Carnets de guerre d’Adrienne Durville/02-15

Lundi 1er février

Opération de Desnoyers, c’est atrocement pénible, le pauvre petit pleure ; il est si faible que l’on se demande s’il pourra résister. Bousquet opère très bien et l’amputation est vite faite.

Nous sommes très occupées ; il y a une vingtaine de blessés et de pansements ; plus tous les malades.

Il neige toujours ; Renée et Mlle Pichot vont à Delle avec M. Th. ; je leur donne une grosse commande de cigarettes que j’enverrai aux chasseurs de Paul.

Pendant leur absence, je retourne à l’hôpital militaire voir Desnoyers. Il est bien pâle.

Visite de Falconet, toujours aimable.

Renée rapporte beaucoup de choses passées en contrebande, le gouverneur n’ayant autorisé que le chocolat ; comme c’est pour les soldats, je n’ai aucun remords.

Mardi 2 février

Soins toute la matinée.

Une grosse surprise ; appelée dans le bureau, j’y trouve Paul. Quelle joie de le voir, pour bien peu de temps malheureusement, car il ne peut rester qu’une demi-heure. Il est nommé commandant de compagnie au 27e bat. de chasseurs alpins dans les Vosges ; sa nomination paraîtra le 25 de ce mois ; il quitte donc l’Alsace, pour remonter plus au nord. Je suis désolée de son départ, trouvant très doux de le sentir si près et d’avoir si facilement de ses nouvelles. Puis ces pauvres alpins sont si éprouvés que cela l’expose encore plus ; nos adieux sont tristes, nous reverrons-nous ?

Mercredi 3 février

Soins toute la journée. Aucune nouvelle militaire intéressante ; un avion allemand vient à Belfort et est immédiatement poursuivi par un des nôtres qui ne peut le rejoindre. Deux bombes sont tombées près de Rethenans sans occasionner de dégâts.

Visite à Desnoyers qui va aussi bien que possible ; à M. Th. couchée avec la grippe.

Jeudi 4 février

Un autre avion vient encore ; on tire sur lui sans résultat.

Soins toute la matinée ; Julie et Renée vont déjeuner à Morvillars ; pendant ce temps le Cap. de Beaurieux vient nous faire ses adieux ; il est nommé à l’état-major du Gal Cordonnier, un nouveau général actif dont on dit le plus grand bien. Il est ravi d’aller enfin sur le front et de faire un service plus intéressant que son travail de bureau. Jusqu’à nouvel ordre, il s’installe à la Chapelle, nous pourrons donc le revoir quelquefois ; je dois lui acheter des gants à Paris et il viendra les chercher jeudi.

Vendredi 5 février

Messe à 6 heures à St Vincent ; soins, course à la gare pour faire préparer ma feuille de route par le commandant.

Après déjeuner, je suis conduite au train par toute la bande ; adieux, recommandations etc, etc.

Voyage peu intéressant et qui me paraît long ; arrivée avec une heure de retard ; je sors par le bureau militaire pendant que Camille me cherche d’un autre côté et nous nous manquons.

Samedi 6 février

Service pour Patrice où je retrouve une partie de la famille ; déjeuner chez ma tante B., visite rue d’Assas, course rue François Ier ; dîner chez les Genest.

Dimanche 7 février

Messe à St Sulpice, visite chez Fernand. Après déjeuner, je vais à la Charité voir le fiancé de Mlle Bertrand, blessé à la bataille de Soissons d’une balle qui lui a cassé le bras ; il va mieux, mais aura besoin d’une longue convalescence.

Lundi 8 février

Courses au B. M. ; je téléphone aux Peupliers, mais on refuse de me recevoir. Je soupçonne fort Mlle Lopez et sa bande de nous avoir desservies toutes les trois auprès de Mlle Génin.

