Caractères et récits du temps

Caractères et récits du temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 1105-1125).

CARACTERES


ET


RECITS DU TEMPS.




LA BONNE FORTUNE DE BEN-AFROUN.




« On devra sans cesse médire les uns des autres, et si l’on admet un étranger dans la société, on dira publiquement tout ce qu’on peut avoir appris de ses péchés, sans être retenu par aucune considération. » Ainsi parle Machiavel dans son Règlement pour une société de plaisir, article IV, si j’ai bonne mémoire. Quelques personnes, réunies récemment dans une ville où l’on prend des eaux que je crois fort peu salutaires, suivaient avec conscience cette prescription du moraliste florentin. L’objet de leurs discours était la duchesse Thécla de Glenworth, qui venait d’apparaître la veille, après une absence de sept années, aussi belle qu’aux jours de ses triomphes les plus éclatans. Quelqu’un qui possède, comme dit encore Machiavel, une certaine expérience des hommes et des femmes écouta ces propos silencieusement, se retira, et, pris entre minuit et une heure par une de ces insomnies qu’on ne sait comment combattre, s’imagina d’écrire sur ce qu’il avait entendu. Voici l’œuvre de cette nuit inquiète amenée par une soirée médisante. Ou je me trompe, ou il y a là quelque chose qu’on ne trouverait point dans un récit composé avec des préoccupations littéraires. L’homme à l’insomnie avait connu la duchesse Thécla et n’en parlait qu’à lui-même ; il ressemblait à Hoffmann écrivant sur don Juan après avoir entendu d’une chambre d’auberge les mélodies de Mozart. Les sons qui avaient frappé ses oreilles avaient mis en branle tous les grelots de son imagination. Au moment où le silence venait de s’établir autour de lui, il élevait la voix à son tour : il continuait ou reprenait, pour mieux dire, un thème abandonné ; seulement, si le motif était le même, quelle différence dans les variations !

Je pouvais donner également sur lady Glenworth ou la conversation du soir, ou le monologue de la nuit. J’ai préféré le monologue, parce qu’il me semblait plus vrai, plus élevé, plus saisissant ; la médisance y était devenue observation, la calomnie en était absente, la tristesse s’y montrait parfois, et cette verve de la solitude, que ne remplace aucune excitation mondaine, y jetait souvent d’étranges clartés. Qu’on le lise du reste, et qu’on le juge. Je ne change rien au désordre nocturne dans lequel cette très réelle songerie s’est échappée d’une cervelle enfiévrée.


I

J’ai retrouvé lady Glenworth avant-hier presque aussi belle qu’il y a sept ans. Dieu sait pourtant quel âge elle peut avoir ; mais je ne veux pas m’attrister par des calculs qui me prouveraient à moi-même que je suis l’aîné de Chérubin à coup sûr, de Werther encore sans aucun doute, et peut-être bien de Lovelace. C’est toujours la même Thécla. J’ai reconnu ces cheveux d’un blond vénitien aux teintes chaudes, aux tresses abondantes et lourdes qui font songer du soleil et de l’onde ; j’ai revu ces yeux noirs où brille continuellement un regard que l’on a comparé tantôt à la lampe de Faust, tantôt à une étoile amoureuse, ces jeux remplis d’un mystère si inquiétant et si irritant. Oui, le temps l’a vraiment épargnée, et c’est peut-être pour cela qu’il y a quelques heures elles l’ont, traitée si durement. Le fait est que malheureusement tout était fondé dans ce qu’elles disaient avec tant de moquerie emportée. L’âme muette qui les écoutait le savait. Oh ! cette dernière histoire surtout ! Du reste, comme on l’a mal racontée !… Tout le monde riait… tout le monde n’a point ri quand elle s’est passée. La comédie est fausse comme la tragédie. Tout ce qui vit appartient moitié à la tristesse, moitié à la gaieté, comme cette terre appartient moitié à la nuit, moitié au jour.

Je ne me représente pas trop ce que Thécla pouvait être quand elle épousa le duc de Glenworth. Il y a des femmes qu’on ne se représente jamais jeunes filles. Elle m’a dit souvent qu’avant son mariage elle avait lu Goethe, Byron, Jean-Jacques, et composé une élégie sur Françoise de Rimini. Elle n’avait jamais connu sa mère, et son père, le vieux comte Mac-Breane, était un respectable fou. Il l’avait gâtée autant qu’on puisse gâter ici-bas une créature du bon Dieu. Si elle avait envie d’un fruit mortel, il était le premier à le cueillir pour elle. Cependant elle m’a assuré, et je le crois, qu’il n’y avait pas eu dans sa vie, à l’époque où elle s’est mariée, le moindre attachement romanesque. Chez elle, l’incendie avait commencé par le cerveau, si l’on peut appeler incendie la flamme mystérieuse qui dévore cette froide nature sans l’échauffer.

