Guilland-Verger (p. lxix-lxxvii).


CHAPITRE VIII.

La forêt de Bréchenay et le jugement de Dieu. — Aumône du bon abbé Philippe. — Les bourgeois de Cormery. — Les écoles. — Premiers éléments d’une statistique.

Pendant le cours du xiie siècle, tandis que le reste de la Touraine était ensanglanté par des querelles sans cesse renaissantes entre les plus grands seigneurs, le pays de Cormery parait avoir joui d’une paix profonde. En 1137, l’abbé Guillaume, premier du nom, obtint du pape Innocent II une bulle, en vertu de laquelle le monastère de Cormery passa sous la protection spéciale de saint Pierre et des Pontifes romains. Le crédit des Papes était alors tout-puissant. Leur nom seul suffisait pour assurer aux faibles la liberté et la jouissance paisible de leurs droits. C’est par des actes de ce genre, multipliés sans fin, qu’ils initiaient l’Europe au respect des traités, au maintien de la foi jurée, et qu’ils apprenaient aux guerriers de cette époque à épargner, que dis-je, à défendre au nom de la religion et au nom de l’honneur, ce qu’il y a de plus sacré au monde, la faiblesse des femmes. Ainsi se trouvaient assurés les progrès toujours lents et difficiles de la civilisation.

Toutefois l’abbé Guillaume crut qu’il était prudent de joindre aux lettres pontificales un acte du pouvoir séculier. Il fit confirmer par Geoffroy, fils de Foulques, roi de Jérusalem, les immunités précédemment concédées aux habitants de Cormery et aux hommes vivant sur les terres de l’abbaye. Ce Geoffroy était le Plantagenet, la tige des rois d’Angleterre.

Foulques, père de ce Geoffroy, possédait le château de Montbazon, et à ce titre il revendiquait la propriété, du moins en partie, de la forêt de Brécheneay ou des Pelousses[1]. Les moines de Cormery, possesseurs primitifs de ce domaine, avaient arraché les bois, ; défriché la terre et avaient réussi à donner à l’agriculture un sol des plus fertiles. Par suite des guerres, la campagne de Montbazon, plusieurs fois ravagée, devenue le refuge de bandes de voleurs, était tombée dans l’abandon le plus déplorable. Les métairies avaient été détruites, les paysans égorgés ou mis <en fuite. Les champs restaient sans culture. Il paraît que les prévôts du comte trouvaient leur profit dans ce désordre ; car, en laissant croître des bruyères et des buissons, ils voulaient que les terres de l’abbaye fussent de nouveau converties en forêts. Les moines s’efforçaient d’essarter les parcelles voisines de leur terre de Veigné ; mais ils étaient repoussés avec violence. Un des plus ardents opposants était Gautier, surnommé Fais-mal (Facmalum). Fatigués des injures de ce malfaiteur, les moines et les colons eurent recours au comte : Celui-ci, reconnaissant que les plaintes étaient fondées, révoqua Gautier, et mit un autre prévôt à sa place. La querelle cependant n’était pas finie. Les moines furent encore molestés, et leurs colons maltraités. A la fin, Thibault et Albert, moines de Cormery, se rendirent à Chinon, où se trouvait le comte Foulques, réclamant justice, et offrant de prouver la vérité de leurs allégations. Le comte ordonna que les moines fussent admis à faire preuve par le jugement de Dieu. Il s’agissait de subir l’épreuve du fer ardent. Eudes Amaury, le tenant de l’abbaye, fut enfermé trois jours avant celui du jugement. Au moment de l’épreuve, il saisit le morceau de fer rougi au feu et le porta gaiement jusqu’à l’église Notre-Dame de Montbazon. La main fut enveloppée aussitôt et attachée avec des liens sur lesquels on apposa des sceaux. Le troisième jour, les sceaux furent rompus à Veigné, en présence d’un grand nombre de témoins. Eudes Amaury avait la main saine, sans la moindre trace de brûlure, l’épiderme était frais et intact. Aussitôt les moines coururent à Tours rendre compte à Foulques de ce qui était arrivé. Le prévôt de Montbazon affirma la vérité du fait. Alors le comte déclara que l’abbaye resterait désormais en possession paisible du domaine en litige. Cet événement curieux se passait en 1123. Parmi les témoins nous trouvons les noms de Maynard, abbé, de Thibault et d’Albert, moines de Cormery ; d’Isambard Buot ; de Constant Moulnier, de Veigné ; de Michel, prévôt de Montbazon ; de Jean Baillargié, qui accompagnait le prévôt ; de Pierre, maire de Veigné ; de Poupard ; de Robert, prieur de Veigné ; de Vital Bivard, etc.

