Carpaccio (Rosenthal)/12

Henri Laurens, éditeur (p. 108-112).
XII

Génie pittoresque, vagabondant volontiers dans le détail, tel nous est apparu jusqu’ici Carpaccio. Souvent, chargé de peindre un tableau d’autel, il avait racheté l’ennui que lui causait les grandes figures solennelles en s’amusant à creuser une vaste perspective où s’agitait tout un microcosme : ainsi il en avait usé pour les Palas de sainte Ursule et de saint Vital et dans la rencontre de sainte Anne et de saint Joachim. Pourtant il lui arriva une fois d’être sobre : dans la Pala de San Giobbe, il adopta franchement le parti pris familier à Jean Bellin, et c’est dans une niche d’architecture simulée qu’il a placé la présentation de l’enfant Jésus à saint Siméon.

L’épreuve était pour lui doublement insolite : il n’avait

Cliché Alinari.


PRÉSENTATION DE L’ENFANT JÉSUS À SAINT SIMÉON.
(Académie de Venise)
jamais groupé de personnages de grandeur naturelle. Il y réussit, et cette page exceptionnelle est une des meilleures de son œuvre.

Ses héros ne sont pas juxtaposés, ils convergent d’un mouvement unique autour du bambino ; l’inflexion des visages décèle une même dévotion, et cette simplicité austère pénètre le tableau d’un recueillement intime.

Trois anges musiciens figurent les harmonies célestes. Ce motif charmant emprunté par les Vénitiens à Mantegna, était devenu pour eux un lieu commun de grâce juvénile ; c’est le privilège de Carpaccio d’avoir tracé une image qui les résumes toutes et les fait oublier. Sa beauté plastique, la sûreté du geste, le recueillement musical l’apparentent aux fraîches figures florentines du Quattrocento.

Lorsqu’il vint à Venise en 1864, Taine, attiré par Titien et fasciné par Tintoret, sentit faiblement le charme des artistes de la fin du xve siècle. Il passa, dédaigneux, devant les ouvrages de Carpaccio. « dont l’éclat et la diversité annoncent, écrivait-il, les œuvres futures, de la même façon qu’une enluminure annonce un tableau ». Seule, la Pala de San Giobbe eut l’heure de le séduire. Elle lui parut si supérieure aux autres productions de l’artiste qu’il avait peine à croire qu’elle lui appartint, et il en parlait ainsi : « Sauf un peu de roideur dans les têtes d’hommes et dans quelques plis de la draperie, la manière archaïque a disparu : il n’en est resté qu’un charme infini de délicatesse et de suavité morale et, pour la première fois, le corps demi-nu des petits enfants montre la beauté de la chair traversée et imprégnée par la lumière. Avec ce tableau, on affranchi le seuil de la grande peinture et, autour de Carpaccio, ses jeunes contemporains, Giogione et Titien, ont déjà poussé au-delà. »