Carnet d’un inconnu/Seconde Partie/4

Traduction par J.-Wladimir Bienstock et Charles Torquet.
Société du Mercure de France (p. 321-340).

IV

L’EXIL


— Il me semble, colonel, que vous me demandez ce que cela veut dire ? déclama emphatiquement Foma, certainement ravi de la confusion générale. Votre question m’étonne ! Expliquez-moi donc à votre tour comment vous pouvez me regarder en face ? Expliquez-moi encore ce problème psychologique du manque de pudeur chez certains hommes et je m’en irai alors, enrichi d’une nouvelle connaissance relative à la corruption du genre humain.

Mais mon oncle était incapable de répondre ; anéanti, épouvanté, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, il ne pouvait détourner son regard de celui de Foma.

— Mon Dieu ! que d’horreurs ! gémit la demoiselle Pérépélitzina.

— Comprenez-vous, colonel, que vous devez me laisser partir sans autres questions ? Car vraiment, tout homme et âgé que je sois, je commençais à craindre sérieusement pour ma moralité ! Croyez-moi : laissez vos questions ; elles ne pourraient avoir d’autres résultats que votre propre honte !

— Foma ! Foma !… s’écria mon oncle, et des gouttes de sueur perlèrent sur son front.

— Permettez-moi donc, sans plus d’explications, de vous dire quelques mots d’adieu et de vous donner quelques derniers conseils. Ce seront mes ultimes paroles dans votre maison, Yégor Ilitch. Le fait est consommé et il est impossible de le réparer. J’espère que vous savez à quel fait je fais en ce moment allusion. Mais, je vous en supplie à deux genoux, si la dernière étincelle de moralité n’est pas encore éteinte au fond de votre cœur, réprimez l’élan de vos passions ! Si ce feu perfide n’a pas encore embrasé tout l’édifice, éteignez l’incendie !

— Foma, je t’assure que tu te trompes ! protesta mon oncle, se reprenant peu à peu et pressentant avec terreur le dénouement.

— Maîtrisez vos passions ! poursuivit Foma avec la même pompe, comme si mon oncle n’eût rien dit. Luttez contre vous-même : « Si tu veux vaincre le monde, commence par te vaincre toi-même ! Tel est mon principe. Propriétaire foncier, vous devez briller comme un diamant sur vos domaines ; et quel abominable exemple ne donnez-vous pas à vos subordonnés ! Pendant des nuits entières, je priais pour vous, m’efforçant de découvrir votre bonheur. Je n’ai pu le trouver, car le bonheur n’est que dans la vertu...

— Mais c’est impossible, Foma ! interrompit encore mon oncle. Tu te méprends ; tu parles hors de propos...

— Rappelez-vous donc que vous êtes un seigneur, continua Foma sans prêter plus d’attention que devant aux paroles de mon oncle. Ne croyez pas que la paresse et la volupté soient les seuls buts du propriétaire terrien. C’est là une idée néfaste. Ce n’est pas à l’incurie qu’il se doit, mais au souci, au souci devant Dieu, devant le tsar et devant la patrie ! Un seigneur doit travailler, travailler comme le dernier de ses paysans !

— Bon ! vais-je donc labourer aux lieu et place de mes paysans ! grommela Bakhtchéiev. Et cependant, je suis un seigneur...

— Je m’adresse à vous, maintenant, fit-il en se tournant vers Gavrilo et Falaléi qui venaient d’apparaître près de la porte. Aimez vos maîtres et obéissez-leur avec douceur et empressement ; ils vous aimeront en retour… Et vous, colonel, soyez bon et compatissant pour eux. Ce sont aussi des êtres humains créés à l’image de Dieu, des enfants qui vous sont confiés par le tsar et par la patrie. Plus le devoir est grand, plus est grand le mérite !

— Foma Fomitch ! mon ami, que veux-tu donc faire ? cria la générale avec désespoir. Elle était prête à tomber en pâmoison, tant son appréhension était violente.

— Je crois qu’en voilà assez ? conclut Foma sans daigner remarquer la générale. Maintenant, passons aux détails ; ce sont de petites choses, mais indispensables, Yégor Ilitch. Le foin de la prairie de Khariline n’est pas encore fauché. Ne vous laissez pas mettre en retard ; faites-le couper et le plus tôt sera le mieux ; c’est là mon premier conseil.

