Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 524-532).
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ÉLOGE DE VAUBAN PAR CARNOT. — SES DISCUSSIONS AVEC M. DE MONTALEMBERT.


Certaine société littéraire d’une très-petite ville s’était jadis qualifiée, de sa pleine autorité, de fille de l’Académie française. Voltaire ne voulait pas qu’on lui refusât ce titre : « Je la tiens même, disait-il, pour une fille très-vertueuse, puisque jamais elle n’a fait parler d’elle. »

L’épigramme n’eût pas été applicable à l’Académie de Dijon. Cette Société célèbre ne fuyait les regards du public, ni lorsqu’elle mit en question : « Si le rétablissement des sciences et des arts avait contribué à épurer les mœurs, » ni surtout lorsqu’elle couronna le discours où Jean-Jacques se prononçait pour la négative. Le temps a fait bonne justice du paradoxe ; mais il n’a pas dû effacer le souvenir du procédé généreux qui, en donnant à Rousseau une célébrité inattendue, l’attacha pour toujours à la carrière brillante dans laquelle il a trouvé des émules, des rivaux, mais point de maître.

Au titre que je viens de rappeler, l’Académie de Dijon peut ajouter encore celui d’avoir fait naître la première production de Carnot dont la presse se soit emparée : l’Éloge de Vauban.

L’intrépidité, le désintéressement, la science de l’illustre maréchal, avaient déjà reçu, par la bouche de Fontenelle, un hommage auquel il semblait difficile de rien ajouter. Quels discours, en effet, pourraient plus dignement caractériser une vie militaire que ces quelques chiffres : « Vauban fit travailler à 300 places ; il en éleva 33 neuves ; il conduisit 53 sièges ; il s’est trouvé à 140 actions de vigueur. » Et ces autres paroles ne semblent-elles pas empruntées à Plutarque ? « Les mœurs de Vauban ont tenu bon contre les dignités les plus brillantes et n’ont pas même combattu. En un mot, c’était un Romain qu’il semblait que notre siècle eût dérobé aux plus heureux temps de la République ! »

L’éloge d’où ces deux passages sont tirés m’avait toujours paru si éloquent, si vrai, qu’au moment où, pour la première fois, je trouvai un discours sur Vauban parmi les productions de notre confrère, je me surpris à maudire de toute mon âme le programme académique qui, se jouant de l’inexpérience d’un jeune homme, l’avait exposé à une redoutable comparaison. En vérité, je n’aurais pas été plus inquiet si j’eusse découvert que Carnot avait essayé de refaire la Mécanique de Lagrange, Athalie, ou les Fables de La Fontaine. Ces craintes étaient exagérées. Les membres bourguignons de l’Académie de Dijon eurent raison de penser que le Bourguignon Vauban pouvait encore devenir un intéressant sujet d’étude, après le brillant portrait tracé par Fontenelle. Et, en effet, le secrétaire de l’Académie des sciences avait prudemment laissé dans l’ombre l’un des plus beaux côtés de l’illustre maréchal.

L’éloge de Vauban, sous la plume d’un officier du génie, semblait devoir consister principalement dans une appréciation exacte des moyens de défense et d’attaque dont l’illustre maréchal a doté l’art de la guerre. Ce ne fut pas cependant le plan qu’adopta Carnot. C’est surtout par les qualités du cœur, par les vertus, par le patriotisme, que Vauban lui semblait digne d’admiration : « C’était, s’écriait-il, un de ces hommes que la nature donne au monde tout formés à la bienfaisance ; doués, comme l’abeille, d’une activité innée pour le bien général ; qui ne peuvent séparer leur sort de celui de la République, et qui, membres intimes de la société, vivent, prospèrent, souffrent et languissent avec elle. »

Le prince Henri de Prusse assistait à la séance de l’Académie de Dijon dans laquelle l’éloge de Vauban fut lu et couronné. Il exprima, dans les termes les moins équivoques, tout le plaisir que ce discours lui avait fait ; il assura l’auteur, verbalement et par écrit, de sa profonde estime. Piqué d’émulation, le prince de Condé, qui présidait l’assemblée comme gouverneur de la Bourgogne, enchérit encore sur les marques de bienveillance que le jeune officier du génie recevait du frère de Frédéric le Grand.

Carnot avait-il donc encensé les préjugés nobiliaires ? Ses principes de 1784 étaient-ils tellement différents de ceux qui depuis ont dirigé toutes ses actions, que le suffrage des grands ne pût pas lui manquer ? Écoutez, Messieurs, et prononcez !

