Carnets de guerre d’Adrienne Durville/1919

Année 1919

Mercredi 1er janvier 1919

Messe pour le jour de l’an, échange de vœux, sans gaieté. Quelques courses rapides avant le travail.

M. de Nanteuil vient déjeuner et nous emmène trois au Hohkoenigsburg. Très belle et intéressante promenade ; visite du château, assez bien restauré, sauf quelques horreurs de détails ; on y retrouve le goût boche du bluff et du toc. Mais quelle joie de voir là l’uniforme de nos poilus. En montant nous avons visité rapidement Ribeauvillé où il paraît y avoir des ruines intéressantes[1], et nous redescendons au milieu de forêts de sapins magnifiques qui nous rappellent celles de Gérardmer. Malheureusement, il y avait beaucoup de brume et si la vue sur les montagnes était charmante, celle sur la plaine n’existait même pas.

Jeudi 2 janvier

Mlle Germain et moi partons après déjeuner pour Turckheim[2] où nous arrivons après une heure de marche pendant laquelle nous avions une bien jolie vue de la chaîne ; visite du village assez intéressant, deux vieilles tours, une taverne, quelques vieilles maisons, et surtout une bien jolie situation à l’entrée de la vallée de Munster.

Vendredi 3 janvier

Mlle Roch va passer la journée à Riquewihr.

Le décret paraît sur la dissolution des A. C. A. ; il est probable que trois équipes chirurgicales resteront ici avec nous. Rouvilloy passe une inspection. Lettre du patron avec ses vœux ; comme il nous manque.

Samedi 4 janvier

Départ à midi par le petit train pour Kaysersberg, délicieux petit village dans la vallée qui conduit au col du Bonhomme. Un tas de vieilles maisons curieuses, un pont à créneaux sur le torrent de la Weiss[3], un vieux donjon en ruines, tout cela dans un beau cadre de montagnes. Cette promenade nous donne le désir d’en faire d’autres et nous échafaudons un tas de projets que nous ne réaliserons sans doute pas.

Dimanche 5 janvier

Mlles Germain et Guillelmon partent pour le col du Bonhomme[4] ; il y a pas mal de kilomètres, mais ce doit être tellement beau que je comprends qu’elles se laissent tenter ; j’irais bien moi-même, si nous n’avions pas l’espoir d’une voiture pour Gérardmer demain. On ne peut être toujours parti.

On entend le canon toute la journée, on se croirait encore en guerre !

Lundi 6 janvier

Opérations toute la journée ; il paraît que l’ordre de dissolution serait parti, tout le monde est un peu anxieux.

Les Rois ! l’année dernière, nous les tirions avec Roux-Berger et Leriche à Bouleuse, cette année, nous avons cependant la galette traditionnelle par une attention de notre cuisinier.

Mardi 7 janvier

Décidément on travaille ; 5 opérations aujourd’hui, la grippe me fatigue un peu et je suis plutôt « vaseuse ».

Dubourdieu est rentré ; cela fait les trois équipes ; l’ordre de dissolution arrive, voilà l’autochir morte, c’est triste.

Nous ne savons pas encore comment cela va s’arranger pour les majors. Pour nous, il est à peu près sûr que nous resterons tout simplement au service de chirurgie. Quant aux infirmiers, on les utilisera dans les divers services selon les besoins ; un d’eux part pour Mulhouse.

Mercredi 8 janvier

Dubourdieu est envoyé à Montreux en remplacement ; on sent que l’A. C. A. n’existe plus, et on puise dans le personnel.

Jeudi 9 janvier

Les toubibs sont en effervescence car une circulaire leur fait croire à un départ très prochain ; il ne resterait que Ferrier qui gémit.

Nous continuons à travailler beaucoup.

Vendredi 10 janvier

On ne parle que du départ des toubibs ; les ordres changent tous les jours, aujourd’hui, presque personne ne partirait plus. Quelle pagaye !

Samedi 11 janvier

Julie et Mlle Guillelmon font en auto avec le vieux commandant une très belle promenade aux Trois épis et au Hohnack. Pendant ce temps, visite de M. de Nanteuil.

Renée annonce son arrivée pour le 25 ; ce sera à peu près l’époque du départ de Julie. Notre trio ne peut plus jamais être entier.

Dimanche 12 janvier

L’ordre de départ arrive pour Meugé, Auvigne et Laby ; les autres seront mutés, il ne restera plus personne de l’A. C. A.

Lundi 13 janvier

Nouvelle organisation du service, G. pensant partir bientôt. Algaran est envoyé à Munster, Boehler à Egisheim. Meugé et Auvigne nous font leurs adieux ainsi que Regnier et Laby ; c’est celui-là que nous regretterons le plus, c’est un garçon tellement sympathique.

Courses dans Colmar, on annonce l’arrivée d’un Bon de zouaves composé d’alsaciens, aussi toute la ville commence-t-elle à pavoiser. Je trouve pour la première fois une vue panoramique comprenant l’Anlass Wasen. Malheureusement je ne puis comprendre d’où elle est prise.

Visite de M. de Nanteuil ; il goûte avec nous, quelques majors et les officiers malades. On pense à une action militaire contre les bolchevistes. La fourragère rouge est donnée au 30e bon chasseurs.

Mardi 14 janvier

Départ de Meugé et d’Auvigne, le service continue avec Gouverneur qui s’attend à partir aussi incessamment.

Mercredi 15 janvier

Gouverneur reçoit un ordre de départ ce qui le ravit. Il en oublie de faire ses adieux à une des G. qui en est toute froissée !

Jeudi 16 janvier

Julie et moi nous décidons à aller à l’état-major pour voir s’il y a une voiture pour Gérardmer. Nous sommes fort bien reçues par le commandant du Q. G. Il y a une voiture lundi pour Remiremont, mais il est probable qu’elle passera par Bussang, ce qui nous ferait faire un grand détour ; nous avons quand même envie d’essayer.

