Carnet d’un inconnu/Première Partie/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock et Charles Torquet.
Société du Mercure de France (p. 209-232).

X

mizintchikov


Le pavillon où me conduisit Gavrilo et qu’on appelait « Pavillon d’été » avait été construit par les anciens propriétaires. C’était une jolie maisonnette en bois, située au milieu du jardin, à quelques pas de la vieille maison. Elle était entourée de trois côtés par des tilleuls dont les branches touchaient le toit. Les quatre pièces qui la composaient servaient de chambres d’amis.

En pénétrant dans celle qui m’était destinée, j’aperçus sur la table de nuit une feuille de papier à lettres, couverte de toutes sortes d’écritures superbes et où s’entrelaçaient guirlandes et paraphes. Les majuscules et les guirlandes étaient enluminées. L’ensemble composait un assez gentil travail de calligraphie. Dès les premiers mots je vis que c’était une supplique à moi adressée, où j’étais qualifié de « bienfaiteur éclairé ». Il y avait un titre : Les gémissements de Vidopliassov. Mais tous mes efforts pour comprendre quelque chose à ce fatras restèrent vains. C’étaient des sottises emphatiques, écrites dans un style pompeux de laquais. Je devinai seulement que Vidopliassov se trouvait dans une situation difficile, qu’il sollicitait mon aide et mettait en moi tout son espoir « en raison de mes lumières ». Il concluait en me priant d’intervenir en sa faveur auprès de mon oncle, au moyen de la « mécanique ». C’était la fin textuelle de l’épître que j’étais encore en train de lire quand la porte s’ouvrit et Mizintchikov entra.

— J’espère que vous voudrez bien me permettre de faire votre connaissance, me dit-il d’un ton dégagé, mais avec la plus grande politesse et en me tendant la main. Je n’ai pu vous dire un mot ce tantôt, mais du premier coup, j’ai senti le désir de vous connaître plus amplement.

En dépit de ma mauvaise humeur, je répondis que j’étais moi-même enchanté, etc. Nous nous assîmes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il à la vue de la lettre que j’avais encore à la main. Ne sont-ce pas les gémissements de Vidopliassov ? C’est bien ça. J’étais sûr qu’il vous attaquerait aussi. Il me présenta une feuille semblable et contenant les mêmes gémissements. Il y a longtemps qu’on vous attendait et qu’il avait dû se préparer. Ne vous étonnez pas ; il se passe ici beaucoup de choses assez étranges et il y a vraiment de quoi rire.

— Rire seulement ?

— Voyons, faudrait-il donc pleurer ? Si vous le voulez, je vous raconterai l’histoire de Vidopliassov et je suis sûr de vous amuser.

— Je vous avoue que Vidopliassov m’intéresse assez peu pour le moment ! répondis-je d’un ton mécontent.

Il me paraissait évident que la démarche et l’amabilité de Mizintchikov devaient avoir un but et qu’il avait besoin de moi. L’après-midi il se tenait morne et grave, et maintenant je le voyais gai, souriant et tout prêt à me narrer de longues histoires. Dès le premier abord, on voyait que cet homme était fort maître de lui et qu’il connaissait son monde à fond.

— Maudit Foma ! dis-je avec emportement et en déchargeant un grand coup de poing sur la table. Je suis sûr que c’est lui la source unique de tout le mal et qu’il mène tout. Maudite créature !

— On dirait que vous lui en voulez tout de même un peu trop, remarqua Mizintchikov.

— Un peu trop, m’écriai-je soudainement enflammé. Il se peut que tantôt j’aie dépassé la mesure et que j’aie ainsi autorisé l’assistance à me condamner. Je comprends fort bien que j’aie assez mal réussi, et il était inutile de me le dire. Je sais aussi que ce n’est pas ainsi que l’on agit dans le monde, mais, réfléchissez et dites-moi s’il y avait moyen de ne pas s’emporter ! Mais on se croirait dans une maison d’aliénés, si vous voulez savoir ce que j’en pense !… et… et je m’en vais ; voilà tout !

— Fumez-vous ? s’enquit placidement Mizintchikov.

— Oui.

— Alors, vous me permettrez d’allumer ma cigarette. Là-bas, il est interdit de fumer et je commençais à m’ennuyer sérieusement. Je conviens que ça ne ressemble pas mal à un asile d’aliénés ; mais soyez sûr que je ne me permettrai pas de vous juger, car, à votre place, je me serais peut-être emporté deux fois plus fort.

