Carnets de guerre d’Adrienne Durville/05-15

Samedi 1er mai

Nous pouvons espérer garder le docteur ; il a un tel regret de quitter ses ambulances qu’il tâchera d’aller le plus possible ; mais il est bien fatigué.

Le communiqué annonce le bombardement de Dunkerque ; par où cela a-t-il pu se faire ? si c’est par mer, que fait la flotte anglaise ?

Julie est tristement impressionnée par la mort d’un de ses meilleurs amis, lieutenant de vaisseau à bord du Gambetta ! Tous les officiers se sont laissés engloutir en criant « Vive la France » c’est vraiment très beau[1].

Courses ; achat d’une ombrelle, le soleil nous cuit ; rencontre de Keller.

Thé dans le jardin, visite de Petit qui vient faire de la musique avec Mlle Pichot.

Le capitaine Keller vient prendre le thé en attendant son auto ; il n’est pas d’avis que nous allions à Sentheim où il n’y a rien à faire ; ce sera bon pour le moment de l’action, mais quand ? Impossible de prévoir si on marchera ou non par ici ; tout est prêt pour l’attaque, on n’attend que des ordres qui peuvent ne jamais venir.

L’attaque en Champagne a échoué, celle des Éparges aussi ; on fait bien reculer les Allemands, mais on ne peut arriver à percer leurs lignes ; cela peut durer encore longtemps.

Renseignements sur le bombardement de Dunkerque ; il a eu lieu avec d’énormes pièces autrichiennes, de 380 ayant une portée de 36 kilom.. C’est énorme. Avec ce système, il n’y a aucune raison pour que nous ne le soyons pas un jour ; les lignes Allemandes n’étant qu’à moins de 25 kilom. de Belfort.

Le bruit court que nous aurons demain une nouvelle visite de Taube ; comme nos aviateurs déploient une activité formidable, on veut essayer de les arrêter. Il y a un Zeppelin à Mulhouse tout prêt à venir nous cribler. Nous verrons si cela est vrai.

Dimanche 2 mai

Messe à 7 heures à St Christophe ; pas le moindre Taube ; matinée calme.

À midi, arrivée inattendue de Paul amené par M. Béha ; nous étions à déjeuner dehors quand ils sont arrivés ; je ne fais qu’un bond et cours dans ses bras, au grand ahurissement de tous mes soldats, mais voilà qui m’était bien égal. Je l’ai trouvé fatigué et blanchi ; ce n’est pas étonnant après les effroyables semaines qu’il vient de passer. Ils ont déjeuné dans le jardin, après nous, puisque nous ne les attendions pas. Paul a tout de suite reconnu Schaeffer, un de ses anciens chasseurs et a été lui serrer la main, à la grande joie de celui-ci. Presque tout de suite après déjeuner, Renée, Julie, Mlles  P. et B. sont parties pour Morvillars, Mme Béha a suivi son mari et j’ai pu rester seule toute la journée avec Paul ; Beaurieux est venu cinq minutes, j’ai pu les présenter l’un à l’autre, je suis contente qu’ils se connaissent.

Nous avons passé ensemble quelques bien bonnes heures, nous communiquant les nouvelles reçues de la famille si loin et lui me racontant ses derniers combats. Il a fait des choses merveilleuses que je devine plus qu’il ne me les dit. Combien ont déjà la croix qui l’ont moins mérité que lui ; mais on se dévoue et l’on se sacrifie pour la patrie et l’honneur, sans arrière-pensée de récompense. Je comprends qu’une grande tension nerveuse subsiste pendant quelque temps à la suite d’aussi terribles journées ; Dieu nous l’a protégé, et il n’a pas une égratignure. Il est probable qu’il ne retournera pas à l’Hartmann, mais au ballon de Guebwiller. Si c’est possible, il reviendra m’embrasser avant de remonter.

Nous faisons quelques courses ensemble, prenons le thé en tête-à-tête, puis c’est l’heure de la séparation, toujours bien triste et pénible, mais cette fois avec l’espoir de nous revoir bientôt si c’est possible.

M. Béha est vraiment très chic, et je lui ai une grande reconnaissance ; j’écris vite des nouvelles à Paris.

Le soir, lettre de Fernand, assez pessimiste, comme toujours. Le pauvre petit Bernard ne va pas, Mme Amiot va l’emmener à Bresles et Marguerite ira à Noisy-le-Sec ; toujours des combinaisons hétéroclites.

