle obtienne que Casine dépose son épée, et me laisse rentrer chez moi. PARDALISQUE Je vais le lui dire. LYSIDAME Prie aussi Casine, toi. PARDALISQUE Je la prierai. LYSIDAME Mais gracieusement, comme tu sais faire. Écoute : si tu la persuades, je te donnerai une paire de mules, et un anneau pour mettre à ton doigt, un anneau d’or, et beaucoup d’autres belles choses (59). PARDALISQUE Je ferai tout mon possible. LYSIDAME Tâche de l’apaiser. PARDALISQUE J’y vais, si tu ne me retardes davantage. LYSIDAME Va, et ouvre l’oeil. PARDALISQUE (à part). Voici enfin son pourvoyeur qui revient du marché avec un pompeux cortège.


III, 6 OLYMPION, LE CHEF DES CUISINIERS (et sa suite), LYSIDAME

OLYMPION Aie soin, brigand, de retenir sous les drapeaux tes mains crochues (montrant les cuisiniers). LE CHEF Comment? mes mains c rochues? OLYMPION Oui; tout ce qu’ils touchent, ils l’arrachent. Si l’on vient pour le reprendre, ils écorchent. Ils ne mettent le pied nulle part sans y causer double dommage. LE CHEF Oui-dà ! OLYMPION Ah ! çà, je tarde trop à rejoindre mon maître avec cet attirail superbe et cet air de patricien, qui le charmeront. LYSIDAME Bonjour, galant homme ! OLYMPION C’est vrai. LYSIDAME Qu’y a-t-il de nouveau? OLYMPION Tu aimes, et moi j’ai faim et soif. LYSIDAME (s’approchant d’un air caressant). J’aime à te voir marcher en toilette si soignée. OLYMPION Hé! là ! LYSIDAME Un moment donc, tu es bien fier ! OLYMPION Fi ! tes paroles me puent au nez. LYSIDAME Qu’y a-t-il? OLYMPION (se retirant). Il y a ce qu’il y a. LYSIDAME Tu ne t’arrêtes pas? OLYMPION (se retirant toujours). Ma foi, c’est trop d’ennui que tu me causes. LYSIDAME Je te causerai de grandes douleurs, si tu ne demeures en place. OLYMPION O Zeus ! Te plaît-il de t’éloigner un peu, si tu ne veux me faire vomir? LYSIDAME Reste là. OLYMPION Eh quoi ! quel homme est-ce donc? LYSIDAME Je suis ton maître. OLYMPION Qui, mon maître? LYSIDAME Celui dont tu es l’esclave. OLYMPION Moi, esclave? LYSIDAME Et à moi. OLYMPION Je ne suis donc pas un homme libre? Souviens-toi, souviens-toi. LYSIDAME (d’un ton radouci). Arrête, et tiens-toi avec moi. OLYMPION Non, laisse, je suis ton esclave. LYSIDAME Voilà qui est bien. Je t’en prie, mon petit Olympion mon père, mon patron. OLYMPION A la bonne heure, tu te mets à la raison. LYSIDAME Tu es mon maître. OLYMPION Je n’ai que faire d’un si méchant esclave. LYSIDAME Eh bien! quand me rends-tu à la vie? OLYMPION Dès que le souper sera prêt. LYSIDAME (montrant les cuisiniers). Qu’ils entrent donc ! OLYMPION Vite, entrez; dépêchez-vous d’apprêter le repas. LYSIDAME Je serai là dans un moment. Faites-moi un festin d’ivresse. Je veux une chère somptueuse, délicate. Je n’aime pas le vivre à la romaine. (A Olympion.) Eh bien, tu es encore là? Va-t’en, je demeure ici. OLYMPION Est-ce qu’il y a quelque embarras? LYSIDAME Pardalisque m’a rapporté que Casine s’est armée d’une épée et qu’elle s’apprête à nous recevoir, toi et moi. OLYMPION Je devine. Laisse faire; elles perdent leur temps. Je connais ces malignes pécores. Allons, viens à la maison. LYSIDAME Par Pollux ! j’ai peur d’un mauvais coup. Va en avant reconnaître les lieux; vois ce qui se passe chez moi. OLYMPION Je tiens autant à ma vie que toi à la tienne. LYSIDAME Va tout de même. OLYMPION (d’un air goguenard). Si tu l’ordonnes on entrera... avec toi. (Ils entrent.)


