Carnets de voyage, 1897/Bourg en Bresse, église de Brou (1864)

Librairie Hachette et Cie (p. 212-216).
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1864


BOURG EN BRESSE

ÉGLISE DE BROU


Elle a été bâtie par Marguerite d’Autriche, la tante de Charles-Quint, à la mémoire de son mari Philibert le Beau (1506-1536) ; c’est la fin du gothique.

Un jubé extraordinairement riche et fouillé sépare l’église du chœur. Le chœur forme ainsi une seconde église plus intime, plus ornée et plus sainte. — Là sont d’admirables et surprenantes stalles sombres et brunes ; le mur est lambrissé de statues en bois sculpté, avec un long auvent qui n’est qu’une dentelle de fleurettes, trèfles, épines, statuettes, feuilles, boutons entrelacés, une efflorescence, un épanouissement merveilleux. Comment avec des mots rendre la richesse, l’enchevêtrement, l’infinité des formes.

Mais les trois morceaux les plus étonnants sont les trois tombeaux au centre du chœur : Marguerite de Bourgogne, Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche. Têtes de chimères, boucliers héraldiques, grappes et bouquets de fruits et de fleurs, serpentements de feuilles d’acanthe, petits trèfles délicats, enroulements mignons de grains et de feuilles de lierre, délicieux épanouissements de clochetons et dômes gothiques en miniature, au-dessus des fines statuettes. La prodigalité des formes tordues et recherchées est incroyable.

L’expression morale des statuettes est ce qu’il y a de plus frappant. Ce sont des types du XVe siècle, réels, pensifs, profonds, saisis au vol sur le vif au moment de la découverte de la nature, et non encore alanguis par l’uniformité académique du type grec. L’idée qu’on en retire est celle de l’infinité et de la multiplicité de la beauté. — Il y a autant de types que de situations pour les mettre en relief et de génies pour les comprendre ; — par exemple, la jeune femme drapée au coin gauche du tombeau de Marguerite de Bourgogne, grande, à demi penchée, de longs bandeaux de cheveux jusque sur les joues, résignée, délicate, a un air d’étonnement triste et la profonde et pensive expression d’une jeune fille aristocratique et moderne. — Une autre à côté, le pied sur un monstre hurlant, ses grands cheveux épars, prie, les mains jointes ; elle est plus âgée, c’est une femme noble et forte, sûre d’elle-même et qui a supporté la vie.

Dans l’étage inférieur du tombeau, il y a une quantité de figures qui sont de petits chefs-d’œuvre. — L’une, toute enveloppée d’une camisole par-dessus une longue robe à plis, la tête dans un large béguin, un peu boudeuse et flegmatique à la flamande, est cependant bien aimable dans sa langueur calme ; tout à côté, une grondeuse de trente-cinq ans, à menton pointu, à robe décolletée en carré et long bonnet normand à queue ; — à l’autre coin, une toute naïve et virginale, l’air étonné, délicieuse sous sa coiffure moyen âge à larges coques des deux côtés de la tête ; — une autre à coiffure pareille, la plus originale de toutes, au menton mince, aux lèvres saillantes, l’air d’une dame qui reçoit dans son salon. — Toutes dans des robes grandement cassées, admirablement drapées et en mouvement ; on dirait qu’elles vont parler.

Philibert est sur son tombeau, dans son manteau ducal et en armure ; un lion à ses pieds, six lions à l’entour, le tout en marbre blanc. — Au-dessous est son corps nu. — Sculpture réelle. Il y a un effort vers l’idéal dans les petits anges : mais les membres sont tortillés, leur tête est fade et le compromis n’est pas heureux. — De même la solide et lourde Marguerite d’Autriche : une majesté officielle dans son lit de parade. Mais au-dessous son corps en chemise, sa tête de jeune femme endormie et le ruissellement de ses magnifiques cheveux, sont bien beaux.

Dans la chapelle de gauche, les statuettes sont beaucoup plus barbares et maladroites, mais il y a bien de la vie, de la sincérité, de l’expression ; par exemple, dans la salutation empressée de la vieille et sèche Élisabeth sous sa coiffe. Au centre, Assomption de la Vierge, avec le Père éternel et un chœur d’anges ; le tout a l’effet triomphant d’un alléluia, d’une gloire à Dieu chantée par mille cœurs heureux à la fois. — L’art du Moyen âge procède par la multiplicité des formes et des personnages. L’impression est celle d’une scène entière, de tout un monde. Au contraire, l’art grec aristocratique ne prend qu’un ou deux personnages. — Que j’aurais voulu voir se développer cet art spontané gothique du XVe siècle, celui de Van Eyck, Memling, des sculpteurs de Strasbourg et d’Italie, sans l’invasion de l’idéal grec et de la pédanterie académique ! Il aurait été plus approprié, plus fin, plus vivant ; on aurait eu en sculpture, en architecture et en peinture des Shakespeare.