Lundi 3 mai

Courses pour Paul, soins. M. Béha vient nous dire adieu, je le remercie encore de la joie qu’il m’a procurée.

Beaurieux a raconté qu’à la visite de Hassler, le Gal Cordonnier l’avait prévenu qu’il avait sous la main des infirmières pour la marche en avant ; Hassler aurait dit que ce n’était pas très régulier ; À quoi Cordonnier répondit qu’il s’en f… ; qu’il avait la chance d’avoir sous la main une équipe remarquable et qu’il voulait qu’on en profite. C’est toujours assez agréable de savoir cela.

Nous passons la journée au jardin, sans aucune visite, par extraordinaire. Vers 5 heures, on entend le canon, sans interruption jusqu’à la nuit. Les renseignements de l’aumônier, toujours assez suspects comme exactitude, disent que c’est à Sentheim et à Morswiller.

Mardi 4 mai

Pluie, orage ; le docteur écrit sa lettre de démission à Landouzy ; nous allons bien le regretter.

Arrivée de Mme Béha. Quelques renseignements intéressants : les Allemands sont furieux de ce que nous épargnions les villes d’Alsace, cela leur prouve que nous comptons l’avoir sûrement. Nos avions ont fait de très bonne besogne à Fribourg et surtout à Bollweiler où ils ont détruit la voie ferrée ce qui a interrompu les communications entre Colmar et Mulhouse. À Lutterbach, les Allemands installent une immense plate-forme bétonnée. Serait-ce pour installer un gros canon comme celui qui a bombardé Dunkerque ?

Lettre de M. de Nanteuil ; il a enfin la possibilité de quitter les forges et va probablement avoir un poste plus actif. L’Italie a signé l’accord le 26 avril ; elle a un délai d’un mois pour ses préparatifs.

Mercredi 5 mai

Pour la première fois depuis bien longtemps aucun départ pour l’arrière.

Visite de Mme Ihler, le Dr Petit, Beaurieux, qui a télégraphié à la personne qui devait lui amener sa femme de ne pas entreprendre le voyage devenu trop dangereux ; puis le Gal Lecomte qui nous apprend qu’à Illfurth est installé un gros canon pour nous bombarder.

Tout le monde parle de ce bombardement ; cela aura peut-être le résultat de faire fuir un tas de gens encombrants.

Jeudi 6 mai

Visite de Landouzy, à peu près aimable, qui vient voir les ambulances pour pouvoir remplacer le Dr Ihler ; je crois que celui-ci nous restera et que le Dr Haas ira chez Julie.

Courses ; nous faisons calfeutrer tous nos volets, tout devant être plongé dans l’obscurité à 8 heures du soir ; voilà trois soirs de suite que nous nous faisons attraper ; les consignes sont d’une sévérité inouïe ; le plus petit rayon de lumière ne doit pas passer.

Tout cela en prévision de Taubes qui ne peuvent plus arriver depuis que l’escadrille de Fontaine les arrête au passage.

Visite de M. et Mme Ch. Viellard, de l’abbé Raison, du Dr Petit, et de Mme Zeller.

Départ de 4 malades pour leur dépôt ; nous regrettons Valarié, ici depuis plus de deux mois.

On continue à parler de ce bombardement cela devient fastidieux ; on le verra bien quand il arrivera.

Vendredi 7 mai

Soins toute la matinée ; arrivée d’un malade ; séance de musique toute l’après-midi ; pendant ce temps, je travaille dans le jardin au milieu de nos hommes.

Lettres de F. ; Bernard est bien malade.

Samedi 8 mai

Arrivée de onze malades ; soins, travail dans le jardin. Pas de nouvelle militaire intéressante ; on ne parle que de l’Italie. Thé chez Ihler.

Dimanche 9 mai

Messe à St Christophe ; soins ; promenade dans le bois d’Arsot par un temps splendide avec le Dr P. Julie et Mlle Pichot ; déjeuner avec Bachelard.

La grande nouvelle du jour est la perte du Lusitania coulé par un sous-marin allemand, 1 500 victimes[2] ; c’est effroyable, mais cela va peut-être faire marcher l’Amérique.

Nous apprenons le départ du Gal Cordonnier, nommé à un commandement de corps d’armée ; où, nous n’en savons rien, mais c’est bien ennuyeux pour nous.

Lundi 10 mai

Soins toute la matinée ; grande séance de vidange de 6 h. du matin à 7 h. du soir ; c’est un évènement dont on se souviendra !

