Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 557-563).
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CARNOT CHARGÉ DE L’ORGANISATION ET DE LA DIRECTION DE NOS ARMÉES.


À diverses époques, on a vu, en France ainsi que dans d’autres pays, de simples administrateurs occuper avec succès les postes éminents de ministre de la guerre ou de la marine. Le général en chef, l’amiral, recevaient alors des commandements avec carte blanche, quant à la nature des opérations, et les ministres n’avaient guère à s’occuper que de l’envoi opportun et régulier des approvisionnements et des renforts. Le croiriez-vous, Messieurs ? c’est dans un cercle aussi étroit que la mauvaise foi, que l’envie ont voulu renfermer l’influence décisive que Carnot exerça sur nos destinées. Mais il nous sera facile de renverser en quelques mots cette œuvre d’une hideuse ingratitude.

Lorsque notre confrère devint, en août 1793, membre du comité de salut public, la France subissait une épouvantable crise. Les débris de l’armée de Dumouriez étaient repoussés de position en position ; Valenciennes, Condé, ouvraient leurs portes à l’ennemi ; Mayence, pressée par la famine et sans espoir d’être secourue, capitulait ; deux armées espagnoles envahissaient notre territoire ; vingt mille Piémontais franchissaient les Alpes ; les quarante mille Vendéens de Cathelineau s’emparaient de Bressuire, de Thouars, de Saumur, d’Angers ; ils menaçaient Tours, le Mans, et attaquaient Nantes par la rive droite de la Loire, pendant que Charette opérait sur la rive opposée ; Toulon recevait dans son port une escadre anglaise ; enfin, nos principales villes, Marseille, Caen, Lyon, se séparaient violemment du gouvernement central.

Vous avez maintenant sous les yeux, Messieurs, une faible image des dangers qui menaçaient la patrie ; et l’on ose prétendre que la Convention, que la terrible Convention espéra échapper à l’imminente catastrophe que l’Europe presque tout entière croyait inévitable, sans même établir un certain ensemble dans les opérations de ses nombreux généraux ; et l’on a pu imaginer qu’en chargeant l’un de ses membres de la direction à peu près souveraine des affaires militaires, elle n’attendait de lui que les mesures méthodiques, réglementaires, compassées d’un fournisseur ou d’un intendant d’armée ! Non, non ! personne n’a pu se rallier de bonne foi à de semblables idées.

Ne croyez pas, néanmoins, que je dédaigne les services administratifs de Carnot. J’admire, au contraire, leur noble simplicité. Il n’y avait alors, en effet, dans son ministère, ni cette inextricable filière de paperasses que la plus petite affaire exige de nos jours ; ni ce réseau, si artistement tissu, où tout se lie, depuis le garçon de bureau jusqu’au chef de service, d’une manière si serrée, si intime, que la main la plus ferme, la plus hardie, ne saurait se flatter d’en rompre ou d’en séparer les éléments. Alors le chef responsable prenait une connaissance directe et personnelle des dépêches qui lui étaient adressées ; alors les conceptions de l’homme d’élite n’étaient pas exposées à périr sous les coups d’une multitude de médiocrités envieuses ; alors un simple sergent d’infanterie (le jeune Hoche) ne travaillait pas seulement pour les cartons poudreux des archives, lorsqu’il composait un mémoire sur les moyens de pénétrer en Belgique ; alors la lecture de ce travail inspirait à Carnot cette exclamation prophétique : « Voilà un sergent d’infanterie qui fera son chemin. » Alors le sergent, suivi de l’œil dans toutes ses actions, devenait coup sur coup, et dans l’espace de quelques mois, capitaine, colonel, général de brigade, général de division et général en chef ; alors une classe peu nombreuse de la société n’était pas seule investie du privilége de fournir les chefs de nos armées ; alors, en fait comme en droit, chaque soldat avait des lettres de commandement dans sa giberne : une action d’éclat les en faisait sortir ; alors la force militaire, malgré son immense importance, malgré les services éclatants qu’elle rendait au pays, malgré les désordres de l’époque, inclinait respectueusement ses faisceaux devant l’autorité civile, mandataire de la nation.

Jetons nos regards sur une autre face de l’administration de la guerre, et Carnot ne nous paraîtra ni moins grand ni moins heureux.