— Mais, Foma…

— Vous projetez d’abattre une partie de la forêt de Zyrianovski, je le sais. Abstenez-vous-en ; c’est mon deuxième conseil. Conservez les forêts ; elles gardent la terre humide… Il est bien dommage que vous ayez fait aussi tard les semences de printemps, beaucoup trop tard !

— Mais, Foma…

— Mais trêve de paroles ; je ne pourrai tout dire et le temps me manque. Je vous enverrai mes instructions par écrit. Eh bien, adieu ! adieu à tous ! Dieu soit avec vous et qu’il vous bénisse ! Je te bénis, aussi, mon enfant, — dit-il à Ilucha — Dieu te préserve du poison de tes futures passions. Je te bénis aussi, Falaléi, oublie la Kamarinskaïa ! Et vous… vous tous, souvenez-vous de Foma… Allons, Gavrilo ! Aide-moi à monter dans ce chariot, vieillard.

Et Foma se dirigea vers la porte. Poussant un cri aigu, la générale se précipita vers lui.

— Non, Foma ! je ne te laisserai pas partir ainsi ! s’écria mon oncle et, le rejoignant, il le prit par la main.

— Vous voulez donc employer la force ? demanda l’autre avec arrogance.

— Oui, Foma, s’il le faut, j’emploierai la force ! répondit mon oncle tremblant d’émotion. Tu en as trop dit : il faut t’expliquer. Tu as mal compris ma lettre, Foma !

— Votre lettre ? hurla Foma en s’enflammant instantanément, comme s’il n’eût attendu que ces paroles pour faire explosion. — Votre lettre ! La voici, votre lettre ! la voici ! Je la déchire, cette lettre ! Je la piétine, votre lettre ! et, ce faisant, j’accomplis le plus sacré devoir de l’humanité ! Voilà ce que je fais, puisque vous me contraignez à des explications. Voyez ! voyez ! voyez !

Et les fragments de la lettre s’éparpillèrent dans la chambre.

— Foma, criait mon oncle en pâlissant de plus en plus, je te répète que tu ne m’as pas compris. Je veux me marier, je cherche mon bonheur...

— Vous marier ! Vous avez séduit cette demoiselle et vous mentez en parlant de mariage, car je vous ai vu hier soir sous les buissons du jardin !

La générale fit un cri, et s’affaissa dans son fauteuil. Un tumulte effrayant s’ensuivit. L’infortunée Nastenka restait immobile sur son siège, comme morte. Sachenka, effrayée et qu’on eût dite en proie à un accès de fièvre, tremblait de tous ses membres en serrant Ilucha dans ses bras.

— Foma, criait furieusement mon oncle, si tu as le malheur de divulguer ce secret, tu commettras la plus basse action du monde !

— Je vais le divulguer, votre secret ! hurlait Foma, et j’accomplirai la plus noble des actions ! Je suis envoyé par Dieu lui-même pour flétrir les ignominies des hommes. Je monterai sur le toit de chaume d’un paysan et je crierai votre acte ignoble à tous les propriétaires voisins, à tous les passants !… Oui, sachez tous, tous ! que, cette nuit, je l’ai surpris dans le parc, dans les taillis, avec cette jeune fille à l’air si innocent !

— Quelle horreur ! minauda la demoiselle Pérépélitzina.

— Foma ! tu cours à ta perte ! criait mon oncle les poings serrés et les yeux étincelants. Mais Foma continuait à brailler :

— Et lui, épouvanté d’avoir été vu, il a osé tenter de me séduire, moi, honnête, loyal, par une lettre menteuse, afin de me faire approuver son crime… Oui, son crime ! car, d’une jeune fille pure jusqu’alors, vous avez fait une…

— Encore un seul mot outrageant à son adresse, Foma, et je jure que je te tue !

— Ce mot, je le dis, oui, de la jeune fille la plus innocente jusqu’alors, vous êtes parvenu à faire la dernière des dépravées.