— En ce cas, comment avez-vous pu conserver ce calme imperturbable, si vous étiez tellement révolté ? Je vous vois encore impassible et je vous avoue qu’il m’a semblé singulier que vous vous désintéressiez ainsi de la défense du pauvre oncle toujours prêt à faire du bien à tous et à chacun !

— Vous avez raison ; il est le bienfaiteur d’une quantité de gens ; mais je trouve complètement inutile de le défendre ; ça ne sert à rien ; c’est humiliant pour lui, et puis je serais chassé dès le lendemain d’une pareille manifestation. Je dois vous dire franchement que je me trouve dans une situation telle qu’il me faut ménager cette hospitalité.

— Je ne saurais vous reprocher votre franchise… Mais il y a certaines choses que je voudrais vous demander, car, vous demeurez ici depuis un mois déjà…

— Tout ce que vous voudrez ; entièrement à votre service, répondit Mizintchikov avec empressement, et il approcha une chaise.

— Expliquez-moi comment il se peut que Foma Fomitch ait refusé une somme de quinze mille roubles qu’il tenait déjà dans les mains : je l’ai vu de mes propres yeux.

— Comment ? Est-ce possible ? s’écria mon interlocuteur. Racontez-moi ça, je vous prie.

Je lui fis le récit de la scène, en omettant l’incident « Votre Excellence ». Il écoutait avec une avide curiosité et changea même de visage quand je lui confirmai ce chiffre de quinze mille roubles.

— C’est très habile, fit-il quand j’eus fini. Je ne l’en aurais pas cru capable !

— Cependant c’est un fait qu’il a refusé l’argent. Comment expliquer cela ? Serait-ce vraiment par noblesse de sentiments ?

— Il en a refusé quinze mille pour en avoir trente plus tard. D’ailleurs, je doute que Foma agisse d’après un véritable calcul, ajouta-t-il après un moment de méditation. Ce n’est pas du tout un homme pratique. C’est un espèce de poète… Quinze mille… Hum ! Voyez-vous, il aurait pris cet argent s’il avait pu résister à la tentation de poser, de faire des embarras. Ce n’est qu’un pleurnicheur doué d’un amour-propre phénoménal.

Il s’échauffait. On le sentait ennuyé et même jaloux. Je l’examinai curieusement. Il ajouta, pensif :

— Hum ! Il faut s’attendre à de grands changements. En ce moment Yégor Ilitch nourrit un tel culte pour ce Foma qu’il pourrait bien en arriver à se marier par pure complaisance ! — ajouta-t-il entre ses dents.

— Alors, vous croyez à la possibilité de ce mariage insensé et criminel avec cette idiote !

Mizintchikov me regarda fixement.

— Leur idée n’est pas déraisonnable. Ils prétendent qu’il doit faire quelque chose pour le bien de la famille.

— Comme s’il n’en avait pas déjà assez fait ! m’écriai-je avec indignation. Et vous pouvez trouver raisonnable cette résolution d’épouser une pareille toquée ?

— Certes, je suis d’accord avec vous que ce n’est qu’une toquée. Hum ! C’est très bien à vous d’aimer ainsi votre oncle et je compatis à vos inquiétudes… Cependant, il faut considérer qu’avec l’argent de cette demoiselle, on pourrait grandement étendre la propriété. D’ailleurs, ils ont d’autres raisons encore : ils craignent que Yégor Ilitch se marie avec l’institutrice… vous savez, cette jeune fille si intéressante ?

— Est-ce probable, à votre sens ? lui demandai-je, très ému. Ça me fait l’effet d’une calomnie. Expliquez-moi ce point, au nom de Dieu : cela m’intéresse infiniment.

— Oh ! il en est amoureux ; seulement, il le cache.

— Il le cache ! Vous croyez qu’il le cache ? Et elle, est-ce qu’elle l’aime ?

— Ça se pourrait. Du reste, elle a tout avantage à l’épouser ; elle est si pauvre !

— Mais sur quoi vous basez-vous pour croire qu’ils s’aiment ?

— Il est impossible de ne pas s’en apercevoir, et je crois qu’ils se donnent des rendez-vous. On a même été jusqu’à les prétendre en relations intimes. Seulement, n’en parlez à personne. C’est un secret que je vous confie.

