Guilland-Verger (p. xlvi-liii).


CHAPITRE V.

Décadence de l’abbaye sous la féodalité. — Renaissance de la régularité.

Aucun document historique ne fait connaître la date précise de la mort de l’abbé Audacher. Il vivait encore au mois d’avril de l’année 868, époque à laquelle Mainard, chevalier, donna à l’abbaye de Cormery un domaine situé en Touraine, comme nous l’apprend une charte qui est arrivée jusqu’à nous. Le nécrologe de Cormery rapporte qu’on célébrait son anniversaire le 5 des nones de mai. Le nom d’Audacher n’est pas un des moins glorieux de l’histoire de Cormery. Issu d’une famille riche et puissante, cousin de Loup, abbé de Ferrières, qui joua un rôle considérable dans l’Église et dans l’État, cet abbé fut un des principaux bienfaiteurs de l’abbaye et de la ville. Il réussit, grâce à son intelligente activité, à réparer les désastres occasionnés par l’invasion des Normands et par les désordres qui en furent la triste conséquence. Malgré l’anarchie qui régnait dans nos provinces au moment où la féodalité se disputait les derniers débris de l’autorité souveraine, l’abbé de Cormery, profitant de la bienveillance des princes, exploitant d’ailleurs avec habileté les dispositions des maîtres du sol, assura d’immenses avantages à sa communauté, déjà comblée de privilèges. Il faut lui rendre cette justice, Audacher avait un esprit libéral : en travaillant à la prospérité des moines, il ne négligea point les intérêts de la ville de Cormery. Aujourd’hui encore, après dix siècles écoulés, les marchés publics qu’il fonda, les franchises qu’il leur accorda, les droits et immunités qu’il obtint du roi, sont de vivants témoignages de sa constante sollicitude.

Au moment où il se disposait à rendre son âme à Dieu, il dut léguer avec confiance l’héritage monastique à son successeur. Jamais plus heureux augures, n’avaient présagé meilleure fortune.

Mais la faiblesse des descendants de Charlemagne avait tout compromis en France. La féodalité s’organisait fortement, et Cormery, comme tant d’autres établissements, allait en subir les funestes résultats. Après la mort d’Audacher, deux abbés, Ives et Hainion, gouvernèrent paisiblement et obscurément l’abbaye. Puis, durant une grande partie du xe siècle, ce siècle de fer, le relâchement s’introduit dans le monastère. La barbarie menace de tout dissoudre. L’ignorance est le moindre des vices qui déparent la société religieuse. Quelle fut la cause de ces graves désordres ? La violence et l’usurpation des seigneurs féodaux. Les comtes d’Anjou, avoués et patrons prétendus de l’abbaye, convoitant dès lors la possession de toute la Touraine, où ils avaient plusieurs fiefs importants, administrèrent les domaines monastiques à leur profit. Les terres de Cormery devinrent dès bénéfices laïques. Les églises mêmes furent souvent concédées à des hommes d’armes. C’était une désorganisation générale.

Tant que se prolonge ce déplorable état de choses, la discipline monastique n’a plus de nerf. Aussi, connaissons-nous à peine les noms des abbés de Cormery. Joachim Périon en mentionne sept : Umbert, Ingenald, Godefroy, Adalbaud, Raimbauld, Fraimbauld et Gosbert) mais il avoue qu’il n’a pu découvrir aucun de leurs actes. Il ignore même l’ordre de leur succession, et il n’est pas bien certain qu’ils aient réellement gouverné l’abbaye. Il appuie sa conjecture uniquement sur le nécrologe qui inscrit leur anniversaire, sans indications d’années, faisant connaître seulement le jour de leur mort.