ACTE IV PARDALISQUE (seule). Non; par Pollux ! Ni à Némée, ni à Olympie, nulle part on ne célèbre des jeux aussi divertissants que les jeux qu’on se donne ici aux dépens de notre vieillard et de ce rustre d’Olympion. Tout le monde de tous côtés s’agite dans toute la maison. Le vieillard est à la cuisine, criant, pressant les cuisiniers : « Allez donc. Sera-ce pour aujourd’hui que vous servirez? Hâtez-vous; le souper devrait être déjà cuit. » Et pendant ce temps-là, le fermier, couronné de fleurs, vêtu de blanc, en costume de fête, se promène. Quant à Cléostrate, enfermée avec son amie dans la chambre, elle habille l’écuyer en nouvelle mariée, pour le donner à Olympion en guise de Casine. Mais qu’elles sont adroites à feindre de ne rien savoir du coup qui se prépare ! Les cuisiniers aussi font de leur mieux pour que le vieillard se passe de souper; c’est plaisir de les voir : ils renversent les marmites, ils jettent de l’eau sur le feu, tout cela par ordre. Les deux femmes veulent mettre à la porte du logis le galant sans régal, pour pouvoir, seules et sans gêne, se gonfler la panse. Je les connais; ce sont deux vaillantes mangeuses. Elles avaleraient à elles deux un bateau de vivres. Mais la porte s’ouvre.


IV, 2

LYSIDAME, PARDALISQUE


LYSIDAME (parlant à sa femme dans la maison). Soupez toujours, ma femme, je vous le conseille, quand le souper sera prêt; moi, je souperai à la campagne. Je veux accompagner le nouveau marié avec sa nouvelle épouse jusque chez eux. Je connais la méchanceté des hommes; je crains qu’on ne la lui enlève. Livrez-vous à la joie. Mais hâtez-vous de me les envoyer, lui et elle, que nous ayons le temps d’arriver avant la nuit. Je reviendrai demain ici. Demain, ma femme, je ferai aussi mon gala. PARDALISQUE (à part). Ça arrive comme j’avais dit : le vieillard a l’estomac vide et les femmes lui font prendre la porte. LYSIDAME Que fais-tu ici? PARDALISQUE Je vais où ma maîtresse m’envoie. LYSIDAME C’est bien vrai? PARDALISQUE Très vrai. LYSIDAME Qu’est-ce que tu as à espionner? PARDALISQUE Je n’espionne pas. LYSIDAME Va-t’en. Tu t’amuses ici, tandis que les autres à la maison travaillent. PARDALISQUE Je m’en vais. (Elle sort lentement.) LYSIDAME Veux-tu t’en aller, mauvaise bête, la pire? Est-elle partie à la fin? Alors, il m’est permis de parler en liberté. Quand on aime, par Hercule ! ventre affamé n’a pas faim. Mais je le vois sortir la couronne sur la tête, le flambeau à la main, mon beau-père, mon compagnon d’amour, mon fermier co-épouseur.


