Carnet d’un inconnu/Première Partie/2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock et Charles Torquet.
Société du Mercure de France (p. 38-62).

II

monsieur rakhtchéiev


J’approchais du but de mon voyage. En traversant la petite ville de B..., qui n’est plus qu’à dix verstes de Stépantchikovo, je dus m’arrêter chez un maréchal ferrant pour faire réparer l’un des moyeux de mon tarantass. C’était là un travail sans grande importance, et je résolus d’en attendre la fin avant de terminer mes dix verstes.

Ayant mis pied à terre, je vis un gros monsieur qu’une nécessité analogue avait, comme moi, contraint de s’arrêter. Depuis une grande heure, il était là, suffoqué par la chaleur torride ; il criait et jurait avec une impatience hargneuse et s’efforçait d’activer le travail des ouvriers. Au premier coup d’œil, ce monsieur était un grincheux d’habitude. Il pouvait avoir quarante-cinq ans. Son énorme opulence, son double menton, ses joues bouffies et grêlées disaient une plantureuse existence de hobereau. Il y avait dans son visage quelque chose de féminin qui sautait de suite aux yeux. Large et confortable, son costume n’était pas cependant à la dernière mode.

Je ne puis comprendre pourquoi il était fâché contre moi, d’autant plus que nous nous voyions pour la première fois et que nous ne nous étions pas encore dit une parole, mais je le vis bien aux regards furieux qu’il me lança dès que je fus descendu de voiture. Pourtant, j’avais grande envie de faire sa connaissance, car les bavardages de ses domestiques m’avaient appris qu’il venait de Stépantchikovo et qu’il y avait vu mon oncle. C’était là une occasion favorable de me renseigner plus amplement.

Soulevant ma casquette, je remarquai avec toute la gentillesse du monde que les voyages nous occasionnent parfois des accidents bien désagréables, mais le gros bonhomme me toisa des pieds à la tête d’un regard dédaigneux et mécontent, puis, grommelant, me tourna le dos. Cette partie de sa personne était sans doute fertile en suggestions intéressantes, mais peu propice à la conversation.

— Grichka, ne ronchonne pas ou je te ferai fouetter ! cria-t-il à son domestique sans avoir l’air d’entendre mon observation sur les désagréments du voyage.

Grichka était un vieux laquais à cheveux blancs, porteur d’une longue redingote et d’énormes favoris de neige. Tout indiquait que lui aussi était en colère et il ne cessait de marmonner. La menace du maître fut le signal d’une prise de bec.

— Tu me feras fouetter ! Crie-le donc plus haut ! fit Grichka d’une voix si nette que tout le monde l’entendit, et, indigné, il se mit en devoir d’arranger quelque chose dans la voiture.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? « Crie-le donc plus fort ! »... Tu veux faire l’insolent ? clama le gros homme devenu écarlate.

— Mais qu’avez-vous donc à vous fâcher ainsi ? On ne peut donc plus dire un mot ?

— Me fâcher ? L’entendez-vous ? Mais c’est lui qui se fâche et je n’ose plus rien dire !

— Qu’avez-vous à grogner ?

— Ce que j’ai ? Il me semble que je suis parti sans dîner.

— Qu’est-ce que ça peut me faire ? Vous n’aviez qu’à dîner ! Je disais seulement un mot aux maréchaux-ferrants.

— Oui ; eh bien qu’as-tu à ronchonner contre les maréchaux-ferrants ?

— Ce n’est pas contre eux que je ronchonne ; c’est contre la voiture.

— Et pourquoi donc ?

— Ben, pourquoi qu’elle s’est démolie ? Que ça n’arrive plus !

— Ce n’était pas contre la voiture que tu grognais ; c’était contre moi. Ce qui arrive est de ta faute et c’est moi que tu accuses !

— Voyons, Monsieur, laissez-moi en paix !

— Et toi, pourquoi ne m’as-tu pas dit une seule parole pendant tout le trajet ? D’habitude tu me parles, pourtant !

