Carnets de voyage, 1897/Arcachon (1864)

Librairie Hachette et Cie (p. 178-187).
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1864


ARCACHON


Journée à Arcachon. Je suis parti par un train de plaisir. La multitude, surtout la foule de gens du peuple est incroyable. Ils ont un besoin étonnant de changement ; quel contraste que la vie moderne si agitée, si remplie, si diversifiée, avec la vie collée au sol du Moyen âge ! Plus on y pense, plus on y voit une transformation complète de la tête humaine. Les grandes passions persistantes et acharnées, les coups de foudre deviennent rares ou impossibles. Figurez-vous, par contraste, un tisserand d’une cave de Bruges au XVe siècle devenant lollard, ou un paysan comme on en trouve encore en Bretagne. — Et celui-là, aujourd’hui, a la conscription !

Dans le wagon, plusieurs types de femmes : une mère, amoureuse de son fils, peut-être parce qu’elle n’a pas eu l’assouvissement de son cœur dans le mariage ; elle le gâte, elle l’appelle tout haut mon bijou, mon chéri, elle le caresse de la main, elle lui pose la main sur le genou, elle le couve encore, et il a dix-huit ans ! Elle ne songe qu’à un point : lui voir de bonnes manières et le garder le plus longtemps possible auprès d’elle : elle veut qu’il fasse sa première année de droit à Bordeaux ; lui, veut Paris tout de suite et donne pour raison qu’il désire concourir pour le grand prix de Droit de Paris. — C’est un flâneur blême, lymphatique, habitué aux flatteries, répondant d’un ton sec, et écartant les caresses de sa mère comme on fait d’un insecte importun. Il est désolé d’avoir oublié son lorgnon, conte qu’il a fait une expérience avec du nitrate d’argent sur la main d’une femme de chambre pour voir si la peau deviendrait noire…

À côté de lui, une cousine de vingt-huit ans, point riche, non mariée, irritée de ne pas l’être, attentive aux toilettes, ayant l’expérience de la parole, sachant tourner un compliment, femme du monde en disponibilité et très belle, le menton grec, le nez parfaitement pur et droit, de beaux yeux noirs qui nagent dans un fluide bleuâtre, des mains blanches, des ongles soignés : une maîtresse femme qui a manqué son coup. Plus on avance vers le Midi, plus la femme devient incapable de timidité, de pudeur rougissante, de réserve délicate. Ce sont des hommes.

Peut-être faut-il dire que la femme, à la longue, se modèle sur les exigences de l’homme ; au Nord, dans la race germanique, il a besoin de commandement, il sait l’exercer, il lui faut la paix domestique ; de plus, il est froid de tempérament. À cause de tout cela, l’influence de la femme est moindre ; elle est forcée de plier davantage et elle se plie dans le sens indiqué.

D’autre part, selon les climats et les constitutions, ce sont telles ou telles vertus qui ont l’importance et l’empire. — Ainsi, dans le Nord, vous avez la réflexion froide, le bon sens, toutes les habitudes de calcul et d’empire de soi nécessaires pour soutenir la bataille de la vie, tout ce qui convient au naturel lent, au tempérament froid ; dans le Midi, le génie de l’improvisation, la hardiesse, le brillant, tout ce qui se rattache à l’action et à la sensation vive. Or le naturel de la femme est celui de l’homme avec un degré plus grand de sensibilité, d’improvisation, d’émotion, d’invention, de convoitise nerveuse. D’où il suit qu’elles tombent plus bas et dans une dépendance plus grande dans le Nord où ces qualités sont moins utiles, et que, par suite, elles montent plus haut, jusqu’à l’égalité et à la supériorité, dans le Midi où ces qualités sont plus utiles. Une femme d’intrigue et de salon à Paris, aujourd’hui ou sous Louis XV, ou bien encore la Sanseverina de Stendhal[1], est égale ou supérieure en influence à n’importe quel homme. Au contraire, une femme dans le Nord se trouverait dépaysée pour le commandement de cinquante commis, pour supporter de sang-froid une banqueroute, raisonner tarif, douane, économie politique, etc. La vie et le naturel du Midi étant plus féminins, les femmes sont sur leur terrain et commandent.




Arcachon est un village d’opéra-comique : un débarcadère rouge, jaune et vert, avec des toits retroussés en pavillon chinois, une lieue de plage couverte de trois rangées de cottages, chalets peints bordés de balcons, pavillons pointus, tourelles gothiques, toits ouvragés en bois colorié. Sur les collines de sable, à l’arrière-garde, entre les pins, sont des chalets plus riches. Quantité étonnante de restaurants, chevaux, boutiques, tout cela neuf et verni ; cela ressemble à une fête d’Asnières en permanence. Le mètre de terrain sur la côte se paye 15 francs ; il y a vingt ans, on aurait eu la moitié de la côte pour 2 000 francs.

