Guilland-Verger (p. v-xiii).

CHAPITRE PREMIER.

Fondation de l’abbaye de Cormery.

Fidèles à des traditions de famille, les princes mérovingiens, avant de descendre dans la tombe, avaient coutume de partager leurs états entre tous leurs enfants. Rarement, dit-on, un acte d’héritage fut un acte d’amitié. En ce temps-là, surtout, le plus fort ou le plus fin trouvait souvent que la portion de ses frères était la meilleure. Du mécontentement aux plaintes il n’y avait pas loin ; des plaintes on passait vite aux injures ; la querelle était aussitôt engagée. De là ces agitations sans fin qui ébranlèrent nos provinces. La guerre, le plus terrible des fléaux, désolait sans cesse nos campagnes. Entre ces princes turbulents, que de naïfs chroniqueurs, en cela semblables ai tant d’autres historiens, appellent des héros, il n’y avait ni repos ni trêve. Partout retentissait le bruit des armes.

Je me trompe ; au milieu de tant de désordres, il y avait des asiles de paix. Chose étonnante, ils étaient respectés de gens qui violaient sans scrupule les serments les plus sacrés. C’étaient les monastères. À l’ombre du cloître, on trouvait la sécurité, inconnue ailleurs. La religion élevait des remparts au pied desquels venaient expirer la violence, la vengeance, et toutes les passions humaines.

Faut-il être surpris, si ces siècles tourmentés virent la fondation de tant d’établissements monastiques ? Là, au milieu des exercices d’une austère piété, se conservèrent au moins quelques pâles lueurs de science et de littérature, et dans le gouvernement électif du chef de la communauté un dernier vestige des libertés municipales.

Dans le grand travail de civilisation entrepris par Charlemagne, les monastères ne furent pas oubliés. Chaque abbaye formait un centre, une école, une corporation : on y voyait la preuve vivante de la puissance de l’association, et un modèle de la persévérance, sans laquelle on ne fonde rien de grand ni de durable. Les monastères, pour la plupart, furent bâtis au milieu de terrains incultes, de landes, de bruyères, de marécages, et jusqu’au sein des forêts les plus abandonnées. Arrosées des sueurs de travailleurs humbles et infatigables, ces terres, jusqu’alors stériles, ne tardèrent pas à se couvrir de riches moissons. Les rivières furent retenues entre des digues ; les étangs furent desséchés ; et des cours d’eau, patiemment creusés et habilement dirigés, vinrent apporter la fraîcheur et la fécondité dans des contrées qui semblaient vouées à une éternelle stérilité. Nous oublions aujourd’hui, en parcourant nos verdoyantes campagnes, où la culture séduit les regards, et, ce qui vaut mieux, apporte partout l’aisance, grâce à l’abondance et à la variété des produits, au prix de quelles fatigues ces plaines et ces collines ont été défrichées. Les monastères ont disparu. Rien à présent ne peut exciter l’envie ; il n’y aurait plus d’excuse à l’ingratitude.

À la fin du viiie siècle, le pays de Cormery, maintenant si gracieux et si paré, n’était qu’une solitude sauvage. Les Romains l’avaient dédaigné, préférant les coteaux pittoresques de Courçay, où ils établirent de somptueuses villas, remplacées plus tard par de vastes habitations mérovingiennes. La voie romaine de Poitiers à Tours, par Loches et Vençay, passait à quelque distance. Les bruits du monde n’y trouvaient aucun écho. De rares métairies étaient disséminées dans les campagnes environnantes. Ce désert séduisit le pieux Ithier, abbé de Saint-Martin de Tours, et prochancelier de l’empereur Charlemagne[1]. Il acheta le domaine de Cormery et y bâtit une Celle, espèce de prieuré où les moines faisaient une résidence temporaire. Ce fut d’abord une maison très-modeste, une espèce d’ermitage où l’abbé Ithier, avec deux ou trois compagnons, fuyant le bruit et les honneurs, allait passer de temps en temps quelques jours de retraite. L’église, même avant d’être achevée, fut dédiée sous le vocable de la sainte Trinité. Le maître-autel fut consacré à saint Paul ; deux autres autels étaient sous l’invocation de saint Pierre et de saint Martin. Ce modeste prieuré fut connu sous le nom de la Celle-Saint-Paul. Nous ignorons la date précise de ce premier établissement, car Ithier gouverna l’illustre abbaye de Saint-Martin pendant vingt et un ans, de 770 à 791. C’est lui-même qui nous apprend les détails que nous venons de rapporter.

