Carnets de voyage, 1897/Solesmes (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 27-34).
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1863


SOLESMES


En voiture particulière par la pluie, de la Flèche à Sablé. Pays bien vert ; les arbres sous la pluie m’ont toujours touché. Ils vivent et verdoient.

De Sablé nous allons à Solesmes, pour voir l’abbaye des Bénédictins. Quelques-uns sont instruits, entre autres Dom Guéranger, ami de M. Veuillot. Celui qui nous introduit nous dit qu’il s’occupe des saints de l’Anjou, des antiquités du Mans. — Assez médiocre bibliothèque ; ils ont l’abbé Migne, édition des Pères de l’Église. Cinq ou six travaillent, sur soixante.

Très jolie maison, semblable à l’habitation d’un homme qui aurait trente mille livres de rente. Elle est sur le bord de la Sarthe, à cinquante pieds au-dessus, avec une terrasse bordée de murs, un large promenoir sous une charmille à gauche, de belles fleurs, des vignes, des glycines grimpantes le long de la maison, un beau figuier. Beaucoup de goût, de jolis arrangements et encadrements de verdure. Sur la droite, vue admirable : la Sarthe tourne et disparaît sous des massifs d’arbres, dans un lointain vert indistinct. Les Bénédictins ont bâti une haute tourelle coquette, à plusieurs étages, terminée par des créneaux ; ils y logent leurs hôtes. Ils disent qu’ils l’ont construite en 1848 pour occuper les ouvriers ; ils y avaient dernièrement vingt-deux hôtes. Le frère qui nous accompagne a des façons d’homme du monde. « Si vous voulez nous faire l’honneur de partager notre dîner » … En somme, ce ne sont pas des ascètes.

Il nous conduit dans le promenoir, sous des arcades blanchies à la chaux ; on tourne ainsi autour d’un massif de verdure. Çà et là, on rencontre des Pères, presque tous lisant, quelques-uns d’une belle figure maigre et pâle. — Point cafards, un seul salut m’a choqué : celui d’une bande de novices, sur la route.

Réfectoire tout lambrissé de bois noir, au centre une lampe de cuivre ; par les fenêtres ouvertes, on voit le charmant paysage. Ils ont du cidre et du vin : ce goût, ce bien-être, ces études me font penser à l’ancienne abbaye près de Senones. — En somme, cette vie est aussi tolérable que celle d’un soldat, d’un marin ; la discipline et l’habitude suffisent à l’homme. Cela fait un monde réduit, avec des chefs, sous-chefs, dans une clôture donnée, toutes les heures réglées — et un soupirail pour les âmes rêveuses du côté de Dieu.

Le couvent est joli de l’extérieur, avec son haut clocher arrondi, grisâtre ; mais tout l’intérêt est dans la chapelle : chapelle étroite, avec une crypte ; au fond, le chœur avec ses vitraux, tout lambrissé de bois sombre ; plusieurs moines dans leurs stalles, lisant d’un air absorbé. Quelques têtes sculptées, raides, avec un commencement d’expression, du temps de Louis XI.

Le corps de l’église est occupé à droite et à gauche par un grand monument de sculpture, très belle et très ancienne œuvre, exécutée, dit-on, par des artistes italiens, commencée en 1496, finie en 1553 (ces dates sont dans les moulures). Les figures sont grandes comme nature. — À droite, le Christ au tombeau ; le caractère du Moyen âge subsiste encore presque en entier. L’ogive, les arceaux réunis en gerbe, les dentelures, les figurines grotesques, un diable, un Triboulet dans les encadrements, indiquent assez la date. La Renaissance commence à peine ; le beau est encore presque inconnu. Figures réelles, prises sur le vif, l’artiste est encore servile ; mais comme il a observé la nature et qu’il sait bien ! — À gauche, l’Ensevelissement de la Vierge. Elle est admirable de piété, de calme ; les mains sont croisées si doucement ; la mort ne l’a pas encore raidie, on sent que ses mains pendent à demi. Elle est dans un linceul blanc, que deux personnages soutiennent par les deux bouts ; même idée là-bas, pour le Christ ; les autres hommes et femmes, debout ou penchés, peuvent faire groupe autour de ce centre. Encore un peu textuel, minutieux et raide ; les corps semblent trop courts ; ils ont l’air tassés dans une cave. Mais il y a déjà de belles têtes énergiques et nobles, et quel grand cœur tendre que celui qui a trouvé l’expression et la pose de la Vierge !