IV, 3 OLYMPION, LYSIDAME


OLYMPION (au musicien du proscenium). Allons, flûteur, pendant que la mariée est conduite hors de la maison, fais-nous résonner toute la place d’une suave harmonie, pour célébrer l’hyménée. Vive l’hymen ! vive l’hyménée ! O hymen (60) ! LYSIDAME Comment va, mon sauveur? OLYMPION Comme un homme, par Hercule ! qui meurt de faim, ma foi. LYSIDAME Moi, j’aime. OLYMPION Moi, par Hercule ! je ne veux rien débattre avec l’amour : il y a déjà longtemps que mes boyaux murmurent d’inanition. LYSIDAME Pourquoi tardent-elles là-dedans, si longtemps, les lambines? C’est comme un fait exprès. Plus j’ai hâte, moins ça avance. OLYMPION Si je me remettais à chanter l’hyménée? Elles se dépêcheraient peut-être. LYSIDAME Tu as raison, et je chanterai avec toi; la noce nous est commune. OLYMPION et LYSIDAME Hymen ! hyménée ! O hymen ! LYSIDAME Je n’en puis plus, par Hercule ! Ah, je suis malheureux, je me crève à chanter l’hymen à tue-tête. Je voudrais me crever d’autre fatigue, et je n’en ai pas permission. OLYMPION Par Pollux ! si tu étais cheval, tu serais indomptable. LYSIDAME A quoi vois-tu cela? OLYMPION Tu es trop vigoureux. LYSIDAME Est-ce que tu as éprouvé ma vigueur? OLYMPION Que les dieux m’en préservent ! Mais j’entends le bruit de la porte; on sort. LYSIDAME Les dieux me protègent par Hercule ! Je sens de loin Casine.

IV, 4 OLYMPION, LYSIDAME, CLÉOSTRATE, deux esclaves conduisant la mariée.

PREMIÈRE ESCLAVE Lève légèrement le pied pour franchir le seuil, nouvelle épouse (61). Pars heureuse, pour demeurer toujours compagne de ton époux, pour que ta puissance le domine, pour le vaincre, le dompter, et faire prévaloir ton empire; pour être vêtue-par lui et le dépouiller. Sou-viens-toi, nuit et jour, d’être habile à le tromper (62). OLYMPION Le châtiment sera prompt et sévère, par Hercule ! pour peu qu’elle bronche. LYSIDAME Tais-toi. OLYMPION Je ne veux pas me taire. LYSIDAME Qu’y a-t-il? OLYMPION La coquine nous fabrique une autre coquine. LYSIDAME Tu vas déranger tout ce que j’avais arrangé. Ce qu’elles en font, c’est pour que je ne puisse rien faire. Elles n’ont pas d’autre but. SECONDE ESCLAVE Tiens, Olympion, puisque tu le veux, reçois de notre main ton épouse. OLYMPION Donnez-la-moi, si vous voulez que je l’aie, à la fin. LYSIDAME Rentrez. PREMIÈRE ESCLAVE Elle est vierge, innocente; ménage-la, je t’en prie. OLYMPION Bien sûr. Adieu. LYSIDAME Partez donc, allez-vous-en. SECONDE ESCLAVE Adieu. (Cléostrate rentre avec les deux esclaves.) LYSIDAME (bas à Olympion). Ma femme a-t-elle pris le large? OLYMPION Elle est rentrée; ne crains rien. LYSIDAME Vivat ! Enfin, par Pollux, je suis libre. (A la mariée.) Mon petit cœur, mes délices, mon petit printemps ! OLYMPION (à Lysidame). Oh çà prends garde à toi, je te le conseille. C’est mon bien. LYSIDAME Je le sais. Mais d’abord à moi l’usufruit. OLYMPION Prends ce flambeau (63). LYSIDAME Non, j’aime mieux la tenir, elle. Vénus, puissante déesse, quel bonheur tu m’envoies ! Tu m’as comblé. O délices de ce jol i corps! OLYMPION Ma petite femme... Qu’y a-t-il? LYSIDAME Quoi donc? OLYMPION Elle m’a marché sur le pied. On dirait un éléphant. LYSIDAME Les nuages ont des contours moins doux que sa ravissante poitrine. OLYMPION O par Pollux le gentil téton !... hein? Malheur à moi ! LYSIDAME Qu’y a-t-il? OLYMPION Elle vient de m’enfoncer la poitrine avec son coude. En fait de coude, c’est un bélier. LYSIDAME Aussi, tu la touches comme un brutal. Avec moi, qui la caresse gentiment, elle est gentille... Oh ! là (64)! OLYMPION Qu’est-ce que tu as? LYSIDAME Oh, qu’elle est robuste, la petite ! avec son coude, elle m’a presque couché par terre. OLYMPION C’est qu’elle veut aller se coucher. LYSIDAME Eh bien ! allons-y. OLYMPION Va, mignonnement, ma mignonne. (Ils entrent chez Alcésimus. )