Cordonnier est parti ce matin pour Commercy ; on ne sait encore ce que deviendra l’état-major. La 6e division de cavalerie quitte l’Alsace pour une destination inconnue ; on parle vaguement du départ de la 10e. Tout cela indique de façon bien nette que tout projet d’offensive par ici est abandonné.

L’Italie a l’air de marcher ; on parle des environs du 20.

Canonnade au loin toute la matinée, l’après-midi, grosses détonations ; cela provient de la pièce de 240 installée près de Pérouse, qui fait des essais.

Départ de Péon ; le pauvre garçon pleure comme un bébé ; nous ne pouvons le consoler ; voilà près de quatre mois qu’il est ici, et il est si malheureux ; quelle belle nature et avec quel courage il supporte son terrible isolement.

J’écris à Paul par M. Béha.

Bernard est un peu mieux.

Mardi 11 mai

Retour de Péon qui ne rejoint que demain, il passe la journée ici, mais il a une nouvelle crise de désespoir quand il lui faut partir pour de bon. Il a tellement l’air d’un enfant que nous l’embrassons sur le front, comme un bébé ; c’est la première fois que cela nous arrive, ce sera sans doute la dernière.

Départ de Mme Béha ; je lui donne des lettres.

Nous avons avancé de 4 kilom. près d’Arras ; c’est le plus que l’on ait fait depuis la bataille de la Marne ; la percée aura-t-elle lieu là-haut ?

Lettre de Chambéry, Renée me demande de faire entrer à Belfort une femme d’officier de Limoges qui veut venir voir son mari. Comme c’est commode, je ne sais pas du tout comment faire, et je crains de ne pouvoir y arriver.

Mercredi 12 mai

Départ de malades.

Conférence de Landouzy, endormante.

Rencontre de Keller ; c’est le Gal Debeney[3] qui remplacera Cordonnier ; il est très bon soldat, mais beaucoup plus raide dans le service que son prédécesseur. L’affaire d’Arras est très importante, beaucoup plus que ne le disent les communiqués ; tout y marche bien pour nous.

Nous apprenons la mort du lt Ch. de Prémorel, c’est le second.

Jeudi 13 mai

Lettre de Paul qui a quitté la vallée ; il doit être au ballon de Guebwiller.

Messe à St Christophe avec Péon qui ne part que demain.

À 2 h. ½, départ en auto avec Mme Ch. Viellard pour Étueffont où nous allons goûter ; rencontre de Beaurieux ; le Gal est assez dur et défend à ses officiers de mettre les pieds à Belfort, en dehors du service ; nous les verrons plus rarement.

Mme V. est navrée, car il peut la renvoyer de son ambulance. Cela ne présage rien de bon pour nous ; heureusement que nous apprenons que c’est un ami du Gal Lecomte.

Promenade superbe jusqu’à Étueffont ; belle propriété de campagne, parc bien dessiné et bien situé. Nous nous y promenons jusqu’à l’heure du thé. Mme L. Viellard arrive avec le fameux Dr Berger que nous avons déjà vu à Morvillars.

Photographies, puis longue et très intéressante conversation avec le Dr, qui se poursuit encore en auto jusqu’à Belfort.

Il ne croit pas à la fin de la guerre avant un an. Les Allemands ne manquent de rien, ni comme argent, ni comme munitions ; ils ont trouvé le camphre et le caoutchouc artificiels ; il n’y a que le pain qui devient rare et la vie augmente de prix, le peuple commence donc à souffrir de la misère. Quant à l’offensive générale et à la percée, elle peut se faire, mais il faut compter 300 000 morts et un nombre incalculable de blessés ; devant des pertes aussi formidables, on hésite ; le résultat sera le même et coûtera moins cher avec de la patience et du temps. Pour prix de son entrée en scène, l’Italie voulait la Corse, ce qui explique la longueur des négociations, puisqu’il ne pouvait être question de la lui accorder. Nous lui prêtons 4 milliards, 200 000 hommes et autant de canons et de munitions qu’il en faudra. Quant à l’affaire d’Arras, elle marche admirablement, il y a beaucoup de prisonniers ; mais que va-t-on gagner comme terrain.

Vendredi 14 mai

Messe à St Vincent ; journée calme ; quelques entrants. Pluie, vent ; visites de Mme Ihler, Bachelard, et le Dr Petit. Rien de nouveau à Arras.

Samedi 15 mai

Les progrès à Arras continuent lentement ; ce ne sera pas une vraie percée, mais un recul des lignes allemandes, en attendant mieux.

Visite de Mlle Haas, toujours aimable.