Vendredi 17 janvier

Le nouveau chef de service, M. Legrand est fort agréable et nous n’avons pas à nous plaindre du changement. Le personnel est bien réduit, Julie fait tous les pansements et je donne les anesthésies ; cela nous rappelle un peu le service de Gérardmer.

Samedi 18 janvier

Nous travaillons beaucoup toute la matinée. Guillot va partir pour Lyon et emportera une lettre pour Laroyenne qui y est rentré depuis le 1er janvier. Julie a une explication assez pénible avec sœur Jenny.

Dimanche 19 janvier

Nous allons à l’E. M. pour notre voiture de Gérardmer. Il y en a bien une demain, et nous allons pouvoir faire notre expédition.

Goûter avec les toubibs et les Alsaciennes : Ferrier gaffe terriblement et cela jette un froid. Nous tâchons ensuite d’arranger les choses avec sœur Marthe.

Lundi 20 janvier

Nous attendons notre voiture pendant ¾ d’heure devant la gare et nous partons avec pas mal de retard dans une camionnette bondée de monde et de colis ; beaucoup de brouillard, ce qui nous cache les Vosges, mais il se lève à Thann et nous pouvons admirer la vallée jusqu’au col de Bussang que nous passons au milieu de la neige. Je n’y suis venue que le jour de l’enterrement de Paul, en plein été, quel souvenir !

Nous arrivons à Remiremont trop tard pour prendre le train et nous voilà en panne. Visite à la place où l’on téléphone aux Garnier, déjeuner au Cheval de bronze et démarche au parc automobile où l’on nous donne aimablement une voiture pour nous toutes seules. Il fait un temps superbe et nous faisons une promenade délicieuse ; nous revoyons le Tholy et nous arrivons à Gérardmer que nous trouvons sous la neige et si joli. L’auto s’arrête au bord du lac et nous allons revoir la villa Cahen où nous avons cueilli tant de jonquilles ; c’est avec une vraie émotion que nous retrouvons tous ces souvenirs. Notre cher vieux Lac est vide mais bien le même qu’autrefois, la vérandah, les salles, rien n’a changé. Mes Perrin et Beaufils nous font fête, vraiment contentes de nous voir. Visite aux Garnier, Mathieu, à l’église où nous rencontrons Mlle Georges ; courses ; nous nous renseignons sur l’état de la Schlucht. Il y a beaucoup de neige, mais la route vient d’être déblayée et l’on peut passer ; nous tenterons le voyage à pied.

Dîner et coucher chez les Garnier ; conversation sur Regaud etc ; mais quel bon lit en comparaison de nos affreux matelas !

Mardi 21 janvier 1919

Départ à 8 heures après avoir vu cinq minutes Marguerite Rapebach. Nous prenons le tramway du Collet où nous arrivons après 1 heure de trajet superbe dans un paysage couvert de neige ; les lacs de Longemer[5] et Retournemer[6] sont gelés, les sapins blancs, et le ciel est d’une pureté merveilleuse. Au Collet, nous nous mettons en route avec trois officiers ou sous-officiers et deux civiles ; cela fait une petite troupe, et je suis assez contente de ne pas être toutes les deux seules en pleine montagne. Nous traversons l’ancienne frontière avec tant de joie de se sentir en France partout, on passe à travers la forêt, traversant les camps de cagnas où nous retrouvons des noms connus à Gérardmer ; quelques petits cimetières au bord de la route, si impressionnants. La vue est superbe sur la vallée de Munster où nous arrivons à 1 heure après avoir passé devant Stosswihr et Soultzeren complètement en miettes.

Nous faisons le trajet de Munster à Colmar dans un train de marchandises encombré de poilus démobilisés ; un est gris et insupportable. Nous sommes bien heureuses de notre voyage qui a tout à fait réussi.

Mercredi 22 janvier

Le commandant malade nous emmène en auto à Neuf-Brisach. Nous allons d’abord jusqu’au Rhin où je retrouve la même émotion à y voir flotter le drapeau français ; la vue est fort jolie sur la ville de Brisach, en face, où nous entendons sonner l’heure boche. Intéressante conversation sur les expulsions. Nous revenons par Neuf-Brisach qui n’a d’intéressant que les fortifications de Vauban.

Au retour, goûter d’adieux des G. avec tous les toubibs.

Nous dînons à la popote des majors qui nous ont invitées de façon charmante pour la clôture définitive, car ils déménagent demain. Tout le monde est gai sans être bruyant et cette dernière soirée, très famille, nous laissera un charmant souvenir.

Les Viarmé étaient revenues de permission juste pour cette bonne réunion.

Jeudi 23 janvier

Poitevin et Ferrier reçoivent leur mutation pour Neuf-Brisach. Les Guillelmon préparent leur départ pour demain.

Vendredi 24 janvier

Adieux aux Guillelmon ; adieux de Poitevin et de Ferrier ; tout le monde s’en va, tout se désagrège.

Samedi 25 janvier

Mlle de Villette nous invite à visiter leur installation ; c’est bien, et elles ont déployé beaucoup de goût et d’ingéniosité. Réception aimable et cordiale.

Renée arrive avec Mlle de Champfeu, mais je ne puis aller au devant d’elles, ayant tout à préparer pour une trachéotomie d’urgence. Longue conversation avec Richard, vraiment bien sympathique.

Quelle joie de revoir et de ravoir Renée ; Mlle de Ch. est tout à fait charmante.

Dimanche 26 janvier

Visite du chirurgien Robert Didier avec une infirmière américaine, très gentille… Pétain est dans Colmar, paraît-il.

Goûter avec le commandant et bridge avec le lt de service ; on voit que ce n’est plus la guerre !

Lundi 27 janvier

Service assez important, opérations.

Julie, Mlle Roch, Mlle de Ch. et une des Viarmé vont en auto à Munster et Metzeral avec le commandant.

Visite du Gal Mourier.

Monsieur de Nanteuil vient goûter avec nous, et nous faire ses adieux avant de rentrer à Paris.