Ces faits suffisent pour rejeter dans le domaine des fables le récit tant soit peu satirique d’un chroniqueur peu ami des moines, qui donne une tout autre origine au monastère de Cormery. Suivant lui, les moines de Saint-Martin étaient tombés dans le relâchement. Pierre Béchin, et l’auteur de la Grande Chronique de Tours, ne font pas difficulté d’articuler les crimes dont ils s’étaient rendus coupables : « Ils vivaient, disent-ils, dans la délicatesse, portant des habits de soie et des chaussures de couleur éclatante. »[2] Cette recherche, il faut l’avouer, était peu conforme à la simplicité monastique ; pourtant, elle ne semble guère propre à exciter le courroux céleste. Durant la nuit, cependant, deux anges pénétrèrent dans le dortoir commun, où tous les moines goûtaient les douceurs du sommeil, à l’exception d’un seul qui veillait, occupé à lire les épîtres de saint Paul. L’un des anges, armé d’un glaive, frappait ceux que l’autre désignait à ses coups. « Je t’adjure au nom du Tout-Puissant, s’écria le moine vigilant, ne me frappe pas. » Il fut seul épargné. Épouvanté d’une telle catastrophe, il s’enfuit loin de Tours, n’osant regarder le lieu où la vengeance divine venait d’éclater d’une manière si terrible. Il s’arrêta enfin sur les bords de l’Indre, dans un endroit solitaire, pour y : pleurer ses fautes et implorer la miséricorde de Dieu en faveur de ses frères, emportés par un coup si subit et si effroyable. De là, cette solitude aurait pris le nom de Cor mœrens, Coeur-marri, d’où serait venu plus tard celui de Cormery.

L’histoire a. fait justice de cette puérile invention. Ithier nous apprend que la Celle-Saint-Paul était située en un lieu appelé Cormaricus par les anciens : nom rustique, ajoute Alcuin, successeur d’Ithier ; voulant dire par là, sans doute, que c’était une dénomination d’origine gauloise[3]. En outre, la charte.de fondation du monastère, en 791, fournit une réfutation non moins péremptoire. Après la signature de l’abbé Ithier, on y lit celles des moines de Saint-Martin, au nombre de quatorze. Tous consentent volontiers à la fondation du nouveau monastère. Parmi les signataires, nous remarquons quatre prêtres, nommés Harembert, Haimon, Frambert et Gislefred ; les autres sont diacres ou simples moines. Le rédacteur de l’acte s’appelle Audebert.

Cette longue liste où chacun, en inscrivant son nom, a soin de marquer sa dignité, ressemble d’ailleurs à toutes celles qui servent d’autorité aux chartes de la même époque. Ce n’est point un nécrologe. Évidemment l’ange exterminateur n’a visité ni les cellules ni le dortoir de Saint-Martin.

Le diplôme de l’abbé Ithier, en forme de testament, est daté du 22 février, la 25° année du règne de Charlemagne, répondant à l’année 791. Non content d’avoir jeté les fondements de l’église et du prieuré de Cormery, il veut constituer solidement cette communauté naissante ; il la dote généreusement. Les privilèges monastiques ne lui feront pas défaut. La modeste Celle deviendra un monastère. Un avenir peu éloigné la verra s’organiser en abbaye, quoique restant toujours sous la juridiction de l’insigne église Saint-Martin.

Suivant un usage religieux des siècles de foi, le jour même de la dédicace de la basilique, Ithier donna au monastère la Celle-Saint-Paul, sous la garantie de l’autorité royale pour servir aux besoins de la communauté et pour prêter asile aux pieux voyageurs. Au prieuré était annexé le domaine que l’abbé de Saint-Martin avait acheté de Pantaléon, de Pallade son frère, de’ quelques autres personnes, ou qu’il avait obtenu, moyennant échange, du monastère de Saint-Pierre-Puellier. Sur cette propriété s’élevaient les bâtiments claustraux. En homme prudent, et connaissant trop bien les habitudes guerrières de son époque, l’abbé n’avait pas négligé de construire des murailles fortifiées, et ce qu’il appelle une citadelle. C’était probablement une tour destinée, en cas de besoin, à mettre les habitants du cloître à l’abri d’un coup de main audacieux.

Il ajoute à la donation la terre de Courçay, achetée à Raginald, diverses métairies situées aux environs, notamment à Esvres et à Chambourg, sans les spécifier autrement. Enfin, il abandonne divers domaines situés en Poitou, qu’il dit avoir acquis grâce aux largesses du roi, c’est-à-dire Antogny, avec ses dépendances, comprenant, par extension, Bournan et Arsay.