Après déjeuner, je vais à Noisy-le-Sec voir Louis. Quelques nouvelles militaires intéressantes quoique tristes : le système d’espionnage allemand est énorme et il y a des traîtres même parmi les français ce qui est horrible ; Joffre s’apercevait de fuites dans son entourage immédiat et a pu pincer un de ses officiers, d’origine allemande venu en France à l’âge de 8 ans, ayant passé par Polytechnique et l’école de guerre ; j’ai cru comprendre que c’était un juif, ce qui n’a rien d’étonnant ; l’affaire Dreyfus aurait pourtant dû servir de leçon. Ce misérable a été fusillé, ainsi que le chef de gare de Reims qui trahissait également. La trahison toujours, d’un gros bonnet de la Cie du Nord a fait manquer la capture du Kronprinz et d’une partie de son armée, 300 trains étaient garés à Noisy-le-Sec pour ramener les prisonniers. Celui-là aussi a été fusillé et combien d’autres plus obscurs mais tout aussi coupables.

Louis me parle aussi du service de santé, assez criminel pour laisser des trains sanitaires sans médecin et sans soins ; c’est lui et ses camarades qui allaient secourir et remonter ces pauvres malheureux.

Il attend toujours sa place d’officier d’administration.

Mardi 9 février

Courses à l’hôtel de ville, chez Fernand ; visites d’adieu à ma tante et Mme Morel.

Démarche rue F. Ier pour avoir un permis de retour de façon à obtenir une nouvelle feuille de route. Visites de Fernand, L. Genest, les Cuinet, Gauthier, Senac, Boulangé, Durville. Tout le monde veut me dire adieu ; quand me reverra-t-on.

Mercredi 10 février

Adieux à Renée ; Camille me conduit à la gare ; voyage assez long et par le brouillard. Toute la campagne est inondée ; il est compréhensible qu’aucune opération militaire ne puisse avoir lieu dans des conditions pareilles.

À Lure, tout le monde descend pour la visite des papiers ; personne ne peut continuer le voyage sans être bien en règle. À la gare de Belfort, je trouve tout mon monde qui me fait fête et m’accueille avec beaucoup d’amitié, goûter plantureux en mon honneur ; je leur raconte les quelques nouvelles que je sais, et j’apprends que Renée et Julie sont allées dimanche à St Amarin pour la décoration de M. Béha. Je suis navrée d’avoir manqué cela, il m’aurait été si facile de retarder mon voyage de deux jours. La cérémonie a été très émouvante, paraît-il et le retour plein d’aventures ; une panne a immobilisé l’auto de Julie sur une route qu’éclairait le projecteur de Mulhouse et elle aurait pu recevoir un obus ; quant à l’auto de Renée, elle a roulé dans un fossé avec tous ses voyageurs qui n’ont rien eu, heureusement. Dire que j’aurais pu être là, ce n’est vraiment pas de veine.

Après le thé, je fais le tour des salles ; beaucoup de malades sont partis, beaucoup d’arrivés, les anciens me font un accueil touchant et je fais vite connaissance avec les nouveaux. Il en arrive encore le soir, la maison est presque pleine.

Jeudi 11 février

Soins toute la journée.

Un avion allemand vient et jette quelques bombes ; une sur la gare, deux sur l’usine à gaz, une sur le hangar d’aviation ; toutes tombent à côté de l’endroit visé et ne font de mal à personne.

Poincaré doit venir ici demain, les Allemands se sont trompés de jour.

Vendredi 12 février

Visite de Poincaré, il va à l’hôpital militaire et ensuite en Alsace ; nous sommes trop occupées pour chercher à le rencontrer. M. de Beaurieux vient en courant ; je lui donne ses gants, il paraît ravi de son sort. Aucune nouvelle militaire, c’est le calme plat. Je veille à la place de Renée.

Samedi 13 février

Départ de Renée à heures ; nous la conduisons toutes à la gare. Elle est terriblement excitée par la joie de partir.

Je vais voir Desnoyers, il va mieux et espère bientôt nous revenir.

Je veille encore cette nuit.

Dimanche 14 février

Messe à St Christophe où je conduis 6 malades. Soins toute la matinée ; Renée n’étant plus là, il y a beaucoup à faire. M. Th. déjeune avec nous ; son cousin nous surprend à 2 heures ; il vient faire une conférence et reviendra prendre le thé avec nous.