Mardi 28 janvier

Julie et sa nièce vont passer la journée à Mulhouse ; pendant ce temps, nous travaillons pas mal, M. Legrand est vraiment un chef agréable. Retour de Sabathier. Visite de M. et Mme Viellard ; ils cherchent des infres pour la reconstitution des villages alsaciens.

M. Dubourdieu revient de Montreux avec la grippe ; il est hospitalisé au service des officiers malades.


Mercredi 29 janvier

Une occasion d’auto se présente pour Gérardmer, aller et retour dans la journée ; c’est trop rare pour ne pas en profiter, aussi Renée y va-t-elle avec Mlle Germain. Pendant ce temps Julie et sa nièce vont à Kaysersberg ; leur départ est fixé à dimanche ; comme ce sera triste.


Jeudi 30 janvier

Julie, Mlle de C. et Renée vont à Strasbourg pour le service. Anniversaire de Déroulède. Journée moins belle qu’on aurait pu le croire.

Goûter d’adieux ; les toubibs qui restent, M. Legrand, les S. B. M. de Villette.

Vendredi 31 janvier

Richard est envoyé à Mulhouse et vient nous faire ses adieux ; encore un ami de moins.

Le soir, nous allons toutes au dernier concert donné par l’orchestre de Castelnau, avec Nucelly. Joli programme, cela nous fait une soirée de bonne musique et la dernière de nos fêtes militaires, sans doute.

Départ de Germain et Roch.

Samedi 1er février

Monsieur Dubourdieu ne va pas bien du tout. Il est si fatigué qu’on n’ose pas aller le voir. Lagrange envoie une dépêche à sa femme. Pourvu qu’il se remette, il est si sympathique.

Goûter avec Sabathier, Algarrou et Boehler, les trois enfants de l’A. C. A.

Nous occupons tous les forts en face de Strasbourg et une nouvelle zone de l’autre côté du Rhin.

Dimanche 2 février

La journée du départ de Julie, comme elle est triste ! Nous la commençons par la messe dans la nouvelle chapelle, glaciale ; c’est effrayant ce qu’il fait froid dans cette barraque.

Je vais voir M. Dubourdieu et suis navrée de le trouver si mal. Il a toute sa connaissance et trouve encore la force de me remercier de ma visite et de me demander si je pars aussi. Je lui promets de revenir souvent. Son état me fait beaucoup de peine et il est si seul, tous ses camarades sont dispersés.

C’est la chandeleur ; nous faisons des crêpes pour passer le temps, et nous empêcher de trop penser. Puis c’est l’heure du départ de Julie que nous conduisons à la gare avec tant de tristesse. Nous nous retrouverons à Paris, mais c’en est fini de notre vie commune et de ces 4 années d’intimité qui nous ont liées pour toujours. Nous sommes toutes trois bien profondément impressionnées ; c’est une page de notre vie qui se ferme pendant laquelle nous avons vibré, espéré et souffert ensemble sans que jamais le plus petit dissentiment soit venu nous séparer.

Lundi 3 février

Le travail reprend sans Julie, et cela nous paraît bien triste ; il y a beaucoup à faire heureusement, et nous n’arrêtons pas de la journée. Adieux et départ de Lagrange, nommé à Bordeaux. Visite du médecin-principal qui nous demande si nous consentons à aller prendre le service de Mulhouse dont les infirmières partent. Il exprime très aimablement le désir de nous garder, et nous-mêmes désirons rester ici. Nous causons longuement avec lui ; il est bien disposé pour nous et cela sera un appui si le nouveau médecin-chef que l’on attend nous est moins favorable !

Accident, opération d’urgence, très bien faite par M. Legrand.

Les nouvelles de M. Dubourdieu sont de plus en plus mauvaises. Quel malheur et que je regretterai mon pauvre patron avec qui je travaille depuis mon arrivée à l’autochir. J’écris à Hallopeau qui l’aimait tant et qui va avoir bien du chagrin ; je suis sûre que personne ne l’a prévenu.

L’épidémie de grippe reprend un peu partout ; moi-même je me sens toute démolie et mal à la gorge.

Mardi 4 février

Travail assez intense toute la matinée ; Sabathier reçoit son ordre de départ pour Lyon, je lui donne une lettre pour Laroyenne et Renée une pour Piéry.

Je vais voir Monsieur Dubourdieu que je trouve d’autant plus mal qu’il me dit aller mieux.

Sabathier vient goûter avec nous pour la dernière fois.

Mlle de Boisgillet vient nous chercher, le pauvre M. D. vient de mourir et sachant l’amitié que j’ai pour lui, elle vient me demander si je veux le revoir. Renée et moi y allons tout de suite ; c’est un vrai chagrin que nous ressentons devant cet homme si charmant et qui a toujours été pour moi un chef si agréable et si sympathique. Qui m’aurait dit à Morvillars que j’aiderais un jour à son ensevelissement. Sa femme est arrivée une heure avant sa mort, mais elle n’est plus là. Renée et moi conduisons le triste brancard au dépôt mortuaire ; tout l’hôpital est consterné ; dans ces quelques jours de maladie, il avait conquis l’admiration et l’amitié de tous ceux qui l’ont approché. Quel chagrin vont avoir tous ceux de l’autochir.

Je me sens tout à fait à bout, et me couche avec 39°6 de fièvre.

Mercredi 5 février

J’ai tout à fait la grippe avec un tout petit point pulmonaire. Avec l’épidémie qui règne et la mort de M. D., on prend la chose tout à fait au sérieux et me voilà au lit pour quelques jours avec ventouses, diète, etc.

Sabathier vient me dire adieu ; encore un qui manquera. J’ai des visites toute la journée.

Lettre exquise de Julie.

Jeudi 6 février

Richard vient me voir et me dire toute sa peine de la mort de son ami. Je suis désolée d’être couchée et de ne pouvoir aller à l’enterrement.

Tout le monde vient me tenir compagnie, même Algarron.

