Carnets de voyage, 1897/Nancy (1864)

Librairie Hachette et Cie (p. 220-228).
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1864


NANCY


C’est la plus noble et la plus agréable ville que j’aie vue en France. Rien de bourgeois ; j’entends rien du petit bourgeois prud’homme. Le style qui y règne est celui de la belle et opulente bourgeoisie du XVIIIe siècle, libérale, paisible, point tracassière, appuyée sur une richesse héréditaire, honorée, ayant son assiette, son luxe et son art.

Jusque dans les médiocres rues, les têtes sculptées en demi-relief au-dessus des portes ont de la vérité et de l’expression. Ce n’est pas le misérable style néo-grec ou poncif, avec l’infusion de marchandes de modes, dont on salit la rue de Rivoli. Ce sont des têtes du XVIIIe siècle, gaies, joyeuses, fines, sensuelles souvent, mais toujours pleines d’esprit et de bonne humeur.

Ces larges rues droites, auxquelles le temps a ôté l’air mécanique et administratif, cette belle place monumentale et pompeuse, ces grilles de fer ouvragé ornées de feuillages d’or, ces toits à balustres avec des rangées de flammes et de statues, ces lointains des rues qui prolongent la place à perte de vue, ces colonnades de vieux arbres, et, à l’horizon, ces graves et belles collines qui encadrent la ville, donnent un air de grandeur ou du moins de dignité véritable. — Un portique, une colonnade, une façade de palais quand elle a de l’unité, quand tout n’est pas composé de pièces rapportées, quand l’idée bien décidée d’un siècle entier s’y exprime, transporte à l’instant l’âme au-dessus de la platitude de la vie ordinaire. Une pareille ville de province pourrait devenir un centre, ressembler à Heidelberg.

Hier soir, dans la nuit, la grande église élevait ses deux dômes et sa riche façade ornée, belle et agréable comme la façade d’un vieil hôtel. Cela remplit d’idées sérieuses et nobles ; on prend la vie comme une riche décoration, comme un habit de velours brodé qui sied bien et qu’on est content de porter. — Mais le chef-d’œuvre est la promenade ; un grand et beau parc, point trop anglais, point trop soigné.

Je n’ai rien vu des alentours ; je suis resté tout le temps assis à mon métier. Je me promenais de temps en temps pendant les intervalles d’examens dans la cour du collège, regardant le bleu du ciel entre les feuilles jaunies qui tombent.

L’herbe pousse dans les rues de Nancy. Le soir à huit heures, on aperçoit çà et là une lumière et partout une grande ombre inanimée. C’est une espèce de Versailles ; on y est bien pour mener la vie de famille. Peut-être notre vie de Paris est-elle contre nature. Peut-être est-ce un excès, une monstruosité continue que de vivre comme nous le faisons, de tête, occupés par des projets de livres, amusés de temps en temps par un dîner en ville, une soirée, une conversation au journal. Mais on ne peut se refondre, quand on a vingt ans d’habitude dans ce sens-là. — Et ils s’ennuient tant ici ; ils souhaitent tant Paris !

On imprime à Nancy une revue libérale, Varia ; point d’abonnés. On me dit qu’elle est plus connue à Paris qu’ici. — De même à Metz, le bibliothécaire me raconte qu’une publication sur Metz a été vendue à Paris ; Metz n’en a pris que cinq exemplaires ! Deux ou trois sanscritistes à Nancy : c’est une oasis perdue ; ils correspondent avec les autres centres de l’Europe. — Belle bibliothèque ; quarante mille volumes bien rangés, avec des livres modernes et au courant. La ville donne deux mille francs par an pour acheter des livres. Le bibliothécaire y est depuis 1824 !

M. N…, ancien notaire, aujourd’hui amateur de littérature et de philologie, me mène au musée. Admirable rampe d’escalier d’une courbe élégante, assez ornée et point trop ornée. Il me semble qu’on entendait alors la décoration des intérieurs aussi parfaitement qu’on comprenait peu la décoration des extérieurs. On cherchait l’agrément dans l’habitation, non le plein air et le grand espace. — Trois ou quatre belles choses à ce musée, parmi une multitude d’œuvres douteuses ou de croûtes, — un beau Philippe de Champaigne ; il me semble que tous ces peintres français sont des hommes de cabinet, d’étude, de sérieux bourgeois laborieux et non, comme ceux d’Italie, de simples artistes. Voyez par contraste le grand tableau sévère de Secchi : Sixte-Quint porté en habit de cérémonie par une douzaine de forts coquins rougeauds à collerettes. Voilà tout de suite une franche et large idée de peintre, un grand morceau de la vie réelle, découpé, transporté sur la toile, sans philosophie ni théorie préalables, et n’arrivant à l’esprit que par les yeux.