Foma n’avait pas encore prononcé ce dernier mot, que mon oncle l’empoignait et, le faisant pirouetter comme un fétu de paille le précipitait à toute volée contre la porte vitrée qui donnait sur la cour. Le coup fut si rude que la porte céda, s’ouvrit largement et que nous vîmes Foma, dégringolant les sept marches du perron, aller s’écraser dans la cour au milieu d’un grand fracas de vitres brisées.

— Gavrilo ! ramasse-moi ça ! cria mon oncle plus pâle qu’un mort, mets-le dans le chariot et que, dans deux minutes, ça ait quitté Stépantchikovo !

Quelle que fût la trame ourdie par Foma, il est assez probable qu’il était loin de s’attendre à un pareil dénouement.

Je ne saurais m’engager à décrire la scène qui suivit cette catastrophe : gémissement déchirant de la générale qui s’écroula dans son fauteuil, ébahissement de la Pérépélitzina devant cet inattendu coup d’énergie d’un homme toujours si docile jusque-là, les oh ! et les ah ! des dames pique-assiettes, l’effroi de Nastenka qui faillit s’évanouir et autour de qui s’empressait mon oncle, trépignant à travers la pièce en proie à une indicible émotion devant sa mère sans connaissance, Sachenka folle de peur, les pleurs de Falaléi, tout cela formait un tableau impossible à rendre. Ajoutez qu’un orage formidable éclata juste à ce moment ; les éclats du tonnerre se succédaient constamment tandis qu’une pluie furieuse fouettait les vitres.

— En voilà une fête ! grommela Bakhtchéiev baissant la tête et écartant les bras.

— Ça va mal ! murmurai-je, fort troublé à mon tour, mais, au moins, voilà Foma dehors et il ne rentrera plus !

— Ma mère ! avez-vous repris vos sens ? Vous sentez-vous mieux ? Pouvez-vous enfin m’écouter ? demanda mon oncle, s’arrêtant devant le fauteuil de la vieille dame qui releva la tête et attacha un regard suppliant sur ce fils qu’elle n’avait jamais vu dans une telle colère.

— Ma mère, reprit-il, la coupe vient de déborder ; vous l’avez vu. Je voulais vous exposer cette affaire tout autrement et à loisir ; mais le temps presse et je ne puis plus reculer. Vous avez entendu la calomnie, écoutez à présent la justification. Ma mère, j’aime cette noble jeune fille, je l’aime depuis longtemps et je l’aimerai toujours. Elle fera le bonheur de mes enfants et sera pour vous la fille la plus respectueuse ; en présence de tous mes parents et amis, je dépose à vos pieds ma demande, et je prie mademoiselle de me faire l’immense honneur de devenir ma femme.

Nastenka tressaillit. Son visage s’empourpra. Elle se leva avec précipitation. Cependant, la générale ne quittait pas des yeux le visage de son fils ; elle semblait en proie à une sorte d’ahurissement, et, soudain, avec un sanglot déchirant, elle se jeta à ses genoux devant lui. Elle criait :

— Yégorouchka ! mon petit pigeon ! fais revenir Foma Fomitch ! Envoie-le chercher tout de suite ou je mourrai avant ce soir !

Mon oncle fut atterré de voir agenouillée devant lui, sa vieille mère si tyrannique et si capricieuse. Une expression de souffrance passa sur son visage. Enfin, revenu de son étonnement, il se précipita pour la relever et l’installer dans le fauteuil.

— Fais revenir Foma Fomitch, Yégorouchka ! continuait à gémir la générale, fais-le revenir, le cher homme, je ne peux vivre sans lui !

— Ma mère ! exclama douloureusement mon oncle, n’avez-vous donc rien entendu de ce que je vous ai dit ? Je ne peux faire revenir Foma, comprenez-le ! Je ne le puis pas et je n’en ai pas le droit après la basse et lâche calomnie qu’il a jetée sur cet ange d’honnêteté et de vertu. Comprenez, ma mère, que l’honneur m’ordonne de réparer le tort causé à cette jeune fille ! Vous avez entendu : je demande sa main et je vous supplie de bénir notre union.

La générale se leva encore de son fauteuil et alla se jeter à genoux devant Nastenka.