— Une mouche m’était entrée dans la bouche, voilà pourquoi ! Suis-je là pour vous raconter des histoires ? Si vous les aimez, vous n’avez qu’à prendre avec vous la Mélanie.

Le gros homme ouvrit la bouche dans l’évidente intention de répondre, mais il se tut, ne trouvant rien à dire. Le domestique, satisfait d’avoir manifesté devant tout le monde et son éloquence et l’influence qu’il exerçait sur son maître, se mit à donner des explications aux ouvriers, d’un air important.

Mes avances étaient restées vaines, sans doute à cause de ma maladresse, mais une circonstance inopinée me vint en aide. De la caisse d’une voiture privée de ses roues et attendant la réparation depuis des temps immémoriaux, on vit soudain surgir une tête endormie, malpropre et dépeignée. Ce fut un rire général parmi les ouvriers. L’homme était enfermé dans la caisse où il avait cuvé son vin, et n’en pouvait plus sortir. Il se dépensait en vains efforts et finit par prier qu’on allât lui chercher un certain outil. Cela mit l’assistance en joie.

Il est des natures que les spectacles grotesques ravissent, sans qu’elles sachent trop pourquoi. Le gros hobereau était de ces gens-là. Peu à peu, son faciès sévère et taciturne se détendit, s’adoucit, exprima la gaieté et se rasséréna complètement.

— Mais n’est-ce pas Vassiliev ? demanda-t-il avec compassion. Comment se trouve-t-il là-dedans ?

— Oui, oui, Monsieur, c’est Vassiliev ! cria-t-on de tous côtés.

— Il a bu, Monsieur, fit un grand ouvrier sec, et de figure sévère qui prétendait jouer un rôle prépondérant parmi ses camarades. Il a bu. Depuis trois jours, il a quitté son patron et il se cache ici. Et voici qu’il réclame son dernier outil ? Qu’en veux-tu faire, tête vide ? Il veut l’engager.

— Archipouchka, l’argent est comme l’oiseau : il s’en vient et il s’en va. Laisse-moi aller chercher mon outil, au nom de Dieu ! suppliait Vassiliev d’une voix grêle et fêlée.

— Reste donc tranquille, diable ! puisque tu es bien ici. Il boit depuis avant-hier ; ce matin, nous l’avons ramassé dans la rue dès l’aube et nous avons dit à Matvéï Ilitch qu’il était tombé malade, qu’il avait des coliques !

Ce fut une explosion de rires.

— Mais où est mon outil ?

— Mais chez Zouï, voyons ! Un homme saoul, Monsieur, c’est tout vous dire.

— Hé ! hé ! hé ! Ah ! canaille, c’est ainsi que tu travailles en ville ? tu veux engager ton dernier outil ! fit le gros homme, secoué d’un rire satisfait et tout à fait de bonne humeur, maintenant. Si vous saviez l’habile menuisier qu’il est ! On n’en trouverait pas un pareil à Moscou. Seulement, voilà les tours qu’il joue ! — continua-t-il en s’adressant à moi. — Laisse-le sortir, Arkhip, il a peut-être besoin de quelque chose.

On obéit au gros monsieur. Le clou fut enlevé qui condamnait la portière de la voiture où était enfermé Vassiliev, lequel apparut tout souillé de boue et les vêtements déchirés. Il cligna des yeux et, chancelant, il éternua, puis, se faisant de sa main un abat-jour, il jeta un regard circulaire.

— Que de monde ! que de monde ! et bien sûr que personne de ces gens-là n’a bu ! dit-il d’un ton triste et lent, hochant la tête avec un air de contrition. Bien le bonjour, frérots. Je vous souhaite une heureuse matinée !

— Matinée ! mais tu ne vois donc pas que nous sommes après-midi, espèce de fou ?

— Ah ! tu m’en diras tant !

— Hé ! hé ! hé ! Quel farceur ! s’écria encore le gros monsieur, en me regardant avec affabilité et tout secoué de rire. Tu n’as pas honte, Vassiliev ?

— C’est le malheur qui me fait boire, Monsieur, répondit le sombre Vassiliev, évidemment enchanté de pouvoir parler de son malheur.