ACTE V PARDALISQUE, MYRRHINE

PARDALISQUE (seule). Après nous être bien et très bien repues à la maison. nous venons voir dans la rue les jeux nuptiaux. MYRRHINE (sortant de chez Cléostrate).Non, par Castor ! je n’ai jamais tant ri, et je crois que je ne rirai jamais autant. Je suis curieuse de savoir comment Chalinus, le nouvel épousé, se sera comporté avec le nouveau mari. Aucun poète n’inventa artifice plus adroit, machine mieux montée que la nôtre. Il me tarde à présent de voir le vieux hère sortir avec la figure meurtrie. C’est bien le plus vicieux vieillard qui existe. Je ne connais personne qui l’égale pour le vice, pas même son cher hôte. Reste ici en sentinelle, Pardalisque, pour recevoir le premier qui sortira, et pour le bafouer. PARDALISQUE De grand cœur, et puis c’est mon genre. MYRRHINE Tu observeras ce qui se passe, tout ce qui se manigance là dedans (montrant sa maison). Derrière moi, je te prie. PARDALISQUE Bon. ? MYRRHINE Tu peux dire là tout ce qui te passera par la tête; ne crains rien. PARDALISQUE Chut ! j’entends le bruit de votre porte. (Myrrhine entre chez Lysimaque.)

V, 2 OLYMPION, MYRRHINE, CLÉOSTRATE (à l’écart).

OLYMPION (sans voir personne). Où fuir? où me cacher? Comment dérober mon opprobre à tous les yeux? C’est un gouffre d’infamie où nous nous sommes plongés, mon maître et moi, que cette noce ! Quelle honte ! quel effroi ! comme on va se moquer de nous !... Sot que je suis ! voilà du nouveau; a-t-on jamais rougi de ce qui me fait rougir maintenant? (Se tournant vers le public.) Écoutez, je vous ferai le récit de notre aventure : Cela vaut la peine qu’on prête l’oreille. Risible à entendre, risible à raconter est mon équipée de là-bas... Dès que j’eus introduit la mariée, je vais tout droit à la chambre à coucher... Mais on n’y voit goutte, pas plus qu’au fond d’un puits. Le vieillard parti : — Couche-toi, lui dis-je... je place, j’étaie, j’amadoue, je caresse... pour devancer le vieillard au lit conj... Je me ralentis soudain, parce que... de temps en temps je regarde, afin que le vieillard ne. .. D’abord, pour éveiller la volupté, je demande un baiser... Elle repousse ma main, elle ne me laisse pas l’embrasser. La résistance m’irrite; mon envie redouble de me ruer sur Casine, je brûle de ravir au vieillard le joli travail. Je ferme la porte, pour qu’il ne puisse me surprendre. (Pendant ce récit, Pardalisque est allée chercher Cléostrate et Myrrhine.) MYRRHINE (à Cléostrate). Il faut que tu ailles lui parler. CLÉOSTRATE (à Olympion). Comment va, je te prie, la nouvelle mariée? OLYMPION (à part). Je suis perdu, par Hercule ! on sait tout. CLÉOSTRATE Tu n’as rien de mieux à faire que de nous raconter exactement tout ce qui s’est passé là-bas. Comment se comporte Casine? A-t-elle été assez docile? OLYMPION J’ai honte de dire... CLÉOSTRATE Raconte convenablement, comme tu avais commencé. OLYMPION Je n’ose, par Hercule ! CLÉOSTRATE Allons, du courage. Te voilà au lit, tu en étais là; raconte-nous l a suite. OLYMPION C’est une honte. CLÉOSTRATE Une leçon pour ceux qui t’auront entendu. OLYMPION ...plus que cela... CLÉOSTRATE Tu perds ton temps. Continue donc. OLYMPION ...Dès que... par-dessous en avant. CLÉOSTRATE ...quoi? OLYMPION Ah, sapristi ! CLÉOSTRATE Quoi? OLYMPION Il y a... Oh ! c’était énorme... elle pouvait avoir... j’eus peur, et je me mis à inspecter... Tout en cherchant si elle n’aurait pas une épée, je saisis la poignée. Mais non, j’y pense, ce n’était pas une épée; car une épée aurait été froide. CLÉOSTRATE Explique-toi. OLYMPION Je n’ose. CLÉOSTRATE Etait-ce une racine? OLYMPION Non. CLÉOSTRATE Un concombre? OLYMPION Non, certainement, par Hercule ! Ce n’était rien du genre des légumes. En tout cas, la nielle ne l’avait jamais endommagé; car quoi que ce fût, c’était bien gros... MYRRIINE Qu’arrive-t-il enfin? parle. OLYMPION Là, je lui dis : Casine, ma petite femme, je t’en prie, pourquoi me repousser, moi, ton mari? Par Hercule !je ne mérite pas que tu me fasses cela. Je t’ai voulue avec tant d’ardeur !... Elle ne répond mot, et elle fait un rempart de sa tunique à ce qui fait que vous êtes femmes... Quand je vois le passage fermé de ce côté, je la prie de me laisser prendre l’autre. Je veux, pour l’approcher, me retourner sur le coude...; muette, elle s’échappe... Je me lève, et je m’apprête à la... : elle... MYRRHINE Son récit m’amuse beaucoup. OLYMPION... Un baiser... Je sens une barbe qui me pique les lèvres comme les soies d’un sanglier. Tout à coup, pendant que je suis agenouillé, elle me frappe de ses deux pieds la poitrine. Je tombe du lit la tête l a première; elle s’élance, et me couvre la figure de horions. Alors je m’esquive dehors, dans l’accoutrement que tu vois, sans mot dire, afin que le vieillard vienne boire à la même coupe que moi. CLÉOSTRATE Parfait ! Mais qu’est devenu ton manteau? OLYMPION Je l’ai perdu dans la bagarre. CLÉOSTRATE Eh bien ! vous a-t-on joliment attrapés? OLYMPION Comme nous le méritions. CLÉOSTRATE Mais le bruit de la porte se fait entendre. OLYMPION (effrayé). Est-ce qu’elle me poursuit encore?