— Petite mère ! ma chérie ! criait-elle, ne l’épouse pas ! Ne l’épouse pas et supplie-le de faire revenir Foma Fomitch ! Mon ange ! chère Nastassia Evgrafovna ! Je te donnerai, je te sacrifierai tout si tu ne l’épouses pas. Je n’ai pas dépensé tout ce que je possédais ; il me reste encore quelque argent de mon défunt mari. Tout est à toi ; je te comblerai de biens ; Yégorouchka aussi ! mais ne me mets pas vivante au cercueil ! demande-lui de ramener Foma Fomitch !

La vieille dame aurait poursuivi ses lamentations et ses divagations si, indignées de la voir à genoux devant une institutrice à gages, la Pérépélitzina et les autres femmes ne s’étaient précipitées pour la relever au milieu des cris et des gémissements. L’émotion de Nastenka était telle qu’elle ne pouvait qu’à peine se tenir debout. La Pérépélitzina se mit à pleurer de dépit.

— Vous allez tuer votre mère ! criait-elle à mon oncle ; on va la tuer. Et vous, Nastassia Evgrafovna, comment pouvez-vous brouiller une mère avec son fils ? Dieu le défend !

— Anna Nilovna, dit mon oncle, retenez votre langue ! j’ai assez souffert !

— Et moi, ne m’avez-vous pas fait souffrir aussi ? Pourquoi me reprochez-vous ma situation d’orpheline ? Je ne suis pas votre esclave ; je suis la fille d’un lieutenant-colonel et je ne remettrai jamais le pied dans votre maison que je vais quitter aujourd’hui même !

Mais mon oncle ne l’écoutait pas. Il s’approcha de Nastenka et lui prit dévotement la main.

— Vous avez entendu ma demande, Nastassia Evgrafovna ? lui demanda-t-il avec une anxiété désolée.

— Non, Yégor Ilitch, non ! Laissons cela ! répondit-elle, à son tour découragée. Tout cela est bien inutile ! et, lui pressant les mains, elle fondit en larmes. Vous ne faites cette demande qu’en raison de l’incident d’hier… Mais vous voyez bien que ça ne se peut pas. Nous nous sommes trompés, Yégor Ilitch !… Je me souviendrai toujours que vous fûtes mon bienfaiteur et je prierai toujours pour vous… toujours ! toujours !

Les larmes étouffèrent sa voix. Mon pauvre oncle pressentait cette réponse. Il ne pensa même pas à répliquer, à insister… Il l’écoutait, penché vers elle et lui tenant la main, dans un silence navré. Ses yeux se mouillèrent. Nastia continua :

— Hier encore, je vous disais que je ne pouvais être votre femme. Vous le voyez : les vôtres ne veulent pas de moi ; je le sentais depuis longtemps. Votre mère ne nous donnera pas sa bénédiction… les autres non plus. Vous êtes trop généreux pour vous repentir plus tard, mais vous serez malheureux à cause de moi… victime de votre bon cœur.

— Oh ! c’est bien vrai, Nastenka ! C’est un bon cœur… acquiesça Éjévikine qui se tenait de l’autre côté du fauteuil, c’est cela, ma fille, c’est justement le mot qu’il fallait dire !

— Je ne veux pas être une cause de dissentiments dans votre maison, continua Nastenka. Ne vous inquiétez pas de mon sort, Yégor Ilitch, personne ne me fera de tort, personne ne m’insultera… Je retourne aujourd’hui même chez mon père. Il faut nous dire adieu, Yégor Ilitch…

La pauvrette fondit encore en larmes.

— Nastassia Evgrafovna, est-ce votre dernier mot ? fit mon oncle en la regardant avec une détresse indicible, dites une seule parole et je vous sacrifie tout !

— C’était le dernier mot, le dernier ! dit Éjévikine, et elle vous a si bien dit tout cela que j’en suis moi-même surpris. Yégor Ilitch, vous êtes le meilleur des hommes et vous nous avez fait grand honneur ! beaucoup d’honneur ! trop d’honneur !… Cependant, elle n’est pas ce qu’il vous faut, Yégor Ilitch. Il vous faut une fiancée riche, de grande famille, de superbe beauté, avec une belle voix et qui s’avancerait dans votre maison parée de diamants et de plumes d’autruche. Il se pourrait alors que Foma Fomitch fît une concession et qu’il vous bénît. Car vous ferez revenir Foma Fomitch ! Vous avez eu tort de le maltraiter ainsi. C’est l’ardeur excessive de sa vertu qui l’a fait parler de la sorte… Vous serez le premier à dire par la suite que, seule, la vertu le guidait ; vous verrez. Autant le faire revenir tout de suite, puisqu’il faut qu’il revienne…

— Fais-le revenir ! Fais-le revenir ! cria la générale. C’est la vérité qu’il te dit, mon petit.