— Quel malheur, imbécile ?

— Un malheur comme on n’en a jamais vu. Nous voilà sous les ordres de Foma Fomitch !

— Qui ? Depuis quand ? s’exclama le gros homme avec animation, pendant que, très intéressé, je faisais un pas en avant.

— Mais tous ceux de Kapitonovka. Notre seigneur le colonel (que Dieu le garde en bonne santé !) veut faire présent de Kapitonovka, qui lui appartient, à Foma Fomitch ; il lui donne soixante-dix âmes. « C’est pour toi, Foma, a-t-il dit. Tu ne possèdes rien, car ton père ne t’a point laissé de fortune — Vassiliev envenimait son récit à plaisir. — C’était un gentilhomme venu, on ne sait d’où ; comme toi, il vivait chez les seigneurs et mangeait à la cuisine. Mais je vais te donner Kapitonovka ; tu seras un propriétaire foncier avec des serviteurs ; tu n’auras plus qu’à te la couler douce… »

Mais le gros homme n’écoutait plus. L’effet que lui produisit le récit de l’ivrogne fut extraordinaire. Il en devint violet ; son double menton tremblait ; ses petits yeux s’injectèrent de sang.

— Il ne manquait plus que cela ! fit-il, suffoqué. Cette racaille de Foma va devenir propriétaire ! Pouah !… Allez tous au diable. Dépêchez-vous, là-bas, que je m’en aille !

Je m’avançais résolument et je lui dis.

— Permettez-moi un mot. Vous venez de parler de Foma Fomitch ; il doit s’agir d’Opiskine, si je ne me trompe point. Je voudrais… en un mot, j’ai des raisons de m’intéresser à cet homme, et je désirerais savoir quelle foi on peut ajouter à ce que dit ce brave garçon que son maître, Yégor Ilitch Rostaniev, veut faire don d’un village à ce Foma. Cela m’intéresse énormément et je…

— Permettez-moi de vous demander, à mon tour, pourquoi vous vous intéressez à cet homme (c’est votre mot). Selon moi, c’est une fripouille et non pas un homme. A-t-il une figure humaine ? C’est quelque chose d’ignoble, mais ce n’est pas une figure humaine !

Je lui expliquai que je ne connaissais pas la figure de Foma, mais que le colonel était mon oncle et que j’étais moi-même Serge Alexandrovitch.

— Ah ! vous êtes le savant ? Mais, mon petit père, on vous attend avec impatience ! s’écria le bonhomme franchement joyeux, cette fois. J’arrive de Stépantchikovo où je n’ai pu finir de dîner, tant la présence de ce Foma m’était insupportable. Je me suis brouillé avec tout le monde à cause de ce maudit Foma !… En voilà une rencontre ! Excusez-moi. Je suis Stépane Aléxiévitch Bakhtchéiev et je vous ai connu pas plus haut qu’une botte… Qui m’aurait dit ?… Mais permettez-moi…

Et le bon gros bonhomme se mit à m’embrasser.

Après ces premières effusions, je commençai sans tarder mon interrogatoire, car l’occasion était favorable.

— Mais qu’est-ce que ce Foma ? demandai-je ; comment a-t-il pu s’emparer de toute la maison ? Pourquoi ne le chasse-t-on pas ? J’avoue que…

— Le chasser ? Mais vous êtes fou ! Le chasser, quand le colonel marche devant lui sur la pointe des pieds ! Mais Foma a prétendu une fois que le mercredi était un jeudi et tout le monde consentit que ce mercredi fût un jeudi. Vous croyez que j’invente ? Nullement.