Mlle Daulou de l’équipe Villette prend son service chez nous.

Vendredi 7 février

Je vais mieux et voudrais bien me lever, je commence à trouver le temps long, malgré les visites.

Le nouveau médecin-chef est arrivé ; c’est le fameux de Lignerolles, cousin de Mlle Hafner, il va falloir nous méfier.

Samedi 8 février

Je me lève enfin aujourd’hui, mais M. Legrand me défend de descendre, même demain, il exagère, car je me sens bien guérie. Le soir, visite du médecin-chef aimable, trop aimable, il nous couvre de fleurs dans des phrases macaroniques[7], et cela ne me dit rien qui vaille.

Dimanche 9 février

Cela n’a pas été long ; Mlle de Viarmé vient me prévenir qu’elle a heureusement éventé un complot pour nous faire sauter du service de chirurgie et y mettre une nouvelle équipe d’U. F. F. à notre place ; c’est pour cela qu’on voulait nous mettre à Mulhouse ! Heureusement que le médecin principal ne veut pas nous lâcher, l’autre aura du mal à nous avaler ; son chef direct et nous d’un coup, le morceau serait un peu gros. Seulement il ne sait plus quoi faire de son équipe ; tout cela est fort ennuyeux, au fond, autre ennui d’une circulaire pour les infirmières des C. R.

Nous craignons un piège, comme toujours.

Je suis très en colère contre M. Legrand qui n’est pas venu me voir pour être bien sûr de ne pas me permettre de reprendre mon service. Il sait très bien que je ne bougerai pas sans permission et il abuse de mon excès de conscience.

La journée me paraît bien longue nous voyons dans le journal les fiançailles de Gouverneur, quel cachottier !

Lundi 10 février

J’obtiens enfin l’autorisation de reprendre le service demain ; j’en profite pour demander à M. Legrand ma permission pour la fin de la semaine ; il dit oui, bien entendu en ajoutant des choses très gentilles qui me font plaisir.

Je vais voir tous mes malades, bien contente de les retrouver.

Mardi 11 février

Je reprends mon service ; il y a d’ailleurs beaucoup moins à faire. Mlle de V. a vu le médecin principal qui enverra les nouvelles à Ste Anne, nous serons tranquilles.

Ma première sortie dans Colmar par un temps superbe.

Lettre d’H., bien triste de la mort de Monsieur Dubourdieu.

Mercredi 12 février

Les nouvelles politiques s’aggravent depuis quelques jours. On a l’air de penser à une reprise possible des hostilités. Maintenant que l’élan est arrêté, ce serait épouvantable, malgré que nous soyons de l’autre côté du Rhin.

On demande des médecins auxres pour les bataillons et pour la Pologne ; Algarron est tout démonté.

Renée et moi allons au cimetière sur la tombe de M. Dubourdieu, c’est triste, mal tenu, en désordre, et donne une impression de lamentable abandon. Quelle différence avec nos cimetières militaires, si jolis et si touchants. Quand je pense à sa personne si gaie et que je vois maintenant où il est, cela fait un contraste qui nous glace.

Le médecin-chef m’accorde ma permission, avec un flot de paroles inutiles.

Lettre charmante de Laroyenne.

Jeudi 13 février

Retour de Foucaut, cela nous fait plaisir de le revoir, il en reste si peu de la pauvre auto-chir.

Courses et préparatifs de départ.

C’est « Suzanne ma chérie », qu’épouse Gouverneur ; cela nous amuse bien.

Vendredi 14 février

Départ en permission ; adieux à M. Legrand que je ne reverrai pas sans doute, et qui me dit des choses très gentilles ; à Galliot aussi qui sera parti à mon retour.

Arrivée à Strasbourg, démarches pour retenir ma place et déjeuner.

Visite des vieux quartiers, du temple contenant le tombeau du Maréchal de Saxe et où un vieil Alsacien me dit sa haine des boches.

Visite de la cathédrale, le plus en détail que je peux. Puis, je tâche de voir le colonel Lauth, malheureusement absent, et je me risque, sans autorisation, jusqu’au pont de Kehl. Grâce à un officier colonial, je puis arriver jusqu’au Rhin, que je trouve moins beau qu’à Brisach.

Longue attente dans la gare et départ dans un train bondé.

Samedi 15 février

Arrivée à Paris après une nuit longue et fatigante.

Le soir, visite de Julie ; quelle joie de la retrouver ; nous reparlons vite du vieux temps de l’A. C. A. de la mort de M. Dubourdieu et de tous les amis dont je retrouverai une partie mercredi.

Lundi 17 février

Déjeuner chez Julie. M. de N. et son beau-frère se mettent en civils pour la première fois, et avec quel regret.

Nous allons toutes deux à Laennec voir Mme de Possel.

Visite du dispensaire, renseignements sur les infirmières visiteuses ; je vais probablement me décider à cela, mais les cours recommencent en avril ; cela va malheureusement me faire rentrer plus tôt que je ne le pensais.

Mercredi 19 février

Thé chez Julie ; j’y retrouve les Guillelmon et Alyette, puis H., Gouverneur, Meuger, Valery et Boehler. Comme je suis contente de les retrouver tous. Ils ont un vrai chagrin de la disparition de leur camarade si sympathique et si aimé.

Jeudi 20 février

Rendez-vous chez Mme G. avec Mme Bergson la femme du philosophe qui fait partie des infirmières visiteuses. Nous apprenons là que Clémenceau vient d’être victime d’un attentat, heureusement manqué en partie.[8] Quelle horrible chose s’il mourait en ce moment.

Vendredi 21 février

Julie vient me prendre et nous allons ensemble chez Mlle Miliard. Nous y retrouvons Mullon qui nous parle de ses 4 000 infirmières à placer.

Je vais me décider pour cette œuvre anti-tuberculeuse, puisqu’il faut que la vie de guerre prenne fin.

Samedi 22 février

Les nouvelles de Clémenceau sont mauvaises. Thé chez les Guillelmon.