— Oui, continua Éjévikine, votre mère se désole bien inutilement… Faites-le revenir. Quant à moi et à Nastia, nous allons partir.

— Attends, Evgraf Larionitch ! s’écria mon oncle. Je t’en supplie ! J’ai encore un mot à dire, Evgraf, un seul mot…

Cela dit, il s’écarta, s’assit dans un fauteuil et, baissant la tête, il se couvrit les yeux de ses mains, emporté dans une ardente méditation.

Un épouvantable coup de tonnerre éclata presque au-dessus de la maison qui en fut toute secouée. Hébétées de peur, les femmes poussèrent des cris aigus et se signèrent. Bakhtchéiev en fit autant. Plusieurs voix murmurèrent :

— Petit père, le prophète Élie !

Au coup de tonnerre succéda une si formidable averse qu’on eût dit qu’un lac se déversait sur Stépantchikovo.

— Et Foma Fomitch, que devient-il dans les champs ? fit Pérépélitzina.

— Yégorouchka, rappelle-le ! s’écria désespérément la générale en se précipitant comme une folle vers la porte. Mais les dames pique-assiettes la retinrent et, l’entourant, la consolaient, criaient, pleurnichaient. C’était un tumulte indescriptible.

— Il est parti avec une redingote ; il n’a même pas pris son manteau ! continua la Pérépélitzina. Il n’a pas non plus de parapluie. Il va être foudroyé !

— C’est sûr ! fit Bakhtchéiev, et trempé jusqu’aux os !

— Vous feriez aussi bien de vous taire ! lui dis-je à voix basse.

— C’est un homme, je pense ! répartit le gros homme avec emportement. Ce n’est pas un chien ! Est-ce que tu sortirais maintenant, toi ? Va donc te baigner, si tu aimes tant cela !

Pressentant et redoutant le dénouement, je m’approchai de mon oncle, resté immobile dans son fauteuil.

— Mon oncle, fis-je en me baissant à son oreille, allez-vous consentir au retour de Foma Fomitch ? Comprenez donc que ce serait le comble de l’indécence, au moins tant que Nastenka sera dans cette maison.

— Mon ami, répondit mon oncle en relevant la tête et me regardant résolument dans les yeux, je viens de prononcer mon jugement et je sais maintenant ce qu’il me reste à faire. Ne t’inquiète pas, aucune offense ne sera faite à Nastenka ; je m’arrangerai pour cela.

Il se leva et s’approcha de sa mère.

— Ma mère, dit-il, calmez-vous. Je vais faire revenir Foma Fomitch. On va le rattraper ; il ne peut encore être loin. Mais je jure qu’il ne rentrera ici que sous une seule condition : c’est que, devant tous ceux qui furent témoins de l’outrage, il reconnaîtra sa faute et demandera solennellement pardon à cette digne jeune fille. Je l’obtiendrai de lui ; je l’y forcerai. Autrement, il ne franchira pas le seuil de cette maison. Mais je vous jure, ma mère, que, s’il consent à le faire de bon gré, je suis prêt à me jeter à ses pieds, et à lui donner tout ce que je puis lui donner sans léser mes enfants. Quant à moi, dès aujourd’hui je me retire. L’étoile de mon bonheur s’est éteinte. Je quitte Stépantchikovo. Vivez-y tous heureux et tranquilles. Moi, je retourne au régiment pour finir ma triste existence dans les tourmentes de la guerre, sur quelque champ de bataille… C’en est assez ; je pars !

À ce moment, la porte s’ouvrit et Gavrilo apparut, trempé, crotté au-delà du possible.