Goûter très gai ; cri du cœur de M. de B. : « Que cela fait donc plaisir de voir des femmes ! ». Nous lui promettons d’aller à la Chapelle un de ses jours lui rendre sa visite. Aucune nouvelle militaire ; nous apprenons seulement qu’un Zeppelin venait sur Belfort vendredi dernier, mais que nos avions l’ont arrêté en route et forcé à rebrousser chemin.

Lundi 15 février

Encore une visite d’avion ; il en vient à chaque instant et l’on n’y fait plus attention.

Lettre de Paul ; son nouveau bataillon lui fait bonne impression, mais il est à réorganiser tant les pertes ont été terribles récemment. J’espère qu’il n’a pas écrit cela à ses parents. Il est bien exposé maintenant, le pauvre petit, que Dieu nous le garde.

Soins toute la journée ; le soir arrivée de malades, je ne sais plus où les mettre et suis forcée de dédoubler des lits pour mettre des matelas par terre ; les lits que l’on nous a enlevés nous manquent bien. Dans le nombre il y a un typhique et un pneumonique qui paraissent sérieusement pris ; de plus, Dumont nous commence une angine phlegmoneuse ; cela promet de l’agrément. Nuit de veille.

Mardi 16 février

Journée de bousculade, impossible de s’arrêter une seconde ; je n’ai pas eu encore autant de mal depuis 6 mois. Il faut soigner 73 malades, surveiller tout et préparer le départ du lendemain.

Nous courons déjeuner chez Julie ; de là, je vais au cours avec elle, puis voir Desnoyers que Bousquet fait évacuer à l’arrière. Le soir, le typhique nous fait un saignement de nez terrible ; pendant que je le soigne avec Mlle P., on vient nous prévenir que Dumont a presque une crise de nerfs à force de souffrance.

Jusqu’à onze heures du soir, nous le soignons. Je finis par me coucher en laissant à Mlle P. une veille pénible en perspective.

Et dire que c’est le mardi gras !

Mercredi 17 février

Messe à 6 heures ; que se passera-t-il d’ici Pâques.

Soins, toilette, départ de 33 malades évacués sur l’arrière ; c’est ahurissant. Quand ils sont partis, on s’occupe des restants ; le typhique va à Rethenans, Kuck part pour Morvillars, on commence à respirer.

L’après-midi, je fais tout réorganiser et remettre nos lits comme ils étaient ; il faudra absolument en trouver quelques autres pour éviter la bousculade de ces jours derniers. Nouvelle crise de Dumont ; cette fois, j’envoie chercher le Dr qui peut lui inciser un abcès placé très loin dans la gorge ; cela le soulage et je vais pouvoir, non pas dormir, mais veiller plus tranquille.

On annonce l’arrivée de 5 divisions de cavalerie ; que de troupes cela va faire en Alsace, et quel massacre quand on recommencera.

Jeudi 18 février

Soins toute la journée, départ de deux malades, cela nous remet à un nombre raisonnable qui permet de respirer en attendant qu’il en arrive de nouveaux.

Rien de neuf au point de vue militaire.

Visite d’avions à Morvillars ; leurs bombes ne font aucun mal.

Vendredi 19 février

Je vais à l’hôpital civil faire radiographier un de nos blessés ; on lui découvre une dizaine d’éclats d’obus dans le coude ; soins toute la matinée.

Cours aux Anges ; Julie dicte un devoir à nos élèves ; on verra ce que cela donnera. Nous allons au devant de Renée qui revient de Paris ; elle me donne de bonnes nouvelles de la rue de Condé, où elle a été ces jours ci, ainsi que des Sénac. Elle n’a pas appris de choses sensationnelles.

Goûter, soins et veille.

Samedi 20 février

Soins toute la matinée ; nous sommes de plus en plus empoisonnées par la présence de Mme X ; et impossible de la faire partir.