Lundi 24 février

Clémenceau va mieux, on est maintenant à peu près sûr de le sauver.

Thé chez Julie avec le patron tout seul, d’abord, ce qui est bien plus agréable. Il m’apprend que Mme Viellard et Mlle Roch ont toutes deux la médaille de la reconnaissance française ; seulement la citation de l’une est inférieure à son mérite, et celle de l’autre est pleine, non seulement d’exagération mais encore d’inexactitudes. Aussi je ne perds pas une aussi belle occasion de m’indigner.

Viennent ensuite Combourg et Bourdeau que je n’ai pas revues depuis Bouleuse. Nous reparlons de Prouilly et des vieux souvenirs communs ; on attend Fouilhoux qui ne vient pas.

Avant d’aller chez Julie, je suis allée voir les Haas. Le Dr allait m’écrire pour me parler des infirmières visiteuses qu’il m’aurait conseillé vivement.

Il s’apprête à déménager de Belfort et viendra me voir à Colmar.

Jeudi 27 février

Je vais déjeuner chez Mme Béha, devenue riche ! Mais qui est toujours la même excellente personne. Là aussi nous remuons de vieux souvenirs et Belfort a la première place.

Samedi 1er mars

Thé d’adieux chez Julie avec le ménage H.. J’y retrouve avec plaisir Ferrier, Régnier et le lieutenant de Seyne.

Dimanche 2 mars

Départ le soir dans un train bondé ; nuit bien désagréable.

Lundi 3 mars

Arrivée exacte à Belfort, mais retard énorme à Mulhouse ; heureusement que j’ai du temps devant moi. Vu en passant Petit-Croix, Altkirch bien démolis. Puis Cernay, Thann et la chère vallée jusqu’à Krüth. Malgré un peu de retard, j’ai largement le temps d’arrêt nécessaire. Visite du cimetière, seule pour la première fois, aussi mon émotion n’en est-elle que plus profonde.

Rencontre dans le train du lieutenant Collin et de sa femme.

Arrivée à Colmar avec bien de la joie ; ce voyage a été bien fatigant et l’arrêt à Krüth bien émouvant.

Malheureusement, je ne retrouve Renée que pour la perdre bientôt. Legrand est parti, c’est son aide qui fait tout le service.

Mardi 4 mars

Départ de Renée que j’accompagne à la gare avec le Dr Dufour, le dernier survivant de l’auto-chir. Nous sommes en retard et la précipitation supprime l’émotion des derniers adieux. Et pourtant cette fois, c’est bien la dernière séparation ; notre vie de guerre est finie et jamais plus nous ne serons ensemble comme depuis près de cinq ans ! Je puis bien dire la phrase de l’ACA « je suis toute seule ».

Arrivée d’une infirmière Villette, qui se trouve être Mme de Beaulieu. C’est assez drôle de la retrouver ici, j’aurai plaisir à la revoir ; elle vient pour les œuvres sociales.

Mercredi 5 mars

Je reprends le service sérieusement, Govy est vraiment très gentil ; le caporal est au pli et tout va à merveille.

Visite d’inspection de Mlle d’Haussonville ; elle prend le thé avec nous et Madame de Beaulieu, très aimables toutes deux.

Mlle de Villette désire enlever Sœur Marthe pour ses œuvres et celle-ci ne demande pas mieux. Comme ça ne sera que pour avril, cela m’est à peu près égal.

M. Dufour ne va pas et souffre horriblement d’une sinusite. Il est tellement mal que je le fais coucher dans une chambre d’officier et passe la nuit presque entière auprès de lui.

Jeudi 6 mars

Dufour est sérieusement pris et hospitalisé aux officiers ; Mlle Roch s’occupe de lui, mais je lui fais de longues visites.

On commence à reprendre les habitudes administratives du temps de paix, changement dans les paperasses ; rien n’en marche mieux, bien entendu.

M. Barr, retour de Lille où il a trouvé son intérieur dévasté, vient nous annoncer l’inspection de Ruott pour demain.

Mlle d’Haussonville visite tous les services qu’elle trouve bien.

Vendredi 7 mars

Inspection de Ruott qui s’occupe surtout des malades. Il est correct mais très froid, pas désagréable en somme ; il ne manifeste aucune opinion sur la tenue des services ; le médecin adjoint paraît tout trouver bien.

Rangements et travail toute la journée.

M. Dufour commence à aller mieux.

Samedi 8 mars

Il fait un temps splendide et nous demandons à M. Govy de nous donner congé pour l’après-midi. Les Viarmé et moi prenons après déjeuner le train pour Eguisheim et après 1 heure d’ascension arrivons aux trois tours ; elles sont belles et nous ne sommes pas déçues. Nous continuons par la montagne et atteignons le Hohlandsburg, vieux château dont les ruines sont fort belles et situé d’une façon incomparable. Vue sur toute la plaine d’Alsace, la Forêt Noire, les Vosges et la vallée de Munster ; les montagnes sont d’un bleu merveilleux et j’ai rarement vu un plus beau paysage. Nous avons du mal à repartir pour Plixburg où la vue est moins belle et les ruines moins intéressantes, mais qui est quand même bien situé. Retour à Wintzenheim où nous avons la chance de retrouver le petit train qui nous ramène à Colmar, bien contentes de notre journée. Nous n’avons plus idée que de recommencer et échaffaudons les projets, col du Bonhomme, Ste Odile, qui sait si je pourrai les réaliser.

Dimanche 9 mars

Incident de Spa ; les Allemands refusent de livrer leur flotte de commerce, les négociations sont rompues ; cela n’émeut personne ; il faudra bien qu’ils cèdent.

En causant avec M. Dufour, je découvre qu’il a beaucoup connu Paul en 1915 ; ils étaient ensemble dans la vallée de Guebwiller après l’Hartmannswillerkopf. Cela me le rend encore plus sympathique.

Mlle Morsch vient prendre le thé avec nous.

