Carnets de voyage - Le Midi

Carnets de voyage - Le Midi
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 481-506).
CARNETS DE VOYAGE

LE MIDI[1]


Bordeaux.

En avançant vers le Midi, le type change visiblement. — Déjà, à Poitiers et à Ruelle, il était autre. C’est surtout chez les jeunes filles qu’il faut le voir. Quelque chose de fin et d’alerte ; quand l’enfant est très jeune, encore neuve et un peu modeste, l’effet est charmant. Le bonnet blanc fait un large chignon et se retrousse haut étalé, à peu près comme ceux de 1830. Cette belle tache blanche, nette et propre, relève le fin et intelligent visage, peu coloré, légèrement bruni. Le cou est svelte, les yeux noirs, le corps un peu maigre. Cette gaieté intelligente fait plaisir.

Les traits sont encore bien plus marqués à Bordeaux. L’accent, le regard, les proportions, tout change. Les gens sont petits, remuans ; leurs gestes, leur démarche font penser à des rats, à des souris trottinantes et agiles. Les plus pauvres filles portent bien et coquettement leur robe, la font bomber, ployer, se donnent une jolie taille. Le foulard qui les coiffe est élégamment posé. Du reste, cette ville-ci est une sorte de Paris, magnifique et gaie, avec de larges rues, des promenades, des monumens, des maisons monumentales. Les rues sont bruyantes, pleines de voitures ; beaucoup d’équipages, de toilettes, de dépenses. On ne songe qu’à s’amuser : quel contraste avec Rennes ! G… qui a vécu ici quatre ans, après avoir passé onze mois à Rennes, disait qu’il se croyait entré dans le Paradis. En effet, la vie y est gaie, répandue à l’extérieur, toute méridionale, et le commerce, les vins, jettent à foison l’argent aux mains des gens.

Ils ont raison de s’amuser ; depuis que je fais un métier, j’e sens ce que c’est qu’un métier. On veut en sortir, oublier la platitude, la monotonie des affaires, faire boire à tous les sens une sorte de vin de Champagne. — La vie de l’artiste, de l’écrivain est tout autre. Il a joui, produit, fait œuvre d’homme pendant le jour, il lui faut le repos du soir.

J’étais trop las, je n’ai rien vu ici, ni en voiture depuis Tours, sauf des formes brouillées, vagues, infiniment touchantes et tristes le soir et la nuit, et ce riant pays de Ruelle. Des vignes sur toutes les collines, et dans les fonds des prairies étincelantes ; des eaux claires de sources richement épandues, avec des joncs, des herbes aquatiques pullulantes, des peupliers sur tous les bords et une étrange teinte d’émeraude à l’ombre, sous les flèches du soleil qui glissent et la brisent ; çà et là des éclairs sur les remous. A l’horizon, des toits presque plats en tuiles pâles, des moulins jetés au hasard, une église ancienne avec un vieux village pittoresque comme en Italie, au-dessus de la source bleuâtre, transparente, qui sort d’un gouffre.

Je suis déjà venu deux ou trois fois à Bordeaux ; j’ai vu et décrit le fleuve et l’admirable port[2]. Aujourd’hui, entre deux pluies, promenade au jardin botanique qui est nouveau ; il a une rivière verdâtre tranquille, des plantations de petits bananiers, de grands arbres bien disposés comme Saint-James, à Londres. — Mais les maisons voisines apparaissent trop.

Ce qu’il faut surtout regarder ici, ce sont les gens. Nos élèves ont un air décidé, net ; ils inventent quand ils ne savent pas. Ils ont la parole facile, improvisent, ont de la ressource. Les têtes sont bien coupées, souvent maigres et toujours actives. Quelle différence si l’on pense aux candidats somnolens de La Flèche !

L’accent est étonnant ; on a envie de leur dire : « As-tu déjeuné, Jacquot ? » Prononciation brève, roulante ; une volubilité de langue et un chant sur certaines parties de la phrase. Familiarité égalitaire ; j’étais en chapeau noir et ganté, avec une serviette d’avocat sous le bras ; je demande mon chemin à une vieille vendeuse d’huîtres : « Eh, mon ami, c’est là, tout près. » Elle se lève et me met la main sur l’épaule. Par compensation, ajoutez qu’elle fait six pas et se dérange pour me montrer la rue. Cela m’est arrivé plusieurs fois ici. — A l’hôtel, les garçons nous parlent, parlent à notre colonel lui-même, d’un air d’égalité, font des observations sur les plats qu’ils apportent, les jugent et les commentent.

Une scène plaisante est celle que j’ai eue en allant à Cenon. Je cherchais l’omnibus ; je tombe sur un ramassis de fiacres, de coucous, etc.. Dix cochers se précipitent sur moi : « Où allez-vous ? Eh ! c’est ici… Cinquante sous, quarranté sous, trennté sous… Je vous mènerai jusqu’au bas de la côte… Je vais tout près, tout près, je connais la maison, je ne connais que cela… Voulez-vous monter ?… Voulez-vous que je vous conduise ?… Tenez, voilà une place, une bonne place. » Bref un déluge. J’en prends un, je répète ma question. Intarissable inondation de protestations. A la fin, il me débarque, il me dit que c’est à deux minutes. Tempête d’indignation ; il saute de voiture, il devient rouge comme un coq, il gesticule, il apostrophe les laveuses, il prend à témoin les gens de la voiture. J’étais à cinquante pas, j’entendais encore sa voix de clarinette et je voyais les bras aller. Il avait menti ; c’est bien ici l’imagination et l’invention hâbleuse des Méridionaux. En chemin, il sautait à chaque tournant de sa voiture, raccommodait un trait, parlait à son cheval. Un cigare à la bouche, déguenillé, crasseux ; un horrible coucou attelé avec des cordes, une rossinante jaune. Le soin manque partout ici : ils se laissent aller et improvisent. Le fond du caractère, c’est le besoin et l’habitude de l’expansion immédiate ; sitôt que l’idée apparaît, elle sort avec une espèce d’exagération un peu risible. — Cela leur suffit ; ils se contentent de l’excitation et de la production facile et instantanée : sortir, danser, aller au café, se promener, causer en riant et en gesticulant. Le caractère français est bien plus marqué et même outré ici qu’ailleurs.

L’esprit à Paris est tout autre. Je rencontre deux caricatures dans la rue ; du premier coup on se sent à deux cents lieues. Un mari tient un bébé de six mois ; il a le nez d’une aune ; cependant sa femme, une femme de trente ans, se peigne et s’attife. Il dit d’un air désolé et comique : « Si l’on réfléchissait, crénom ! » — L’autre est sur un mari trompé. La finesse parisienne n’est pas extérieure, elle va à fond, il y a là une nuance de philosophie immorale. Voyez Daumier, Marcelin, Gavarni, les jeunes gens de Marlotte. Sous leur gaieté, il y a des idées, et même souvent leur gaieté n’est qu’apparente ou passagère. — Les idées sceptiques sont le fond.

Belle vue de Cenon, à cause de la grandeur, je veux dire de la largeur du paysage, mais point de caractère ; ce n’est qu’une carte de géographie naturelle. La gloire dorée, l’incendie rougeâtre du soleil couchant dans ces panaches de brumes lumineuses, en font la seule beauté.


Arcachon

Journée à Arcachon. Je suis parti par un train de plaisir. La multitude, surtout la foule de gens du peuple est incroyable. Ils ont un besoin étonnant de changement ; quel contraste que la vie moderne si agitée, si remplie, si diversifiée, avec la vie collée au sol du moyen-âge. Plus on y pense, plus on y voit une transformation complète de la tête humaine. Les grandes passions persistantes et acharnées, les coups de foudre deviennent rares ou impossibles. Figurez-vous, par contraste, un tisserand d’une cave de Bruges au XVe siècle devenant lollard, ou un paysan comme on en trouve encore en Bretagne. — Et celui-là, aujourd’hui, à la conscription !

