Carnets de voyage, 1897/Marseille (1864)
MARSEILLE
La mer est une vierge, bleue sous le bleu pâle du ciel, dans la bordure de roches blanches. Quelle divine couleur, la plus chaste et la plus éclatante, si pure, si riante, si aimable…, la robe de soie parée et lustrée d’une fiancée, la plus belle des femmes. L’âpre tranche des rochers de marbre avive encore la teinte délicieuse ; ils font saillie avec une blancheur mate sur l’azur rayonnant. Au-dessus, la grande coupole, pâle à force de splendeur, s’arrondit, enveloppant tout dans sa lumière.
Ce qui augmente encore cette beauté, c’est la structure de la roche ; on dirait des morceaux de marbre, cassés puis collés ensemble par quelque pression énorme. Ils forment des assises et semblent des étages de tours à demi ruinées : quelques-uns sont penchés ; on songe aux écroulements des palais de marbre bâtis par les Césars romains ou les rois de Babylone. — Les rayures, les cassures innombrables, les formes infiniment diversifiées des fentes arrêtent la lumière et peuplent d’arabesques fantastiques la nudité de leurs grands murs blancs. Les montagnes elles-mêmes paraissent cassées à grands coups de hache, et leurs arêtes, leurs promontoires, leurs dentelures hérissées au hasard, les saillies de leur échine et de leurs crêtes posent chacune une ombre sur l’uniformité de la teinte lumineuse. Tout cela vit, la chaîne entière est peuplée de formes et de couleurs. — À l’orient, au fond de l’horizon, les dernières croupes enveloppées d’air et noyées dans une brume imperceptible, se confondent avec le ciel ; il faut un instant d’attention pour distinguer leurs contours qui semblent s’évanouir comme une esquisse trop délicate. Tout cela s’endort à mesure que le jour baisse dans une teinte rosée de violet pâle.
Avant-hier au soleil couchant, hier de la caserne, la mer semblait un miroir poli entre deux bordures d’ébène ; la lumière rejaillissait d’un seul élan comme d’une plaque unie d’argent ou d’acier. Les vaisseaux lointains, immobiles, montraient leurs coques et semblaient pris dans une glace. Au couchant, tout l’horizon avait l’éclat et le rayonnement d’une topaze, d’une pierre précieuse rouge et orange. Au-dessous de ce jaune lumineux, les yeux rencontraient le bleu sombre, et la réunion des deux couleurs formait comme un bel accord dans un concert. — Tout était magnificence et félicité. L’air arrivait caressant, avec une fraîcheur et une douceur exquises, et les promeneurs s’oubliaient à regarder l’ondoiement infini, l’agitation du peuple des vagues, l’arrivée et l’écume des grandes lames qui venaient refluer avec des teintes pourprées et des rejaillissements argentés sur les rochers polis du bord.
Aujourd’hui, dans le parc de M. Talabot, un quart d’heure charmant, l’esprit rempli par les Lotos-Eaters de Tennyson. Dans une vallée de pins, au plus fort de la senteur aromatique, le ciel, entre le vert faible et mat des aiguilles, semblait émousser sa lumière ; l’azur était d’une douceur inexprimable et les sentiers blancs luisaient silencieusement entre les troncs gris.
Marseille est monumentale et grandiose ; la vie y est plus active et menée plus en grand qu’à Paris. On tranche et l’on enlève des collines entières ; on bâtit une préfecture de 12 millions ; la caserne Saint-Charles est un monument avec un dôme, des ailes, et les sculptures seules ont coûté 300 000 francs. — Le canal de la Durance passe sur un aqueduc plus vaste que ceux des Romains ; il a coûté 40 millions ; toute la ville en est arrosée, les ruisseaux incessamment précipitent l’eau courante, argileuse, dans toutes les rues, le long des collines. Les campagnes environnantes sont vertes sous le soleil brûlant, après quatre mois d’été sans pluie ; la Crau entre en culture. Du haut de la Canebière bordée d’énormes maisons, vraie forteresse d’architecture, on aperçoit la forêt des mâts ; deux grands ports se creusent sur la droite.
C’est la plus florissante et la plus magnifique des villes latines. Depuis les jours éclatants d’Alexandrie, de Rome ou de Carthage, on n’a point vu pareille chose sur le rivage de la Méditerranée. Vraie cité méridionale et maritime comme en fondaient les anciennes colonies ; un port et des rochers nus, point d’eau ni d’arbres ; pour tout spectacle, la mer bleue éclatante et les lignes âpres des montagnes baignées dans la lumière. — Au dedans, une fourmilière active et joyeuse ; de superbes maisons pompeuses, des cafés splendides lambrissés de glaces et de peintures ; des robes de soie lustrées frôlant la poussière des rues, des filles fortes et belles à l’air hardi et fier, des voitures vernissées, luxueuses, lancées au trot de chevaux fringants et pimpants. Le soir, vingt grandes allées sombres où les platanes vivaces étalent leurs branches et s’allongent en haies, entre eux des fontaines jaillissantes et sous les lumières une foule serrée, bruissante, qui parle et gesticule parmi des foires, des casinos, des cafés chantants, des théâtres ouverts. Le luxe, le jeu, les femmes, voilà les trois idées dominantes d’un Marseillais, selon tous mes hôtes ; ils ne songent qu’à gagner et à jouir.