Dimanche 16 mai

Messe militaire. Fête de Jeanne d’Arc ; nous donnera-t-elle la victoire prochaine. Tout le monde la demande et l’espère. Visite de Mme Feltin qui nous invite aimablement à déjeuner pour demain.

Après déjeuner, je vais avec Julie et Élisabeth à l’aviation. Les consignes sont si sévères que nous avons toutes les peines du monde à entrer, malgré l’escorte du Dr Castex ; le lt Blin nous attend et nous montre les appareils ; nous pouvons voir et toucher même celui du capit. Happe, qui a fait de si glorieuses expéditions et dont les exploits ont valu à ses passagers la Légion d’Honneur et la médaille militaire. Nous allons ensuite dans le bureau du lt Blin, qui nous montre une série de photos prises en avion et représentant les batteries et les tranchées de Burnhaupt, Aspach, Metzeral, etc. C’est fort intéressant et nous remercions vivement ces messieurs. Pendant ce temps, l’on enterrait un pauvre lieutenant observateur tué d’une balle par un aviateur.

Visite de M. Béha ; il nous propose une excursion à Morteau où il doit aller cette semaine pour le service, mais il ne peut en emmener que deux ; combat de générosité, personne ne veut y aller ; enfin une décision est prise, c’est Jeanne et moi qui irons ; on demandera les permis au Ct Lauth.

Justement il arrive, nous prévenir qu’une remise de décorations aura lieu demain matin sur la place des Trois Sièges ; il nous donnera les permis en même temps.

Un gros ennui pour clore cette bonne journée. Le docteur s’en va décidément et sera remplacé dès demain par le Dr Haas ; nous sommes navrées.

Lundi 17 mai

Nous partons à 9 heures toutes les cinq pour la place où nous retrouvons par hasard le Dr Castex et le lt Blin, Bachelard ; le Ct Lauth nous installe au balcon du cercle militaire où nous voyons merveilleusement toute la cérémonie, fort belle comme toujours. C’est le gouverneur qui décore ; il ne vaut pas Joffre, mais il y a plus de troupes, et le cadre est plus grand.

Sept heureux élus reçoivent la croix ou la médaille, et les régiments défilent devant eux. Quand tout est fini, nous dégringolons sur la place, saluées par le gouverneur, l’état-major, le Gal Lecomte qui nous dit en riant que nous faisons maintenant partie de la hiérarchie militaire, et que les revues ne peuvent se passer de nous !!

Nous rentrons bien vite avec le Dr ; il fait la visite avec son successeur, tout juste aimable, il faudra le mettre au diapason. Pour commencer, il faudra de la souplesse, c’est encore le meilleur moyen avec les hommes ! C’est un bon médecin, sérieux, dévoué, mais qui n’aura pas pour ses malades les petites attentions qu’avait le Dr Ihler.

Comme nous n’y pouvons rien, il faut tâcher d’en tirer le meilleur parti.

Déjeuner chez les Feltin, aimables et distingués ; nous parlons un peu du médecin inspecteur Hassler que nous désirerions voir ; M. Feltin nous l’amènera quand il viendra.

Visite de Beaurieux ; le Gal Debeney a déjà quitté la 57e D.. Il va être remplacé par le Gal Demange, bourru et désagréable, paraît-il.

Contre-visite du Dr Haas, un peu moins sec que ce matin.

Lettre de Renée. Paul a reçu sa citation : le voilà avec la Croix de Guerre, j’en suis bien heureuse. Bernard va mieux et est enfin baptisé. La mort de Eugène Masure est confirmée ; il est tombé en héros, frappé d’une balle au front. Quelle belle mort et comme tout soldat peut l’envier !

Mardi 18 mai

Départ de trois malades dont le sergent Aulanier ; la visite se passe mieux qu’hier, le Dr Haas examine les malades avec beaucoup de soin et de conscience, ne les bouscule pas ; ce n’est pas la gaieté ni les plaisanteries de Ihler, mais il est moins sec que je ne le croyais.

Renée va faire son cours ; je reste avec Julie ; nous sommes fatiguées toutes les deux.

Retour de Mme Béha, elle m’apporte un paquet de Paris.

Mercredi 19 mai

Je me sens décidément mal en train ; j’ai eu la fièvre une partie de la nuit et ai la figure, le cou et les épaules couverts de boutons.

Départ de cinq malades dont Godin et Lyon qui étouffe ses larmes.

Visite de Billot qui nous arrive en débarquant du train. Il est bien content de rentrer et de nous revoir : il dînera et couchera ici.