V, 3

LYSIDAME, OLYMPION, CLÉOSTRATE

LYSIDAME (sans voir personne, et n’ayant que sa tunique). Je brûle dans un abîme d’opprobre. Je ne sais plus que faire, que devenir. Comment regarder mon épouse en face? Ma ruine est consommée. On connaît toutes mes turpitudes. Malheureux ! il n’y a plus de salut pour moi. Je suis pris sur le fait, on me tient à la gorge... Comment m’excuser auprès de ma femme, e n venant ainsi misérablement détroussé?... Ces noces clandestines... oui-dà... Le mieux pour... Je rentre trouver ma femme; et je lui offrirai mon dos pour sa vengeance... (Aux spectateurs.) Quel est l’honnête homme ici qui voudrait prendre ma place? Je ne sais à quel expédient recourir, à moins de faire comme les mauvais esclaves, et de m’enfuir de la maison. Rien ne peut sauver mes épaules, si je rentre. Plaisanteries que tout cela, dira-t-on. Par Hercule ! je suis battu, et je n’aime pas ça, même quand j’ai mérité le châtiment (65). Vite, gagnons aux pieds, et fuyons par le plus court. OLYMPION Holà, halte! l’amoureux ! LYSIDAME Je suis mort; on m’appelle. Faisons celui qui n’entend pas, courons.