La porte du palais des anciens ducs (XVe siècle) est charmante : riche, ornementée, originale et sincère. La chapelle où sont leurs tombeaux est un étrange éteignoir, une sorte de haute cheminée conique, où deux ou trois cents figures d’anges mignards et fades pyramident comme des files de jambons. Les coffrets noirs où sont les cendres, ressemblent à des poivrières fermées, surmontées par des os de grenouilles en sautoir. Mais à gauche en entrant, il y a une bien belle statue ; je ne sais plus quelle vieille duchesse du Moyen âge, blanche, ridée, couchée sur sa tombe, enveloppée dans sa mante noirâtre, et qui donne le sentiment du repos éternel.




À Metz, cinq cents élèves aux Jésuites. Le général de Martimprey a fait changer le jour immémorial de la musique militaire afin que les élèves du lycée cessent de l’entendre et que les élèves des Jésuites puissent l’entendre. Il y a d’autres grands collèges de Jésuites à Paris, Vaugirard, Poitiers, Toulouse, Lyon, Amiens et dans plusieurs petites villes. Les anciens libéraux, magistrats, ingénieurs, militaires, y mettent leurs fils, parce que c’est le ton et la mode ; parce que la nourriture, les soins y sont réputés meilleurs ; parce qu’on y gagne de belles relations, une protection pour l’avenir : tel ancien élève vient de faire par ce moyen le plus riche mariage ; parce que la mère obtient qu’on le mette là, d’abord pour la première communion, et qu’ensuite il y reste ; parce que les Pères se font camarades de l’élève, tandis que le professeur est froid, et le maître d’étude ennemi. — À Nancy, ville libérale, vingt-trois conseillers sur vingt-neuf, trois professeurs de la Faculté sur cinq, prêchent les idées catholiques. — Quantité d’institutions religieuses, institution pour les filles, asile pour les étudiants en droit, etc.

Conversation avec Mme de… Ses enfants sont aux Jésuites, à Metz. L’établissement va si bien qu’ils ont refusé dix-sept élèves cette année. Ils prennent les mères en faisant montre de maternité : « Ne vous inquiétez pas de lui, disait un des professeurs ; il est seul, eh bien, je serai son père. » Et il le caressait doucement de la main. Ils gagnent l’amitié des enfants, deviennent leurs camarades, se promènent avec eux, bras dessus, bras dessous, pendant la récréation, dans les cours, etc. Les enfants les aiment et, devenus grands, viennent les revoir. Point de piété obligatoire ; cependant un élève qui ne ferait pas ses pâques serait exclu. En général, on se confesse une fois par mois ; avec cette donnée, ils peuvent entrer dans la confiance, tout savoir ; de plus ils confessent en ville et tiennent ainsi les parents. Très grands soins pour la nourriture, l’habillement, les manières. Dans certains établissements, ils ont des maîtres de danse, d’équitation ; ils s’appliquent à former l’homme du monde. Encore une prise sur les familles, notamment sur les femmes.

Il y avait un Père à tous nos examens de Paris, pour prendre nos questions et préparer l’année suivante en ce sens. Toutes les fois qu’un élève passait, le directeur des études était là pour l’encourager.

Ils écoulent leurs élèves faibles sur les centres de province, afin que les examens de Paris soient tout à fait brillants. Ils en déclarent plusieurs externes pour échelonner à propos leur force ou leur faiblesse. Impossible d’être plus adroits dans les petits moyens. — Par exemple, la gymnastique est ordinairement négligée ailleurs, quoiqu’elle ait une valeur ; tout de suite, maître de gymnastique excellent, avec obligation rigoureuse pour tous les élèves de s’exercer tous les jours. Aussi, en cela, leurs élèves étaient vraiment supérieurs.