Le duc de Glenworth alla se faire tuer aux Indes l’année même où elle l’épousa. Il était beau, comme le sont les Anglais quand ils se sont emparés en naissant de la beauté, et il ne vécut avec elle que trois mois. Eh bien ! il ne lui laissa pas un seul souvenir de tendresse. Il l’avait froissée dans son orgueil, et l’orgueil était le souverain maître de cette fille du serpent. Thécla prit son mari en suprême dédain, parce que son mari ne lui sembla point avoir pour elle une superstitieuse adoration. Elle méprisait, avec une singulière candeur, tous ceux qui ne la regardaient pas comme une sorte de personnage surhumain, qui n’instituaient pas en son honneur, aussitôt qu’ils l’avaient vue, une religion à part formée d’amour et d’admiration. Glenworth lui parut le plus brutal et le plus inintelligent des hommes, parce qu’il s’était imaginé de la traiter tout simplement connue sa femme. Je ne saurais dire quelle expression prenaient ses lèvres lorsqu’elle parlait de lui. — Le duc de Glenworth, m’a-t-elle dit une fois, n’a pas même été une apparition dans ma vie. — Ainsi le mariage ne fut pour elle que le néant.

Elle était veuve depuis deux ans quand elle vint en France. Elle reçut à Paris un de ces accueils qu’on ne peut trouver que là. Je crois que Voltaire, après la tragédie d’Irène, ne fut pas plus choyé qu’elle. On disait que c’était une incarnation de l’esprit, une révélation de la beauté. Elle prolongea les jours d’un ministère en enlevant pendant trois mois, aux chefs des oppositions fashionables, l’attention des salons. On se demandait toutefois quel serait le possesseur de ce trésor, car un trésor ne peut pas rester sans possesseur : c’est une loi sociale. Thécla ne tarda pas à faire un choix, comme on dit, et ce choix eut l’approbation universelle. Moi-même, une fois dans ma vie, je partageai presque l’opinion du monde.

Il y avait à Paris, en ce temps-là, le prince Olivier de Trênes, celui qui a été récemment égorgé dans une émeute autrichienne. Olivier possédait à juste titre cette réputation d’élégance qui, de nos jours, est d’ordinaire un bien usurpé, et usurpé singulièrement. Légitimiste par mainte raison, il pensait que des sentimens chevaleresques doivent se montrer par un peu de chevalerie ; il avait offert à sa foi politique autre chose que des attitudes, des paroles et de l’encre : il avait fait en Espagne la dernière et admirable campagne de Zumalacarregui. Au sortir de l’armée carliste, il avait pris du service en Autriche, et, depuis quelques années, tantôt à Vienne, tantôt à Paris, il se livrait à l’immortel passe-temps que chacun sait. Il racontait sur tous les tons, aux filles d’Eve, la vieille histoire que le serpent a commencée. Toutefois ce n’était ni un chevalier de Valmont, ni ce fatal personnage dont l’imagination moderne a fait un ardent et désespéré penseur. Il ne demandait point aux femmes des jouissances de vanité, encore moins des satisfactions philosophiques ; dans l’amour, il ne cherchait que l’amour, et cela suffisait à l’occuper.

Je n’oserai nier pourtant que, dans cette recherche, son cœur ne se fût un peu usé. Nul n’a su mieux que moi quel feu renfermait son âme ; mais ce feu couvait sous des cendres tièdes qu’il se plaisait, je crois, à ne pas trop déranger. Aussi sa liaison avec Thécla fut-elle ce qu’elle devait être. Il se passa entre ces deux représentans des splendeurs mondaines un drame qui se joue assez souvent entre dignitaires de cette espèce : chacun des deux amans attendit que l’autre se mit à l’adorer. Lady Glenworth avait une qualité qu’on lui a refusée souvent, parce qu’elle la cachait d’habitude sous une excentricité pompeuse. Par instans jaillissait tout à coup de son intelligence, quand certains mots ou certaines situations la frappaient, de l’esprit, du véritable esprit, comme celui d’Hamilton. Un beau jour, elle se mit à rire en regardant Olivier, et dit tout haut ce que tous deux s’étaient dit tout bas. Olivier rit à son tour, et de cette commune gaieté naquit entre eux un sentiment nouveau qui n’était point l’amour, comme bien on pense, ni assurément non plus l’amitié.

C’était une sorte de familiarité moqueuse, une confiance mêlée d’ironie, une intimité à récréer sous la pierre du sépulcre les mânes de M. de La Rochefoucauld. Si Olivier se fût borné à ne pas l’adorer, Thécla aurait eu pour lui, comme pour son mari, un indicible dédain, et voilà tout ; mais il avait eu la prétention d’être adoré d’elle : cela lui semblait une étrangeté qui méritait à jamais une place dans ses souvenirs. Toutes les fois qu’elle le voyait, elle le regardait comme un objet digne d’une particulière curiosité, Trênes étudiait avec plaisir, de son côté, cet égoïsme naïf, cette vanité sans mesure, cette fantaisie sans frein. Il l’appelait sans cesse Fausta, Mephistophela, donna Giovanna, quelquefois Sémiramis et Cléopâtre. « Vous vouliez donc, lui disait-il un jour, avaler mon pauvre cœur comme une perle précieuse ? — Si votre cœur a jamais été une perle, répondit-elle en riant, il y a longtemps qu’il s’est dissous dans du vinaigre, comme le joyau dont vous parlez, et c’est du vinaigre seulement que j’ai gardé le goût. »