Dans le wagon, plusieurs types de femmes : une mère, amoureuse de son fils, peut-être parce qu’elle n’a pas eu l’assouvissement de son cœur dans le mariage ; elle le gâte, elle l’appelle tout haut mon bijou, mon chéri, elle le caresse de la main, elle lui pose la main sur le genou, elle le couve encore, et il a dix-huit ans ! Elle ne songe qu’à un point : lui voir de bonnes manières et le garder le plus longtemps possible auprès d’elle : elle veut qu’il fasse sa première année de droit à Bordeaux ; lui, veut Paris tout de suite, et donne pour raison qu’il désire concourir pour le grand prix de droit de Paris. — C’est un flâneur blême, lymphatique, habitué aux flatteries, répondant d’un ton sec et écartant les caresses de sa mère, comme on fait d’un insecte importun. Il est désolé d’avoir oublié son lorgnon, conte qu’il a fait une expérience avec du nitrate d’argent sur la main d’une femme de chambre pour voir si la peau deviendrait noire…

A côté de lui, une cousine de vingt-huit ans, point riche, non mariée, irritée de ne pas l’être, attentive aux toilettes, ayant l’expérience de la parole, sachant tourner un compliment, femme du monde en disponibilité et très belle, le menton grec, le nez parfaitement pur et droit, de beaux yeux noirs qui nagent dans un fluide bleuâtre, des mains blanches, des ongles soignés ; une maîtresse femme qui a manqué son coup. Plus on avance vers le Midi, plus la femme devient incapable de timidité, de pudeur rougissante, de réserve délicate. Ce sont des hommes.

Peut-être faut-il dire que la femme, à la longue, se modèle sur les exigences de l’homme ; au Nord, dans la race germanique, il a besoin de commandement, il sait l’exercer, il lui faut la paix domestique ; de plus, il est froid de tempérament. À cause de tout cela, l’influence de la femme est moindre ; elle est forcée de plier davantage et elle se plie dans le sens indiqué.

D’autre part, selon les climats et les constitutions, ce sont telles ou telles vertus qui ont l’importance et l’empire. — Ainsi, dans le Nord, vous avez la réflexion froide, le bon sens, toutes les habitudes de calcul et d’empire de soi nécessaires pour soutenir la bataille de la vie, tout ce qui convient au naturel lent, au tempérament froid ; dans le Midi, le génie de l’improvisation, la hardiesse, le brillant, tout ce qui se rattache à l’action et à la sensation vive. Or, le naturel de la femme est celui de l’homme avec un degré plus grand de sensibilité, d’improvisation, d’émotion, d’invention, de convoitise nerveuse. D’où il suit qu’elles tombent plus bas et dans une dépendance plus grande dans le Nord, où ces qualités sont moins utiles, et que, par suite, elles montent plus haut, jusqu’à l’égalité et à la supériorité, dans le Midi, où ces qualités sont plus utiles. Une femme d’intrigue et de Salon à Paris, aujourd’hui ou sous Louis XV, ou bien encore la Sanseverina de Stendhal[3], est égale ou supérieure en influence à n’importe quel homme. Au contraire, une femme dans le Nord se trouverait dépaysée pour le commandement de cinquante commis, pour supporter de sang-froid une banqueroute, raisonner tarif, douane, économie politique, etc. La vie et le naturel du Midi étant plus féminins, les femmes sont sur leur terrain et commandent.

Arcachon est un village d’opéra-comique : un débarcadère rouge, jaune et vert, avec des toits retroussés en pavillon chinois, une lieue de plage couverte de trois rangées de cottages, chalets peints bordés de balcons, pavillons pointus, tourelles gothiques, toits ouvragés en bois colorié. Sur les collines de sable, à l’arrière-garde, entre les pins, sont des chalets plus riches. Quantité étonnante de restaurans, chevaux, boutiques, tout cela neuf et verni ; cela ressemble à une fête d’Asnières en permanence. Le mètre de terrain sur la côte se paye 15 francs ; il y a vingt ans, on aurait eu la moitié de la côte pour 2 000 francs. Promenade dans le bateau à vapeur qui traverse toute la baie et va jusqu’au Goulet. On oublie bien vite la fourmilière humaine pour ne penser qu’à l’eau, au sable et au ciel. A droite et à gauche, bien loin, parfois à perte de vue, presque au bord de l’horizon, s’allongent et ondulent les collines de sable, molles et monotones, telles que le vent et les flots les ont faites. Elles croulent éternellement ; aux endroits abrités, il faut des branchages de sapin et des sortes de claies pour les maintenir. On oublie tous les autres bruits, on se figure ce petit murmure incessant du sable qui fond, s’écoule ou s’entasse. Leurs longues raies frangent l’eau bleue d’une blancheur mate et forte ; elles n’ont point d’étincelles, mais il n’y a pas de plus beau cadre que leur puissante couleur. — Au-dessus d’elles et avec elles, ondoient les forêts de pins. Point d’autre arbre, on n’aperçoit que ce vert, aussi solide que la blancheur du sable. La vivante frange des forêts monte et descend, puis par derrière s’enfonce à l’infini avec des creux et des bosselures. Quelques têtes crénellent l’horizon ; tout cela respire et épanche une vague odeur d’aromates qui se mêle avec la brise salée de la mer. Cependant l’eau bleuâtre roule, çà et là brodée d’argent, dans sa ceinture de plages blanches et de forêts vertes. C’est un grand port, une sorte de refuge naturel où les êtres tranquilles peuvent pulluler et s’abandonner à l’abri des violentes vagues de l’Océan ; les méduses flottantes passent à chaque minute sous leur grand capuchon, étendant le réseau de leurs tentacules, comme d’énormes champignons ballottés par le flot transparent. — C’est là un spectacle comme en ont vu les premiers hommes ; une terre vierge, du sable et toujours du sable. Des pins, puis encore des pins, quelques ajoncs, quelques traînées de plantes grimpantes entre les troncs résineux qui suintent, un sol primitif, simple dépôt de la mer, peuplé par une seule espèce de plantes ; puis la grande eau, sa mère, qui l’enveloppe de ses replis, et le ciel éblouissant de blancheur lumineuse qui aspire les parfums et la sève.

Tout à l’entour, des marais, des morceaux de plages sablonneuses et luisantes, tour à tour inondés et découverts, rien d’humain ; une œuvre nue et brute, les premières végétations encore toutes barbares sur le lit délaissé de la grande eau primitive. — Quand les premiers navigateurs sont venus ici sur leurs pirogues, ils ont trouvé peut-être quelques hérons, une mouette, un épervier comme celui qui planait tout à l’heure au-dessus du bleu des vagues, parmi la magnificence des rayons célestes épanchés dans la blancheur. Ils ont débarqué ; leurs pieds, comme les nôtres, se sont enfoncés dans la grève ; ils ont entendu le même chant sonore des cimes bruissantes ; ils ont fait craquer les aiguilles tombées sur le sable ; ils ont admiré cette couleur blanche du sol qui troue à chaque pas le maigre tapis d’herbes altérées ; ils ont frissonné à demi, en écoutant le merveilleux silence ; ils se sont arrêtés devant quelque énorme pin demi-ébranché par la foudre, seul, debout sur le sommet d’un monticule nu. Le pays n’a guère changé depuis leur venue et cette vue repose du grand potager aligné, régulier, partagé, surveillé par le garde champêtre, que je retrouve partout de Poitiers à Toulouse.

Et pourtant, dans cette espèce de potager, j’avais eu la veille une sensation folle. J’étais seul dans mon wagon, et pendant quatre heures j’avais vu défiler les haies, les arbres, les vignes, les cultures. Les roues roulaient infatigablement, avec un grand bruit uniforme, comme le retentissement prolongé d’un orgue qui ronfle. Toutes les idées mondaines, toutes les choses humaines et sociales se sont encore effacées. Je n’ai plus vu que le soleil et la terre, la terre parée, riante, toute verte, et d’une verdure si diversifiée, si épanouie, si confiante sous cette douce pluie de rayons chauds qui la caressaient. L’air était si pur, la lumière si amplement épanchée, la campagne si florissante et si heureuse ! A chaque chêne, à chaque châtaignier qui passait, chacun avec sa pose et dans son petit monde de compagnons et de voisins, je me sentais touché comme par la rencontre d’un être animé. J’avais envie de lui crier : « Tu te portes bien, tu es un beau et puissant chêne, tu es fort, tu jouis du luxe et de la magnificence de ton feuillage. » Je considérais les bouleaux, les frênes, comme des créatures délicates, de vraies femmes pensives, dont personne n’avait entendu la pensée, une pensée timide et gracieuse qui m’arrivait avec leurs chuchotemens et l’agitation de leurs fins rameaux. Il y avait des douceurs ou des coquetteries d’arbres dans les creux ombragés, sur les tapis de bruyères rousses et violettes, dans les sentiers tortueux laissant voir un morceau de leur ruban de sable, au bord d’une petite source qui noircissait le sol entre les pierres, et tout d’un coup descendait avec des étincelles et comme une pluie d’éclairs. C’était un regard soudain, une mutinerie, une mièvrerie d’enfant, d’un dieu enfantin qui rit en liberté. au-delà de cette plaine de vignes si vertes, et d’arbres épars tout reluisans et tout étincelans, on voyait des collines bleuâtres qui portaient leur forêt jusqu’au bord du ciel, une sorte de cirque d’ancêtres végétaux plus serrés et plus sévères, heureux pourtant sous la gaze de vapeur dorée, et qui, dans l’enceinte dont ils occupaient les plus hauts gradins, regardaient leurs enfans, toute la jeune et élégante postérité de plantes civilisées et fructueuses, se mêler, se ranger, s’étaler en groupes, chacun sous sa couronne de fleurs avec sa gerbe de grappes ou sa corbeille de fruits.