— J’avais entendu dire des choses de ce genre, mais j’avoue que…

— J’avoue ! J’avoue ! Vous ne savez dire que cela ! Qu’y a-t-il à avouer ? Demandez-moi plutôt d’où je viens. La mère du colonel, bien qu’elle soit une très digne dame et une générale, n’a plus sa raison… Elle ne peut se passer de ce Foma. Elle est cause de tout ; c’est elle qui l’a installé dans la maison. Il l’a ensorcelée. Elle n’ose plus dire un mot quoiqu’elle soit une Excellence pour s’être mariée à cinquante ans avec le général Krakhotkine. Quant à la sœur du colonel, la vieille fille, j’aime mieux ne pas en parler ; elle ne sait que pousser des oh ! et des ah ! J’en ai assez ; voilà tout ! Elle n’a pour elle que d’être une femme. Mais en mérite-t-elle plus d’estime ? D’ailleurs il est même indécent à moi d’en parler devant vous car, enfin, c’est votre tante. Seule, Alexandra Yégorovna, la fille du colonel, qui n’a que quinze ans, possède quelque intelligence ; elle ne manifeste aucune estime pour Foma. Une charmante demoiselle ! Quelle estime mérite ce Foma, cet ancien bouffon qui faisait des imitations d’animaux pour distraire le général Krakhotkine ? Et aujourd’hui, le colonel, votre oncle, respecte ce paillasse comme son propre père !… Pouah !

— Pauvreté n’est pas vice, et je vous avoue… Permettez-moi de vous demander… Est-il beau ? intelligent ?

— Foma ? Comment donc, mais très beau ! répondit Bakhtchéiev d’une voix tremblante de colère. — Mes questions l’agaçaient et il commençait à me regarder de travers. — Très beau ! Non ; vous l’entendez ; il croit que Foma est beau ! Mais, mon petit père, il ressemble à tous les animaux, si vous voulez le savoir. Ah ! s’il était intelligent, seulement, on s’en arrangerait… Mais rien ! Il faut qu’il leur ait versé à tous quelque philtre de sorcier. Je suis las d’en parler. Il ne vaut pas un crachat. Vous me mettez en colère ! Eh bien, là-bas, est-ce prêt ?

— Il faut ferrer Voronok, répondit Grigori d’un ton lugubre.

— Voronok ? Je vais t’en donner du Voronok !… Oui, Monsieur, je suis en mesure de vous raconter de telles choses que vous en resterez bouche bée jusqu’au deuxième avènement. Il fut un temps où je l’estimais, ce Foma. Oui, je vous le confesse, j’étais un imbécile ! Il m’avait séduit, moi aussi. Ça sait tout ; ça connaît à fond toutes les sciences. Il m’avait ordonné des gouttes, car je suis malade ; vous ne vous en douteriez pas ? J’ai failli en mourir de ces gouttes ! Écoutez-moi ; ne dites rien. Vous verrez tout cela. Ce Foma fera verser au colonel des larmes de sang, mais il sera trop tard. Tous les voisins ont rompu avec votre oncle à cause de ce misérable Foma qui insulte tous les visiteurs, fussent-ils du grade le plus élevé. Il n’y a que lui d’intelligent ; il n’y a que lui de savant ; et, comme un savant a le droit de morigéner les ignorants, il parle, il parle : ta-ta-ta… ta-ta-ta… Ah ! il en a une langue ! On pourrait la couper et la jeter au fumier qu’elle bavarderait encore tant qu’un corbeau ne l’aurait pas mangée. Et il est devenu fier. Il s’engage dans des conduits où il n’y a pas seulement passage pour sa tête. Mais quoi ! il enseigne le français aux domestiques ! Je vous demande de quelle utilité la langue française peut être à un paysan ? Et même à nous ? À quoi ça peut-il servir ? À causer avec les demoiselles pendant la mazurka ? À dire des fadeurs aux femmes mariées ? Ce n’est rien qu’une débauche, voilà ! Selon moi, quand on a bu un carafon d’eau-de-vie, on parle toutes les langues ! Voilà ce que j’en pense du français ! Vous le parlez aussi ; sans doute ? ta-ta-ta-ta-ta !… — et Bakhtchéiev me considéra avec une indignation pleine de mépris.

— Vous êtes aussi un savant, n’est-ce pas, mon petit père ?

— Mon Dieu, je m’intéresse…

— Vous avez aussi tout étudié ?