Promenade dans le bateau à vapeur qui traverse toute la baie et va jusqu’au Goulet. On oublie bien vite la fourmilière humaine pour ne penser qu’à l’eau, au sable et au ciel. À droite et à gauche, bien loin, parfois à perte de vue, presque au bord de l’horizon, s’allongent et ondulent les collines de sable, molles et monotones, telles que le vent et les flots les ont faites. Elles croulent éternellement ; aux endroits abrités, il faut des branchages de sapin et des sortes de claies pour les maintenir. On oublie tous les autres bruits, on se figure ce petit murmure incessant du sable qui fond, s’écoule ou s’entasse. Leurs longues raies frangent l’eau bleue d’une blancheur mate et forte ; elles n’ont point d’étincelles, mais il n’y a pas de plus beau cadre que leur puissante couleur. — Au-dessus d’elles et avec elles, ondoient les forêts de pins. Point d’autre arbre, on n’aperçoit que ce vert, aussi solide que la blancheur du sable. La vivante frange des forêts monte et descend, puis par derrière s’enfonce à l’infini avec des creux et des bosselures. Quelques têtes crénellent l’horizon ; tout cela respire et épanche une vague odeur d’aromates qui se mêle avec la brise salée de la mer. Cependant l’eau bleuâtre roule, çà et là brodée d’argent, dans sa ceinture de plages blanches et de forêts vertes. C’est un grand port, une sorte de refuge naturel où les êtres tranquilles peuvent pulluler et s’abandonner à l’abri des violentes vagues de l’Océan ; les méduses flottantes passent à chaque minute sous leur grand capuchon, étendant le réseau de leurs tentacules comme d’énormes champignons ballottés par le flot transparent. — C’est là un spectacle comme en ont vu les premiers hommes : une terre vierge, du sable et toujours du sable. Des pins, puis encore des pins, quelques ajoncs, quelques traînées de plantes grimpantes entre les troncs résineux qui suintent, un sol primitif, simple dépôt de la mer, peuplé par une seule espèce de plantes ; puis la grande eau, sa mère, qui l’enveloppe de ses replis, et le ciel éblouissant de blancheur lumineuse qui aspire les parfums et la sève. — Tout à l’entour, des marais, des morceaux de plages sablonneuses et luisantes, tour à tour inondés et découverts, rien d’humain ; une œuvre nue et brute, les premières végétations encore toutes barbares sur le lit délaissé de la grande eau primitive. — Quand les premiers navigateurs sont venus ici sur leurs pirogues, ils ont trouvé peut-être quelques hérons, une mouette, un épervier comme celui qui planait tout à l’heure au-dessus du bleu des vagues, parmi la magnificence de rayons célestes épanchés dans la blancheur. Ils ont débarqué ; leurs pieds, comme les nôtres, se sont enfoncés dans la grève ; ils ont entendu le même chant sonore des cimes bruissantes ; ils ont fait craquer les aiguilles tombées sur le sable ; ils ont admiré cette couleur blanche du sol qui troue à chaque pas le maigre tapis d’herbes altérées ; ils ont frissonné à demi, en écoutant le merveilleux silence ; ils se sont arrêtés devant quelque énorme pin demi-ébranché par la foudre, seul, debout sur le sommet d’un monticule nu. Le pays n’a guère changé depuis leur venue, et cette vue repose du grand potager aligné, régulier, partagé, surveillé par le garde champêtre, que je retrouve partout de Poitiers à Toulouse.

Et pourtant, dans cette espèce de potager, j’avais eu la veille une sensation folle. J’étais seul dans mon wagon, et pendant quatre heures j’avais vu défiler les haies, les arbres, les vignes, les cultures. Les roues roulaient infatigablement, avec un grand bruit uniforme, comme le retentissement prolongé d’un orgue qui ronfle. Toutes les idées mondaines, toutes les choses humaines et sociales se sont encore effacées. Je n’ai plus vu que le soleil et la terre, la terre parée, riante, toute verte, et d’une verdure si diversifiée, si épanouie, si confiante sous cette douce pluie de rayons chauds qui la caressaient. L’air était si pur, la lumière si amplement épanchée, la campagne si florissante et si heureuse ! À chaque chêne, à chaque châtaignier qui passait, chacun avec sa pose et dans son petit monde de compagnons et de voisins, je me sentais touché comme par la rencontre d’un être animé. J’avais envie de lui crier : « Tu te portes bien, tu es un beau et puissant chêne, tu es fort, tu jouis du luxe et de la magnificence de ton feuillage ». Je considérais les bouleaux, les frênes, comme des créatures délicates, de vraies femmes pensives, dont personne n’avait entendu la pensée, une pensée timide et gracieuse qui m’arrivait avec leurs chuchotements et l’agitation de leurs fins rameaux. Il y avait des douceurs ou des coquetteries d’arbres dans les creux ombragés, sur les tapis de bruyères rousses et violettes, dans les sentiers tortueux laissant voir un morceau de leur ruban de sable, au bord d’une petite source qui noircissait le sol entre les pierres, et tout d’un coup descendait avec des étincelles et comme une pluie d’éclairs. C’était un regard soudain, une mutinerie, une mièvrerie d’enfant, d’un dieu enfantin qui rit en liberté. Au delà de cette plaine de vignes si vertes, et d’arbres épars tout reluisants et tout étincelants, on voyait des collines bleuâtres qui portaient leur forêt jusqu’au bord du ciel, une sorte de cirque d’ancêtres végétaux plus serrés et plus sévères, heureux pourtant sous la gaze de vapeur dorée, et qui, dans l’enceinte dont ils occupaient les plus hauts gradins, regardaient leurs enfants, toute la jeune et élégante postérité de plantes civilisées et fructueuses, se mêler, se ranger, s’étaler en groupes, chacun sous sa couronne de fleurs avec sa gerbe de grappes ou sa corbeille de fruits.

  1. Dans la Chartreuse de Parme.