— Qu’y a-t-il ? D’où viens-tu ? Où est Foma ? s’écria mon oncle en se précipitant vers lui. Tout le monde entoura le vieillard avec une avide curiosité, interrompant à chaque instant son récit larmoyant par toutes sortes d’exclamations.

— Je l’ai laissé près du bois de bouleaux, à une verste et demie d’ici. Effrayé par le coup de tonnerre, le cheval pris de peur s’était jeté dans le fossé.

— Eh bien ? interrogea mon oncle.

— Le chariot versa…

— Eh bien… et Foma ?

— Il tomba dans le fossé…

— Mais va donc, bourreau !

— S’étant fait mal au côté, il se mit à pleurer. Je dételai le cheval et je revins ici vous raconter l’affaire.

— Et Foma, il est resté là-bas ?

— Il s’est relevé et il a continué son chemin en s’appuyant sur sa canne.

Ayant dit, Gavrilo soupira et baissa la tête. Je renonce à décrire les larmes et les sanglots de ces dames.

— Qu’on m’amène Polkan ! cria mon oncle en se précipitant dans la cour.

Polkan fut amené ; mon oncle s’élança dessus, à poil et, une minute plus tard, le bruit déjà lointain des sabots du cheval nous annonçait qu’il était à la poursuite de Foma. Il n’avait même pas pris de casquette.

Les dames se jetèrent aux fenêtres ; les ah ! et les gémissements s’entremêlaient de conseils. On parlait de bain chaud, de thé pectoral et de frictions à l’alcool pour ce Foma Fomitch « qui n’avait pas mangé une miette de pain depuis le matin ! » La demoiselle Pérépélitzina ayant mis la main, par hasard, sur les lunettes de l’exilé, la trouvaille produisit une sensation extraordinaire. La générale s’en saisit avec des pleurs et des gémissements, et se colla de nouveau le nez contre la fenêtre, les yeux anxieusement fixés sur le chemin. L’émotion était à son comble… Dans un coin, Sachenka s’efforçait de consoler Nastia et toutes deux pleuraient enlacées. Nastenka tenait Ilucha par la main et l’embrassait coup sur coup, faisant ses adieux à son élève qui pleurait à chaudes larmes sans trop savoir pourquoi. Éjévikine et Mizintchikov s’entretenaient à l’écart. Je crus bien que Bakhtchéiev allait suivre l’exemple des jeunes filles et se mettre à pleurer, lui aussi. Je m’approchai de lui.

— Non, mon petit père, me dit-il, Foma Fomitch s’en ira peut-être d’ici, mais le moment n’en est pas encore arrivé ; on n’a pas trouvé de bœufs à corne d’or pour tirer son chariot ! Soyez tranquille, il fera partir les maîtres et s’installera à leur place.

L’orage passé, M. Bakhtchéiev avait changé d’idées.

Soudain, des cris se firent entendre : « On l’amène ! le voici ! » et les dames s’élancèrent vers la porte en poussant des cris de paon. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ de mon oncle. Une telle promptitude paraîtrait invraisemblable si l’on n’avait connu plus tard la très simple explication de cette énigme.

Après le départ de Gavrilo, Foma Fomitch était en effet parti en s’appuyant sur sa canne, mais, seul au milieu de la tempête déchaînée, il eut peur, rebroussa chemin, et se mit à courir après le vieux domestique. Mon oncle l’avait retrouvé dans le village.

On avait arrêté un chariot ; les paysans accourus y avaient installé Foma Fomitch devenu plus doux qu’un mouton, et c’est ainsi qu’il fut amené dans les bras de la générale qui faillit devenir folle de le voir en cet équipage, encore plus trempé, plus crotté que Gavrilo.

Ce fut un grand remue-ménage. Les uns voulaient l’emmener tout de suite dans sa chambre pour l’y faire changer de linge ; d’autres préconisaient bruyamment diverses tisanes réconfortantes ; tout le monde parlait à la fois… Mais Foma semblait ne rien voir, ne rien entendre.

On le fit entrer en le soutenant sous les bras. Arrivé à son fauteuil, il s’y affala lourdement et ferma les yeux. Quelqu’un cria qu’il se mourait et des hurlements éclatèrent, cependant que Falaléi, beuglant plus fort que les autres, s’efforçait d’arriver jusqu’à Foma pour lui baiser la main.