J’ai passé une demi-heure le soir dans un casino chantant ; il est tout tapissé de glaces, avec un luxe exagéré et une profusion d’éclat qui fait mal aux yeux. Quel contraste si l’on pense aux cercles de Belgique, aux brasseries de Strasbourg ! Ici, tout est donné à la vie extérieure : musique parfaitement plate, plate et emphatique comme ce vin violet qu’on boit sur un comptoir d’argent ; ce sont des chansonnettes nouvelles, un grand air sentimental sur l’héroïne de Vaucouleurs, des scènes d’amour vulgaires ; paroles et musique sont du même goût. Ce qu’on va voir, ce sont des femmes décolletées et bien habillées. L’une d’elles, jeune, tout en bleu, avec un corsage bien marqué et agrémenté de boutons comme une veste de hussard, a eu un vrai succès ; elle donnait l’idée d’une soirée appétissante. À chaque salut elle s’inclinait de manière à montrer une gorge fort blanche. — Tout cela fait un luxe d’enrichis ; ce sont les plaisirs de marchands qui ont travaillé et gagné tout le jour dans les farines ou dans les huiles.
Un trait frappant de tout ce pays, c’est l’affaiblissement des couleurs ; la lumière est si vive qu’elle les éteint. De ma chambre haut perchée, je regardais ce matin les toits et les tuiles, d’un roux pâle, comme cuites lentement et à demi. La poussière blanchit les feuilles des platanes ; partout, dans la campagne et dans les villes environnantes, les murs prennent une teinte blafarde et uniforme, comme de poussière collée. — À Aix, où je suis allé le lendemain, toutes les sensations des yeux étaient émoussées ; la ville, comme la campagne, semblait une grisaille sous un ruissellement de feu, dans la monotonie d’un implacable azur. Étrange ville que cette Aix, morte ou demi-morte dans un sommeil de momie, toute peuplée de vieux hôtels à fenêtres grillées, à solennelles façades, à grands escaliers faits pour des robes de président, à rampes de fer ouvragé, à salons énormes précédés d’antichambres où jadis un peuple de laquais se trouvait à l’aise. — J’ai fait visite à un ancien Président, M. C…, sourd, mais vivant d’âme, d’esprit et de corps ; anglomane libéral, ennemi décidé du catholicisme. La famille de sa femme, une des premières de Marseille, qui possédait deux cent mille livres de rente, a été « engloutie », dit-il, par des manœuvres ecclésiastiques, donations, filles qui se font religieuses, etc. ; sa femme a donné dernièrement cinquante mille francs pour une église. Lui, retiré, ne sachant que faire, passe sa vie à élever et à perfectionner des moutons ; il s’y ruine.
M. Lerambert[1], qui fait, comme moi, sa tournée, est aussi très frappé de cet ascendant du clergé. Les prêtres sont les véritables maîtres en province. Druides sous César, évêques sous Clovis, Pépin, Hugues Capet, Louis le Gros, plus tard si puissants sous Louis XIV et Napoléon, ils tiennent toujours la France. Le manque d’initiative morale et intellectuelle, l’esprit d’administration et de soumission, le goût de l’ordre et de l’unité, bref, les idées de Bossuet, sont gauloises et aussi latines. M. Lerambert dit que leurs élèves recrutent de plus en plus la marine et l’armée ; personne ne peut leur faire concurrence, car ils donnent l’éducation, non à la masse et d’une façon générale comme nos professeurs de lycées, mais à chacun individuellement, appropriant l’éducation à l’élève. Ils se font des amis de chaque jeune garçon ; chez eux, le maître, délivré des soucis de la famille, n’a plus que l’esprit de corps ; tout son effort, toute sa pensée est dirigée vers les succès de l’institution, et, n’ayant pas de foyer, il reporte ses tendresses ou ses amitiés vers ses élèves ; il est paternel. Voyez le témoignage que Lamartine leur rend et la comparaison qu’il établit entre leurs institutions et les collèges. Le jeune homme leur échappe, de vingt à trente-cinq ans, au contact de Paris, des journaux ; mais il leur revient sitôt qu’il se marie, qu’il a du bien, qu’il veut faire élever ses enfants ; d’ailleurs la femme y pousse. Ils savent bien que les affections, les souvenirs d’enfance, les intérêts sont plus forts que les idées pures ; c’est un accès qui doit passer ; ensuite l’homme suit la pente qui le ramène dans leurs bras. Même, la moitié du temps il leur reste ; il y a si peu d’esprits qui soient serviteurs des idées pures ! Et combien peu de jeunes officiers lisent ou pensent par eux-mêmes[2]. Toutes les attaches de famille, de relations les retiennent. « Ce serait faire de la peine chez moi, j’aime mieux ne pas lire, penser à autre chose, aller dans le monde, m’amuser. »