Caractères généraux de la langue grecque

COMMUNICATION

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA LANGUE GRECQUE,
PAR. M. A. MEILLET, MEMBRE DE L’ACADÉMIE.

Il y a, depuis quelques années, chez les linguistes une aspiration à entrer dans des voies nouvelles, aspiration qui se traduit par des tentatives diverses, en partie peu précises.

Durant le xixe siècle, l’effort a porté surtout sur les éléments pour ainsi dire matériels du langage. C’était devenu un usage courant, à la fin du xixe siècle, que d’écrire des grammaires où les formes grammaticales étaient minutieusement décrites et où rien n’était dit de l’emploi qui en est fait. C’est grâce à ce travail obstiné sur des éléments faciles à observer et à fixer que l’on a pu constituer des familles de langues bien déterminées et faire des histoires exactes de la prononciation et des formes grammaticales. Mais on n’aperçoit aucun moyen d’établir un rapport intime entre une forme linguistique et les sociétés qui les emploient. On ne peut que constater des rapports de fait.

En étudiant les catégories grammaticales, on pouvait espérer qu’on trouverait des concordances entre l’existence de certaines catégories et certaines mentalités, certains types de civilisation. J’ai cru apercevoir que le nombre duel, fréquent à un certain niveau de civilisation, disparaît à un niveau plus élevé ; ceci s’observe en effet dans les groupes indo-européen, sémitique, finno-ougrien. Mais les concordances de ce genre sont peu nombreuses, et l’on n’arrive pas à en pousser la théorie bien avant.

Une étude récente du prince. N. Troubetskoy m’a donné l’idée d’essayer autre chose. Dans son livre, K probleme russkovo samopoznanija, 1927 (imprimé à Paris), le prince Troubetskoy a montré que la structure générale du turc concorde avec le caractère général des peuples turcs. Le turc est une langue où chaque catégorie grammaticale exprimée a une caractéristique unique, toujours la même dans tous les cas, et où la caractéristique de cette catégorie s’ajoute à la caractéristique d’une autre ; par exemple, le pluriel est caractérisé par -lar-, à quoi s’ajoutent des désinences casuelles identiques au singulier et au pluriel. Il n’y a donc aucune forme anomale. Il est résulté de là que, depuis le plus ancien texte, vieux d’un millier d’années, le turc n’a presque pas changé et que, d’un bout à l’autre du domaine étendu qu’ils occupaient, de la Volga jusqu’à la Chine, de la Sibérie jusqu’à la Perse et à la Méditerranée, les parlers turcs sont tout pareils les uns aux autres. Le prince Troubetskoy montre que la musique et la poésie turques offrent le caractère indiqué : schématisation nette d’un matériel relativement pauvre et rudimentaire (p. 41).

Par suite de sa simplicité, le cas turc est clair, évident. Mais il donne lieu de se demander si l’on ne peut pas expliquer, de la même manière, certains autres cas.

Le cas indo-européen s’oppose, à tous égards, au cas turc. Autant la grammaire du turc est rigide et monotone, autant les grammaires indo-européennes sont souples et variées. Ce qui caractérise l’indo-européen, c’est que les caractéristiques de chaque catégorie y sont multiples, variables d’un mot à l’autre, d’une catégorie à l’autre ; un cas turc est exprimé par une désinence, toujours la même, au singulier et au pluriel, et dans tous les mots un cas indoeuropéen a des caractéristiques différentes au singulier, au pluriel et au duel, dans telle catégorie de mots et dans telle autre catégorie. Dans une grammaire indo-européenne, les formes normales sont nombreuses, et elles ne servent que pour les mots peu usuels ; quant aux mots usuels, presque chacun offre des particularités propres ; formes fortes et anomalies ne sont pas seulement en nombre : c’est l’essentiel de la langue. Or, cet état linguistique concorde avec l’état social : au début de l’époque historique, le monde indo-européen se composait de petits groupes de chefs plus ou moins indépendants, de petites tribus ayant chacune une autonomie ; il y a des nations qui sentent leur unité, il n’y a pas d’empire ayant une organisation. Chacun de ces petits groupes veut dominer séparément, et c’est pour cela que les vikings dirigent leurs bateaux sur tous les rivages, que les cités grecques lancent de tous côtés des colonies.

