Carnets de voyage, 1897/Rennes (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 37-42).
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1863


RENNES


Belles grandes rues monumentales au centre, pavés et trottoirs en granit ; mais rien pour le goût. La ville a été brûlée au XVIIIe siècle ; la cathédrale, à colonnes superposées en consoles, n’a rien d’intéressant au dehors, et au dedans elle est toute blanche et plate ; c’est le plus vilain édifice que j’aie vu.

Çà et là, hors des grandes rues et dans les faubourgs, subsiste le pavé pointu, exécrable, qui blesse les pieds ; ce sont des pierres de toutes formes serrées au hasard. Les maisons sont misérables ; on sent là le reste du Moyen âge. Elles sont bâties en bois et mortier : demi-ventrues et bossues, protégées par une espèce de cuirasse lézardée en vieilles ardoises ébréchées, salies, branlantes. Impossible d’énumérer les formes ; c’est le pêle-mêle le plus bizarre ; quelques-unes ont une sorte de chapeau pointu comme au XVe siècle ; d’autres se dressent en tourelles, d’autres sont courtes et écrasées ; elles se présentent de face, de flanc, de toutes façons. Partout la petite fenêtre à guillotine, à petits carreaux sales ; pour s’abriter de la pluie, les plus hautes ont une sorte de paravent en ardoises qui avance, soutenu par deux poutres. On aperçoit des escaliers vermoulus, obscurs, d’où sortent de mauvaises odeurs ; par la pluie et sous les grands nuages, cela fournirait des motifs à un peintre.

Quelques traces de piété lourde et de recrudescence catholique ; une énorme croix de bronze portée sur une boule dorée, avec un gros piédestal de granit, élevée en 1817 ; un mandement emphatique sur la dégénérescence des caractères et la noblesse du Breton ; ces gémissements d’évêque qui foudroie la civilisation moderne, finissent par la permission de manger des œufs.

Foi profonde, attention, recueillement extrême dans les gens agenouillés ; des femmes se confessent ; parmi elles, une espèce de cloporte, à genoux, égrène son chapelet. Il y avait une paysanne prosternée devant cette grosse croix, sur la place. — Pays catholique, non pas machinalement, mais avec passion. Je suis allé aujourd’hui à la sortie de la messe et des vêpres et j’ai regardé les figures : de vieux paysans, à genoux sur le pavé, un chapelet entre les mains, comptant les grains, le corps penché en avant dans la position la plus incommode, sont comme absorbés. Les yeux ne remuent pas ; il n’y a pas un mouvement dans un seul des plis de la figure. — Beaucoup de femmes, des servantes, des filles de la campagne, une ou deux religieuses. Les figures et les expressions ressemblent à celles des saints du Moyen âge, dans leur niche de cathédrale. Rien de véhément, d’ardent ; seulement, ils ont l’air pris tout entiers ; c’est la plénitude de la croyance et de l’attente, comme si on les menait chez l’Empereur, aux Tuileries, parmi les dorures, et qu’un chambellan leur ait dit : « À genoux et ne bougez pas. » — La religion ainsi entendue est-elle autre chose qu’une crainte plus forte ? L’idée de la justice absolue entre-t-elle dans ces esprits-là ?

Près du Thabor, grande chapelle ; la Vierge est sur l’autel avec l’enfant Jésus, tous deux couronnés ; elle est vraiment la reine et la déesse. Parfois il semble que le catholicisme soit un polythéisme retourné, dans lequel, au lieu d’êtres forts, on adore des êtres malheureux et tendres.

Peu à peu le type se dégage ; il y en a un, visible surtout chez les paysannes, les petites filles, les jeunes filles au marché. Point de beauté régulière, de santé ni de belles pousses ; quelque chose de grêle, de souffreteux, de pâlot, d’un peu écrasé. — Mais dans plusieurs jeunes filles, cela produit des expressions admirables. La virginité parfaite, celle des sens et de l’âme, une sensibilité exquise, une délicatesse charmante, prête à souffrir par son trop-plein, une suavité étrange. On pense à ce mot indien : « Ne frappez pas une femme, fût-ce avec une fleur. » La beauté est en dedans, l’âme semble refoulée, résignée, toute frêle, d’une douceur infinie. J’ai vu une fiancée avec son promis et sa famille, le premier jour, en montant au parc. Un bonnet à tuyaux avec des ailes raides, blanches et brodées, comme un reste des coiffures du xve siècle ; une jupe brune ; la taille d’un seul bloc, non amincie aux hanches, comme dans les statues du xiiie siècle ; un petit châle violet, dont la couleur s’harmonise avec le reste ; des bas noirs. La figure est un peu courte, mais les yeux gris ont un tel charme de candeur profonde ! Ce n’est pas la simple candeur allemande et anglaise ; la femme n’est pas haute, fraîche, riche en couleurs, pétrie de lait ; au contraire elle est petite, les bras et le cou sont trop maigres. Certainement les héroïnes si pures de l’ancienne chevalerie bretonne, l’amour mystique des romans du Saint-Graal, Percival, Élaine, Yolande, Géraint, viennent de là. Renan a bien parlé de cette sensibilité délicate et souffrante des races celtiques.

Par compensation, le soldat qui me mène à la caserne me dit que nul pays n’a les mœurs plus faciles. « Le jour, elles ne vous regardent pas, mais le soir il n’y a qu’à parler. » De même la fin des romans bretons et toute la Bretagne du Moyen âge : « Tel prêtre avait dix femmes et même davantage. » — De plus, six ivrognes dormaient à même sur les marches de l’église. Ils boivent quatre litres de cidre, puis de l’eau-de-vie. — En outre, saleté, puanteur, pauvreté de tous les quartiers extérieurs ; c’est depuis six ans seulement qu’on y bâtit des maisons propres. Plusieurs endroits m’ont rappelé la Juiverie de Francfort. Tout est sale ici, même l’hôtel qui est le premier de la ville et fort cher. La cour est commune avec un autre hôtel où aboutissent les messageries ; tapage, mendiants, etc. Celui-ci est un reste de vieil hôtel bourgeois avec de hautes chambres, de vieux meubles achetés aux ventes, des papiers déchirés et partout les mauvaises odeurs. Quelle différence avec Douai !

Le Lycée avait sept cents élèves. L’évêque a fondé un collège religieux ; du jour au lendemain la moitié des élèves ont quitté ; aujourd’hui le lycée languit.