La même année, les religieux achetèrent la dîme de Luzillé à Eudes Amaury, client de l’abbaye, le même peut-être que nous venons de voir à Montbazon se tirer si heureusement de la terrible épreuve du fer chaud. Les conditions paraissent favorables au vendeur. Outre le prix de la vente, on fit don à Pierre, son fils ; d’une tunique, ainsi qu’à sa femme, nommée Jacqueline : Gauthier, son autre fils reçut quatre écus.

Nous pensons qu’il est inutile de mentionner ici tous les actes d’acquisition ou de cession, faits par l’abbaye. Nous ferons une exception seulement pour le prieuré de Saint-Jean-du-Grès, sur lequel les moines élevaient des prétentions, qu’ils abandonnèrent en 1182 sur la demande d’Henri, roi d’Angleterre. Notons, en passant, une charte curieuse de Bouchard de l’Île, en date de 1189, concédant plusieurs privilèges aux moines de Saint-Paul. Cette pièce fut signée à Tours dans la maison de Robert de la Belle Amie (in domo Roberti Pulchræ Amicæ) ; parmi les témoins nous voyons figurer Péan Gastinel, probablement le même que Péan Gastineau, auteur de la Vie de Monseigneur saint Martin, que nous avons publiée récemment dans la collection des Bibliophiles de Touraine.

En 1199, Philippe, abbé de Cormery, fondé une distribution annuelle d’aumônes, qui peut paraître singulière. Il tient, du reste, à ce que ses intentions soient respectées, puisqu’il sollicite et obtient du Pape une bulle de confirmation. Philippe Veut que le jour du carnaval on donné aux portes de l’abbaye, à chaque pauvre qui se présentera, un denier pour acheter du pain, un denier pour se procurer du vin, et un autre pour avoir de la viande. Ne faut-il pas voir dans cet acte de pieuse munificence, un de ces traits naïfs de charité, comme on en rencontre plus d’une fois au moyen-âge, et par lesquels on cherchait à procurer un adoucissement aux privations de tant de déshérités. En ce jour, à ce qu’il semble, comme à présent, le peuple avait ses réjouissances. Le bon abbé Philippe songe aux pauvres, qui auront du pain et de la viande, et même qui pourront boire du vin, en fêtant sa mémoire[2].

En 1228, un accord, intervint entre Dreux de Mello, seigneur des Loches, et Renaud, abbé de Cormery, au sujet des droits de justice.,Par cet acte, il fut reconnu que la haute, moyenne et basse justice, concédée jadis par les rois à l’abbaye de Cormery, serait exercée par cette abbaye sur.le territoire de Cormery, Tauxigny, Louans, Rossée et Bournan, sans compter les domaines de Truyes, Esvres, Veigné, où elle l’avait toujours possédée sans contestation.

Vers le milieu du xiiie siècle, nous voyons se multiplier les actes d’accommodement entre les moines et les habitants de Cormery. C’était l’époque de l’émancipation des communes dans le centre de la France. Les idées nouvelles paient venues sans doute jusqu’à Cormery. Jusque là, les habitants avaient obtenu des concessions de la part des religieux de Saint-Paul, à titre seulement de don et de largesses. Ils préféraient se faire reconnaître des droits : c’était plus flatteur et plus avantageux. Du reste, à Cormery, comme ailleurs, les hommes procédèrent de la même manière. Les exigences satisfaites donnaient naissance à de nouvelles exigences. Une concession était un point de départ pour une réclamation nouvelle. Ainsi se formaient, s’accroissaient, se complétaient peu à peu les intérêts de paroisse, avant de devenir les droits de commune. En 1231 , la vente du vin fut réglée par les commissaires des moines d’une part, et ceux des bourgeois d’une autre part. Dix ans plus tard, un règlement analogue intervint pour la vente et le mesurage des grains. Le bailli de Touraine entreprit de faire démolir plusieurs maisons de la ville qui empiétaient sur la voie publique. Les moines réclamèrent, les bourgeois crièrent plus fort encore, si bien que le roi donna gain de cause aux habitants.

Malgré quelques démêlés, les meilleurs rapports ne cessèrent pas d’exister entre les bénédictins et les habitants de Cormery. Aussi, en 1238, Philippe Gion, bourgeois de Cormery, et Plaisance sa femme, vendirent et donnèrent en partie, à l’abbaye de Saint-Paul des terres et des vignes situées près de la maison de Geoffroy Gigon. En 1278, les religieux achetèrent quelques dîmes assises sur le domaine de Montehenin. Les vendeurs étaient : Hervé, dit le fort ; Acelin, boucher à Cormery ; Pierre Râteau ; Laurent Fillori ; Jean Rocheron. En 1288, Jean le Nain, de Bonigale, cède par vente à l’abbaye une maison sise sur la paroisse de Cormery, dans le quartier de Bonigale.