Voilà quel était à peu près le ton de leurs causeries. Du reste obéissant tous deux à cet instinct qui fait qu’on aime mieux se regarder dans les miroirs où l’on se voit en laid que de ne pas se regarder du tout, ils ne passaient jamais une semaine sans se réunir ; dans le monde, ils se recherchaient, et, la veille même du jour où commença l’aventure que je veux raconter, ils s’étaient isolés dans le coin d’un salon, pour se livrer à un entretien qui paraissait fort animé. Ils étaient chez la vieille marquise d’Escaïeul, qui avait fait cet hiver-là un énergique effort pour rajeunir sa société. Au grand scandale de quatre ou cinq vieillards, surnommés les juges d’Israël, qui passaient toutes leurs soirées chez elle depuis quinze années, occupés à faire comparaître tous les rois et tous les peuples devant la plus solennelle des tables de thé, elle avait introduit dans son salon un élément turbulent et nouveau. Elle avait convié le monde actif, le monde vivant, le monde mondainant, comme dirait Rabelais. Elle avait appelé ces étrangères à grand fracas qui passent comme les frégates à vapeur, lançant autour d’elles la fumée et traçant des sillons vite effacés, mais longs et brillans ; elle avait rassemblé les hommes qui font courir, les femmes qui parlent, et pourquoi cela ? Je crois, moi, tout simplement parce que les âmes féminines ne vieillissent pas, parce que les douairières découvrent tout à coup qu’elles éprouvent près de leurs contemporains un prodigieux ennui. Ce qu’elle se disait, elle, c’est qu’elle voulait distraire son fils Valentin d’Escaïeul d’une grande passion.

Or Valentin, à cette époque, avait déjà bien près de quarante ans, et il était, ou du moins il semblait tel qu’on l’a toujours connu. Né après la mort de son père, il paraissait, comme les petits sauvages, avoir aspiré au berceau une âme domestique. C’était le vieux marquis d’Escaïeul revenu tout entier dans cette vie, avec ses cors à l’esprit, comme disait mon pauvre ami B…, qui l’obligeaient à marcher si lourdement, en employant des précautions si fastidieuses, à travers toutes les conversations. Il s’occupait toute la journée d’archéologie, et le soir il racontait ses découvertes du matin. On aurait juré que ce pauvre garçon devait être à l’abri de toutes les passions violentes : eh bien ! l’on aurait fait un faux serment. Il avait été atteint dans son cabinet, comme Hippolyte dans ses forêts. Vénus s’était attachée à cette proie singulière, ainsi que le constatait précisément l’entretien d’Olivier et de Thécla.

— Je sais bien, disait le prince de Trènes à cette impitoyable femme, que Richelieu voulut mettre une bourgeoise à mal, que don Juan tint à honneur d’avoir une religieuse sur sa liste ; mais, en vérité, ces illustres exemples ne peuvent pas vous excuser, et ce malheureux Valentin méritait de ne jamais sentir votre grille. Du reste, torturez-le tant que vous voudrez, puisque vous avez eu ce bizarre caprice, cela m’est fort indifférent, après tout ; — mais il en est un autre…

— J’arriverai tout à l’heure, répondit-elle, à celui qui excite votre intérêt ; puisque vous avez nommé Valentin, il faut que vous subissiez ce que je veux vous dire à son sujet. Il a cette qualité dont vos hommes politiques reprochent l’absence à votre nation, car vous êtes Français ; après tout, quoique vous serviez en Autriche : il a le respect. – Et comme Olivier souriait : — Oh ! fit-elle, épargnez-vous, je vous prie, quelque plaisanterie de mauvais ton et de mauvais goût, vous savez de quel respect je veux parler ; il a pour tout ce que je dis et pour tout ce que je fais une admiration sans réserve ; il s’incline devant ce que sa raison ne comprend point dans ma nature. Quand je suis sévère, il ne blasphème pas ; quand je suis clémente, il se confond en actions de grâces…

— Bref, interrompit Olivier, il vous traite comme les prophètes traitaient Jéhovah ; mais votre esprit ne l’inspire guère.