Un type linguistique aussi complexe est propre à s’adapter à des conditions diverses, à prendre suivant les circonstances des formes diverses. En effet, l’indo-européen commun a pris, sur chaque domaine, un caractère particulier. Chacune des langues du groupe indo-européen a des traits à part, est comme une personne particulière. Derrière chacune des trois grandes langues les plus anciennement attestées : l’indo-iranien, le grec, le latin, on aperçoit clairement l’unité indo-européenne mais chacune a une physionomie propre, et l’évolution de chacune a suivi des directions spéciales.

Ceci posé, il faut essayer de caractériser le grec, de se représenter comment la structure générale de la langue grecque concorde avec la mentalité grecque.

D’une part, la morphologie grecque offre le maximum d’anomalies que sans doute on observe dans aucun idiome : presque chaque verbe notable présente quelque particularité qui lui est spéciale. Il n’y a pas deux cas comme celui de πάσχω, πείσομαι, ἔπαθον, πέπονθα par exemple, ou comme celui de ἔρχομαι, ἐλεύσομαι, ἦλθον, ἐλήλυθα. Les formes grecques sont individuelles au-delà de tout ce que l’on peut imaginer.

Mais, d’autre part, ces formes entrent dans un plan exactement dessiné : l’opposition du présent, du futur, de l’aoriste et du parfait y est rigoureuse. Elle est soulignée avec vigueur par un participe d’usage fréquent et par un infinitif tout aussi employé appartenant à chaque thème et qui en expriment le sens général, en dehors de toute circonstance de personne.

Rien de plus varié que les formes de singulier : λόγου, τιμῆς, ποδός, γένους, πόλεως, ou de pluriel : λόγων, τιμῶν, ποδῶν, ou de duel : ποδοίν. Mais les emplois du génitif sont exactement définis, bien qu’irréductibles à aucune formule une ou même à un petit nombre de formules.

Le grec se distingue ainsi par la variété des formes, par l’individualisation stricte des mots, mais le tout traversé par des lignes exactement arrêtées qui délimitent avec précision certaines catégories, certains emplois.

Le contraste entre le développement grec et le développement sanskrit est saisissant. En grec, le verbe, avec des valeurs précises, s’est développé d’un bout à l’autre de l’histoire de la langue, et l’opposition du présent et de l’aoriste est également nette chez Homère et à l’époque byzantine. En sanskrit, les formes verbales ont d’autant moins de sens précis qu’on s’éloigne plus de la période védique. On arrive à peine à marquer une distinction entre le présent et l’aoriste. La phrase nominale, qui permet d’éviter les arêtes nettes de la phrase verbale, se substitue aux types verbaux. Le futur en vient à s’exprimer par un nom d’agent, le parfait par un participe, le tout sans aucun auxiliaire verbal dans bien des cas. Avec le temps, la phrase sanskrite manque de plus en plus de toutes ces indications précises sur le degré d’achèvement des procès et sur le temps que la phrase grecque doit à sa forme verbale.

Qu’on compare l’art grec et l’art indien d’un côté des types humains, ayant la valeur de types généraux, mais hautement individuels et disposés dans un ordre exact, et de l’autre des types singuliers, mais sans individualité propre et groupés en fouillis souvent inextricables. La phrase grecque et la phrase sanskrite diffèrent comme diffèrent un relief grec et un relief hindou.

La langue grecque a constitué, de bonne heure, un article qui donne à chaque nom une réalité propre et en délimite exactement la valeur dans la phrase ; l’indo-iranien n’a jamais eu d’article.

Ainsi, la langue grecque offre deux caractères qui se manifestent également dans la politique, dans l’art et dans la littérature : une individualité accusée de chaque élément, et des lignes nettement dessinées, des catégories exactement définies, mais qui ne s’emboîtent pas les unes dans les autres.