La Dîme royale, cet écrit qui, sous Louis XIV, amena l’entière disgrâce de Vauban, dont Fontenelle eut la prudence de ne pas même citer le titre dans l’émunération des travaux de l’illustre maréchal, Carnot l’appelait un exposé simple et pathétique des faits ; un ouvrage où « tout frappe par la précision et la vérité ». La répartition des impôts, en France, paraît barbare au jeune officier ; la manière de les percevoir plus barbare encore. D’après lui, le véritable objet d’un gouvernement est d’obliger au travail tous les individus de l’État ; le moyen qu’il indique pour arriver à ce résultat serait (je cite textuellement) de faire passer les richesses, des mains où elles sont superflues, dans celles où elles sont nécessaires. Carnot s’associe sans réserve à ce précepte de Vauban : les lois devraient prévenir l’affreuse misère des uns, l’excessive opulence des autres ; il s’élève contre l’odieuse multiplicité des priviléges dont les classes les plus nombreuses de la population avaient alors tant à souffrir ; enfin, après avoir partagé les hommes en deux catégories, les travailleurs et les oisifs, il va jusqu’à dire de ces derniers, dont suivant lui on s’est exclusivement occupé en constituant les sociétés modernes, qu'ils ne commencent à être utiles qu’au moment où ils meurent, car ils ne vivifient la terre qu’en y rentrant. Telles sont, Messieurs, les hardiesses qu’une académie couronnait en 1784 ; qui dictaient à Buffon, qu’on n’accusera certainement pas d’avoir été un novateur en matière de gouvernement, ces paroles si flatteuses pour le lauréat : « Votre style est noble et coulant ; vous avez fait, Monsieur, un ouvrage agréable et utile ; » qui inspiraient au frère d’un roi absolu le désir d’attacher Carnot, dont il se déclarait l’ami, au service de la Prusse ; qui valurent au jeune officier la bienveillance du prince que Worms, Coblentz, peu d’années après, voyaient à la tête de l’émigration ! Qu’on ose ensuite appeler notre révolution de 1789 un effet sans cause, un météore dont rien n’avait dû faire prévoir l’arrivée ! Les transformations morales de la société sont assujetties à la loi de continuité ; elles naissent, grandissent, comme les produits du sol, par des nuances insensibles.

Chaque siècle développe, discute, s’assimile en quelque sorte des vérités ou, si l’on veut, des principes dont la conception appartenait au siècle précédent ; ce travail de l’esprit passe ordinairement sans être aperçu du vulgaire ; mais quand le jour de l’application arrive, quand les principes réclament leur part d’action, quand ils veulent pénétrer dans la vie politique, les intérêts anciens, n’eussent-ils à invoquer en leur faveur que cette même ancienneté, s’émeuvent, résistent, combattent, et la société est ébranlée jusque dans ses fondements. Le tableau sera complet, Messieurs, si j’ajoute que, dans ces luttes acharnées, ce ne sont jamais les principes qui succombent.

Carrot, comme je l’ai déjà remarqué, avait à peine effleuré dans son éloge la partie technique des travaux de Vauban ; mais, dans les quelques phrases qu’il écrivit à ce sujet, il s’avisa de dire que certain vulgaire ignorant se faisait de la fortification une idée erronée en la réduisant à l’art de tracer sur le papier des lignes assujetties à des conditions plus ou moins systématiques. Ces paroles, dans leur généralité, semblaient devoir passer inaperçues ; un malheureux concours de circonstances leur donna une importance qui n’était ni dans les prévisions, ni surtout dans les désirs de l’auteur. En 1783, un général d’infanterie, membre de cette académie, M. le marquis de Montalembert, publia, sous le titre de Fortification perpendiculaire, un système de défense des places entièrement nouveau. Ce système fut combattu à outrance par le corps presque tout entier du génie militaire. Le rejeton d’une illustre famille, l’officier général de l’armée française, l’académicien, pouvait assurément, sans trop de vanité, ne pas se croire compris dans le vulgaire ignorant que l’auteur de l’éloge avait signalé en passant ; mais M. de Montalembert s’obstina à s’appliquer ces expressions, et, pour se venger, il publia une édition de l’éloge de Vauban accompagnée de notes où l’offense, où l’outrage, étaient portés à leur comble. Il y avait dans ce pamphlet de quoi bouleverser mille fois la tête d’un jeune homme ; cependant, en cette difficile occurrence, Carnot se montra déjà ce qu’il a toujours été depuis : franc, loyal, et complètement insensible à des injures non méritées.