— Ah ! vous y voilà, reprit-elle. Il n’a point d’esprit, n’est-ce pas ? Vous autres Français, vous croyez avoir tout dit sur le malheureux que vous voulez perdre, quand vous avez lancé contre lui cette terrible accusation. Eh bien ! vous n’êtes pas assez intelligens, messieurs les hommes spirituels, pour comprendre que cette qualité dont vous faites tant de cas est précisément ce qui vous nuit le plus auprès de ces belles étrangères dont vous faites tant de cas aussi. Votre esprit n’est qu’un mélange d’égoïsme et de moquerie ; rien de plus fatigant que de sentir sous chaque phrase qu’amène la conversation votre pensée toujours en embuscade ! pour saisir la double occasion de se produire avec éclat et déjouer quelque mauvais tour à la pensée d’autrui. Aussi, quand nous rencontrons au milieu de vous quelque âme sérieuse et simple, semblant ignorer ou mépriser les jeux brillans et perfides dont vous êtes épris, nous sentons sur-le-champ une attraction et…

— Et voilà pourquoi, dit le prince de Trènes, vous daignez faire le malheur de Valentin. Je ne veux rien objecter, chère lady, à votre goût pour la simplicité ; seulement, ce goût n’aurait-il point dû vous porter à ne torturer qu’un cœur à la fois ?

— Je vous jure, fit lady Glenworth, que je n’ai usé d’aucune coquetterie vis-à-vis de votre ami. Je ne songeais pas à lui. Il m’a aimée d’une passion dont la sincérité et la violence m’ont touchée, mais qu’assurément : je n’ai point provoquée. Maintenant que puis-je faire, après tout ? Son amour lui donne-t-il un droit sur ma personne ? faut-il que je m’ensevelisse avec lui dans la solitude ? En vérité, vous êtes étrange, et je vous mettrais presque au défi d’expliquer clairement ce que vous me demandez.

— Je vous demande, dit alors Olivier d’un ton qui devint sérieux, de ne pas le confondre avec tous ceux que leur mauvais sort pousse vers vous. Écoutez, Thécla : l’œil distrait, la main indifférente, vous jetez tous les soirs vos filets dans l’océan qui se brise à vos pieds, sans vous inquiéter des poissons que vous prendrez. Quand vous retirez, comme cela vous arrive d’habitude, toute une collection de goujons, quand vous avez une provision de Valentins, faites-les frire, accommodez-les comme vous voudrez, je vous les abandonne ; mais vous connaissez la ballade allemande, les flots renferment de merveilleux secrets : vous pouvez ressembler à ce pêcheur qui prit une sirène. Eh bien ! je vous en supplie, quand vous aurez arraché à ses fraîches retraites quelque créature mystérieuse, ne la mettez point avec vos poissons, rendez-lui sur-le-champ sa liberté, ou faites-lui une captivité qu’elle bénisse. Ne traitez point un être divin comme la gent muette et porte-écaille, ne confondez pas avec M. d’Escaïeul…

— Tenez, interrompit-elle, je crois que vous me le rendrez odieux. Malgré votre comparaison germanique, ce n’est pas plus un être divin que M. d’Escaïeul n’est un goujon, C’est un homme tout simplement qui m’aime beaucoup, j’en conviens, car je veux vous prouver que je suis juste, mais qui est emporté, violent, rempli d’insupportables exigences. Le voilà qui nous regarde là-bas d’un air furieux, et je suis persuadée qu’il songe avons égorger vous-même, qui prenez si chaudement sa cause, parce que vous me parlez depuis trop longtemps. Et puis que voulez-vous ? ajouta-t-elle en élevant au ciel un regard tout chargé d’orageuse tristesse, je sais bien que je n’ai pas été mise ici-bas pour donner à qui que ce soit le bonheur. Il faut que ma destinée s’accomplisse.

— Tra la la, murmura Olivier sur un air connu de don Juan. Ah ! Thécla, s’écria-t-il, Dieu vous punira. Il inventera pour votre orgueil quelque châtiment effroyable. Il vengera mon pauvre Mendoce.


II

Je viens donc d’écrire ce nom qui me rappelle tant de souvenirs que je désirais ne pas réveiller. Quelques personnes l’appelaient alors Mendoce, parce qu’il se nommait ainsi dans l’armée carliste, où il s’était battu de son mieux. C’était le nom que lui donnaient toujours Thécla et Olivier, je ne veux pas lui en donner d’autre aujourd’hui. C’est du reste le personnage de cette histoire dont assurément je veux le moins parler, et dont, sans aucun doute, je vais parler le plus. Il avait à peine alors vingt-cinq ans ; son âme était pleine d’une expérience chèrement achetée et d’ignorances incroyables. Jusqu’au jour où il était parti pour l’Espagne, il n’avait point quitté sa mère, qui était une brigande connue Mme de La Rochejacquelein. Il avait été élevé dans une fière et modeste habitation, moitié château, moitié ferme, où les balles des bleus avaient pénétré. La il n’avait rien appris du monde dans lequel il devait vivre. En Espagne, la guerre lui avait révélé toute une partie de la vie ; mais, s’il était initié à quelques grands mystères, il ignorait tous les petits secrets. Il savait comment on tue un homme, il ne savait pas comment on trompe une femme, et surtout comment une femme vous trompe.