Circulaire remettant les infres de CR à la disposition de leurs sociétés, au moment de la fermeture de leur formation. Le médecin-chef a écrit au dessous : Il ne peut en être question pour l’hôpital de Colmar. — C’est quand même notre liberté, et je crains moins de difficultés quand j’annoncerai mon départ.

Lundi 10 mars

Ruott fait envoyer ses félicitations pour la tenue des services de l’hôpital. Ça fait toujours plaisir.

J’apprends que Fouilhoux est à Mayence.

Mardi 11 mars

Il fait un temps idéal et les Vosges sont plus belles que jamais. Comme Paris paraîtra horrible.

Bridge avec Dufour et un lieutenant soigné ici. Nous faisons une cagnotte que l’on « mangera ».

Mercredi 12 mars

Le chirurgien qui devait remplacer Govy ne vient plus ; c’est Ruott qui fera les choses graves. Ce sera bien difficile de compter sur lui et pour commencer nous avons un entrant sérieux d’un coup de pieds de cheval dans le ventre.

Jeudi 13 mars

On attend Ruott toute la journée pour rien et les opérés ne sont pas très contents. Cela arrivera sans doute souvent.

Julie m’écrit qu’elle a vu Baba retour de Mayence ; il y aura peut-être là-bas une place pour Mlle Roch.

Dufour est nommé à Strasbourg et nous quittera dans quelques jours.

Vendredi 14 mars

Notre malade ne va pas du tout, on hésite à l’opérer ; consultations variées ; enfin on va chercher Ruott, seulement celui-ci est parti hier en permission exceptionnelle de 8 jours. On finit par téléphoner à Strasbourg pour avoir un chirurgien. Quelle organisation ! Le chirurgien, un militaire, arrive à 10 heures et opère tout de suite ; c’est moi qui donne l’anesthésie, ce qui ne me plaît qu’à moitié ; heureusement que tout marche très bien. Le pauvre homme est très mal et meurt dans la nuit.

Samedi 15 mars

Mlle de Villette reçoit de mauvaises nouvelles de sa mère, et est forcée de partir. Nous organisons ensemble les détails de mon remplacement que l’on confiera à Mlle de la Mairie. Mais elle aimerait me voir prolonger mon séjour le plus possible pour qu’il n’y ait pas trop d’interruption entre mon départ et son retour. Je lui promets de rester jusqu’au 30 ; le stage commençant le 1er avril, je ne puis tarder davantage.

Le voyage à Kruth est toujours fixé au 26. Mme Federlin à qui j’avais écrit, me répond qu’elle nous attend. Il ne manque plus que les dernières nouvelles de Renée.

Encore un entrant grave et une opération de nuit pour un blessé par grenade. Cela rappelle les nuits de guerre.

Dimanche 16 mars

En allant à la messe, je suis étonnée de retrouver notre blessé vivant ; il est encore bien mal et ne s’en tirera probablement pas.

Renée m’écrit qu’elle sera accompagnée de Mme Klein qui a aussi un fils à Kruth. J’aime autant qu’elle ne voyage pas seule.

Dufour et l’officier montent goûter avec nous et M. Govy ; nous mangeons tous les gâteaux de la cagnotte et c’est aussi le goûter d’adieux de Dufour qui est bien cette fois le dernier survivant de l’autochir.

C’est à mon tour de veiller et le blessé est si mal qu’il faut passer toute la nuit. Cela fait la 3e de suite. Je commence à être un peu fatiguée.

Derniers adieux de Dufour qui me charge de son piano pour le donner à un foyer du soldat. Il compte d’ailleurs revenir avant mon départ. Tout le monde le regrette et nous espérons le revoir à Paris.

Lundi 17 mars

Courses dans Colmar, goûter à la Goutte de lait avec Mme de Beaulieu. C’est joli et bien installé.

Je vais annoncer mon départ au médecin-chef qui a l’air assez surpris, mais qui ne me cherche pas à me retenir. Beaucoup de compliments et de bonnes paroles, mais pas de promesses pour ma remplaçante. Il voudrait mettre une U. F. F. et garder deux infres aux officiers. Je n’insiste pas, me réservant d’en parler à M. Barr, quand je lui annoncerai mon départ.

L’incident de Spa est réglé ; les Allemands cèdent mais que tout cela est donc long.

Mardi 18 mars

Arrivée de M. de Warren qui cherche sa belle-mère. Je ne le reconnais pas d’abord, puis nous parlons de Gérardmer et de Renée qu’il manque de si peu.

Inspection du supérieur de Ruott, Prost-Maréchal, de Strasbourg ; on lui annonce mon départ, regrets polis pour la défection des « têtes de colonne » comme il dit.

Une surprise, le médecin adjoint de Ruott, Boyer, m’annonce qu’ils ont reçu à la direction une proposition de citation pour moi. Je lui réponds que je le sais. C’est tout, mais pourquoi m’en parle-t-il après 3 mois !

Jeudi 20 mars

Après plusieurs visites inutiles, je finis par trouver le médecin principal à son bureau pour lui parler officiellement de mon départ et de mon remplacement. Heureusement, il est de mon avis et ne veut ni mélange de Sociétés, ni deux infirmières aux officiers ; ce sera donc Mlle de la Mairie qui me remplacera et elle viendra prendre le service le 25 ou le 27.

Il me parle très gentiment de mon départ et dit me regretter.

Quant à la proposition de C de G dont il ne m’avait jamais dit un mot, il paraît que Ruott vient de la retourner en refusant de la transmettre, sous prétexte que les événements de Champagne sont trop anciens. M. Barr, qui est vraiment très chic, a refait une nouvelle proposition par Prost-Maréchal.

H. perd son père[9] ; je lui écris vite un mot.

On ferme l’hôpital de Ste Anne, et tout revient chez nous.

Vendredi 21 mars

Notre chef de service a le cafard et tout se ressent de sa mauvaise humeur. On travaille à force toute l’après-midi.