— Oui… c’est-à-dire non… Pour le moment, j’observe les mœurs. Je suis resté trop longtemps à Pétersbourg et j’ai hâte d’arriver chez mon oncle…

— Qui vous pressait d’y venir ? Vous auriez mieux fait de rester dans votre coin, puisque vous en aviez un. Là, votre science ne vous servira de rien. Aucun oncle ne vous sauvera ; vous êtes fichu. Chez eux, j’ai maigri en vingt-quatre heures. Vous ne me croyez pas ? Je vois que vous ne croyez pas que j’ai maigri. Ce sera comme vous le voudrez, après tout !

— Mais je vous crois ; seulement, je ne puis encore comprendre, répondis-je, confus.

— Bon ! bon ! mais moi, je ne te crois pas. Vous ne valez pas cher tous tant que vous êtes avec votre science et j’en ai assez de vous autres ; j’en ai par-dessus la tête. Je me suis déjà rencontré avec vos Pétersbourgeois ; ce sont des inutiles. Ils sont tous francs-maçons et propagent l’incrédulité ; ils ont peur d’un verre de cognac, comme si ça pouvait faire du mal ! Vous m’avez mis en colère, mon petit père, et je ne veux plus rien te raconter. Je ne suis pas payé pour te narrer des histoires et puis, je suis fatigué. On ne peut médire de tout le monde et, d’ailleurs, c’est péché. Ça n’empêche pas que Foma a fait perdre la tête au valet de chambre de votre oncle...

— À leur place, intervint Grigori, j’aurais laissé ce Vidopliassov sous les verges jusqu’à ce que sa bêtise lui fût sortie de la tête !

— Tais-toi ! cria Bakhtchéiev ; on ne te parle pas !

— Vidopliassov ! fis-je pour dire quelque chose Vidopliassov ! quel drôle de nom !

— Qu’a-t-il de si drôle ? Vous vous étonnez facilement pour un savant !

J’étais à bout de patience.

— Pardon, lui dis-je, qu’avez-vous contre moi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? J’avoue que, depuis une demi-heure que je vous écoute, je ne comprends même pas ce dont il s’agit.

— Tu as tort de t’offenser, mon petit père, répondit le bonhomme. Si je te parle ainsi, c’est que tu me plais. Ne faites pas attention à tout ce que je viens de dire à mon domestique ; mon Grichka est une canaille, mais c’est pour cela que je l’aime. Je me perds par mon extrême sensibilité et c’est la faute de ce Foma ! Je jure qu’il causera ma mort ! Voilà deux heures que je reste au soleil grâce à lui. Je voulais, en attendant, aller rendre visite au pope, mais Foma m’a mis dans un tel état que je ne veux même pas voir cet excellent homme. Et il n’y a pas seulement un cabaret à peu près propre ! Je vous dis que ce sont tous des canailles ! et, pour revenir à Foma, s’il possédait au moins un grade, ça le rendrait excusable ; mais il n’a pas le plus minime grade, j’en ai la certitude ! Il dit avoir souffert pour la vérité ; je voudrais bien savoir quand ? En attendant, il faut être à ses pieds. Le Grand Turc n’est pas son frère ! À la moindre chose qui lui déplaît, il bondit, jette les hauts cris, se plaint qu’on l’insulte, qu’on méprise sa pauvreté. On n’ose pas se mettre à table sans lui, alors qu’il ne veut pas sortir de sa chambre sous prétexte « qu’on l’a offensé, parce qu’il n’est qu’un malheureux pèlerin. Eh bien, il se contentera d’un morceau de pain noir ! » Mais à peine est-on assis qu’il survient et recommence ses jérémiades : « Pourquoi commence-t-on sans lui ? On le méprise donc bien ? » Il se laisse aller quoi ! Je me suis tu longtemps. Il croyait que j’allais aussi me mettre à quatre pattes devant lui ; il pouvait compter là-dessus ! J’ai servi au même régiment que votre oncle, mais j’ai démissionné dès le grade de major, tandis que Yégor Ilitch n’a quitté le service que l’année passée, étant colonel, pour aller vivre dans ses terres. Je lui ai dit : « Vous êtes tous perdus, si vous vous pliez aux caprices de Foma. Ça vous en coûtera, des larmes ! » — « Non, — me répondit-il, — c’est un excellent homme ; c’est mon ami ; il m’enseigne la vertu ! » Qu’est-ce que l’on peut dire contre la vertu ? Si vous saviez à quel propos il a fait une histoire, aujourd’hui ! Écoutez ça. Demain, c’est la Saint-Élie — ici, M. Bakhtchéiev se signa dévotement, — et, par conséquent, la fête d’Ilucha. Je comptais passer la journée et dîner avec eux. Je fais venir de la capitale un jouet magnifique ; ça représente un Allemand baisant la main de sa fiancée qui essuie une larme (je ne le donne plus ; je le remporte ; il est dans ma voiture ; le nez de l’Allemand est même cassé), Yégor Ilitch ne demandait pas mieux que de s’amuser un peu en un pareil jour ; mais Foma s’y oppose : « Qu’a-t-on à s’occuper tant d’Ilucha ? Alors, moi, je ne compte plus ? » réclame-t-il. Qu’en pensez-vous ? Le voilà jaloux d’un gamin de huit ans ! « C’est bien, reprend-il : en ce cas, c’est ma fête aussi ! » Mais c’est la Saint-Élie et non la Saint-Foma ! « Non ; c’est aussi ma fête ! » J’entends ça mais je patiente encore. Ils étaient tous à marcher sur la pointe des pieds en se demandant que faire. Fallait-il lui souhaiter sa fête ou non ? Si on ne la lui souhaitait pas, il pouvait se formaliser ; si on la lui souhaitait, il prendrait peut-être ça pour une moquerie. Quelle situation ! Enfin, on se met à table… M’écoutes-tu, petit père ?