Il avait connu à l’armée de don Carlos le prince de Trènes, et s’était pris pour lui d’une vive affection. Olivier, de son côté, l’aimait sincèrement. Ils avaient passé ensemble plus d’une nuit de bivouac dans ces causeries démesurées où les âmes, semblables à des alcyons, errent à travers des mers immenses, se suspendant tantôt à une vague, tantôt à une autre. Puis ils s’étaient baignés en même temps dans le péril et dans la rêverie. Ils s’étaient vus complètement, et ils avaient découvert que le hasard avait mis entre eux de singulières ressemblances. — Mendoce, disait quelquefois Olivier à Thécla, me représente un âge de ma vie, mon âge héroïque ; j’étais ainsi avant d’avoir dit de ces mots et versé de ces pleurs qui font sortir de nous des vertus ; j’étais ainsi avant qu’une science cruelle eût cloué à mes lèvres, comme une chauve-souris à la porte d’une taverne, cet oiseau des ténèbres : l’ironie.

— Je vous crois, répondit-elle, et c’est pour cela que je n’aimerai jamais votre Mendoce. Je sens avec horreur dès aujourd’hui, sous les emportemens de sa jeunesse, sous les violences de son amour, l’esprit qui maintenant vous domine. Je découvre toujours au fond de ses yeux, qu’ils attachent sur moi des regards tendres, irrités ou douloureux, quelque chose d’investigateur. Il y a en lui un personnage silencieux qui ne disparaît à aucune heure. Un jour, ce personnage parlera.

Elle avait raison, car ce personnage parle aujourd’hui ; mais en vérité, à cette époque, c’était bien sans s’en douter que Mendoce la jugeait. Il l’avait aimée aussitôt qu’il l’avait vue : voici en quelques mots comment ce malheur était arrivé. Un soir, Olivier l’avait conduit chez la duchesse de Glenworth. — Je vous amène, avait-il dit à Thécla, un de mes amis qui est resté en Espagne plus longtemps que moi. Le capitaine Mendoce n’a pas voulu quitter la montagne tant qu’un buisson y a caché un fusil. Il a fait ces campagnes désespérées de Cabrera qui doteront notre siècle d’une belle et sanglante poésie. Vous qui aimez, madame, tout ce qui est hardi et étrange, vous vous intéresserez à cette existence que je ne m’attendais guère à voir traverser un jour votre salon. — Thécla en effet aimait le bizarre ; en véritable Anglaise, elle ne rencontrait jamais un lion sans lui offrir immédiatement une cage, Elle avait tourné ses yeux vers Mendoce, et Mendoce avait laissé son âme partir sur le doux regard qu’elle lui avait jeté.

Le soir même, en sortant de chez la duchesse, Olivier avait dit à son ami : — Écoute, tu es en ce moment au seuil d’un véritable jardin d’Armide. Si tu peux entrer dans cette demeure enchantée, comme il convient à un homme formé par la guerre, je ne veux point te retenir. Ces ravissantes hôtelleries sont des séjours où les jeunes gens n’ont qu’à gagner, quand ils les prennent pour ce qu’elles sont ; mais si l’illusion est restée la maîtresse de ta vie, ne revois jamais lady Glenworth : cette femme serait pour toi une source de tortures. Si tu as encore de la jeune fille, redoute-la : c’est un vampire.

Quoiqu’il ne fût guère porté à la dissimulation alors, Mendoce ne dit point la vérité ce soir-là. — Mon cher Olivier, répondit-il, j’ai maintenant le cœur qui convient à mon visage brun et à mes longues moustaches. Je ne suis plus ce que tu m’as connu. Je ne crains pas d’être la victime des vampires, je craindrais plutôt de devenir un vampire moi-même.

Ln mois après cet entretien, le lendemain du jour où Thécla avait eu avec Olivier la conversation que j’ai écrite tout à l’heure, Mendoce était chez son ami. Il disait d’une voix où l’on sentait des sanglots près de faire irruption : — Je ne puis plus vivre ainsi, je l’aime jusqu’à la folie, jusqu’à la mort ; toi, le seul être qui me porte quelque intérêt en ce monde, toi, mon compagnon, mon frère d’armes, comme on dit, j’ai envie de te tuer par instans, quand je pense à ce que tu m’as raconté. Je sais que je suis pour elle ce qu’il y a de plus misérable, de plus vain, de plus désespérément ingrat, un jouet qui ne l’amuse plus, et je ne puis pas m’arracher de sa vie, où je n’ai pas de place. Je demande à Dieu un de ces miracles impossibles que rêvent les douleurs insensées. Je le supplie de transformer cette âme. Si tu savais ce que me fait souffrir cette nature froidement désordonnée…

— Et systématiquement capricieuse, dit Olivier. Je me l’imagine, mon ami, et tu me fais grand’pitié ; mais tu guériras, j’en suis sûr. Allons ce soir chez elle ; j’ai rencontré ce matin M. d’Escaïeul, et je crois, sur quelques mots qu’il m’a dit, qu’un incident nouveau va se produire dans la vie de Thécla : on n’éprouve plus la douleur au-delà d’une certaine mesure ; tu le sais, toi qui as vu opérer des blessés…

— Oui, parce qu’on rencontre la défaillance ou la mort. Cette femme-là tuera mon cœur.