De Bordeaux à Toulouse

Pays plat et tout en culture. Je n’ai vu qu’un seul bois en six heures de chemin de fer ; ni collines, ni rien, — pas même une grande plaine ; tout est petit ou ordinaire. On dit seulement : « C’est un bon pays ».

Certaines terres, formées par les alluvions de la Garonne, valent 15 000 francs l’hectare ; on les cultive en blé, tabac, chanvre. Les terres ici sont comme partout et rapportent 2 1/2 pour cent.

La Garonne se montre souvent sur la droite, jaune et rousse à cause de ses sables. Des oseraies pâles l’enveloppent. — Puis, entre deux chaussées, le canal du Midi. S’il est grand par l’utilité, il ne l’est pas pour la vue. — Variété de culture, petits champs, propriétés divisées, médiocres récoltes, dit-on. — Le partage des terres a gâté le paysage.

Ce qu’il y a d’intéressant, ce sont les constructions ; on sent le voisinage de l’Italie, la clémence du climat. Les toits sont presque plats ; il n’y a pas de neige l’hiver. Beaucoup de maisons ont deux ailes, ce qui leur donne tout de suite un caractère. Plusieurs ont des péristyles, de longs balcons, des avançages pour prendre frais le soir. Les clochers sont carrés ; quelques-uns, neufs, s’élancent bien, et dans ce beau ciel, sous cette riche lumière, leur blancheur, leur propreté, leur taille effilée, sont agréables à voir. Les cloches ne sont point enfermées dans un clocher ; on élève seulement une sorte de mur isolé percé à jour. Parfois une tour, quelques jolis châteaux à pavillons et à tourelles. — Il y a ici une sorte de sentiment de l’architecture.

Mais je sens bien que pour mon compte, mon vrai, mon profond plaisir me viendra toujours des forêts et des fleuves. — Je ne suis pas un homme du Midi, mais du Nord.


Toulouse


Hier, sur la place, j’ai noté quelques figures. On s’assoit sous les arcades, les cafés sont pleins, la place est remplie de boutiques et de lauriers ; gaieté et mouvement.

J’ai passé cinq ou six fois devant deux jeunes filles. L’une d’elles est vraiment jolie, en robe de calicot jaune ; c’est une grisette en cheveux ; la taille est fine, le corsage bombe bien, les cheveux sont noirs, retroussés. Elles causent poliment, facilement, avec une grâce naturelle. Le vieux voisin boutiquier qui les accoste est très bien traité. Elles sont presque dames au premier aspect. Le Méridional a naturellement une sorte d’éducation, il est dégrossi de naissance. Le visage est régulier, brun pâle ; on se croit au premier instant devant une réelle beauté profonde ; on imagine de la finesse, de l’esprit vrai, de la noblesse même. — Au bout d’un quart d’heure, le tuf se montre ; tout est à la surface en ce genre de beauté et d’esprit. Elles ont la grâce, la vivacité d’un oiseau, d’une fine mésange babillarde ; rien de plus, c’est un caquet. Pour leur plaire, il faudrait les mener au bal, les régaler, faire des calembours, parler beaucoup, les faire parler davantage, leur faire écouter des contredanses ou de la musique de régiment. — « Ah ! comme les étoiles sont plus belles quand elles se mirent dans le ruisseau de la rue du Bac. » Elles me font penser à la Juliette du pauvre Heine qui devait passer singulièrement son temps avec elle, aux Pyrénées. — La Parisienne est autre ; plus politique, plus curieuse du grand luxe et de la grande corruption.


Promenades dans Toulouse

Mon impression hier, sur le Cours, est que ces gens-là ont besoin d’être gouvernés par autrui. — Ils sont parfaitement incapables d’avoir le moindre empire sur eux-mêmes. Le sang, l’action, la colère, leur montent tout de suite à la tête. On me contait comment ils ont manqué, en 1841, d’écharper M. Plougoulm, le procureur général…

Plus j’avance, plus je me convaincs de la tournure plate de notre démocratie. L’air y est mortel aux hommes complets, aux êtres de la grande espèce. — Il y a des monstres et des machines puissantes, rien de plus ; au-dessous, la foule des prud’hommes. C’est un idéal atteint, mais un idéal inférieur. En somme, l’homme complet est celui qui est de loisir, qui n’a pas de métier, qui ne songe qu’à demi à son intérêt propre, qui est préoccupé de vues générales et qui commande, comme l’aristocratie anglaise d’aujourd’hui, les Romains et les Athéniens dans l’antiquité. Pour que cette aristocratie dure et se fasse pardonner, il faut qu’elle emploie sa force et son temps au service du public ; il faut de plus qu’elle aille chercher dans le public les enfans distingués. — Un législateur doit se dire : Il faut produire les plus beaux, les plus parfaits spécimens possibles de nature humaine, choisir comme dans un troupeau, faire des élèves supérieurs au moral comme au physique, c’est-à-dire grands de cœur et d’esprit, munis de toutes les connaissances, libres de se développer jusqu’au bout, exempts de la servitude machinale du métier. — En outre, il faut que le reste du troupeau broute paisiblement, régulièrement, sous la conduite et les soins des autres. — Donner une prime magnifique, les honneurs, la fortune, la possibilité de fonder une famille, tous les plus hauts objets de l’ambition humaine aux grands mérites prouvés, quelque part qu’ils se trouvent. Cette prime, chez nous, est insuffisante : mais il y en a une petite pour chaque petit mérite.

D’autre part, on peut répondre qu’un pays est comme un jardin, que tel produit en soi est plus beau, meilleur, mais que tous les jardins ne peuvent pas le produire ; que tout dépend du sol et de l’exposition, que le bon jardinier est dirigé d’avance, qu’il est absurde de demander des ananas à la craie de Champagne, et qu’en somme la France produit maintenant les légumes à la culture desquels elle est propre. Pour les esprits élevés, le remède est de ne pas tomber dans la vie bourgeoise, de vivre seul comme Wœpke[4], en bouddhiste.

Beaux quais, l’eau est toujours belle. Un moulin énorme avec différens étages et canaux d’eau courante, encadrés de verdure vivante. Une large écluse réunissant les eaux au centre de la rivière. — Les maisons rouges luisent d’une belle couleur franche ou sombre au soleil couchant. — En face est un vieil hôpital avec d’étranges fenêtres borgnes, mais vaste et grandiose ; le haut mur bruni, mal percé, surplombe avec un air menaçant comme au moyen-âge.

Derrière, monte un grand dôme, celui de Saint-Nicolas qui, à la nuit tombée, prenait une apparence tragique.

En amont, s’allonge un solide pont de pierre, flanqué à l’entrée de deux tours carrées terminées en pointe (style Louis XIII). Elles le défendaient sans doute autrefois.

Vers le midi, les collines montent. L’air est si transparent, qu’on aperçoit dans un lointain énorme, comme une assise vaporeuse de nuages blanchâtres, la chaîne des Pyrénées. Ces collines, haussées les unes par-dessus les autres, font plaisir. La rivière arrive en les longeant, enveloppée de verdure riante. Cela m’a rappelé mon beau voyage — un beau et triste voyage — j’en ai mis la partie idéale dans mon livre[5]. On fait toujours ainsi ; il n’y a que certains passages et encore à certains momens qui présentent la beauté achevée. Ordinairement, on n’a que des commencemens de sensations, des motifs de cavatine ! Pour les avoir parfaites, il faut les corriger, les compléter. J’éprouve ici la même chose ; il y a çà et là une façade, quelques vieilles maisons en bois et en terre, quelques tourelles de la Renaissance, des églises gothiques. Mais j’aurais besoin d’achever le tableau.