Nous pouvons l’affirmer, le monastère de Cormery n’était plus qu’un domaine séculier ; il n’avait plus d’ecclésiastique que le litre de sa fondation, Enfin, le remède vint d’où le mal était sorti. En 965, Guy, fils du comte d’Anjou, Foulques le Bon, petit-fils de Foulques le Roux, possédait trois riches abbayes, parmi lesquelles se trouvait celle de Cormery. Il avait reçu, tout enfant, ces magnifiques bénéfices, comme une espèce d’apanage. Mais, grâce à un attrait céleste, Guy se fit moine et entreprit de faire refleurir la régularité. Afin de faciliter le succès de son entreprise, il prononça, cette même année 965, la séparation du monastère de Villeloin d’avec celui de Cormery, sous la dépendance duquel il était resté un peu plus d’un siècle. Il réussit dans son dessein, et il mérita ce bel éloge : « Relictis sœcularibus pompis, monachus factus in cœnobio, quod vocatur Cormaricum, viriliter militavit ibi sub regula sancti Benedicti[1]. » L’abbé Guy reçut pour l’abbaye de Cormery la donation de Valençay, en Berry, que lui fit son frère Geoffroy Grise-Gonelle. Sa réputation de sainteté, plus encore que la puissance dé sa famille, le fit monter sur le siège épiscopal du Puy-en-Velay, en 976. La trace de son séjour à Cormery ne s’effaça jamais. Le monastère, grâce à son influence dans le monde, grâce surtout à son amour pour l’institut bénédictin, lui fut redevable d’une véritable renaissance. L’indépendance nécessaire à la tranquillité des moines ne sera plus troublée dans l’avenir aussi profondément que par le passé.

L’abbé Daniel, successeur de Guy, ne signale son passage au gouvernement de l’abbaye que par un acte de l’année 977, en vertu duquel il cède quelques propriétés, sises dans le pays Blésois, à un clerc du nom de Constant, à des conditions favorables à l’abbaye.

Dans le cours de la même année 977, Thibault, Ier du nom, fils d’Haimçn, comte de Corbeil, travaille avec ardeur à assurer de plus en plus la liberté de son monastère et la prospérité des colons qui en dépendaient. À peine revêtu de la dignité abbatiale, il obtint de l’archevêque de Tours, Archambault de Sully, l’autorisation de faire construire, en 977, une chapelle dédiée à la sainte Vierge et aux apôtres saint Pierre et saint Paul, dans le village de Louans. Jusqu’alors les habitants de Louans appartenaient à la paroisse de Tauxigny. Mais comme les pluies de l’hiver rendaient souvent les chemins impraticables, les moines de Cormery, qui possédaient’au même titre le territoire de Louans et celui de Tauxigny, voulurent faciliter l’assistance aux saints offices à leurs colons, tant libres que serfs, résidant à Louans. Afin d’assurer la création de cette nouvelle paroisse, l’archevêque publia l’acte de fondation dans la réunion synodale. À la suite de sa signature, nous voyons figurer celles des dignitaires de l’église cathédrale : Hugues, doyen ; Gaulbert, archiprêtre ; Frolherius, trésorier ; Boson, archidiacre ; Guy, archidiacre ; Garnier, préchantre ; Frédéric, chancelier, etc.

L’organisation d’une nouvelle paroisse fait honneur à la piété de l’abbé Thibault. La lutte qu’il engagea contre les comtes d’Anjou, pour empêcher de nouveaux envahissements de leur part, n’est pas moins honorable pour son caractère. Thibault avait puisé dans sa famille des sentiments de fierté chevaleresque : l’humilité de la profession monastique ne les avait pas étouffés. Les entreprises exorbitantes des comtes d’Anjou l’inquiétaient vivement. De tous côtés s’élevaient des forteresses ; le pays entier se couvrait de citadelles, reliées entre elles avec une habileté extraordinaire. Foulques Nerra, le plus turbulent et le plus ambitieux des Angevins, sans se soucier des droits d’autrui, bâtissait des châteaux à l’Ile-Bouchard, à Nouâlre, à Ste-Maure, à Montbazon, à Langeais, à Montrésor. La tour des Brandons, non loin de Cormery, dominait la campagne. Les positions de Carament, de Semblançay et de Montboyau complétaient un vaste, système d’attaque.