— Eh bien ! dit Olivier, périsse ce que tu appelles ton cœur plutôt que tout le reste de ton âme ! Et il se rendit avec son ami chez la duchesse de Glenworth.

III

Thécla était seule quand ils entrèrent. Elle était assise dans un grand fauteuil, auprès d’une table toute chargée d’albums et de keepsakc ; elle dessinait avec beaucoup d’attention une tête de martyr, d’après un dessin de Ribera placé devant elle dans la clarté d’une lampe. Cette tête, toute marquée de stigmates sanglans, où la douleur se montrait dans son appareil le plus sinistre, ne semblait éveiller en son esprit que des pensées d’un ordre fort calme.

— Trouvez-vous que je réussisse ? dit-elle à Trènes en lui tendant la main sans détacher le regard de son dessin.

— Chère lady, répondit Olivier, vous me faites l’effet d’Hérodiade avec cette tête devant vous que vous contemplez de l’œil le plus indifférent. Oui, je trouve que vous avez parfaitement réussi ; voilà des gouttes de sang qui me paraissent venues à merveille. Vous vous êtes donc décidée à rester ce soir chez vous ? Je croyais que vous comptiez aller au bal chez votre ambassadeur.

— Je comptais en effet sortir ce soir ; mais M. d’Escaïeul m’a demandé la permission de m’amener un de ses amis que j’ai grande envie de voir.

— Quel est donc cet homme assez heureux pour vous inspirer de la curiosité ? dit impétueusement Mendoce. Probablement, ajouta-t-il avec une voix qu’il désirait rendre ironique, quelque savant qui a découvert une médaille nouvelle.

— Mon, fit-elle d’un air distrait, ce n’est pas un savant, c’est un guerrier qui a conquis en Afrique une très éclatante renommée. Il s’appelle Ben-Afroun.

— C’est la première fois, repartit Mendoce, que j’entends ce nom.

— Il est plus connu cependant que beaucoup de noms des bulletins espagnols, répliqua-t-ellr avec cette méchanceté bizarre, imprévue et implacable qui se trouve parfois tout à coup sûr la langue des femmes.

Mendoce sentit des larmes monter dans ses yeux. Par un rapide mouvement d’esprit, il repassa dans sa mémoire toute une série de souffrances obscures et sacrées que venait d’outrager ce mot sans excuse : « O ma mère ! dit-il en lui-même, comme on me traite ! » car il venait de songer aussi, en cet instant d’angoisse et de détresse, à sa mère, qui était morte il y avait deux ans. Toutes les douleurs sont unies entre elles ; la chaîne entière s’agite quand on ébranle un de ses anneaux.

Olivier jeta sur Thécla un regard qui vint tomber comme une flèche sur un bouclier d’airain. Peut-être allait-il dire quelque parole qu’il eût regrettée, quand M. d’Escaïeul entra.

Valentin était suivi d’un grand homme en bernouss café au lait, qui était le guerrier attendu. J’ai été frappé sans cesse, depuis que je parcours le monde, des ressemblances que les figures ont entre elles dans toutes les contrées. J’ai vu en Kabylie, j’ai vu au désert, le bourgeois français, le philistin allemand, l’homme qui est né pour la vie pacifique, les idées lentes et rares, les digestions souriantes, et qui, faute d’un bon carrosse ou d’un fauteuil à la Voltaire, s’accommode de son mieux sur le dos d’un âne ou dans le creux d’un rocher. Nous appartenons tous à la même famille, on ne peut pas le nier ; les mêmes vertus et les mêmes vices amènent les mêmes expressions sur des visages qui ne se verront jamais. Ben-Afroun, quoiqu’il ne fût pas khodja dans son pays, avait un air qui se rencontre assez fréquemment chez les Arabes, celui d’un tabellion fort rusé. Ses petits yeux, séparés par un nez long et recourbé, semblaient deux guichets auxquels se montrait continuellement un esprit alerte et curieux. On ne peut pas dire toutefois qu’il fût précisément laid. Il avait une barbe assez bien plantée, ces dents d’une blancheur d’ivoire qu’on ne trouve qu’en Orient, une grande taille, de la santé et de la jeunesse ; enfin il portait avec aisance un costume qui a une incontestable dignité.

M. d’Escaïeul semblait tout fier de son rôle de cornac. Le bon Valentin avait fait en Algérie un voyage scientifique de six semaines qu’il se plaisait à raconter. Il était persuadé que quelques excursions autour d’Alger, de Constantine et d’Oran lui avaient livré tous les secrets de l’Afrique. Il se proposait d’écrire un livre sur ce pays, qu’on ne connaissait pas, disait-il. Ben-Afroun, chez lequel il avait reçu l’hospitalité, venait de lui être adressé par un officier des bureaux arabes. Il saisissait toutes les occasions de produire ce vivant témoignage de ses instructives pérégrinations.