— Comment croire une telle chose ? m’écriai-je. Est-ce que vous y croyez ?

— Je n’en ai certainement pas la certitude absolue, n’ayant pas vu de mes yeux. Mais c’est fort possible.

— Comment ? Mais rappelez-vous la délicatesse, l’honnêteté de mon oncle.

— J’en suis d’accord. Cependant on peut se laisser entraîner, comptant réparer cela plus tard par un mariage. On est si facilement entraîné ! Mais, je le répète, je ne garantis pas la véracité de ces faits, d’autant plus que ces gens-là ne la ménagent pas. Ils l’ont même accusée de s’être donnée à Vidopliassov.

— Eh bien, voyons, est-ce possible ? m’écriai-je. Avec Vidopliassov ! Est-ce que le seul fait d’en parler n’est pas répugnant ? Vous n’y croyez pas ?

— Je vous dis que je ne crois à rien de tout cela, répondit Mizintchikov avec la même placidité. Mais, c’est possible. Tout est possible en ce monde ! D’abord, je n’ai pas vu, et puis ça ne me regarde pas. Cependant, comme je vois que vous semblez vous y intéresser énormément, sachez-le : j’estime assez peu probable que de telles relations aient jamais existé. Ce sont là les tours d’Anna Nilovna Pérépélitzina. C’est elle qui a répandu ces bruits par jalousie, car elle comptait se marier avec Yégor Ilitch, je vous le jure sur le nom de Dieu ! uniquement parce qu’elle est la fille d’un lieutenant-colonel. En ce moment, elle est en pleine déception et fort irritée. Je crois vous avoir fait part de tout ce que je sais sur ces affaires et je vous avoue détester les commérages, d’autant plus que cela nous fait perdre un temps précieux. Je venais pour vous demander un petit service.

— Un service ? Tout ce que vous voudrez, si je puis vous être utile...

— Je le crois et j’espère vous gagner à ma cause, car je vois que vous aimez votre bon oncle et que vous vous intéressez à son bonheur. Mais, au préalable, j’ai une prière à vous adresser.

— Laquelle ?

— Il se peut que vous consentiez à ce que je veux vous demander, mais, en tout cas, avant de vous exposer ma requête, j’espère que vous voudrez bien me faire la grande faveur de me donner votre parole de gentilhomme que tout ce que nous aurons dit restera entre nous, que vous ne trahirez ce secret pour personne et ne mettrez pas à profit l’idée que je crois indispensable de vous communiquer. Me donnez-vous votre parole ?

Le début était solennel. Je donnai ma parole.

— Eh bien ? fis-je.

— L’affaire, voyez-vous, est très simple. Je veux enlever Tatiana Ivanovna et l’épouser. Vous comprenez ?

— Je regardai M. Mizintchikov entre les deux yeux et fus quelques instants sans pouvoir prononcer une parole.

— Je dois vous avouer que je n’y comprends rien, déclarai-je à la fin, et d’ailleurs, je pensais avoir affaire à un homme sensé… je n’aurais donc pu prévoir…

— Ce qui signifie, tout simplement, que vous trouvez mon projet stupide, n’est-ce pas ?

— Du tout, mais…

— Oh ! je vous en prie ! Ne vous gênez pas. Tout au contraire, vous me ferez grand plaisir d’être franc ; nous nous rapprocherons ainsi du but. Je suis d’accord qu’à première vue, cela peut paraître étrange, pourtant, j’ose vous assurer que, non seulement mon intention n’est pas si absurde, mais qu’elle est tout à fait raisonnable. Et si vous voulez être assez bon pour en écouter tous les détails...

— De grâce ! Je suis tout oreilles.

— Du reste, ce ne sera pas long. Voici : je suis sans le sou et couvert de dettes. De plus, j’ai une sœur de dix-neuf ans, orpheline qui vit chez des étrangers sans autres moyens d’existence et c’est un peu de ma faute. Nous avions hérité de quarante âmes, mais cet héritage coïncida, par malheur, à ma nomination au grade de cornette ! J’ai commencé par engager notre bien ; puis j’ai dépensé le reste à faire la noce ; je suis honteux quand j’y pense ! Maintenant, je me suis ressaisi et j’ai résolu de changer d’existence. Mais, pour ce faire, il me faut cent mille roubles. Comme je ne puis rien gagner au service, comme je ne suis capable de rien et que mon instruction est presque nulle, il ne me reste qu’à voler ou à me marier richement. Je suis venu ici pour ainsi dire sans chaussures et à pied, ma sœur m’ayant donné ses trois derniers roubles quand je quittai Moscou. Aussitôt que je connus Tatiana Ivanovna, une pensée germa dans mon esprit. Je décidai immédiatement de me sacrifier et de l’épouser. Convenez que tout cela est parfaitement raisonnable, d’autant plus que je le fais surtout pour ma sœur.