On manque de cuivre pur ; à la voix de la patrie éplorée, les sciences trouvent dans les cloches des couvents, des églises, des horloges publiques, la mine inépuisable d’où elle extraira sans retard tout le métal que l’Angleterre, la Suède, la Russie, lui refusent. On n’a point de salpêtre ; des terrains où jadis on n’eût cherché cette substance que pour s’assurer de la délicatesse d’un moyen d’analyse chimique, fourniront à tous les besoins de nos armées, de nos escadres. La préparation des cuirs destinés à la chaussure exigeait des mois entiers de travail ; d’aussi longs délais ne sauraient se concilier avec les besoins de nos soldats, et l’art du tanneur reçoit des perfectionnements inespérés : désormais, des jours y remplaceront des mois. La fabrication des armes est si minutieuse, que ses lenteurs paraissent inévitables ; des moyens mécaniques viennent aussitôt fortifier, diriger, remplacer la main de l’ouvrier ; les produits naissent au gré des besoins. Les ballons n’avaient été jusqu’en 1794 qu’un simple objet de curiosité ; à la bataille de Fleurus un ballon portera le général Morlot dans la région des nuages ; de là les moindres manœuvres de l’ennemi seront aperçues, signalées à l’instant, et une invention toute française procurera à nos armes un éclatant triomphe. Les crayons de graphite (mine de plomb) sont la plume et l’encre de l’officier en campagne ; c’est avec le crayon qu’il trace sur le pommeau de la selle de son cheval ces quelques caractères qui lancent au fort de la mêlée des milliers de fantassins, de cavaliers, d’artilleurs ; le graphite est une des substances que la nature semblait avoir refusées à notre sol ; le comité de salut public ordonne de le créer de toutes pièces, et cet ordre de faire une découverte est exécuté sans retard, et le pays s’enrichit d’une nouvelle industrie. Enfin, car il faut bien me résigner à ne pas tout dire, les premières idées du télégraphe sont tirées des in-folio où depuis des centaines d’années elles restaient enfouies sans aucun profit ; on les perfectionne, on les étend, on les applique, et dès ce moment les ordres arrivent aux armées en quelques minutes ; le comité de salut public suit de Paris toutes les péripéties de la guerre, à l’est, au nord et à l’ouest, comme s’il siégeait au milieu des combattants.

Ces créations en quelque sorte spontanées, ces directions patriotiques données à tant de nobles intelligences, cet art, aujourd’hui perdu, d’exciter le génie, de l’arracher à son indolence habituelle, occuperont toujours une large place dans les annales du comité de salut public et dans l’histoire de la vie de notre confrère. Sans sortir, toutefois, du sujet qui nous occupe, nous aurions encore bien d’autres services à enregistrer.

Carnot était du très-petit nombre d’hommes qui, en 1793, croyaient fermement que la république triompherait tôt ou tard de ses innombrables ennemis. Aussi, tout en donnant au présent la large part que les circonstances commandaient, son administration, l’œil sur l’avenir, dota-t-elle la France de plusieurs grandes institutions dont les heureux effets ne pouvaient se développer qu’avec lenteur.

Si le temps me le permettait, j’aurais à citer ici, parmi les grands établissements à la formation desquels Carnot contribua, la première École normale, l’École polytechnique, le Muséum d’histoire naturelle, le Conservatoire des arts et métiers ; et au nombre des travaux qu’il encouragea de son suffrage, la mesure de la terre, l’établissement du nouveau système des poids et mesures, les grandes, les incomparables tables du cadastre.

Ce sont d’assez beaux titres, Messieurs, pour une ère de destruction.

La Convention mit aux mains de Carnot la masse colossale mais incohérente de la réquisition. Il fallut l’organiser, la discipliner, l’instruire : Carnot en tira quatorze armées. Il fallut lui créer des chefs habiles ; notre confrère savait, avec certain général athénien, que mieux vaudrait une armée de cerfs commandée par un lion, qu’une armée de lions commandée par un cerf ; Carnot fouilla sans relâche la mine féconde, inépuisable des sous-officiers ; comme je l’ai déjà dit, son œil pénétrant allait dans les rangs les plus obscurs chercher le talent uni au courage, au désintéressement, et l’élevait rapidement aux premiers grades. Il fallut coordonner tant de mouvements divers ! Carnot, comme l’Atlas de la Fable, porta seul, pendant plusieurs années, le poids de tous les événements militaires de l’Europe ; il écrivait lui-même, de sa main, aux généraux ; il leur donnait des ordres détaillés où toutes les éventualités étaient minutieusement prévues ; ses plans, celui qu’il adressa à Pichegru, par exemple, le 21 ventôse an ii, semblaient le fruit d’une véritable divination. Les faits vinrent tellement justifier les prévisions de notre confrère, que pour écrire le récit de la mémorable campagne de 1794 on aurait à peine quelques noms propres de villages à changer dans les instructions qu’il avait adressées au général en chef. Les lieux où il fallait livrer bataille, ceux où l’on devait se borner à de simples démonstrations, à des escarmouches ; la force de chaque garnison, de chaque poste, tout est indiqué, tout est réglé avec une admirable netteté. C’est sur un ordre de Carnot que Hoche se dérobe un jour à l’armée prussienne, traverse les Vosges, et, se réunissant à l’armée du Rhin, va frapper sur Wurmser un coup décisif qui amène la délivrance de l’Alsace. En 1793, pendant que l’ennemi s’attendait, conformément aux préceptes classiques de la stratégie, à voir nos troupes se porter de la Moselle sur le Rhin ; pendant qu’il accumulait sur ce dernier fleuve de formidables moyens de résistance, Carnot, sans s’inquiéter des vieilles théories, détacha inopinément quarante mille hommes de l’armée de la Moselle et les envoya sur la Meuse à marches forcées. Telle fut la manœuvre célèbre qui décida du succès de cette campagne de 1793, pendant laquelle les généraux autrichiens et hollandais eurent le double chagrin d’être constamment battus, et de l’être contre les règles. Oui, Messieurs, la tribune nationale ne fut que juste le jour où elle retentit de ces belles paroles, devenues aujourd’hui historiques : « Carnot a organisé la victoire. »