Carnet d’un inconnu/Seconde Partie/2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock et Charles Torquet.
Société du Mercure de France (p. 297-304).

II

nouvelles


— Mon ami, me dit-il précipitamment, je ne viens que pour un instant ; il me tarde de te communiquer… Je me suis informé. Personne de la maison n’a été à la messe, excepté Ilucha, Sacha et Nastenka. Il paraîtrait que ma mère serait tombée en attaque de nerfs et qu’on aurait eu grand-peine à la faire reprendre ses sens. Il est décidé que l’on va se réunir chez Foma et on me prie de m’y rendre. Je ne sais seulement si je dois ou non lui souhaiter sa fête, à Foma, et c’est là un point important. Enfin, je me demande l’effet qu’aura produit toute cette histoire ; Serge, j’ai le pressentiment que cela va être affreux !

— Au contraire, mon oncle, me hâtai-je de lui répondre, tout s’arrange admirablement. Il vous est dès à présent impossible d’épouser Tatiana Ivanovna ; ce serait monstrueux. Je voulais vous l’expliquer en voiture.

— Oui, oui, mon ami. Mais ce n’est pas tout… Dans tout cela, on voit clairement apparaître le doigt de Dieu… Mais je veux parler d’autre chose… Pauvre Tatiana Ivanovna ! Quelle aventure ! Quel misérable que cet Obnoskine ! Je l’appelle misérable et j’étais tout prêt à en faire tout autant que lui en épousant Tatiana Ivanovna… Bon ! ce n’est pas ce que je voulais te dire… As-tu entendu ce que criait ce matin cette malheureuse Anfissa Pétrovna au sujet de Nastia ?

— Je l’ai entendu, mon oncle. J’espère que vous avez enfin compris qu’il faut vous presser.

— Absolument. Je dois précipiter les choses à tout prix, répondit mon oncle. Le moment solennel est arrivé. Mais voici, mon ami, il est une chose que nous n’avons pas envisagée hier, et, cette nuit, je n’en ai pas fermé l’œil : consentira-t-elle à m’épouser ?

— De grâce, mon oncle ! puisqu’elle vous dit qu’elle vous aime !

— Mon ami, elle ajoute aussitôt : mais je ne vous épouserai pour rien au monde.

— Eh ! mon oncle, on dit cela… Mais les circonstances ont changé aujourd’hui même.

— Tu crois ? Non, mon cher Serge, c’est délicat, très délicat ! Croirais-tu pourtant que, malgré mes ennuis, mon cœur m’en faisait souffrir de bonheur ! Allons, au revoir. Il faut que je m’en aille ; on m’attend et je suis déjà en retard. Je ne voulais que te dire un mot en passant. Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il en revenant sur ses pas, j’oublie le principal. Voilà : j’ai écrit à Foma !

— Quand donc ?

— Cette nuit. Il faisait à peine jour, ce matin, quand je lui fis porter ma lettre par Vidopliassov. En deux feuilles, je lui ai tout raconté très sincèrement ; en un mot, je lui dis que je dois, que je dois absolument demander la main de Nastenka. Comprends-tu ? Je le supplie de ne pas ébruiter notre rendez-vous dans le jardin et je fais appel à sa générosité pour intercéder auprès de ma mère. Sans doute j’écris fort mal, mon ami, mais cela, je l’ai écrit du fond de mon cœur, en arrosant le papier de mes larmes.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Il ne m’a pas encore répondu, mais, ce matin, comme nous allions partir, je l’ai rencontré dans le vestibule, en vêtements de nuit, pantoufles et bonnet, car il ne peut dormir qu’avec un bonnet de coton ; il allait vers le jardin. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda même pas. Je le regardai en face, moi, et du haut en bas, mais rien !

— Mon oncle, ne comptez pas sur lui ; il ne vous fera que des misères.

— Non, non, mon ami ; ne dis pas cela ! criait mon oncle avec de grands gestes. J’ai confiance. D’ailleurs, c’est mon dernier espoir. Il saura comprendre ; il saura apprécier les circonstances. Il est hargneux, capricieux, je ne dis pas le contraire, mais, quand il s’agira de générosité, il brillera comme un diamant… oui, comme un diamant. Tu en parles comme tu le fais parce que tu ne l’as jamais vu dans ses moments de générosité… Mais, mon Dieu ! s’il allait parler de ce qu’il a vu hier, alors, vois-tu, Serge, je ne sais ce qu’il pourrait arriver ! À qui se fier, alors ? Non, il est incapable d’une pareille lâcheté. Je ne vaux pas la semelle de ses bottes ! Ne hoche pas la tête, mon ami, c’est la pure vérité, je ne la vaux pas.

— Yégor Ilitch, votre maman désire vous voir ! glapit d’en bas la voix désagréable de la Pérépélitzina. Elle avait certainement eu le temps d’entendre toute notre conversation par la fenêtre. — On vous cherche vainement dans toute la maison.