Cependant hier, l’église de Saint-Etienne, à six heures du soir, était grandiose et lugubre. Elle est toute biscornue, déjetée d’un côté. Mais au dedans, dans l’obscurité, un pilier gigantesque montait, noirci, indistinct, parmi des clartés indécises, des tableaux énormes, des boiseries. Je ne trouve pas de mots pour rendre ces noirceurs insondables, vagues, mouvantes, à la Rembrandt, ce grandiose vaisseau rempli d’ombres. — La rosace gardait encore quelque lumière, douloureuse et mystique avec son incarnat violacé, ses figures étranges et entrelacées, les derniers scintillemens de la sanglante magnificence. Comme c’est là le ciel, vu le soir en rêve, par un homme qui aime et qui souffre !

Beaucoup de promenades dans la ville, surtout le soir. Elle est bien tortue, bossue. « C’est un Poitiers endimanché », disait le colonel. Mais il y a du mouvement dans la rue, une foule sur la place, au café ; tout cela ondoie dans l’ombre noire rayée de lumière. — Ce n’est pas une ville morte, c’est un centre, une capitale provinciale, fière d’elle-même. Elle a deux journaux fort répandus ; on les trouve chez le plus mince coiffeur ou gargotier ; ici, dans notre hôtel qui est le meilleur, pas un journal de Paris. L’Aigle et le Journal de Toulouse s’occupent des événemens locaux, de tel chanteur du pays qui vient de débuter à Lyon. Léotard, le gymnaste, est d’ici, ils s’en font un titre de gloire. Ils ont un correspondant, un certain monsieur du pays, qui traite les hautes questions politiques. Je vois plusieurs libraires ; l’un très bien fourni, avec les livres nouveaux et les réfutations de Renan, même les réfutations des réfutations. — Les gens soignent leur toilette ; les hommes ont l’air pimpant et propret, avec leur barbe noire bien taillée en brosse, leur redingote serrée à la taille.

Figures et poses involontairement comiques de bravaches et de matamores dans les rues. — Plus souvent encore, la suffisance heureuse d’Acaste, dans Molière :

J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison…
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière…
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.

Le gentleman manque en France ; voyez tous ces gros personnages, fonctionnaires et propriétaires qui viennent au débotté nous solliciter pour leurs fils, demandant qu’on prive autrui d’une place pour la leur donner[6]. Tout cela impudemment ou délicatement, ce n’en est pas moins demander une injustice. Ils croient la faveur chose toute naturelle. — C’est une tradition en France. Sous l’ancienne monarchie, il fallait aller solliciter les juges. Encore aujourd’hui, on n’a d’articles dans les journaux que par camaraderie. Au contraire en Angleterre, C… disait qu’on ne remerciait jamais un journal pour un article ; ce serait le choquer. Voyez dans Carlyle, Life of John Stirling, la lettre de sir Robert Peel à l’éditeur du Times, et la réponse ! Ici le royaume de la grâce, et là-bas, celui de la justice.

Vieilles maisons mal raccommodées, toits en tuiles, pêle-mêle étrange de constructions de tous degrés et de tous styles. Horribles petits pavés pointus, formés de cailloux de rivière, qui blessent les pieds. — Mais la joie, la sérénité du ciel, la pureté, le rayonnement de l’azur, sont admirables.

Promenade hier, sous la conduite de M. B…, professeur d’histoire à la Faculté. Il a cinquante-cinq ans et en parait quarante. Il est libéral, il va dans le monde poli, aristocratique ; il est fort bien, presque artiste et antiquaire passionné. — Chemin faisant, il nous conte l’état des choses. — Il y a, à Toulouse, soixante-dix-sept maisons religieuses sur une population de cent mille âmes ; entre autres, trois énormes collèges, l’un ayant cinq cents élèves. Quand le frère Léotade a été condamné, beaucoup de gens l’ont déclaré martyr ; l’année suivante, son collège a eu trente ou quarante élèves de plus à la rentrée. — De même à Poitiers, trente-huit maisons religieuses sur trente-cinq mille habitans. A Poitiers, à Rennes, le lycée est tombé de moitié par la concurrence. J’ai vu à Bordeaux, il y a six ans, un énorme et magnifique bâtiment qu’on construisait pour les congréganistes. — Tel de ces bâtimens, ici, a coûté deux millions. — A Paris, les pensionnats religieux font entrer par an, à Saint-Cyr, soixante-dix à quatre-vingts jeunes gens qui font bande à part. Jusqu’à des bicoques comme Rethel, ils prennent tout et font tomber le petit collège municipal ; tout cela depuis 18u2, principalement par les Jésuites. M. Billault a parlé à la tribune des legs qu’autorisait le gouvernement, legs qui vont à plusieurs millions chaque année : « Et tout ce qu’on ne déclare pas ! »

Nous n’avons pas idée de cela à Paris ; nous vivons dans un petit cercle de sceptiques instruits et spirituels ; nous ne voyons pas le gros public, la grosse France. Nous autres écrivains, nous avons besoin plus que personne d’apprendre ces faits. Qu’est-ce que peut lire un homme à redingote noire et à gants corrects de province, marchand, fonctionnaire, noble, campagnard, propriétaire ? Presque rien. Ils sont en dehors de notre vie. — Dans ce marais stagnant s’étend le filet ecclésiastique. Les vieilles dames, les pères devenus conservateurs avec l’âge, font des legs au clergé. Nulle excitation, nul renouvellement d’esprit : le culte avec ses pompes, l’habitude, le poids de la tradition, la litanie solennelle indéfiniment répétée, les ramènent à la vieille routine. De là le tapage causé par la Vie de Jésus ; c’est comme une pierre qui tombe dans un étang de grenouilles.

Nous discourions à table sur les conséquences probables d’un pareil état ; le catholicisme s’atténuera-t-il, comme le croit M. Guizot, à la façon du paganisme sous Julien, en se transformant, en s’interprétant, en acceptant une tournure symbolique ? Je ne crois pas, pour mon compte, que jamais un professeur dans un séminaire fasse, comme M. Michel Nicolas, de la critique ou, comme Jamblique, du symbolisme. L’avenir qu’on peut le plus raisonnablement prévoir, c’est une suite de pléthores et de saignées, Les gens d’église s’enrichiront pendant cinquante ans de paix, et quand les révolutions viendront, on leur prendra leurs biens. Mais ces purgations périodiques violentes sont malsaines.

Ici, toutes les sociétés sont séparées. Il n’y a qu’une maison mixte, chez une vieille dame où M. B… voulait me conduire hier soir. — Beaucoup de petits nobles, des familles ayant de dix à trente mille livres de rente ; on passe trois mois à Toulouse avec un luxe tel quel, et le reste du temps à la campagne pour faire des économies. On fait un aîné ; les cadets tâchent de se marier richement ; pêcher à la dot est leur grosse affaire. Nulle occupation ; il n’y a qu’un emploi qu’ils consentent à rechercher, celui d’officier, officier de cavalerie. — Au-dessous sont les fonctionnaires, puis les bourgeois, les enrichis qui sont grossiers, bien moins polis que dans le Nord. Ils ne donnent pas trop dans la mangeaille, et ils ont une maison de campagne, une voiture.

Mauvaises mœurs ; aventures de toutes espèces et de tout degré. Les jeunes gens riches n’ont pas d’autre occupation. — Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’on dit la même chose dans tous les centres.

Voyez dans Gœthe le contraste de la bourgeoisie allemande ; je lisais cette nuit Aus meinem Leben. Quelle innocence de mœurs et quelle froideur de sang dans toutes ces libertés permises de son temps ! Les jeunes gens s’embrassent, donnent des gages, jouent au mariage, vont se promener en tête à tête, se tutoient, etc. Mais vous avez donc de la glace dans les nerfs ?