Trois autres sujets, avec quantité de figures ; cela fait monument ; il y a des colonnes, des niches à coquilles, une architecture décorative ; toutes les marques de la Renaissance. — Tête charmante de la femme qui foule le dragon, en face de la fenêtre. — Mais, ce qui m’a frappé le plus, c’est la Vierge et saint Joseph, retrouvant Jésus parmi les docteurs. Saint Joseph est le plus vif et le plus fin des paysans italiens ; la Vierge a une expression de jeune fille mignonne et pourtant décidée ; le couple est charmant et les poses sont prises au vol. Le petit Jésus est un bambino un peu gras, à grosses joues ; cette sincérité de l’art qui ignore la règle, le convenu et prend la vérité sur le vif, fait un plaisir extrême ; ces gens inventaient tout, ils ont vécu ; probablement une famille, une sorte d’école tout entière a déposé, imprimé là toute sa pensée, toute son âme. — Les docteurs, habillés à la façon du XVIe siècle, sont vrais comme des têtes d’Albert Dürer, mais plus beaux. Ce sont, dit-on, les portraits des hérétiques du temps. L’un d’eux, colérique et sanguin, ressemble à Luther. Tous sont des types réels, audacieusement copiés, et avec un fini ! Ce réel étonne et choque un peu en sculpture, mais finit par charmer. — Je me rappelle surtout l’air scandalisé, demi-irrité du premier docteur, homme solide et énergique, qui, son livre à la main, redresse la tête sur le premier plan.

Bas-relief représentant le massacre des Innocents. La femme qui cache son enfant dans ses bras est copiée de Raphaël, mais plus massive, presque brutale.

On voit là toute l’aurore de l’art.




Quantité de paysans et de petits bourgeois au Mans, à Noyen, à Sablé, etc… Mon impression est toujours que la France est organisée en faveur de cette classe-là, et c’est un triste produit.

Une société est comme un grand jardin : on l’aménage pour lui faire rendre des pêches, des oranges, ou des carottes et des choux. La nôtre est tout aménagée en faveur des choux et des carottes. L’idéal, c’est que le paysan puisse manger de la viande et que mon cordonnier, ayant amassé trois mille francs de rente, puisse envoyer son fils à l’école de Droit. Mais les hommes distingués n’atteignent rien d’éminent ; tout au plus une croix, une retraite maigre ; leur traitement les empêche juste de mourir de faim. Le colonel L…, entré à seize ans à l’école Polytechnique, sorti le second, ayant servi quarante-quatre ans, a quatre mille francs de pension ! Mettez un pareil homme en Angleterre ! — De même le général C…, les gens de l’Institut, etc.

Partant, tout est viager ; impossible de rien fonder de grand, d’avoir une famille qui vous continue. — Partant, tout est au concours ; nous arrivons à des mœurs chinoises. Nous nous préparons à des examens, nous passons des examens et nous entrons dans la filière. L’effet de ces mœurs, c’est l’étude mécanique ou exagérée, la vie de collège, la journée passée sur un pupitre, l’ennui, l’attente, l’intrigue, l’étroitesse des vues, le caractère de l’employé.

Et le concours est nécessaire. Quel autre moyen de choisir entre les prétendants ? Ce n’est pas que tout ce qu’on leur demande d’apprendre soit indispensable ou même utile pour leur état, mais c’est un test, un moyen d’ôter l’apparence de l’injustice. Les vraies études, les grandes études désintéressées y périssent. Les postulants bourrent leur mémoire, se mettent dans des pensions préparatoires, se réduisent à l’état de candidats et de bacheliers. À l’agrégation d’histoire, un candidat a fait l’histoire ancienne et moderne de cent cinquante îles de la Méditerranée ; un autre, douze pages sur le Concile de Florence avec citation des calembours latins du temps. Ce candidat-merveille est resté un homme de sixième ordre. Voilà les fruits du concours : des médiocrités et des monstruosités.

On vient d’en établir un nouveau pour les télégraphes. Impossible de choisir sans cela, et il y a déjà tant de mécontents !