Arrivée de M. Béha qui vient me prendre pour aller à Morteau avec sa femme ; comme je ne puis bouger, Mlle P. ira à ma place. Il est déjà tard et ils ne rentreront que demain matin.

Contre-visite du Dr ; il reste plus d’une heure à bavarder dans le bureau ; ce n’est déjà plus le même homme qu’au début. Il nous raconte des choses très intéressantes sur la bataille d’Arras où les nôtres ont reçu comme armes des revolvers et des couteaux à crans d’arrêt.

Je me couche, n’en pouvant plus ; par curiosité, je prends ma température, 39 °4.

Jeudi 20 mai

Mauvaise nuit ; 38 ° le matin ; je me lève quand même vers 9 heures pour toutes les paperasses ; comme Jeanne n’est pas là, il faut bien qu’elles soient faites. Le Dr arrive, m’examine et veut m’envoyer dans mon lit ; je tâche de résister, mais devant un ordre formel il n’y a qu’à obéir.

Mme Béha et Jeanne reviennent de Morteau, ravies de leur expédition.

Les nouvelles ne sont pas très intéressantes ; dans un journal allemand, on publie une note disant qu’il ne faudra pas s’étonner s’ils sont forcés d’abandonner une partie des territoires envahis pour envoyer les troupes en Italie, qu’on les reprendra après, etc., etc… Voilà qui serait une bonne nouvelle.

Contre-visite du Dr. J’ai la rougeole ou du moins la rubéole, de la manière la plus bénigne qui soit et il faudra garder le lit et ensuite la chambre pendant quelque temps. cela ne m’amuse pas le moins du monde. J’ai déjà manqué aujourd’hui la conférence du Dr Petit, très intéressante, la visite de Beaurieux et du capne Lelong, les adieux de Billot, les visites de Barrau et de Renihardt.

Vendredi 21 mai

Journée tout entière au lit, cela n’a rien d’amusant malgré les fréquentes visites de mes amies.

L’Italie marche enfin ; voilà la guerre votée ; à quand la déclaration ?

Samedi 22 mai

Cela commence à aller mieux ; je ne suis plus rouge, la fièvre diminue un peu tous les jours, je me lève dans l’après-midi mais suis contente de retrouver mon lit le soir.

Tout le monde a déjeuné chez Julie pour sa fête ; elles dînent toutes ici ce soir ; encore deux bonnes réunions que je manque.

Dimanche 23 mai

Triste jour de Pentecôte ; je ne puis bouger et il fait un temps radieux. Le Dr me permet de me lever toute la journée et me promet la liberté pour dans deux jours. Nous verrons s’il tient parole. Il devient de plus en plus aimable et gentil, et nous n’avons qu’à nous louer de lui. Sa sécheresse des premiers jours n’est plus qu’un souvenir et je crois qu’il sera aussi agréable que possible.

Je lis et j’écris toute la journée.

Lundi 24 mai

Le docteur me promet la liberté pour demain ; je me sens tout à fait remise ; ce n’est que pour éviter la contagion possible que je suis encore enfermée.

Lettre de Chambéry ; Renée doit aller à Grenoble pour une opération ; laquelle ? pourquoi ne m’a t-on rien dit de Paris ?

Trouttet demande à me faire ses adieux. Je le reçois sur le palier ; il me donne la copie de ses vers plus une assez jolie pièce faite pour moi ; c’est très gentil et je le remercie bien.

À 5 heures, toutes les cloches sonnent pour la déclaration de guerre de l’Italie. Quels mufles que ces Italiens ; ce qu’ils font est indigne ; enfin, cela nous servira.

Réponse du Gal Cordonnier, extrêmement aimable ; s’il revient commander par ici, il compte toujours sur nous.

Mardi 25 mai

Réponse de Cordonnier à Julie ; il compte qu’un mouvement va se produire, et que son corps d’armée va redevenir disponible. Dans ce cas, il espère être renvoyé ici pour passer le Rhin.

Le docteur me trouve tout à fait remise et me permet de descendre. Avec quelle joie, je me change complètement et vais retrouver mes soldats. Il y en a des nouveaux, je cause un peu avec tous, tout heureuse de les retrouver.

Journée calme, temps splendide.

Mercredi 26 mai

Départ pour l’arrière de trois malades.

Départ de Julie pour Paris.

Conférence de Bousquet aux Anges, sur l’asepsie et l’antisepsie. Il fait plutôt l’histoire de la chirurgie et trouve le moyen d’être très intéressant.