Les moines prirent un soin constant des écoles de Cormery. Ces écoles étaient gratuites pour les enfants de la ville ; l’entretien des bâtiments et les honoraires du professeur étaient à la charge de l’abbaye. Un acte de 1325, nous apprend que la direction de l’enseignement était confiée à un clerc nommé Guillaume Potier, par suite de la démission d’un prêtre, appelé Guillaume Boyer, qui en avait été précédemment chargé. Nous avons cru devoir,relater ce fait ; il est à l’honneur des moines, et propre à faire apprécier les habitudes d’une époque trop souvent calomniée. Il est bon quelquefois, en plein siècle des lumières, de rappeler que chez nous les lumières, grâce aux institutions ecclésiastiques, n’ont jamais ; été éteintes, même au sein des classes populaires.

Le premier acte rédigé en français dans le Cartulaire de Cormery est en date du vendredi après la Saint-Laurent l’an de grâce 1323 ; il est relatif à la fondation de la chapelle Saint-Martin dans l’église de l’abbaye par Pierre, seigneur de la Charpraie, et Phelippe, sa femme. Cette pièce est : curieuse en ce qu’elle fait connaître quantité de petits domaines et en nomme les propriétaires. Il en est de même de trois pièces de même nature, mais écrites en latin, relatives à la fondation et à la dotation des chapelles Sainte-Catherine, Saint-Jean-Baptiste, et Notre-Dame. On peut dire que la population de la ville et de la banlieue de Cormery y comparaît. Pour une époque déjà si loin de nous, ce sont les éléments d’une espèce de statistique. Nous ne doutons pas que beaucoup des habitants actuels n’y puissent reconnaître leurs ancêtres.

Acelin.
Amiraut, Pierre.
Argenton, Jean.
Arnaut.
Aubert, Guillaume.

Babin, Regnault.
Baudry, Robert.
Bernier, Pierre.
Bidet, Aimery.
Billon, André.
Borde, Jean.
Bordeau, Jean.
Borgoignon, ou Bourguignon.
Bourget.
Botier, ou Boutier, Philippe.
Boyer, Guillaume.
Burdoise, ou Bourdoise.
Brion (Jean de).

Camuseau, Jean.
Cellier, Guillaume.
Chainoire, Étienne.
Champion, Hubert.
Charpraie (Pierre de La).
Charron, Hervé.
Chesneau, Jean.
Claré, Macé.
Cornoet, Jean.
Couart, Macé.

Dainton, Imbert.
Daviau, Jean.
Delalande, Étienne.
Deradon, Thomas.

Fillon, Laurent.
Foulques (Pierre de).

Gabède,rGuillaume.
Gabilleau, Matthieu,
Gielbaut, Jean.
Giles, ou Gilet, Colin.
Gillebert, Raoul.
Giraut, Matthieu.
Gion, Philippe.
Gigou, Geoffroy.
Godeau.
Guaillette, Martin.
Guibert, Macé.
Guérin, Jean.
Guignart.

Hamelin, Pierre.
Hervé.
Huguet, Pierre.
Huguenet-Legneu.
Hubert, Maurice.
Huerle.

Jaquelin, Jean.
Jocelin, ouJoucelin, Jean.
Joannet, Jean.
Jomier, ou Joumier, Guillaume.
Juton, Huguet.

Lebaudreur, Jean.
Leguet, Hugues.
Leroy, Jean.

Messant, Matthieu.

Morel, Matthieu.

Nain (Jean Le).

Paris, Maurice.
Pautères, Pierre.
Peguet, Pierre.
Perret, Martin.
Petitsnou, Jean.
Pierre (Michel de La).
Pinet, Macé.
Poset, Guillaume.
Potard, Pierre.
Potier, Michel.
Poupart, Pierre.
Povrart, ou Pourart, Pierre.
Poutart, Pierre.
Pozer, Jamet.

Raimbaut, Geoffroy.
Râteau, Pierre.
Ravilleau, Jeannet.
Roart.
Rocheron, Jean.
Rousseau, Henriet.
Royer, Isabel.

Sergent, Étienne.
Solaz, ou Soulas, Laurent.
Subleau (Pierre de).

Thiébaut, Robin.
Tripier, André.
Turmeau.



  1. Cette forêt est appelée Bréchesnay, par Chalmel, Hist. de Tour., tom. ii, pag. 50.
  2. Il ne faut point oublier qu’à la fin du xiie siècle l’argent avait une valeur considérable. Trois deniers devaient représenter à peu près le prix de deux kilogrammes de pain, d’un kilogramme de viande, et d’un litre de vin.