— Mais, alors, permettez : vous avez l’intention de demander officiellement la main de Tatiana Ivanovna ?

— Dieu m’en garde ! Je serais aussitôt chassé d’ici et elle-même s’y refuserait. Mais, si je lui propose de l’enlever, elle consentira. Pour elle, le principal, c’est le romanesque, l’imprévu. Naturellement, cet enlèvement aboutira à un mariage. Le tout est que je réussisse à la faire sortir d’ici.

— Mais qu’est-ce qui vous garantit qu’elle voudra bien s’enfuir avec vous ?

— Oh ! ça, j’en suis certain. Tatiana Ivanovna est prête à une intrigue avec le premier venu qui aura l’idée de lui offrir son amour. Voilà pourquoi je vous ai demandé votre parole d’honneur que vous ne profiteriez point du renseignement. Vous comprendrez que ce serait péché de ma part de laisser passer une pareille occasion, étant données, surtout, ces conjonctures où je me trouve.

— Alors, elle est tout à fait folle !… Ah ! pardon ! fis-je, en me reprenant, j’oubliais que vous aviez des vues sur elle…

— Ne vous gênez donc pas ! Je vous en ai déjà prié. Vous me demandez si elle est tout à fait folle ; que dois-je vous répondre ? Elle n’est pas folle puisqu’elle n’est pas enfermée. De plus je ne vois aucune folie à cette manie des intrigues d’amour. Jusqu’à l’année dernière, elle vécut chez des bienfaitrices, car elle était dans la misère depuis son enfance. C’est une honnête fille et douée d’un cœur sensible. Vous comprenez : personne ne l’avait encore demandée en mariage, et les rêves, les désirs, et les espoirs, un cœur brûlant qu’elle devait toujours réprimer, le martyre que lui faisait endurer sa bienfaitrice, tout cela était bien pour affecter une âme tendre. Soudain elle devient riche : convenez que cela pourrait faire perdre la tête à n’importe qui. Maintenant, on la recherche, on lui fait la cour et toutes ses espérances se sont réveillées. Tantôt, vous l’avez entendu raconter cette anecdote du galant en gilet blanc ; elle est authentique et de ce fait, vous pouvez juger du reste. Il est donc facile de la séduire avec des soupirs et des billets doux et, pour peu qu’on y ajoute une échelle de soie, des sérénades espagnoles et autres menues balançoires, on en fera ce qu’on voudra. Je l’ai tâtée, et j’en ai obtenu tout aussitôt un rendez-vous. Mais je me réserve jusqu’au moment favorable. Cependant, il faut que je l’enlève d’ici peu. La veille, je lui ferai la cour, je pousserai des soupirs ; je joue de la guitare assez bien pour accompagner mes chansons. Je lui fixerai un rendez-vous dans le pavillon pour la nuit et, à l’aube, la voiture sera prête. Je la mettrai dans la voiture et en route ! Vous concevez qu’il n’y a là aucun risque. Je la mènerai dans une pauvre, mais noble famille où l’on aura soin d’elle et, pendant ce temps-là, je ne perdrai pas une minute ; le mariage sera bâclé en trois jours. Il n’est pas douteux que j’aurai besoin d’argent pour cette expédition. Mais Yégor Ilitch est là ; et il me prêtera quatre ou cinq cents roubles sans se douter de leur destination. Avez-vous compris ?

— Je comprends à merveille, dis-je après réflexion. Mais, en quoi puis-je vous être utile ?

— Mais en beaucoup de choses, voyons ! Sans cela, je ne me serais pas adressé à vous. Je viens de vous parler de cette famille noble mais pauvre, et vous pourriez me rendre un grand service en étant mon témoin ici et là-bas. Je vous avoue que sans votre aide, je suis réduit à l’impuissance.

— Autre question : pourquoi avez-vous daigné jeter votre choix sur moi que vous connaissez tout juste depuis quelques heures ?