— Comment donc, si je vous écoute ! mais avec le plus grand plaisir… J’apprends énormément… J’avoue…

— Oui, le plus grand plaisir ! Je le connais, ton plaisir… Je crois bien que tu te fiches de moi ?

— Que dites-vous ? Bien au contraire ! Vous vous exprimez avec une telle originalité, que j’aurais presque envie de noter vos paroles.

— Comment ça, noter ? demanda M. Bakhtchéiev avec appréhension, en me regardant d’un air soupçonneux.

— Oh ! je ne dis pas que je les noterai… c’est une façon de parler.

— Je crois que tu me fais marcher, petit père !

— Je vous fais marcher ? demandai-je avec étonnement.

— Oui, tu m’entortilles pour me faire bavarder comme un serin et, un beau jour, tu me fourreras dans un de tes romans !

Je m’empressai d’assurer M. Bakhtchéiev que je n’étais pas homme à agir de la sorte, mais il continuait à m’observer d’un air méfiant.

— Tu dis ça, mais est-ce que je te connais ? Foma aussi me menaçait de m’imprimer tout vif.

— Permettez-moi, fis-je, désireux de quitter ce terrain brûlant, permettez-moi de vous demander s’il est vrai que mon oncle songe à se marier ?

— Qu’est-ce que ça pourrait bien faire ? Qu’il se marie si tel est son bon plaisir ; le mal n’est pas là. Il y a autre chose, répondit Bakhtchéiev pensif. Humph ! là-dessus, je ne saurais trop vous répondre. Sa maison est actuellement pleine de femmes qui sont comme les mouches autour des confitures. Mais qui sait laquelle veut se marier ? Je vous dirai, mon petit père, que je ne puis pas sentir les femmes ! Je crois qu’elles ne peuvent que nous faire déchoir et, de plus, elles nuisent au salut de l’âme ! Que votre oncle soit amoureux comme un chat de Sibérie, ça, je vous le garantis. Je ne vous en dirai pas plus long ; vous verrez par vous-même ; mais ce qu’il y a de mauvais, c’est qu’il fait traîner cette affaire. S’il veut se marier, qu’il se marie ! Mais non ; il a peur d’en parler à Foma et à sa vieille qui va pousser des hurlements dans tous le village, et se regimber ! car Foma ne verrait qu’avec peine une épouse entrer dans la maison, parce qu’il n’y pourrait plus rester deux heures. La femme le chasserait sur-le-champ et de telle façon qu’il ne retrouverait plus une place dans tout le district. Voilà pourquoi il fait tant de simagrées d’accord avec la mère et pourquoi ils veulent lui coller cette… Qu’as-tu à me couper la parole, petit père ? J’allais justement te raconter le plus intéressant de l’histoire et tu m’interromps ! Crois-tu dont poli de couper la parole à un vieillard ?