Après déjeuner, nous allons corriger les fameux devoirs ; quatre sont bons, quatre mauvais, le reste quelconque.

Goûter avec toute la bande, soins.

Dimanche 21 février

Messe à St Christophe avec 6 malades.

Renée, Julie et M. Th. vont déjeuner à la Chapelle avec le lt Keller et le cap. de B. ; elles sont admirablement reçues par le Gal Cordonnier et tout l’état-major ; le Gal est jeune, plein d’entrain ; il n’a encore eu que des victoires et se promet de continuer en Alsace dès que les ordres d’offensive seront donnés.

Visite du Dr Petit, il prend le thé avec nous et cause de fort agréable façon. Visite de M. Etievant, l’avocat de Cécile ; nous parlons d’elle, de son procès, puis de la guerre et de Belfort. On aurait paraît-il, demandé beaucoup plus de lits ici en prévision du grand coup tant attendu.

Lundi 22 février

Soins toute la matinée ; rien de nouveau au point de vue militaire.

Mardi 23 février

Soins ; nous avons peu à faire après une période de grand surmenage.

Le soir, entendu très nettement l’explosion de trois bombes ; est-ce un aéroplane ?

Mercredi 24 février

On nous annonce l’arrivée du médecin inspecteur principal Hassler qui doit venir ce matin visiter ; grand branle-bas ; tout est en ordre pour le recevoir. Il arrive accompagné de Landouzy qui a l’air aussi renfrogné que le Gal H est aimable ; tout est inspecté et trouvé fort bien. Il nous félicite et nous remercie au nom de la France tout entière, dit-il et des familles de nos soldats pour tout ce que nous faisons. Cela est exprimé en des termes tels et d’une façon si délicate que les larmes me viennent aux yeux. C’est si simple, pourtant, ce que nous faisons !

Je fais remarquer à Landouzy combien nous sommes obéissantes pour les évacuations puisque tout est presque vide ; il daigne sourire et prendre un air presque aimable pour nous dire que le premier convoi de blessés sera pour nous ! Quel ours !

Dans la journée, visite avec Renée à Mme Feltin. Jolie installation, gens aimables et ravis de notre attention.

Repos, couture, soins. Lettre de Renée, les dernières nouvelles de Paul sont du 17.

Jeudi 25 février

Rien de nouveau, la neige tombe, le paysage est superbe, mais cela va encore retarder l’offensive.

Vendredi 26 février

Lettre de Renée qui va décidément mieux. Toujours rien au point de vue militaire. Quelques coups de canon dans la nuit.

Samedi 27 février

Nous attendons vainement l’auto de Mme Viellard qui doit nous emmener déjeuner à Morvillars ; il y a contre ordre.

Hier, enterrement à l’hôpital militaire de Mlle Seiler, infirmière de Dannemarie, morte de la typhoïde à 20 ans. Belle cérémonie, toute militaire, un drapeau sur le cercueil, un piquet de soldats rendant les honneurs. À la Chapelle, discours de l’aumônier, très bien ; au cimetière, discours de Landouzy, encore mieux. Foule ; une masse d’infirmières de toutes les formations. Quel monde et quel genre !

Rencontré Mme Ch. Viellard qui se pare des insignes d’inf. major auxquelles elle n’a aucun droit, n’étant même pas diplômée ! Elle veut se faire envoyer en avant par le Gal Cordonnier, mais cela n’a pas l’air d’aller à son gré.

Toujours rien de nouveau, sauf l’arrivée de 25 malades d’un seul coup.

Dimanche 28 février

Messe à St Christophe ; je commence un rhume formidable, c’est le troisième de l’hiver, cela me paraît exagéré.

Renée et Mlle Bidoux vont à Delle ; elles en rapportent cartes, tabac et chocolat ; tout cela en contrebande ; c’est pour les soldats !

Visite de Bousquet ; toute la bande Marthille est à Zuydcoote depuis 15 jours mais ne doit pas y rester, devant être remplacée par des Anglaises ; leur lettre n’a rien de triomphal !