M. B… nous montre d’abord le musée ; j’en ai parlé à la fin de mon Voyage aux Pyrénées ; il est charmant. C’est un ancien cloître ; deux cours avec des arcades qui font un promenoir carré, séparé de la cour par des piliers en trèfle. Ces cours sont pleines d’arbustes du plus beau vert, et les galeries ont des toits de tuiles rouges ; au-delà, monte une haute tour en briques, ornementée de petites fenêtres cintrées avec des colonnettes. — Ce rouge debout, solide, dans le magnifique bleu du ciel, réjouit le cœur. — Nous remarquons que le gothique du Nord ne s’est jamais véritablement établi ici. Voyez la collection des églises italiennes ; rien de triste, de douloureusement fantastique. Le gothique lui-même y est transformé, pacifié, tourné vers la beauté vraie et presque saine. La grande curiosité de la ville est Saint-Sernin, église romane du XIe siècle, « la plus belle de France », dit M. B… (c’est un homme du monde, mais la passion, l’orgueil involontaire et aimable de l’antiquaire, percent sous sa modestie obligée). En effet, cette église est vaste et curieuse, d’un style pur ; on travaille à la restaurer. C’est du pur roman et encore tout latin ; à ce titre, l’esprit en est intéressant ; c’est la limite de deux arts. — Voici ce qui est latin : toutes les arcades circulaires à plein cintre, aucune ogivale ; la voûte principale elle-même cintrée par des arcs semblables ; les piliers carrés, sans ornemens, ayant sur le devant une colonne demi-saillante qui monte pour expliquer et soutenir la voûte supérieure. Partant, une grande impression de solidité, quelque chose de simple, de sain, de serein, qui par sa régularité et sa force paisible rassure l’esprit.

Le passage d’un art à l’autre se voit dans l’altération des chapiteaux : quelques-uns gardent l’acanthe grecque ; mais la plupart ont déjà des feuilles transformées, ou un lacis barbare de mailles et de petits animaux entremêlés les uns dans les autres.

Cinq voûtes et nefs ; à mesure qu’on approche du mur latéral, chaque voûte baisse de hauteur. Les fenêtres sont de médiocre grandeur, les murs sont très épais ; point de vitraux. Cette abondance de formes rondes et de belles structures antiques est très noble, et la transformation de l’antique par l’élévation de l’édifice, par la galerie, par le plan en croix de l’église donne un vif plaisir, une sensation de nouveauté et d’invention.

Les figures debout en bas-reliefs qui sont comme incrustées autour de la crypte sont tout à fait primitives, dignes du Xe siècle, apparence égyptienne, jambes raides, pas de poitrine, tête tournée de côté, maladroitement, avec une expression presque grotesque. Sur l’abside, plusieurs statues à barbares costumes ont du mouvement et semblent du XVe siècle.

Au dehors, charmant clocher formé par cinq étages octogones d’arcades, les trois premières rondes, les supérieures anguleuses ; c’est original et élégant ; par derrière, une abside de chapelles rondes qui montent les unes sur les autres comme à Ravenne et à Vérone. En somme, c’est une belle œuvre, fille directe de l’architecture romane, construite comme toutes les œuvres antiques et classiques, avec une idée très simple et bien développée. — Les nefs latérales, l’étage superposé, le clocher, les absides secondaires sont le bourgeonnement de l’idée architecturale antique. — Cette idée se développe en même temps que la société et le culte. Il faut un plus grand espace pour contenir toute cette foule nouvelle, esclaves, femmes, enfans ; un peuple entier. L’ancien temple était local et aristocratique.

M. B… nous montre plusieurs maisons anciennes bien conservées ; l’hôtel d’Assédat, bâti pour Marguerite de Valois ; l’hôtel des Cariatides, bâti par Bachelier sous François Ier ; d’autres encore, tous charmans. Ce style de la Renaissance, ces fenêtres encadrées de fruits, de fleurs, d’enfans nus, de satyres, de torses de femmes, ce goût pour la nature florissante, ce sentiment de l’ornementation riche et vivante, font un plaisir extrême. — Il n’y a eu d’artistes qu’en ce temps-là : nous sommes des bourgeois archéologues. Comme à côté de cela toutes nos constructions modernes, nos rues de Richelieu sont plates ! Comme le Louvre et la place de la Concorde ne semblent plus que des décorations d’opéra !

Ces maisons ont une terrasse sur le devant, avec des verdures, des vignes, des glycines pendantes ; les chevelures vertes montent parfois jusqu’au premier étage. Il y a des figures, des corps en mouvement au-dessus des portes, dans les coins, les façades sont peuplées ; rien de plat, aucune philosophie allégorique et pédante comme aujourd’hui. — Les gens de la Renaissance aimaient à voir des êtres bien portans et vivans ; ils se réjouissaient de la vie.

B… nous conduit chez lui et nous montre son musée. — Beaucoup de goût, bien des choses rares : collection des poids du Midi, de colliers et ornemens de l’époque gallo-romaine, d’ambres de toutes espèces, etc. Il aime passionnément l’art des XIIe et XIIIe siècles. Il nous avait fait voir au musée de superbes abbés courbés sur leur tombe ; têtes et vêtemens d’une simplicité grandiose. Il nous montre chez lui une Vierge, paysanne à grosse figure vulgaire, mais vierge, avec des bras trop grêles et des vêtemens gracieusement plissés ; puis un ivoire du XIe siècle, — un Christ au centre avec tous les saints personnages à droite et à gauche, hiératique et raide, vrai contemporain des massacres et des grandeurs de la première croisade. Toutes ces acquisitions ont leur histoire. Sa passion d’archéologue a conservé B… au physique et au moral, la préservé de l’ennui, de la bassesse, de la trivialité, il est resté ou devenu libre et fin. — Ce souci, cet idéal toujours présent, ce tact toujours éveillé, en ont fait un Parisien.


De Toulouse à Cette

Encore une grande plaine, comme entre Toulouse et Bordeaux.

Du maïs, puis des vignes. Le maïs luit au soleil avec une couleur forte, roussie ou jaune. Chaque épi est dans une gaine sèche ou grillée, et l’effet est étrange. — La tâche d’un champ entier est bien plus granuleuse à l’œil que celle du blé. — Les vignes rampent à terre ; pas d’échalas, l’arbuste est dans son pays et n’a pas besoin de soutien. Les feuilles sont bien vertes et vivantes, et cela est beau sous ce soleil.

Los bâtisses sont carrées, souvent il y a des tours quadrangulaires comme dans les fabriques des paysages italiens. Beaucoup de granges sont ouvertes et posent sur des arcades. On sent partout l’absence de pluie, la vie en plein air.

Les villes passent à droite et à gauche sur des collines, Carcassonne, Castelnaudary, Narbonne, demi-féodales et demi-romaines. La plupart sont sur des hauteurs pour la défense, telle a tous ses remparts, sa ceinture de tours, on dirait un décor d’opéra, sicilien ou espagnol. Elles sont fauves, bronzées, on sent la pluie infinie, séculaire des rayons brûlans. Pierres sur roches ; les yeux habitués au Nord ne s’y accoutument pas.

Vers le soir, des montagnes pelées qui ondulent à droite et à gauche ; les bâtisses antiques, brunies, sont grandioses dans la pourpre vive du couchant ; on dirait des spectres. Sur la droite, derrière les premières montagnes ondulent les Pyrénées, blanches comme des vierges.


Cette

Je suis monté sur la colline Saint-Clair. Un vrai paysage du Midi ; un coteau âpre, encombré de pierres effondrées, rayé de longs murs secs en pierres entassées ; rien que de la pierre et des amas de pierres, tout cela au hasard et négligé. Derrière les clôtures, des jardins en étages où luit la feuille roussie et dorée d’une vigne, où sur le bord des murs vient se poser la lourde feuille dentelée du figuier, où parfois les pins, collés l’un contre l’autre, laissent échapper sous l’ardent soleil leurs senteurs pénétrantes.

Du sommet s’étale tout d’un coup, tout ouverte, la magnifique mer bleue, d’un bleu doux et tendre, tout matinal et virginal ; on ne voit pas de vapeurs, il y en a pourtant, mais leur mousseline est si finement diaphane qu’elles ne marquent leur présence qu’en confondant la mer et le ciel à l’horizon. Le soleil qui monte fait un lac d’or ruisselant et tremblotant sur la soie azurée de l’eau immobile. Tout est azur, azur tendre, l’immense mer, le grand ciel ouvert ; de petites barques lointaines, grisâtres, y remuent imperceptiblement comme des mouettes.

On descend par une longue ruelle tortueuse où les entassemens de pierres rougeâtres et brunes sont encore roussies par le soleil ; c’est un calvaire, les stations sont marquées. — Cette aridité n’a rien de repoussant, les longues lignes des murailles découpent des pans de ciel riant. On se sent peintre dans ce pays. — Au tournant, apparaissent les lointains du côté de la terre, longues et hautes collines onduleuses et vaporeuses, veloutées par la distance, sèches, mais cependant si belles ! Ces grandes formes baignées d’air et de lumière s’allongent si paisiblement et si noblement ! À leur pied, l’étang de Thau, petite mer laissée par la mer, luit comme une glace de métal poli. — Cette splendeur rejaillit et fait contraste avec la douceur des montagnes. Comme on sent ici la noblesse de la beauté et comme le Midi offre le Paradis tout fait aux sens qui savent le comprendre !