Il prit Ben-Afroun par la main, et le conduisant à la duchesse de Glenworth, qui se leva comme si elle eût reçu un prince du sang : — Je vous présente, dit-il, milady, mon ami Ben-Afroun, qui appartient à une des plus grandes familles de l’Afrique, et qui exerce chez les Beni-Hadidi, dans le Tell algérien, un commandement important. Ben-Afroun est devenu le loyal serviteur de la France, dont il a été un des plus redoutables ennemis. Il a appris notre langue, comme vous allez pouvoir en juger.

Sur ces derniers mots, qui semblaient la fin d’une tirade apprise par cœur, Ben-Afroun prit la parole : — Madame, dit-il, je voudrais vous parler ; mais vous m’avez donné deux coups de poignard, l’un aux yeux, l’autre au cœur, et me voilà privé de voix.

— Pourtant, fit Olivier, ce que dit là M. Ben-Afroun n’est pas tout à fait d’un muet.

— Ce n’est point surtout d’un sot, répliqua sèchement la duchesse. Je trouve, ajouta-t-elle, cette image des deux coups de poignard ravissante. Il n’y a vraiment que les Orientaux pour avoir dans leur langage habituel une semblable poésie.

— On ne peut nier, dit M. d’Escaïeul, que ce soit une race merveilleusement douée. Leur genre de vie, la beauté de leur ciel, l’aspect majestueux de leur pays, ne sont peut-être pas des conditions étrangères à cette richesse d’imagination. Du reste, madame, Ben-Afroun est aussi distingué comme poète que comme guerrier. Il a fait de très remarquables vers.

La duchesse ouvrit son album, et Ben-Afroun, qui semblait s’être préparé à cette épreuve, écrivit en arabe sur une page blanche ces mots qu’il traduisit ensuite immédiatement en français :

« Le guerrier croit que le bonheur est sur le dos des chevaux, le marabout croit qu’il est dans les pages des livres. Depuis que j’ai vu celle dont les yeux sont noirs comme la plume de l’autruche et dont la peau est blanche comme le lait de la chamelle, j’ai reconnu que les guerriers et les marabouts se trompaient ; je sais où est le bonheur. »

Lady Glenworth eut pour ces vers les sentimens des femmes savantes pour le sonnet de Trissotin. J’ai pu souvent étudier, depuis cette soirée, l’effet des complimens sur les Arabes. Ben-Afroun savourait l’une après l’autre toutes les jouissances de la vanité. Il se livrait à ces rodomontades africaines qui dépassent, et de beaucoup, les rodomontades castillanes. Valentin, qui ne comprenait jamais rien à ce que sentait et méditait Thécla, semblait ravi des succès de son ami ; Mendoce était envahi par une tristesse mêlée de colère.

— J’ai envie, dit-il tout bas à Olivier, de couper la tête à ce faquin qui ne parle que de têtes coupées. Je vais avoir quelque horrible chagrin. Il se passe ici quelque chose de terrible et de grotesque.

— Partons, dit Olivier, et du courage ; le grotesque écrasera le terrible.


IV

Olivier a-t-il dit vrai ? Je n’en sais rien. Est-ce le grotesque qui a vaincu ? En vérité j’ai regret d’avoir commencé cette histoire que j’ai presque envie de ne pas poursuivre. Ben-Afroun était devenu, au bout de quelques semaines, l’hôte permanent de la duchesse de Glenworth. Matin et soir, on le trouvait installé auprès d’elle dans cette attitude de majestueuse paresse qui n’appartient qu’aux disciples du prophète. Il avait l’air de vous dire : « C’est ici que j’ai dressé ma tente et que je vais dorénavant contempler la fuite de mes jours. » Ce que Mendoce n’avait jamais pu obtenir avec la suprême énergie de son amour, il l’avait obtenu, lui, tout de suite et comme sans effort. Il avait fait bannir par Thécla son introducteur, ce pauvre d’Escaïeul, comme Grimm fit bannir Jean-Jacques par Mme d’Epinay. La manière dont il s’y prit fut même, je ne puis le nier, une ruse assez plaisante dont personne assurément n’aurait cru un Arabe capable.

Thécla peignait et faisait des vers. Elle aurait été une sœur trop effrayante de don Juan, si un petit bout de bas bleu n’eût point passé sous sa robe. Sa peinture et ses vers la mettaient au rang des mortels les plus simples. C’est un phénomène qui n’est point rare qu’une intelligence d’un aspect saisissant, étrange et grandiose, produisant, quand elle s’imagine de créer, des œuvres d’une prodigieuse insignifiance. Thécla présentait ce phénomène. Ses vers ressemblaient à ce que les lakistes ont jamais composé de plus fade ; quant à ses peintures, on ne peut pas trop dire ce qu’elles rappelaient. C’étaient, surtout lorsqu’elle s’abandonnait à elle-même, les essais d’un écolier naïf, prêtant à tous les êtres créés, hommes, animaux et plantes, les formes de sa pensée enfantine. Son amour-propre jetait pour ses yeux, sur tout ce qui venait d’elle, ce magique éclat qu’un enchantement jetait pour les regards de tout un public sur le bossu du conte d’Hoffmann, sur le petit Zacharie dit Cinabre. On la trouvait dans d’heureuses extases relisant ce qu’elle venait d’écrire et contemplant ce qu’elle venait de tracer. Malheur à ceux qui n’entraient pas dans ses admirations ! C’est ce que comprit Ben-Afroun.