— Votre question me fait d’autant plus de plaisir qu’elle me donne l’occasion de vous dire toute l’estime que j’éprouve à votre endroit, répondit-il avec un sourire aimable.

— Fort honoré !

— Non, voyez-vous, je vous étudiais tantôt. Vous êtes un tantinet fougueux et aussi un peu… jeune… Mais, ce dont je suis certain, c’est qu’une fois votre parole donnée, vous la tenez. Avant tout vous n’êtes pas un Obnoskine. Et puis, je vois que vous êtes honnête et que vous ne me volerez pas mon idée, excepté, cependant, le cas où vous seriez disposé à vous entendre avec moi. Je consentirais peut-être à vous céder mon idée, c’est-à-dire Tatiana Ivanovna et serais prêt à vous seconder dans son enlèvement, à condition qu’un mois après votre mariage, vous me remettriez cinquante mille roubles.

— Comment ! vous me l’offrez déjà ?

— Certes ! je puis parfaitement vous la céder au cas où cela vous sourirait. J’y perdrais, sans doute, mais… l’idée m’appartient et les idées se paient. En dernier lieu, je vous fais cette proposition, n’ayant pas le choix. Dans les circonstances actuelles, on ne peut laisser traîner cette affaire. Et puis, c’est bientôt le carême pendant lequel on ne marie plus. J’espère que vous me comprenez ?

— Parfaitement et je m’engage à tenir la parole que je vous ai donnée. Mais je ne puis vous aider dans cette affaire et je crois de mon devoir de vous en prévenir.

— Pourquoi donc ?

— Comment ! pourquoi ? m’écriai-je, donnant enfin carrière à mon indignation. Mais est-ce que vous ne comprenez pas que cette action est malhonnête ? Il est vrai que vous escomptez à juste titre la faiblesse d’esprit et la regrettable manie de cette demoiselle, mais c’est précisément ce qui devrait arrêter un honnête homme. Vous-même, vous la reconnaissez digne de respect. Et voici que vous abusez de son triste état pour lui extorquer cent mille roubles ! Il n’y a pas de doute que vous n’avez aucune intention d’être véritablement son mari et que vous l’abandonnerez… C’est d’une telle ignominie que je ne puis comprendre que vous me proposiez une collaboration à votre entreprise !

— Oh ! mon Dieu ! que de romantisme ! s’écria Mizintchikov avec le plus sincère étonnement. D’ailleurs, est-ce même du romantisme ? Je crois tout simplement que vous ne me comprenez pas. Vous dites que c’est malhonnête ? mais il me semble que tout le bénéfice est pour elle et non pour moi… Prenez seulement la peine de réfléchir.

— Évidemment, à votre point de vue, vous accomplissez un acte des plus méritoires en épousant Tatiana Ivanovna ! répliquai-je en un sourire sarcastique.