Les droits des comtes de Touraine allaient disparaître pour toujours.

L’abbé Thibault intervient alors avec fermeté. Le château de Montbazon se dressait sur une terre de Cormery : c’était plus qu’une menace. Voyant ses réclamations dédaignées, l’abbé n’hésite pas un instant ; il en appelle à l’autorité du roi. Robert accueille favorablement la demande des moines ; par un acte qui est arrivé jusqu’à nous, malheureusement sans date, il confirme les droits de l’abbaye de Cormery et lui promet aide et protection. Cette pièce est fort curieuse ; car, en même temps que le prince assure de sa protection les religieux de Cormery, il donne des éloges à la bravoure et à la fidélité du comte d’Anjou. Évidemment, le roi tient à concilier deux intérêts ; il tient à faire reconnaître son autorité souveraine, tout en ménageant la susceptibilité d’un vassal grand batailleur. Robert n’avait pas oublié que Foulques se trouvait en compagnie d’Audebert de Périgord, devant les murs de Châteauneuf de Tours, lorsque son père, Hugues Capet, prenant parti pour les chanoines de Saint-Martin et demandant à Audebert : « Qui t’a fait comte ? » reçut cette hautaine réponse : « Qui t’a fait roi ? »

Thibault ne termina pas cette grave affaire. En 1006 il quitta l’abbaye de Cormery pour une autre. Richard, son successeur, la reprit avec la même vivacité. L’issue, cependant, ne répondit pas entièrement aux débuts. Les moines furent obligés d’accepter un accommodement en vertu duquel le comte d’Anjou, par ordre du roi, fut établi et reconnu avoué, c’est-à-dire défenseur de l’abbaye de Cormery. Etrange défenseur, dont les moines avaient tout à redouter. Le roi, par un semblant d’équité, y mit pourtant cette condition, que le comte Foulques cesserait dorénavant d’empiéter sur les biens de Cormery. La charte se termine par les formules les plus menaçantes contre ceux qui seraient assez téméraires pour envahir les terres de l’abbaye, « Qu’ils partagent, dit le rédacteur de cette pièce, le sort de Dathan et Abiron, d’Hérode, le bourreau des enfants ; de Néron, le meurtrier des apôtres, Pierre et Paul. » Le résultat de cette négociation fut que le comte garda son château, et que les moines eurent pour protéger leurs propriétés celui qui avait intérêt à les envahir. Singulière justice, il faut en convenir. Les circonstances, néanmoins, permirent aux religieux de Cormery de n’avoir pas trop à se plaindre de leur ambitieux voisin : le succès dans ses entreprises|le rendit peu exigeant.

Au commencement du xie siècle, l’abbaye de Cormery reçut des donations considérables, parmi lesquelles nous devons indiquer spécialement Montchenin, Azay-le-Rideau et Rivarennes. Les bienfaiteurs s’appelaient Marran, Gérard, et Oda, femme de ce dernier. Il paraît qu’à cette époque beaucoup de seigneurs enviaient l’amitié des moines de Cormery. Mabillon raconte à ce sujet une anecdote assez plaisante[2]. Marrie ou Méry, seigneur de Nouâtre, était fort lié avec l’abbé Richard. Il obtint des moines la permission de manger dans leur réfectoire le jour de la fête de saint Paul, si cela lui était agréable, à condition de donner un esturgeon ce jour-là. Les moines avaient alors maigre pitance. La chronique donne assez à entendre que le chevalier Méry, en se passant la fantaisie de manger à la table des moines, n’avait pas oublié de fournir un supplément à son dîner[3].



  1. Gall. Christ., tom. ii., int. instrum., col. 2232.
  2. Annales Ord. S. Bened., t. iv, p. 713.
  3. Annales Ord. S. Bened., t. iv, p. 713.