Le voyage de Kruth reste fixé au 26, j’irai prendre Renée à Mulhouse et la laisserai chez les Federlin puisque je ne puis rentrer avec elle.

Je reçois un mot de Mme Béha de passage à Colmar, et vais la voir dans une vieille maison alsacienne. Nous rappelons les souvenirs de Belfort où nous nous donnions rendez-vous ici. Voilà notre désir réalisé !

Samedi 22 mars

Je n’y comprends plus rien ; voilà M. Boyer qui vient m’annoncer que ma proposition partira dans la journée. Je la croyais enterrée !

Conversation avec le médecin-chef qui était au début de la guerre à la 10e Division de cavalerie. Il a connu Paul et Lelong à Limoges puis en campagne. Il fait tant de phrases qu’on ne sait jamais jusqu’à quel point tout cela est vrai.

Départ de sœur Marthe ; sœur Jenny a un congé de 10 jours, après on se débrouillera sans moi.

Dimanche 23 mars

Visite du Gal Mourier qui m’annonce que ma proposition est partie hier par les soins de l’armée.

Ensuite inspection de Ruott qui projette plusieurs opérations pour la fin de la semaine ; il est beaucoup plus aimable que la première fois et me parle de Liaison.

Puis c’est M. Barr qui me dit que contrairement à ses intentions Ruott a fait partir ma proposition et qu’il en est bien content. Il a mis tant de cœur dans toute cette affaire que je l’en remercie avec une réelle émotion.

Le médecin-chef vient enfin terminer la série ; à l’en croire, il a tout fait et enguirlande cela de phrases sans fin. Le malheur est que je n’en crois rien, mais que s’est-il passé tout d’un coup !

Lundi 24 mars

Nous attendions ce matin la visite du Gal Gouraud, mais au dernier moment, il fait dire qu’il ne vient pas.

Après déjeuner je vais au cimetière avec Mlle Morsch. J’ai rarement vu les Vosges aussi belles, d’un bleu merveilleux et nous voyons distinctement la Forêt-Noire et sa neige.

Visite au monument de Bartholdi mis en place solennellement hier, il est plus beau comme idée que comme exécution ; un bras qui sort d’un tombeau entrouvert pour saisir l’épée de la revanche.

Nous allons ensuite sur la tombe de M. Dubourdieu, pour la dernière fois avant mon départ. Le cimetière est mieux entretenu et me paraît moins triste ; mais quelle mort pénible et combien cela a fait de peine à tous.

Mardi 25 mars

Visite de Gouraud ; il vient à la salle d’opérations comme j’y travaille avec M. Govy. Présentations, saluts, le médecin-chef et l’adjoint de Ruott lui parlent à mi-voix de la proposition qui lui a été soumise et il me questionne très aimablement sur la Champagne et ce que j’ai fait depuis le début de la guerre. C’est un beau type de héros avec sa manche pendante et son regard clair qui vous transperce.

Une nouvelle un peu inquiétante, la Hongrie a passé au bolchevisme, et l’on se demande l’influence que cela aura sur le traité de paix.

J’hésite à partir ce soir pour Mulhouse quand une dépêche de Renée m’apprend qu’elle n’y arrivera que demain matin.

Mercredi 26 mars

Départ de bonne heure pour Mulhouse ; le train de Belfort n’a pas de retard et je trouve Renée et Mme K. à l’arrivée.

Installation à l’hôtel, courses, déjeuner au Central, ce qui me rappelle les débuts de notre séjour en Alsace.

Train pour Kruth ; belle vue sur l’Hartmann, toute la vallée, nous longeons le joli cimetière de Moosch où dort Paul Acker et arrivons avec une heure de retard et par une pluie de déluge. Mme K. nous quitte et je conduis Renée sur la tombe de Paul que je retrouve toujours avec la même émotion. C’est la dernière fois que j’y viens de ma vie d’infirmière, et cette pensée me fait un profond chagrin. Le retard du train nous force à écourter notre visite et nous repartons pour Wesserling.

Les Federlin me racontent avec quelle joie ils ont retrouvé leurs familles et l’enthousiasme de tous à l’idée d’être enfin Français. C’était vraiment l’amour de la France qui débordait de tous les cœurs.

Je ne puis rester que deux heures et reprends le train pour Colmar en leur laissant Renée qui retournera à Kruth demain.

Jeudi 27 mars

Lettre de Renée, la dernière de la guerre ; elle comprend bien mes sentiments au moment de quitter cette vie d’infirmière à laquelle nous nous sommes données pendant près de 5 ans, avec tout notre cœur.

Lettre d’H. en réponse à la mienne ; il me demande si je ne vais pas bientôt revenir.

Une tuile ; une nouvelle S B M arrive, imposée par le grand manitou Prost-Maréchal, pour le service de chirurgie. Il n’y a vraiment pas de place pour elle et je ne sais qu’en faire ; mais il n’y a pas à discuter et il faut la caser quand même. J’enlève une salle à une des Viarmé pour la lui donner, ce qui ne va pas sans soulever quelques critiques. Mlle Roch en a par dessus la tête de toutes ces invasions successives. Le service ne sera pas bien agréable, moi partie.

Mlle de la Mairie est venue aujourd’hui pour la première fois ; je la mets au courant toute la journée. S’il fait beau demain, je lui confierai la maison et irai au col du Bonhomme avec les Viarmé.

Je porte mon livret à signer au médecin-chef ; les dernières notes de guerre, que cela est donc triste.

Vendredi 28 mars 1919

C’est bien cette fois mon dernier cahier de campagne que j’ouvre à la veille de ma rentrée dans la vie civile. Je le fermerai le jour où l’on signera la paix. Quels souvenirs dans ces cinq ans de guerre, quel deuil, mais surtout quelle gloire, quelle fierté et quel amour pour le pays.