— Mon Dieu ! me voilà en retard. Quel ennui ! fit précipitamment mon oncle. De grâce, mon ami, habille-toi. Je n’étais venu que pour te demander de m’y accompagner. J’y vais ! j’y vais ! Anna Nilovna, j’y vais !

Resté seul, je me rappelai ma rencontre avec Nastenka et je me félicitai de ne pas en avoir parlé à mon oncle ; cela n’aurait servi qu’à le troubler davantage. Je prévoyais un orage et n’imaginais point comment mon oncle parviendrait à se tirer d’affaire et à faire sa demande à Nastenka. Je le répète : en dépit de ma foi en sa loyauté, je ne pouvais m’empêcher de douter du succès.

Cependant, il fallait se hâter. Je me considérais comme obligé de l’aider et me mis aussitôt à ma toilette, mais j’avais beau me dépêcher, je ne faisais que perdre du temps. Mizintchikov entra.

— Je viens vous chercher, dit-il ; Yégor Ilitch vous demande tout de suite.

— Allons ! — J’étais prêt ; nous partîmes. Chemin faisant, je lui demandai : — Quoi de neuf ?

— Ils sont tous au grand complet chez Foma qui ne boude pas aujourd’hui ; mais il semble absorbé et marmotte entre ses dents. Il a même embrassé Ilucha, ce qui a ravi Yégor Ilitch. Préalablement, il avait fait dire par la Pérépélitzina qu’il ne désirait pas qu’on lui souhaitât sa fête et n’en avait parlé que pour éprouver votre oncle… La vieille respire des sels, mais elle s’est calmée parce que Foma est calme. On ne parle pas plus de notre aventure de ce matin que s’il n’était rien arrivé ; on se tait parce que Foma se tait. De toute la matinée il n’a voulu recevoir qui que ce fût et ne s’est pas dérangé bien que la vieille l’ait fait supplier au nom de tous les saints de venir la voir, parce qu’elle avait à le consulter ; elle a même frappé en personne à sa porte, mais il est resté enfermé, répondant qu’il priait pour l’humanité ou quelque chose d’approchant. Il doit mijoter un mauvais coup ; cela se voit à sa figure. Mais Yégor Ilitch est incapable de lire sur ce visage et il se félicite de la douceur de Foma Fomitch. C’est un véritable enfant… Ilucha a préparé je ne sais quels vers et on m’envoie vous chercher.

— Et Tatiana Ivanovna ?

— Eh bien ?

— Est-ce qu’elle est avec eux ?

— Non ; elle est dans sa chambre, répondit sèchement Mizintchikov. Elle se repose et pleure. Peut-être est-elle honteuse. Je crois que cette… institutrice lui tient compagnie en ce moment… Tiens ! Qu’est-ce donc ? On dirait qu’il s’amasse un orage. Voyez-moi donc ce ciel !

— En effet, répondis-je, je crois bien que c’est l’orage.

Un nuage montait qui noircissait tout un coin de ciel. Nous étions arrivés à la terrasse.

— Eh bien, que pensez-vous d’Obnoskine, hein ? continuai-je, ne pouvant me retenir de questionner Mizintchikov sur cette aventure.

— Ne m’en parlez pas ! Ne me parlez plus de ce misérable ! cria-t-il en s’arrêtant subitement, rouge de colère. Il frappa du pied. — Imbécile ! Imbécile ! Gâter une affaire aussi bonne, une pensée si lumineuse ! Écoutez : je ne suis qu’un âne de n’avoir pas surveillé ses manigances ; je l’avoue franchement et peut-être désiriez-vous cet aveu ? Mais, je vous le jure, s’il avait su jouer son jeu, je lui aurais sans doute pardonné. Le sot ! le sot ! Comment peut-on souffrir des êtres pareils dans une société ! Il faudrait les exiler en Sibérie ! les mettre aux travaux forcés !… Mais ils n’auront pas le dernier mot ! J’ai encore un moyen à ma disposition et nous verrons bien qui l’emportera. J’ai conçu quelque chose de nouveau… Convenez qu’il serait absurde de renoncer à une idée parce qu’un imbécile vous l’a volée et n’a pas su l’employer. Ce serait trop injuste. Et puis cette Tatiana est faite pour se marier ; c’est sa destinée et si on ne l’a pas encore enfermée dans une maison de santé, c’est qu’on peut l’épouser. Vous allez connaître mon nouveau projet…

— Oui, mais plus tard ! interrompis-je. Nous voici arrivés.

— Bien, bien, plus tard ! répondit-il, la bouche tordue par un sourire convulsif. Mais, où allez-vous donc ? Je vous dis : tout droit chez Foma Fomitch ! Suivez-moi ; vous ne connaissez pas encore le chemin. Vous allez en voir une comédie… Ça prend une vraie tournure de comédie…