Je m’excusai. Il reprit :

— Ne t’excuse pas. J’allais te raconter comme à un savant que tu es, la façon dont il m’a traité aujourd’hui. Juge-moi, si tu es un homme juste. À peine étions-nous à table que je crus qu’il allait me manger, me noyer dans un verre d’eau ! L’orgueil de cet homme est tel qu’il ne peut se maîtriser. Il eut l’idée de me chercher noise, de me donner des leçons de tenue. Il voulait savoir pourquoi je suis aussi gros au lieu d’être mince ! Voyons, mon petit père, que pensez-vous d’une pareille question ? Y a-t-il du bon sens ? Moi, je lui réponds fort judicieusement : « C’est le bon Dieu qui m’a fait ainsi, Foma Fomitch ; l’un est gros, l’autre maigre et l’on ne doit pas se révolter contre la Providence. » Je crois que c’était assez judicieux ? « Non, me dit-il, tu possèdes cinq cents âmes, tu vis de tes rentes et tu ne rends aucun service à la patrie ; au lieu de travailler, tu restes chez toi à jouer de l’accordéon. » Il est vrai qu’en mes jours de tristesse, je joue de l’accordéon. Je lui fais cette réponse sensée : « Quel service pourrais-je accomplir, Foma Fomitch ? Quel uniforme pourrait me contenir avec mon ventre ? Admettons que je parvienne à endosser mon uniforme et à le boutonner en me sanglant, mais, si j’ai le malheur d’éternuer, par hasard, tous les boutons sauteront ; et si cet accident arrivait devant les chefs qui peuvent très bien le prendre pour une mauvaise plaisanterie, Dieu me bénisse ! que m’arriverait-il ? » Qu’y a-t-il de ridicule là-dedans ? Le voilà qui se met à se tordre… Non, vous savez, il n’a pas la moindre pudeur ! Et il commence à m’insulter en français : « Cochon ! me dit-il. Cochon, je sais ce que ça veut dire. « Ah ! maudit physicien, pensai-je, tu me prends pour un imbécile ? » J’avais longtemps patienté, mais j’étais à bout de forces. Je me lève de table, et, devant tout le monde, je lui envoie ceci par la figure : « Excuse-moi, Foma, mon cher bienfaiteur, je t’avais pris pour un homme bien élevé, mais tu es encore plus cochon que nous tous ! » Je lui flanque ça par la figure et je quitte la table comme on apportait le pudding. Mais au diable le pudding !

— Je vous demande pardon, fis-je quand M. Bakhtchéiev eut fini son récit. Je partage certainement votre avis sur tout ce que vous venez de me dire. Seulement, je ne sais encore rien de positif… mais, j’ai là-dessus quelques idées à moi.

— Quelles idées, petit père ? demanda Bakhtchéiev d’un air soupçonneux.

— Voilà, commençai-je en m’embrouillant un peu, le moment est peut-être mal choisi, mais je suis prêt à vous les développer. Je pense qu’il se peut que nous nous trompions tous les deux sur le compte de Foma Fomitch et que toutes ces bizarreries cachent une nature exceptionnellement douée, qui sait ? C’est peut-être un de ces cœurs douloureux brisés par la souffrance, et aigris contre toute l’humanité. J’ai entendu dire que, jadis, il avait fait le bouffon ; il est possible que les humiliations et les outrages dont il fut abreuvé l’aient assoiffé de vengeance… Vous comprenez : un noble cœur… la conscience de… et réduit au rôle bouffon !… Alors il se méfie de tout le genre humain c’est-à-dire de tous les hommes… et, il se peut que… si on le réconciliait avec ses semblables… c’est-à-dire avec les hommes, il pourrait devenir remarquable… car cet homme doit avoir en lui quelque chose… Il y a certainement une raison pour que tout le monde s’incline ainsi devant lui…

Je m’empêtrais de plus en plus, chose fort excusable chez un jeune homme, mais M. Bakhtchéiev n’en jugea pas ainsi. Me regardant le blanc des yeux avec une dignité sévère, il rougit, et tel un dindon, me demanda brièvement :

— Alors, Foma est un homme exceptionnel ?