Aucune nouvelle militaire. Le Q. G. de la Chapelle est transféré à Montreux.

Journée calme, nous restons au jardin avec les malades.

Jeudi 27 mai

Temps superbe ; promenade à l’orée du bois d’Arsot, avec Jeanne, Élisabeth et Mlle Roch.

Visites de Mme Feltin, du Ct Lauth, de Mme Ihler, de Mlle Préault.

Contre-visite du Dr Haas ; il est de plus en plus gentil et nous a avoué très loyalement qu’il était arrivé ici prévenu contre nous ; il était persuadé que nous n’obéissions pas du tout aux règlements, que nous gardions les malades trop longtemps, etc, et il s’apprêtait à batailler et à imposer son autorité de médecin-chef. Il reconnaît aujourd’hui que rien de tout cela n’était vrai et qu’il s’était absolument trompé. Cela explique ses manières si désagréables les deux premiers jours, mais je trouve cet aveu très chic de sa part.

Vendredi 28 mai

Un avion boche vient nous rendre visite ; il lance deux bombes sans aucun résultat ; d’ailleurs nos obus le manquent également.

Par contre 18 des nôtres sont allés bombarder Ludwigshafen et ils ont pu démolir une partie des usines.

La bataille d’Arras reprend ; il y a 40 kil en arrière 32 régiments de cavalerie, tout prêts à la poursuite si la percée se fait.

Samedi 29 mai

Départ de Renée pour Paris ; me voilà infirmière-major ! Soins, rangements toute la journée. Rien de neuf au point de vue militaire.

Dimanche 30 mai

Messe militaire à St Christophe ; soins, rangements.

Visite de Mme Rumilly annoncée par petite Renée. Cette dame, tout à fait charmante, est la belle-mère d’Étienne Dullin que j’ai vu au mariage de Paul. Elle est venue voir son fils, automobiliste à Belfort et Renée lui avait donné mon adresse. Nous avons longuement causé et j’ai été très contente de la connaître.

À 6 heures, je vais avec Mlle Roch chez les Ihler ; le Dr a bien mauvaise mine ; il a l’air enchanté de notre visite.

Le viaduc de Dannemarie vient d’être démoli par les Allemands. Nous l’avions fait sauter au mois d’août, mais depuis déjà longtemps on le reconstruisait, ce qui était bien imprudent avec la proximité des lignes allemandes. Les boches ont attendu patiemment qu’il soit fini, l’inauguration était fixée à demain, et ils l’ont détruit cette nuit avec une grosse pièce de marine. C’est un grand ennui, mais il y a un côté vraiment comique !

On ne voit plus personne de l’É. M.. Que se passe-t-il ? Serait-ce le nouveau général qui les cloître !

Veille jusqu’à 1 heure.

Lundi 31 mai

Soins toute la matinée ; nous recevons l’ordre d’évacuer le plus possible mercredi ; s’attendrait-on à des combats ou est-ce la frousse du gros canon de 380 !

Visite à Mme Obrecht ; sa belle-fille est prisonnière à Colmar avec ses enfants ; ils n’ont aucune nouvelle et sont très inquiets ; M. Ob. a maigri et vieilli de terrible façon.

Nous allons chercher Julie à la gare ; quelques nouvelles : tout a manqué de craquer avec l’Italie : son frère, qui avait le téléphone direct, est allé une nuit réveiller Viviani et Delcassé ; ils ont passé là 24 heures angoissantes ; cela s’est arrangé, grâce à l’intervention du roi et à celle de d’Annunzio qui a monté l’opinion publique. Il aurait lu dans une réunion notre traité avec l’Italie, signé le 26 avril, sauf ratification des chambres, et cela a, paraît-il fait un effet énorme. C’est un beau succès diplomatique !

À Paris, on est assez pessimiste et l’on croit sérieusement à une campagne d’hiver. Qu’ils repassent vite la frontière cela durera ensuite autant qu’il le faudra.

Le Dr H. nous dit ce soir que toutes les permissions aux officiers du front sont supprimées. Va t’on enfin marcher ?

  1. Le croiseur cuirassé Léon Gambetta est coulé par un sous-marin autrichien le 27 avril 1915 en mer Adriatique. NdÉ.
  2. Le paquebot anglais RMS Lusitania est torpillé par un sous-marin allemand le 7 mai 1915 au large de l’Irlande ; NdÉ.
  3. Voir la page wikipedia de Marie-Eugène Debeney ; NdÉ.