Les plantes ont un parfum étrange et enivrant ; les fruits sont savoureux, les raisins énormes sont dorés et veloutés ; il y en a tant, que les plus pauvres enfans en ont les mains pleines dans la rue.

Il faut ici avoir une vigne, comme disaient les Italiens du XVIe siècle, avec le voluptueux accompagnement des tableaux et de tous les arts.

Nous nous sommes assis sur les quartiers de roche fendue à mi-côte. J’y suis resté seul une demi-heure ; c’est la plus vive et la plus complète sensation heureuse que j’aie eue depuis longtemps. La mer immense en face, d’un bleu divin ; le ciel est presque blanc en comparaison. Cette mer est calme comme le Paradis ; seulement sur la large nappe étincelante où le soleil épanche son incendie et sa gloire, on aperçoit un petit frétillement, des myriades presque imperceptibles d’écaillés d’or, comme d’un beau poisson bienheureux, divin, endormi dans l’azur. Deux ou trois bandes minces d’un bleu plus pale marquent l’endroit où tout d’un coup la profondeur augmente, et le ciel avec la mer ainsi veinée ressemble aux deux valves lustrées, marbrées, d’une coquille de nacre.

Plus près, le port ; une trentaine de petits navires s’approchent lentement de l’ouverture ; les trois jetées dessinent avec un vif contour noir leur bande étroite ; le phare monte net, en relief ; une vieille forteresse fauve, sur une croupe, fait saillie sur la droite ; cette netteté des arêtes, cet admirable contraste des teintes claires, lumineuses et des formes âpres et tranchées, font un plaisir qu’on n’imaginait pas. Le port lui-même, protégé, luit comme une coupe de diamans. — Comme on comprend, en pareil pays, l’origine de la peinture !

Tout le long de la côte, descendent et tournoient les rayures des chemins rougeâtres ; on se retourne et l’on voit l’escarpement abrupt de la montagne fauve et brûlée, puis, tout au loin, les chaînes des Pyrénées qui nagent bleuies, dorées, enveloppées de violet pâle dans le jeune et immuable azur.

Tout sort du climat ; la tôle humaine ne fait que reproduire et concentrer la nature qui l’environne. Vous voyez bien que des hommes ainsi entourés ne peuvent pas avoir la même âme que des gens du Nord.

Négligence et saleté quand on rentre, les premières rues sont des dépotoirs ; les enfans sont crasseux et vont pieds nus. — La ville s’allonge au bord de ses canaux ; cela fait une petite Venise ; elle aussi est bâtie sur des lagunes, entre un énorme étang qui est un morceau de mer devenu intérieur et de l’autre côté la mer. — C’est l’entrepôt des vins du Midi ; les tonneaux, les foudres sont partout.

Les plus grands spectacles sont imprévus. Quelle vision la nuit, à l’arrivée dans cette ville inconnue, avec la mer et le lac à demi devinés dans une demi-lueur douteuse, puis, du haut de l’impériale de la diligence, ces canaux blafards, ces rues noires, silencieuses, léchées çà et là par une lumière, ce port, cl, au bout, la noirceur énorme sans dimensions ni limites, une file de navires avec leurs agrès, et les mâts comme la toile d’une araignée monstrueuse ; au centre un bateau toueur, horriblement noir, lentement promène avec une respiration rauque, sans but visible, son fanal rouge et menaçant comme le fanal du dieu des morts ; puis, au-dessus, l’escadron obscurci des silencieuses étoiles !


De Cette à Marseille

Pendant les premières lieues, le train roule sur une bande étroite de sable, entre le grand étang salé et la mer. L’eau arrive à dix pieds des roues sur un sable poli ; profonde de six pouces, elle remue brune et claire avec des irisations charmantes. Je ne peux pas me lasser de voir l’eau.

La mer est bleue ; une vraie vierge heureuse et riante ; une Vénus encore chaste. — Le ciel est blanc, tant la lumière scintille et ruisselle. — Toutes les plus belles idées grecques reviennent à l’esprit, l’hyménée des dieux, les corps de marbre couchés entre les roseaux, pendant que les vagues viennent baiser de leur écume les pieds des déesses.

Les tamaris fins et frissonnans commencent à se montrer par bandes ; à l’horizon les belles montagnes dans les lointains violets ; tout à l’entour, les plantes infécondes, filles de la mer et du sable ; la mer elle-même, au fonda droite comme un gros sillon de velours pâle. Puis les vignes ; elles avancent jusqu’au bord de la mer ; quel beau et bon pays, cultivé, fructueux jusqu’à l’endroit où arrivent les vagues. — Ces grandes plaines sont d’une verdeur admirable ; il n’y a que la vigne qui puisse végéter si riche et si jeune sous ce soleil. Les grappes noires pendent ; les vignerons, avec leurs cuves ambulantes, sont plongés jusqu’à mi-corps dans la verdure.

On monte à travers Frontignan, Lunel, jusqu’à Montpellier. — La plaine est un vrai jardin, vignobles coupés d’amandiers, de pêchers, et, çà et là, des maisons de campagne proprettes. — Que de vignes en France ! Nul pays n’en a une telle proportion et de si fines. On a essayé de transporter des centaines de nos vignerons avec des plants français dans la Russie méridionale ; on n’a pu reproduire ce bouquet. — Le pain et le vin chez nous ; en Angleterre le lait et la viande. — Certainement la vigne entre pour moitié dans les causes de notre tempérament et de notre caractère.

Vers Nîmes, les oliviers commencent. Campagne sèche et blanchâtre. Les oliviers par rangées la couvrent de leur feuillage terne et pâle ; et leur taille courte, bossue, leur air rabougri, attristent.

On redescend ; la vraie Provence apparaît : la Crau d’abord, énorme plaine stérile, couverte de pierres, puis les montagnes concassées, bosselées, nues ou mal revêtues de plaques éparses d’un vert noirâtre, broussailles de pins rabougris, de bruyères, de lichens ; elles-mêmes brûlées par l’âpre soleil, sans une source ni un filet d’eau, montrant à nu les tas de pierres rondes, blanches, collées ensemble, qui font leur substance. Pas d’arbres, sauf dans les creux, sur les pentes un peu douces, les rangées souffreteuses d’amandiers et d’oliviers. Cela produit pourtant et malgré les chances de gelée. Un hectare moyen d’oliviers vaut cinq mille francs.

Enfin, voici l’étang de Berre ; une vraie mer intérieure. Il a je ne sais combien de lieues, on le voit pendant plus d’une demi-heure sur la droite. — Je parlerais toujours de cette admirable nappe bleue immobile dans sa coupe de montagnes blanches.

Un souterrain noir, long de plus d’une lieue, puis tout d’un coup la haute mer, Marseille et ses rochers ; j’ai poussé un cri : « Oh ! que c’est beau ! » — Un immense lac qui vers la droite n’a plus de fin, rayonnant, paisible, dont la couleur lustrée a la délicatesse de la plus charmante violette ou d’une pervenche épanouie. Des montagnes rayées qui semblent couvertes d’une gloire angélique, tant la lumière y habite, tant cette lumière, emprisonnée par l’air et la distance, semble être leur vêtement. Les plus riches ornemens d’une fleur de serre, les veines nacrées d’un orchis, le velours pâle qui borde les ailes d’un papillon n’est pas plus doux et à la fois plus splendide. Il faut avoir recours aux plus beaux objets du luxe et de la nature pour trouver des comparaisons, aux jupes de soie ruisselantes de lumières, aux broderies qui rayent une moire, à la chair rose et vivante qui palpite sous un voile ; et quant à ce soleil qui flamboie, et de sa torche immobile verse comme un fleuve d’or sur la mer, rien au monde ne peut en donner l’idée ni en fournir l’image.


Marseille

Énorme quantité de maisons religieuses. Nous avons compté trente grands couvens de femmes dans l’annuaire. La plupart des jeunes gens, tout ce qu’il y a de plus riche, y est élevé. M. B…, à Toulouse, estimait aux deux tiers les jeunes gens élevés, en France, par les ecclésiastiques.