La munificence de l’abbé Ithier est loin d’être épuisée. Il cède Pernay, le Colombier, sis en Touraine, et Fercé, attenant à la Celle-Saint-Paul. Une pieuse femme, consacrée à Dieu et nommée Reginalonde, avait offert à Saint-Martin des propriétés situées dans le Blésois et le Dunois, à savoir Ermentière et Baigneux, avec toutes leurs dépendances. Ces deux domaines sont transférés au pouvoir du monastère de Cormery, de la même manière que les possède l’église Saint-Martin, et en l’état où ils sont au moment de la donation. Il donne plusieurs terres en Anjou d’un revenu considérable, et dans le Maine deux villages, avec leurs dépendances et tous les droits utiles et honorifiques qui y sont attachés. Désormais, les lieux ci-dessus désignés appartiendront à la communauté avec les terres, les églises, les maisons, les bâtiments de toute nature, les habitants, les serfs, les vignes, les forêts, les champs, les prés, les pâturages, les eaux et cours d’eau, les moulins, et toutes les choses qui en dépendent. Comme on le voit, l’abbé Ithier transmet ces propriétés sans aucune réservé et dans la forme usitée à cette époque. Les droits de la propriété étaient alors beaucoup plus étendus qu’aujourd’hui, et d’ailleurs assez mal déterminés. C’était une suite de la possession romaine, modifiée par l’invasion des Francs et par les premières tentatives de la féodalité. On est étonné, de nos jours, de voir la population des campagnes livrée, vendue ou donnée au même titre que le sol sur lequel elle vit et qu’elle, cultive. C’est encore une suite de la conquête. Les Romains, si fiers pourtant de leur indépendance, ne se souciaient nullement de celle des autres. L’esclavage, et, il faut en convenir, l’esclavage le plus dur et le plus dégradant, faisait chez eux partie des institutions sociales : la civilisation païenne le regardait comme nécessaire. Au viiie siècle, nos campagnes étaient toujours peuplées de gens de condition servile. Les cultivateurs faisaient partie intégrante du domaine ; mais, grâce aux influences chrétiennes, leur sort était considérablement amélioré. L’Église traitait avec douceur les hommes attachés à ses propriétés. Aussi, dans ces temps malheureux, vit-on plus d’une fois des hommes libres ne pas hésiter à sacrifier leur liberté pour être inscrits parmi les serfs des domaines ecclésiastiques.

L’abbé Ithier, sur le point de rendre le dernier soupir, eut la consolation de laisser le monastère de Cormery bâti et doté. En reconnaissance de tant de libéralités, il demanda seulement qu’on célébrât, pour le repos de son âme, un service anniversaire, un peu avant la fête de saint Pierre. Il ne l’exigea pas, cependant ; et à cette modération on reconnaît aisément l’affection paternelle d’un fondateur. « Ce service aura lieu, dit-il, autant que possible, et suivant les ressources que Dieu procurera chaque année aux frères de la pieuse Congrégation. »

Avant de fermer les yeux pour jamais à la lumière, l’abbé Ithier, toujours préoccupé de la prospérité et de la perpétuité de son œuvre, adresse à ses successeurs, abbés de Saint-Martin, les injonctions les plus touchantes pour qu’ils conservent les biens donnés au monastère de Cormery. Il les engage vivement à protéger cette sainte communauté contre les atteintes de la violence et de la cupidité, à en augmenter les ressources, à lui assurer le patronage puissant des rois de France.

Après sa mort, arrivée peu de temps après la rédaction de l’acte de fondation et dans le cours de cette même année 791, Ithier fut enseveli dans un caveau, à l’entrée de la nef, et du côté gauche de l’église de Cormery. La reconnaissance des moines fit graver sur sa tombe cette inscription en gros caractères : sanctvs Iterivs ; et dans le nécrologe de l’abbaye on lisait un pompeux éloge de ses vertus, l’énumération de ses bonnes œuvres et les principaux traits de sa vie, signalée par la charité, le renoncement à soi-même, le mépris des richesses passagères, le dévouement à la cause religieuse, une tendre dévotion envers saint Martin. Longtemps même on lui rendit les honneurs du culte public ; mais, après l’introduction de la réforme de Saint-Maur, les Bénédictins, sévères observateurs des règlements de la discipline ecclésiastique, supprimèrent l’autel et l’office, comme n’étant pas suffisamment autorisés.

  1. Monsnier, Hist. Eccles. S. Mart. Turon., p. 150.
  2. Chroniq. de Touraine, p. 40 et 93.
  3. {{lang|la|texte=Cella Sancti Pauli quæ Cormaricus a priscis et hactenus vocatur. — Cella Sancti Pauli quæ rustico nomine Cormaricus dicitur.