« Si vos soupçons étaient fondés, écrivit-il à son fougueux antagoniste, j’aurais méconnu les premiers devoirs de l’honnêteté, de la décence ; j’aurais manqué surtout aux égards infinis que les militaires doivent à un général distingué : croyez qu’il n’est aucun officier du génie qui n’apprît, avec le même plaisir, de M. le marquis de Montalembert, à bien fortifier les places, que du brave d’Essé à les bien défendre. »

On appréciera l’à-propos, la délicatesse de cette citation, quand j’aurai dit que le brave d’Essé, qui, en 1543, après plus de trois mois d’une résistance héroïque, obligea toutes les forces de l’Empereur à lever le siège de Landrecies, était un des ancêtres de M. de Montalembert.

La modération, la politesse, sont un moyen de succès presque infaillible contre la violence et l’outrage ; aussi, dans les luttes de la presse, faut-il souvent les envisager comme le simple résultat d’un calcul, comme une preuve d’habileté. Mais la lettre de Carnot ne permettait pas de se méprendre sur la sincérité de ses sentiments. Votre ouvrage, écrivait-il à celui qui venait de critiquer amèrement le fond, le style, je puis presque ajouter la ponctuation de son éloge, votre ouvrage est plein de génie… Maintenant que vos casemates sont connues et éprouvées, la fortification va prendre une nouvelle face ; elle deviendra un art nouveau. « Il ne sera plus permis d’employer les revenus de l’État à faire du médiocre, quand vous nous avez appris à faire du bon… Quoique le corps du génie n’ait point l’avantage de vous posséder, nous n’en croyons pas moins avoir le droit de vous compter parmi ses plus illustres membres. Quiconque étend nos connaissances, quiconque nous fournit de nouveaux moyens d’être utile à la France, devient notre confrère, notre chef, notre bienfaiteur. » M. de Montalembert ne résista pas à des témoignages d’estime si explicites, si flatteurs. Le désaveu le plus formel de la malencontreuse brochure suivit de près la réponse de Carnot ; d’autre part, il faut bien l’avouer, les chefs supérieurs du génie furent tellement irrités des éloges qu’un simple capitaine s’était permis de donner à des systèmes qu’eux avaient repoussés d’autorité, qu’une lettre de cachet et la Bastille apprirent à notre confrère qu’à la veille de notre grande Révolution, la liberté d’examen, cette précieuse conquête de la philosophie moderne, n’avait pas encore pénétré dans les habitudes militaires. Une semblable rigueur paraît inexplicable, alors même qu’on fait la plus large part aux exigences de l’esprit de corps et aux susceptibilités de l’amour-propre ; Carnot, en effet, tant dans son éloge que dans sa lettre à Montalembert, s’était montré le plus chaud défenseur de l’arme à laquelle il appartenait, et « qui fait profession, disait-il, de sacrifier son temps et sa vie à l’État. » Je le demande, celui-là avait-il donc méconnu les devoirs de sa position qui, appelé à mettre en balance les services de l’officier de troupes et ceux de l’ingénieur auquel est dévolu le dangereux honneur de tracer les parallèles, de commander la tranchée ou de diriger une tête de sape, s’exprimait si noblement : « L’officier du génie est au milieu du péril, mais il y est seul et dans le silence ; il voit la mort, mais il faut qu’il l’envisage avec sang-froid ; il ne doit point courir à elle comme les héros des batailles ; il la voit tranquillement venir ; il se porte où la foudre éclate, non pour agir, mais pour observer ; non pour s’étourdir, mais pour délibérer. »

J’aurais peut-être moins longuement insisté, Messieurs, sur ce fâcheux épisode de la vie de Carnot, s’il ne m’avait pas été donné de reconnaître moi-même combien de pareils temps sont loin de nous ; si accompagnant, dans la visite de quelques villes de guerre, nos officiers du génie les plus illustres, je n’avais vu, lorsqu’on discutait les améliorations dont ces places semblaient susceptibles, le simple sous-lieutenant opposer vivement et en toute liberté ses idées, ses réflexions, ses systèmes, aux opinions des généraux ; ne se rendre qu’après avoir été victorieusement réfuté, et sortir définitivement de cette lutte animée, non pas, comme jadis, pour aller à la Bastille, mais avec de nouvelles chances d’avancement.

Ceux à qui est dévolu le devoir de réclamer sans cesse les améliorations dont notre état social est susceptible, se décourageraient, Messieurs, si, quand l’occasion s’en présente, on ne montrait pas au public que leurs efforts ont quelquefois été couronnés de succès.