Je continue le service jusqu’au bout. Surprise de voir un nouveau chirurgien, celui qui est venu de Strasbourg pour opérer de nuit. Il prend le service et M. Gouy ira en médecine. M. Barr s’en va aussi, nommé médecin-chef de la place de Tours ; cela fait bien des bouleversements ; on sent que tout va se réorganiser comme en temps de paix ; je ne crois pas que les infirmières restent bien longtemps ici.

Malheureusement cela nous fait rater notre promenade au Col du Bonhomme, ce qui est désolant ; je n’aurai pu exécuter aucun de mes projets.

Courtes promenades d’adieux dans le cher vieux Colmar, visite à Mme de Beaulieu.

Julie écrit à Mlle Roch qu’elle partira bientôt en Bochie.

Samedi 29 mars

Ma dernière journée de service, que c’est triste ! Je fais la visite avec le nouveau chirurgien, puis je le laisse avec Mlle de la Mairie et vais servir la dernière opération de Gouy. Nous finirons de travailler ensemble.

À 5 heures, goûter d’adieux aux infirmières ; elles sont toutes fort gentilles, mais cela n’a rien de bien gai.

Dimanche 30 mars

Ma dernière messe de guerre !

Derniers préparatifs. Visite d’adieux à M. Barr ; il me dit des choses tout à fait charmantes et nous sommes un peu émus tous les deux. Quelle page il a mise sur mon livret.

Tournée d’adieux à tous ; le médecin-chef, Govy, Algarrou, les malades, le personnel, mes compagnes.

C’est un vrai brisement que de s’arracher à tout cela. Quelle place cette guerre aura tenu dans ma vie ; je regrette que ma Croix de Guerre ne soit pas arrivée, puisqu’elle est sûre.

Il neige avec violence et c’est un vrai spectacle d’hiver qui sera le dernier que j’aurai vu.

L’auto patine, c’est tout juste si je ne manque pas le train, comme mes bagages qui restent sur le quai de Colmar. La précipitation du départ supprime l’émotion des adieux.

Elle est réservée pour le voyage, celui du retour qui me ramène à la vie civile quittée voilà près de 5 ans. Tout le monde croyait que je partais pour quelques mois à peine.

Malgré les angoisses et le terrible deuil, quelles belles années de gloire et quel immense bonheur que cette victoire de revanche.

Vendredi 18 avril

Arrivée de ma citation et de ma croix de guerre.

Mardi 6 mai

Goûter chez Julie avec Renée et H. à qui j’avais demandé de me remettre ma croix de guerre. Il l’a fait de façon charmante, avec beaucoup d’amitié et même un peu d’émotion. Après, nous nous sommes embrassés, comme c’était de rigueur. C’est un ami bien sincère ; nous étions bien heureux tous les quatre.

Pourquoi Paul ne m’a-t-il pas vu ce ruban que nous aurions porté tous les deux.

Mercredi 7 mai

Remise aux délégués allemands à Versailles, des conditions de paix.

Lundi 23 juin

Je dîne chez les Haas ; à 7 heures sirènes, canon : un moment d’inquiétude d’abord, puis les explications ; c’est fini, ils ont signé.

Je suis bouleversée, presque comme au jour de l’armistice. Cette paix est-elle celle que nous méritions ?

Samedi 28 juin

Signature à Versailles, dans la galerie des Glaces, pour la revanche de 1870. Cette revanche à laquelle j’ai toujours cru depuis que je suis en âge de penser quelque chose.

Lundi 14 juillet

D’abord la veillée des morts, devant ce cénotaphe bête, mais devenu grand quand même par ce que nous lui donnons de nous-même. Je voudrais à la foule plus de recueillement.

Le matin longue attente devant la Madeleine, puis place de choix sur la chaussée même avec Liaison et Bourdeau, deux de Prouilly. Je regrette d’être séparée de mes amies. Avoir fait ensemble toute la guerre et ne pas être réunies, quand le jour de gloire est arrivé.

Défilé : le bon père Joffre qui m’a tant impressionnée à Belfort ; Foch pâle et rigide, les Alliés et nos chers Français, le colonel Lauth, le général de Pouydraguin, et presque à la fin, pour que ce soit pour moi le plus important et le dernier souvenir, les chasseurs. Ce sont eux qui pour moi ont rempli toute la guerre. Quelle fierté intense de me dire que le plus aimé de tous a servi à conquérir tant de gloire pour le pays.

Je termine ici ce journal commencé il y a cinq ans ; cette fois, la guerre est bien finie.

Vive la France !
  1. [1] ; Ruines de Ribeauvillé ; NdÉ.
  2. [2] ; Village de Turckheim ; NdÉ.
  3. [3] ; Kaysersberg, pont fortifié sur la Weiss ; NdÉ.
  4. [4] ; Col du Bonhomme ; NdÉ.
  5. [5] ; Le lac de Longemer est un lac de barrage morainique, formé par des amas rocheux d’origine glaciaire, traversé par la Vologne. Il s’étire sur plus de 76 ha dans le sens de la vallée. Ses dimensions maximales sont de 1 950 m de longueur sur 550 m de largeur. Sa profondeur dépasse 30 mètres ; NdÉ.
  6. [6] ; Le lac de Retournemer est situé dans le département des Vosges, sur la commune de Xonrupt-Longemer. C’est un lac naturel né d’un surcreusement d’origine glaciaire dans la roche granitique ; NdÉ.
  7. [7] ; Une langue macaronique […] est une langue inventée au XVe siècle en Italie, pour écrire des poésies. Cette langue est composée de mots de la langue maternelle de l’auteur auxquels on ajoute une syntaxe et des terminaisons latines ; NdÉ.
  8. Le 19 février 1919, l’anarchiste Émile Cottin (voir sa page wikipedia) fait feu sur l’automobile de Georges Clémenceau et le blesse. Condamné à la peine de mort, il est gracié à la demande de Clémenceau et s’engagera dans une colonne anarchiste durant la guerre d’Espagne, où il se fera tué. NdÉ.
  9. Le père de Paul Hallopeau est François Henri Hallopeau (1842-1919), dermatologue renommé ; NdÉ.