— Oh ! je dis ça ; je n’en suis pas plus sûr que cela ! Ce n’est qu’une supposition.

— Excusez ma curiosité : vous avez sans doute étudié la philosophie ?

— Mais dans quel sens ? demandai-je avec étonnement.

— Dans aucun sens ; répondez-moi tout simplement : avez-vous appris la philosophie ? ou non ?

— J’avoue que j’ai l’intention de l’apprendre ? mais…

— C’est bien ça ! s’écria M. Bakhtchéiev ouvrant les écluses à son indignation. Avant même que vous eussiez ouvert la bouche, je l’avais déjà deviné. Je ne m’y trompe pas. Je flaire un philosophe à trois verstes de distance ! Allez donc l’embrasser, votre Foma Fomitch ! Il en fait un homme exceptionnel ! Pouah ! Que le monde périsse ! je vous croyais un homme de bon sens et vous… Avance ! cria-t-il au cocher déjà monté sur le siège de la voiture réparée. — Filons !

J’eus toutes les peines du monde à le calmer. Il finit tout de même par se radoucir un peu, mais il m’en voulait toujours. Il était monté dans sa voiture avec l’aide de Grigori et d’Arkhip, celui qui avait si sentencieusement chapitré Vassiliev.

— Permettez-moi de vous demander si vous ne viendrez plus chez mon oncle ? m’informai-je en m’approchant.

— Chez votre oncle ? Crachez à la figure de celui qui l’a dit. Vous vous figurez donc que je suis un homme ferme, que je saurais tenir rigueur ? Je suis une chiffe en fait d’homme et c’est mon malheur ! Il ne se passera pas une semaine que j’y serai déjà retourné. Et pour quoi faire ? Je ne saurais le dire, mais j’y retournerai et je m’empoignerai encore avec ce Foma ! C’est mon malheur, petit père. C’est pour la punition de mes péchés que Dieu m’a envoyé ce Foma. J’ai un cœur de femme ; aucune constance ! Je suis un lâche de premier ordre.

Nous nous quittâmes amicalement. Il m’invita même à dîner.

— Viens me voir, petit père, viens dîner avec moi ; mon eau-de-vie vient à pied de Kiev et mon cuisinier de Paris. Il vous sert des plats, des pâtés dont on se lèche les doigts, en le saluant jusqu’à terre, la canaille ! Un gaillard qui a de l’instruction, quoi ! Il y a longtemps que je ne lui ai fait donner les verges et il commence à faire des siennes… mais maintenant que vous m’y avez fait penser !… Viens ! Je t’aurais invité aujourd’hui même, mais je suis rompu ; c’est à peine si je puis me tenir sur mes jambes. Je suis un homme malade et mou. Peut-être ne le croyez-vous pas ?… Eh bien, adieu, petit père. Il est temps que je me mette en route, et, d’ailleurs, voici que notre tarantass est aussi réparé. Dites à Foma qu’il ne paraisse jamais devant moi s’il ne veut pas que cette rencontre soit si touchante qu’il…

Mais les derniers mots ne parvinrent pas jusqu’à moi ; enlevée par ses quatre vigoureux chevaux, la voiture avait disparu dans un tourbillon de poussière. Je fis avancer la mienne et nous traversâmes rapidement la petite ville.

« Il exagère sans doute, pensais-je, il est trop mécontent pour pouvoir être impartial. Cependant tout ce qu’il m’a dit de mon oncle me semble très significatif. En voilà déjà un qui le dit amoureux de cette demoiselle… Hum ! Vais-je me marier, oui ou non ? » et je tombai dans une profonde méditation.