— Mais certainement, un acte des plus généreux ! s’exclama Mizintchikov en s’échauffant à son tour. Veuillez réfléchir que c’est, avant tout, le sacrifice de ma personne que je lui fais en devenant son mari ; ça coûte tout de même un peu, je présume ? Deuxièmement, je ne prends que cent mille roubles pour ma peine et je me suis donné ma parole que je ne prendrais jamais un sou de plus ; n’est-ce donc rien ? Enfin, allez au fond des choses. Quelle vie pourrait-elle espérer ? Pour qu’elle vécût tranquille, il serait indispensable de lui enlever la disposition de sa fortune et de l’enfermer dans une maison de fous, car il faut constamment s’attendre à ce qu’un vaurien, quelque chevalier d’industrie orné de moustaches et d’une barbiche à l’espagnole, dans le genre d’Obnoskine, s’en empare à force de guitare et de sérénades, l’épouse, la dépouille et l’abandonne sur une grande route. Ici, par exemple, dans cette honnête maison, on ne l’estime que pour son argent. Il faut la sauver de ces dangereux aléas. Je me charge de la garantir contre tous les malheurs. Je commencerai par la placer sans retard à Moscou dans une famille pauvre, mais honnête (une autre famille de ma connaissance) ma sœur vivra près d’elle. Il lui restera environ deux cent cinquante mille roubles, peut-être même trois cents. Aucun plaisir, aucune distraction ne lui manqueront : bals, concerts, etc. Elle pourra, s’il lui plaît, rêver d’amour ; seulement, sur ce chapitre-là, je prendrai mes précautions. Libre à elle de rêver, mais non de passer du rêve à l’action ; n-i-ni, fini ! À présent, tout le monde peut ternir sa réputation, mais, quand elle sera ma femme, Mme  Mizintchikov, je ne permettrai pas qu’on salisse mon nom. Cela seul serait cher ! Naturellement, je ne vivrai pas avec elle : elle sera à Moscou et moi à Pétersbourg, je vous l’avoue en toute loyauté. Mais qu’importe cette séparation ? Pensez-y ; étudiez-la donc un peu. Peut-elle faire une épouse et vivre avec son mari ? Peut-on lui être fidèle ? Elle ne vit que de perpétuel changement. Elle est capable d’oublier demain qu’elle est mariée aujourd’hui. Mais je la rendrais tout à fait malheureuse, si je vivais avec elle et si j’en exigeais l’accomplissement de tous ses devoirs conjugaux. Je viendrais la voir une fois par an, peut-être un peu plus souvent, mais non pas pour lui extorquer de l’argent, je vous l’assure ! J’ai dit que je ne prendrais pas plus de cent mille roubles ! En venant la voir pour deux ou trois jours, je lui apporterai une distraction, le plaisir et non l’ennui ; je la ferai rire ; je lui conterai des anecdotes ; je la mènerai au bal ; je la courtiserai ; je lui ferai des cadeaux ; je lui chanterai des romances ; je lui donnerai un petit chien ; je lui écrirai des lettres d’amour. Mais elle sera ravie de posséder un mari aussi romanesque, aussi amoureux, aussi gai ! À mon avis, cette façon d’agir est très rationnelle et tous les maris devraient s’y tenir. Les femmes n’aiment leurs maris qu’alors qu’ils ne sont pas là et, avec ma méthode, j’occuperai de la plus agréable façon et pour toute sa vie le cœur de Tatiana. Dites-moi ce qu’elle pourrait désirer de mieux ? Mais ce sera une existence paradisiaque !

Je l’écoutais en silence et avec un profond étonnement, comprenant à quel point il était impossible de discuter contre ce monsieur Mizintchikov, convaincu jusqu’au fanatisme de l’équité et même de la grandeur du projet qu’il exposait avec l’enthousiasme d’un inventeur. Mais il subsistait un point délicat à éclaircir.

— Avez-vous pensé, lui dis-je, qu’elle est presque fiancée à mon oncle à qui vous infligerez un sanglant outrage en l’enlevant à la veille du mariage ? Et c’est encore à lui que vous comptez emprunter l’argent nécessaire à cet exploit !

— Ah ! nous y sommes ! — s’écria-t-il fougueusement. J’avais prévu cette objection. Mais d’abord et avant tout, votre oncle n’a pas encore fait sa demande ; je puis donc ignorer qu’on lui destine cette demoiselle. Ensuite, veuillez remarquer que j’ai conçu ce projet, voici trois semaines de cela, quand je ne connaissais rien des intentions des hôtes de la maison. En sorte que, moralement, le droit est pour moi et que je suis même autorisé à juger sévèrement votre oncle, puisqu’il me prend ma fiancée dont j’ai déjà obtenu un rendez-vous secret, notez-le bien ! Enfin, n’étiez-vous pas en fureur, il n’y a qu’un instant, à la seule idée qu’on voulût marier votre oncle à cette Tatiana Ivanovna ! et voilà que vous voulez considérer comme un outrage le fait d’empêcher cette union. Mais, c’est, au contraire, un grand service que je rends à votre oncle. Comprenez donc que je le sauve ! Il n’envisage ce mariage qu’avec répugnance et il en aime une autre ! Pensez à la femme que lui ferait Tatiana Ivanovna ! Et elle aussi serait malheureuse, car il faudrait bien la contraindre et l’empêcher de jeter des roses aux jeunes gens. Si je l’emmène la nuit, aucune générale, aucun Foma Fomitch ne pourra plus rien faire : rappeler une fiancée enfuie presque à la veille du mariage serait par trop scandaleux. N’est-ce pas un immense service que je rendrai à Yégor Ilitch ?

J’avoue que ce dernier argument m’impressionna profondément.

— Et, s’il lui fait dès demain sa demande, fis-je, elle serait officiellement sa fiancée, et il sera trop tard pour l’enlever !