La dévotion est ici celle du Midi, tout extérieure. Dernièrement il y eut une procession à Notre-Dame de la Garde, on y portait en visite toutes les reliques de la ville ; elles y restent un an, après quoi on les ramène. Les très nombreuses confréries de pénitens, gens de la ville, laïques affiliés, en froc et en cagoule avec des bannières, des cierges, etc., ont accompagné en longues files ; des pigeons étaient attachés aux croix, les ailes liées, mais de façon à pouvoir remuer la tête. P… dit qu’au premier instant, voyant ces cols remuer, on était prêt à crier au miracle. — Un plaisant dit : « Ils les mangeront ce soir à la crapaudine », et le rire se répandit au loin. — Tous les gens étaient en toilette, causant, mangeant, paradant. Aux églises, sans-gêne parfait. Ils assistent et pratiquent, mais s’amusent. La religion dans tous ces pays du Sud est un opéra pour les yeux et les oreilles. Voyez les églises d’Espagne dans Mme d’Aulnoy, en 1680, avec des fontaines jaillissantes, des volières, des orangers, des tableaux, etc.

Marseille est une grande, une énorme ville : 250 000 habitans ; on dit qu’elle en aura 500 000, lorsque le canal de Suez sera achevé. Elle croît tous les jours, on bâtit, on perce partout, on abat des pans de collines, on fait de nouveaux ports ; j’e l’ai vue il y a quatre ans, c’est à ne pas la reconnaître. Même changement qu’à Paris : maisons monumentales, sculptées, toutes neuves et splendides, à sept étages, beaucoup plus vastes et magnifiques qu’à Paris ; j’e n’en ai vu de pareilles qu’à Londres.

On a fait un canal qui a coûté 40 millions ; il amène ici, par les plateaux, l’eau de la Durance, arrose tout Marseille, et de plus fertilise tout le pays par lequel il passe. Il fournit assez d’eau pour donner 300 litres par jour à chaque habitant, même quand la ville aura 500 000 âmes. L’eau vient dans les maisons, court dans les ruisseaux. Beaucoup de rues sont arrosées tout entières, tous les jours.

Magnifique port de la Joliette ; puis port Napoléon, qu’on construit. Allées de platanes de tous côtés. Quantité de maisons de campagne neuves, sur tout le rivage et sur toutes les hauteurs. — Des 40 000 hectares de la Crau, 10 000 ont été défrichés. — Par l’effet du traité de commerce, les vins de l’Hérault ont trouvé un débouché tel que la récolte de l’an dernier a payé la moitié du fonds.

Il faut admettre en ce pays un essor soudain de la prospérité publique, pareil à celui de la Renaissance ou du siècle de Colbert. Cette année, on fait 3 000 kilomètres de chemin de fer. L’empereur entend mieux la France et son siècle qu’aucun de ses prédécesseurs.

J’ai fait deux promenades, l’une aux Catalans, l’autre sur la jetée de la Joliette. Cette jetée est pratiquée par une traînée d’énormes blocs, gros comme une chambre, en pierres et cimens agglomérés, jetés au hasard et pêle-mêle l’un sur l’autre, pour briser par leur irrégularité le choc des vagues.

Toujours la même sensation ; en l’analysant, on découvre que cet extrême plaisir, cette joie saine et aisée a pour cause la simplicité et la grandeur du paysage ; comme la tragédie et la sculpture grecques, il se compose de deux ou trois choses, rien de plus. Une raie de rochers violacés et tendrement veloutés à droite ; en face, une autre raie âpre, noirâtre, en repoussoir devant le soleil couchant ; la mer unie, hérissée de tout petits flots uniformes, le grand ciel de saphir, cela se comprend d’un coup, et chaque partie est grande.

Cette longue arête des rochers du Lazaret s’allonge comme une échine tranchante, âpre, cassée, avec des pointes et des angles d’une netteté architecturale, toute noire dans la flamme pourprée qui embrase la brume lointaine. Au pied les flots bleus jouent et s’étalent comme des poissons qui jouissent des derniers rayons.

Mais ma plus belle promenade est celle d’hier matin, à Redon, avec P… Non pas le commencement ; il a voulu me montrer la partie originale de Marseille, la villégiature, les Cabanons, les Grilladous, cela est comique et affreux ; tout Marseille et tous les environs se composent de mamelons nus, âpres, escarpés, formés de pierre blanchâtre, tranchante, fendillée qui s’effondre, coupés de murs et de petites maisons de campagne rôties au soleil ; c’est une sorte de lèpre bourgeoise ; rien de plus laid et de plus fatigant ; on dirait qu’on marche dans un fond de bouteille cassée, peuplé de tessons. Baraques improvisées de tout genre, linge qui sèche, gargotes, murs de pierres entassées sans ciment, et, ça et là, un malheureux olivier. Tous ces gens-là se contentent du soleil et du ciel et n’ont pas besoin d’arbres.

Cependant, en avançant, des jardins, des pins se montrent. M. Talabot a fait amener de Sicile 60 000 voitures de terre et en a couvert une colline qu’il a plantée. Il a l’eau perdue du canal, ce qui lui fait une ample cascade. — Nous nous sommes assis sur des rochers qui surplombent. Ils sont tout concassés, blancs, mais d’un beau blanc de marbre qui est en harmonie avec le soleil. Dans les fentes pousse une sorte de plante grasse, et les abeilles bourdonnent à l’entour. La mer vient baiser la plage, ou heurte doucement les roches mouillées. Elle est si transparente qu’on voit le fond à trois pieds, — les eaux de cristal des Pyrénées ne sont pas plus pures. Les inégalités de l’eau font sous le soleil un treillis doré et, sous ces topazes mouvantes, le sable uni, les algues verdâtres ont une grâce infinie.

Impossible d’exprimer la beauté de cet azur illimité, qui s’étale de tous côtés à perte de vue ; quel contraste avec le dangereux et lugubre Océan ! Cette mer est une belle fille heureuse, dans sa robe de soie lustrée toute neuve. Du bleu et encore du bleu rayonnant, jusqu’au bout, jusqu’au fond ; l’horizon manque. — Par contraste, la longue bande de roche du Lazaret, le château d’If, sont d’une blancheur délicieuse — blanc et bleu, c’est la couleur des vierges. Comment faire comprendre une couleur ? Comment, avec des mots, montrer que ce blanc, ce bleu, sont divins par eux-mêmes ? Rien autre chose dans tout le paysage. La nature se réduit à cela, une coupe de marbre blanc et de l’azur dedans. — Aux deux bouts, à droite et à gauche, les hauts rochers, labourés, rayés, ravinés, lointains, emprisonnent l’air dans leurs crevasses, dans leurs enfoncemens, et semblent dormir sous un voile.

Nous nous sommes baignés ; la mer porte le corps ; un sable uni accueille les pieds. En voyant les membres se mouvoir si facilement dans l’eau, on pense aux félicités antiques. Le soleil a beau être dans son plein, la brise et la fraîcheur de la mer le tempèrent. Tout en nageant sur le dos, on voit la côte, les sables, les tamaris qui frémissent, les bois de pins qui se chauffent et répandent des senteurs ; on sent les vagues bleues qui arrivent, qui viennent vous bercer ; on regarde la frange d’argent mobile dont elles entourent la côte, on y sent le perçant regard, la force virile, la sérénité joyeuse du magnifique soleil. Comme il triomphe là-haut ! Comme il lance à pleines poignées toutes ses flèches sur cette nappe immense ! Comme ces flots miroitent, étincellent et tressaillent sous cette pluie de flammes ! On pense aux Néréides, à Apollon. Que la Galatée de Raphaël est vraie, comme on entend les conques sonnantes des Tritons, et que des cheveux blonds dénoués, des corps blancs lavés d’écume, seraient beaux sur cet azur !

Nous sommes entrés dans une auberge, et nous sommes restés une heure accoudés sur la terrasse… Dans les lointains et aux endroits où poussent les algues, le bleu de la turquoise et des saphirs devient celui de l’indigo. On n’imagine pas une couleur si intense et si solide, quelque chose de si plein et de si fort, un si puissant et si riche contraste entre la blancheur nette des roches découpées et l’azur profond qui les entoure ; il faudrait venir vivre ici pendant trois mois, cela guérirait des tristesses.