V, 4

CHALINUS, LYSIDAME, CLÉOSTRATE, MYRRHINE, OLYMPION, SERVANTES

CHALINUS (arrêtant Lysidame). Viens donc, galant imitateur des mœurs marseillaises (66). A présent, si tu veux me caresser, l’occasion est belle;... Dans la chambre à coucher, veux-tu?... C’est fait de toi, par Hercule ! Allons, a pproche. Maintenant, je veux savoir ce que tu vaux, avec un témoin pris hors du tribunal... CLÉOSTRATE Je te salue, l’amoureux. LYSIDAME Me voilà entre le couteau et l’autel. Je ne sais où fuir... Ici les loups, là les chiens. Mauvais présage, ce loup armé d’un bâton !... par Hercule ! je crois qu’aujourd’hui je ferai mentir le vieux dicton (67)... Fuyons par là. La rencontre d’un chien est un présage moins sinistre. CLÉOSTRATE Que t’est-il arrivé, mon mari, mon homme? en quel équipage reviens-tu? Qu’as-tu fait du bâton que tu portais? de ton manteau? UNE SERVANTE Le libertin l’a perdu, je pense, en se déshonorant avec Casine. LYSIDAME Je suis mort. CHALINUS (prenant un ton caressant). Nous allons au lit? Je suis Casine. LYSIDAME Va te faire pendre. CHALINUS Tu ne m’aimes plus? CLÉOSTRATE Réponds; qu’as-tu fait de ton manteau? LYSIDAME Ce sont des bacchantes, par Hercule ! ma femme... CLÉOSTRATE Des bacchantes? LYSIDAME Des bacchantes... oui, chère fe mme !... PARDALISQUE Il sait bien qu’il dit des niaiseries. Par Castor ! il n’y a plus à présent ni bacchantes, ni bacchanales (68). LYSIDAME J’oubliais. Tout de même il y avait des bacchantes... CLÉOSTRATE Des bacchantes ! est-ce possible? PARDALISQUE (à Lysidame). Par Castor, tu trembles ! LYSIDAME Moi? Tu te trompes, par Hercule. CLÉOSTRATE C’est que tu es tout pâle. LYSIDAME (à Olympion). Veux-tu te taire, toi? OLYMPION Non, par Hercule ! je ne me tairai pas. C’est toi qui as voulu à toute force que je demande Casine en mariage, pour favoriser tes amours. LYSIDAME Moi, j’ai fait cela? OLYMPION C’est peut-être l’Hector troyen... LYSIDAME Que ne t’a-t-il étouffé ! Alors, j’ai fait tout ce que vous dites-là? CLÉOSTRATE Fais donc l’étonné ! LYSIDAME Si c’est vrai, par Hercule ! je m’avoue coupable. CLÉOSTRATE Rentre à la maison; je te rafraîchirai la mémoire, si elle te manque. LYSIDAME Je m’en rapporterai à vous, par Hercule ! à tout ce que vous direz. Mais pardonne pour cette fois à ton mari, femme. Myrrhine, intercède auprès d’elle. Si jamais j’aime Casine, ou si je fais mine de l’aimer seulement, si j’ai encore une folie comme celle-là, tu pourras, je m’y soumets d’avance, m’attacher au gibet et me battre de verges. MYRRHINE Il faut, par Castor ! lui pardonner pour cette fois. CLÉOSTRATE Puisque tu le veux, j’y consens. J’ai aussi une raison pour t’accorder sa grâce sans me faire prier; cette comédie est assez longue déjà, nous ne devons pas l’allonger encore. LYSIDAME Tu n’es plus fâchée? CLÉOSTRATE Non. LYSIDAME C’est bien sincère? CLÉOSTRATE

Oui.

LYSIDAME
Il n’y a pas de femme plus aimable que la mienne.
CLÉOSTRATE (à Chalinus).
Allons, rends-lui son bâton et son manteau.
CHALINUS
Tiens, si cela te fait plaisir. Mais j’ai reçu, par Pollux ! un cruel affront. J’ai eu deux maris aujourd’hui, et pas un n’a rempli envers moi le devoir conjugal.


LE CHEF DE LA TROUPE
Spectateurs, si vous voulez savoir ce qui doit se passer encore dans cette maison, nous allons vous le dire. On découvrira que Casine est la fille du voisin, et elle épousera Euthynique, le fils de notre vieux maître. Maintenant, il est juste que vous donniez aux acteurs méritants la récompense méritée. Quiconque nous aura rendu cette justice, nous lui souhaiterons d’avoir toujours maîtresse selon son goût, à l’insu de sa femme. Mais celui qui n’aura pas fait éclater de toute sa force les applaudissements, puisse-t-il trouver dans son lit, au lieu de ses amours, un bouc frotté d’un parfum de sentine !

  1. Κληρούμενοι, les hommes qui tirent au sort