— Bien entendu, il serait trop tard ! C’est donc pour cela qu’il faut travailler à ce que cette éventualité ne puisse se produire et que je vous demande votre concours. Seul, j’aurais beaucoup de peine, mais, à nous deux, nous parviendrons à empêcher Yégor Ilitch de faire cette demande ; il faut nous y appliquer de toutes nos forces quand nous devrions rouer de coups Foma Fomitch, pour attirer sur lui l’attention générale et détourner tous les esprits du mariage. Naturellement cela ne se ferait qu’à toute extrémité et c’est dans ce cas que je compte sur vous.

— Encore un mot : vous n’avez parlé de votre projet à personne autre que moi ?

Mizintchikov se gratta la nuque avec une grimace mécontente.

— J’avoue, répondit-il que cette question m’est plus désagréable à avaler que la plus amère pilule. C’est justement que j’ai déjà dévoilé mon plan, oui, j’ai fait cette bêtise ! et à qui ? À Obnoskine. C’est à peine si je peux y croire moi-même. Je ne comprends pas comment ça a pu se produire. Il était toujours près de moi ; je ne le connaissais pas ; lorsque cette inspiration me fut venue, une fièvre s’empara de moi et, comme j’avais reconnu dès l’abord qu’il me fallait un allié, je me suis adressé à Obnoskine… C’est absolument impardonnable !

— Mais que vous répondit-il ?

— Il sauta là-dessus avec ravissement. Seulement, le lendemain matin, il avait disparu et il ne reparut que trois jours après, avec sa mère. Il ne me parle plus ; il fait plus : il m’évite. J’ai tout de suite compris de quoi il retournait. Sa mère est une fine mouche qui en a vu de toutes les couleurs (je l’ai connue autrefois). Il n’est pas douteux qu’il lui a tout raconté. Je me tais et j’attends ; eux m’espionnent et l’affaire traverse une phase excessivement délicate. Voilà pourquoi je me hâte.

— Mais que craignez-vous d’eux ?

— Je ne crois pas qu’ils puissent faire grand-chose ; mais, en tout cas, ils me nuiront. Ils exigeront de l’argent pour payer leur silence et leur concours ; je m’y attends… Seulement, je ne peux ni ne veux leur donner beaucoup ; ma résolution est prise : il m’est impossible de leur abandonner plus de trois mille roubles de commission. Comptez : trois mille roubles pour eux, cinq cents que coûtera le mariage ; il faudra payer les vieilles dettes, donner quelque chose à ma sœur… Que me restera-t-il sur les cent mille roubles ? Ce serait la ruine !… D’ailleurs, les Obnoskine sont partis.

— Ils sont partis ? demandai-je avec curiosité.

— Aussitôt après le thé ; que le diable les emporte ! Demain, vous les verrez revenir. Allons, voyons, consentez-vous ?

— Je ne sais trop que répondre. L’affaire est très délicate. Vous pouvez compter sur mon absolue discrétion ; je ne suis pas Obnoskine ; mais… je crois bien que vous n’avez rien à espérer de moi.

— Je vois, dit Mizintchikov en se levant, que vous n’avez pas assez souffert de Foma Fomitch ni de votre grand-mère et que, malgré votre affection pour votre bon oncle, vous n’avez encore pu apprécier les tortures qu’on lui fait endurer. Vous ne faites que d’arriver… Mais attendons ! Restez seulement jusqu’à demain soir et vous consentirez. Autrement, votre oncle est perdu, comprenez-vous ? On le mariera de force. N’oubliez pas qu’il pourrait faire sa demande dès demain et qu’alors, il serait trop tard ; il vaudrait mieux vous décider aujourd’hui !

— Vraiment, je vous souhaite toute réussite, mais, pour ce qui est de vous aider… Je ne sais trop…

— Entendu. Mais attendons jusqu’à demain, conclut Mizintchikov avec un sourire moqueur. La nuit porte conseil. Au revoir. Je reviendrai vous voir demain de très bonne heure. Réfléchissez.

Et il s’en fut en sifflotant.

Je sortis presque sur ses talons pour prendre un peu l’air. La lune n’était pas encore levée ; la nuit était noire et l’atmosphère suffocante ; pas un mouvement dans le feuillage. Malgré mon extrême fatigue, je voulus marcher, me distraire, rassembler mes idées, mais je n’avais pas fait dix