La veille, P… m’avait conduit dans le quartier vieux ; quartier des pauvres, des filles et des matelots. Une vingtaine de rues en pente sur une sorte de montagne escarpée, avec des ruisseaux bourbeux qui gargouillent, et vingt mauvais lieux par rue. Une acre odeur concentrée d’immondices entassées monte ; des lueurs étranges tombent dans la noirceur de la ruelle encaissée. Sur les deux bords, à chaque maison, des femmes en cheveux, souvent décolletées, avec leur toilette étalée telle quelle, parlent assises sur les marches, provoquent, chantonnent, disent de gros mots. Quelques-unes sont belles ; la plupart plantureuses et carrées. Des groupes serrés d’ouvriers, de matelots s’avancent, se bousculent. On boit, on fume, on crie dans la première salle. Cela ressemble à un pandémonium blafard et ignoble. Je n’ai rien vu de pis, sauf certaines rues de Liverpool. Mais ici, on sent en plus, au lieu de la misère froidement résignée ou abrutie, l’âpreté, l’énergie méridionales, et le besoin violent de jouissances, la révolte de l’homme enfermé trois mois, six mois dans un entrepont. — Quelques rues désertes, silencieuses, sans une porte ouverte, avec un seul fanal qui tremblote au fond et le ruisseau qui dégringole, fangeux, sont sépulcrales sous leurs ombres livides et dans leur immobilité. On dirait un dessin de Doré, une horrible vision après une peste, pendant le moyen-âge.

J’ai vu aussi ce quartier en plein jour ; c’est un fouillis de ruelles inaccessibles aux voitures ; on y monte par des sortes de marches. Des poules, des chèvres y vivent en liberté. — Les habitans, les femmes surtout, sont assises sur leur porte, vivent en plein air, crasseuses ; une acre odeur indescriptible emplit l’air. Aujourd’hui il y a des fontaines, et des ruisseaux. Qu’est-ce que cela devait être quand la ville n’était pas arrosée ? Encore à présent, dès qu’un coin est à demi solitaire, il est infecté. — L’eau de la Canebière est d’une couleur extraordinaire, un cloaque d’ordures délayées.

Je me suis assis sur une place et j’ai regardé attentivement pour bien démêler le type, surtout chez les jeunes filles de la basse classe. Elles sont petites, trapues ; quelquefois il n’y a pas plus d’un pied entre la taille et le chignon. Elles marchent équarries sur des pieds solides. Les seins sont amples, le cou épais et court. Le trait essentiel, c’est le menton italien carré, bien dessiné comme celui des Antiques ou celui de Napoléon, largement détaché du cou et emmanché par de forts muscles. La figure est large, les sourcils aisément froncés, le front peu élevé, les cheveux drus, l’expression décidée et dangereuse. On dirait des filles de portefaix grecs ; ce sont des boulottes énergiques. — Mme P… dit que leur audace est étrange. De petites jeunes filles regardent en face, longuement, une femme qui passe, la jugeant et la critiquant tout haut.

La vie est chère ici. Mon cocher de fiacre me dit qu’une chambre d’ouvrier, sous les combles, non meublée, coûte 15 francs par mois, mais les salaires sont assez élevés. Par exemple, un charpentier gagne 7 francs par jour, un tailleur de pierres, 4 fr. 50 ; un maître portefaix, de 30 à 50 francs ; un portefaix simple, de la corporation, 12 francs. Il est vrai qu’ils sont probes. — Ils sont ici de quinze à dix-huit cents, formant l’aristocratie populaire. En 1848, ils ont empêché la ville d’être pillée par les ouvriers piémontais et toute la canaille qui y pullule. On a eu peur de leurs poings. — Un maître portefaix, représentant du peuple en 1848, a donné sa démission au bout de trois mois, ne voulant plus rien avoir de commun avec les « bavards et intrigans » qui, d’après lui, composaient l’Assemblée.


La Provence

J’ai bien vu cette année la Provence dans sa sécheresse, il n’a pas plu depuis quatre mois. C’est une Italie, une sœur de la Grèce, de l’Espagne ; cela s’est vu au XIIe siècle à sa langue, à son génie, à sa littérature. — A Lyon, le contraste commence, avec les teintes vertes, le brouillard, les fleuves gonflés ou abondans, la pluie qui depuis hier noie les rues, les fabriques d’ouvriers sérieux, laborieux, entassés comme à Londres.

Hors de Marseille et de la mer, cette Provence est lugubre à voir ; on dirait d’un pays brûlé, usé, rongé jusqu’à l’os par une civilisation détruite. Point d’arbres, sauf des mûriers espacés, des oliviers souffreteux, parmi des myriades de cailloux et des rocs nus, desséchés, blanchâtres ; parfois un quart de lieue de côte démantelée et stérile ; à l’horizon, des hauteurs dégarnies allongeant les unes au-dessus des autres leurs squelettes de pierre ; l’homme a tout mangé, il ne reste rien de vivant ; de misérables herbes épineuses, de petites broussailles vivaces se blottissent dans les creux, sur les escarpemens. La terre elle-même manque, elle a été grattée et ratissée ; les forêts une fois détruites, les rivières sont devenues torrens et l’ont raclée, emportant avec elles tout ce qui alimente la vie. Il ne reste plus que la charpente primitive du sol et le terrible soleil. En avançant au-delà de Tarascon, on trouve des lits de rivières sans une goutte d’eau, immenses épanchemens de cailloux et de sable au-dessus desquels passe un pont attendant les crues de l’hiver ; puis sur les rives des villes encore à demi romaines, gardant des colonnes, des théâtres, des temples, des cirques, parfois montrant dans leurs vieilles bâtisses féodales des pierres romaines, des sculptures antiques employées comme moellons, sorte d’habit disparate où le vieux manteau d’un peuple détruit fournit un haillon et bouche un trou. — Deux ruines se sont faites ici, celle de la grande Rome et de la jeune Provence. Mais le ciel reste, et la nuit tout est divin comme aux premiers jours. J’étais seul à dix heures du soir en allant de Marseille à Aix et je voyais, à droite, le ciel et la mer qui se continuaient l’un dans l’autre par un agrandissement extraordinaire de l’un et de l’autre, comme si, le soleil éteint, la terre fût tombée dans un monde sublime et inconnu. — Tout ce grand espace était d’un bleu tendre d’une douceur infinie, comme le velours du lit d’une jeune mariée. La lune montait, et son ruissellement faisait sur l’azur une colonne tremblante de lumière. — Ce divin azur s’étendait à perte de vue, et la lune, cheminant, le montrait peu à peu reposé, délicieux, comme les rideaux et les profondeurs chastes d’une silencieuse chambre nuptiale. — Là-dessus, il m’est venu des idées folles ; j’ai vu passer dans ma tête une espèce de dialogue comme celui de Lucrèce : la conversation de l’homme avec la nature infinie, le spectacle de tous ces vivans, cité héroïque incessamment assiégée par les élémens bruts, où les combattans, à mesure qu’ils tombent, sont remplacés, où, sous le soleil pacifique, indifférent, se joue avec des sanglots et des cris d’admiration, la tragédie éternelle de la vie. Comme je l’ai eu, ce sentiment, une fois déjà cette année à Florence[7] ! Cette humanité dont nous sommes les fils et qui vit en chacun de nous, est une Niobé, dont les enfans tombent incessamment sous les flèches des archers invisibles ; les fils et les filles blessés s’abattent et palpitent ; les plus jeunes cachent leur tête dans la robe de leur mère ; l’une, encore vivante, lève des bras inutiles vers les meurtriers célestes. Elle, froide et raidie, se redresse sans espérance et, élevée un instant au-dessus des sentimens humains, elle aperçoit avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et funéraire, les bras tendus, les flèches inévitables, l’implacable sérénité des dieux.


H. TAINE.

  1. Les Carnets de voyage, dont nous publions aujourd’hui un fragment, ont été écrits par M. Taine au cours des tournées qu’il fit, de 1863 à 1866, comme examinateur d’admission à l’École de Saint-Cyr. Quelques parties avaient déjà été reprises par lui, notamment dans le Voyage en Italie qu’il publia en 1866 ; c’est le cas pour la page sur la Niobé de Florence qui termine ce morceau. Les lecteurs de la Revue compareront peut-être avec intérêt ce premier jet de la pensée et de l’image avec la page du livre où elles ont reçu leur forme définitive.
  2. Voyage aux Pyrénées.
  3. Dans la Chartreuse de Parme.
  4. Voir dans les Nouveaux Essais de critique et d’histoire, la notice sur Franz Wœpke, p. 365.
  5. Le Voyage aux Pyrénées.
  6. Il y a de bonnes comédies : tel père veut amener d’avance son fils à l’hôtel pour l’habituer à la figure du colonel. Un autre dépose en cadeau pour les examinateurs des bouteilles d’huile chez le portier de l’hôtel. — Nous avons dû les renvoyer au commissaire de police.
  7. Voyez Voyage en Italie, t. II, p. 80.