Un soir il lui dit : — Ceux qui ne savent pas distinguer le beau sont aussi malheureux que ceux qui ne savent pas distinguer le bien ; c’est un proverbe de mon pays. M. d’Escaïeul est malheureux.

Et connue Thécla lui demandait pourquoi :

— C’est parce qu’il nie les miracles de vos doigts et de votre bouche. Moi qui connais à peine votre langue, lorsque vous lisez des vers, je sens une harmonie semblable à celle des flûtes et des tambours qui célèbrent une fête nuptiale ; quand je vois une de ces images du monde vivant que vous faites en quelques heures, je prie Dieu de ne point vous punir ; je crains qu’il ne s’irrite de la lutte que vous engagez contre lui. Tandis que je pense ainsi, M. d’Escaïeul pense des choses qui ne sont pas d’un homme droit dans ses jugemens. Il m’a dit que votre poésie imprimait aux lèvres ces mouvemens qui annoncent l’ennui, et que votre peinture excitait l’âme à la moquerie en offrant aux yeux la création contrefaite.

— Ah ! fit Thécla, M. d’Escaïeul trouve, en un mot, que ma peinture fait rire et que ma poésie fait bâiller ? — Et, pour parler connue Virgile, elle sentit au plus profond de son cœur l’injure de la forme méprisée. Elle jura une haine de Junon à ce pauvre Valentin.

Je suis bien convaincu que cet honnête garçon n’avait alors proféré rien de semblable aux paroles que lui prêtait Ben-Afroun. Depuis, un long séjour en Afrique m’a appris qu’un des procédés habituels à la fourberie arabe est l’invention d’un propos injurieux qu’on livre comme une confidence à celui qu’il doit offenser. La ruse même dont il s’agit, malgré ce qu’elle a de singulièrement civilisé, ne peut étonner quiconque a vécu sous ces tentes où l’on trouve souvent une finesse à déjouer tous les diplomates européens.

Ben-Afroun avait voulu aussi essayer sa puissance contre Mendoce ; mais je crois que cette âme silencieuse, où il sentait le feu d’un sombre courroux, l’effrayait un peu. Plus d’une fois, devant la duchesse, il joua un rôle qui dut le blesser vivement dans sa vanité guerrière. Mendoce, quand il avait le bonheur de le prendre en flagrant délit d’épopée fabuleuse, le traitait d’Espagnol à Maure. Il le pourchassait impitoyablement dans le pays du mensonge jusqu’à ce qu’il l’eût ramené, l’épée dans les reins, au sentier de la vérité. Malheureusement ces victoires du chrétien sur le musulman étaient des triomphes stériles. Ben-Afroun, lorsqu’il était seul avec Thécla, réparait tous les échecs que lui avait fait essuyer son rival. Il avait pour lui d’abord la puissance de la nouveauté, et puis une force plus durable, celle de la flatterie, de cette flatterie africaine, épicée comme la cuisine d’un bach-aga, qui seule pouvait convenir dès lors au palais blasé de lady Glenworth.

Il arriva donc que cet odieux Bédouin devint peu à peu pour Thécla le Corsaire, le Dernier des Abencerrages, que sais-je ? l’homme poétique par excellence. La duchesse écrasait avec son sauvage tous les honnêtes gens de sa société. — Je ne puis me lasser, disait-elle, de contempler ces vêtemens flottans qui sont une évocation des âges bibliques. Quelle majesté, quelle noblesse dans ce costume ! Vous autres, avec vos habits étriqués, vous ressemblez à des êtres condamnés par un mauvais génie à vivre sous des formes grotesques.

Olivier prenait plaisamment ces gracieusetés, qui faisaient pâlir Mendoce de colère. — Ma chère duchesse, lui disait-il, je ne me présenterai plus chez vous qu’en Bajazet, en Malek-Adel, en Orosmane ; je laisserai mon babil à votre porte, et j’entrerai dans votre salon en robe de chambre, car figurez-vous qu’au coin de mon feu je suis vêtu encore plus splendidement que Ben-Afroun. — Elle répondait à ces folies par un regard plein d’une ironie olympienne et par cette phrase, qui revenait sans cesse sur sa bouche : — Les Français n’ont jamais rien compris à la dignité humaine.

On beau jour, elle imagina de peindre Ben-Afroun. Mendoce n’oubliera jamais ce portrait, qui lui a sauvé la vie. De quelle manière ? c’est ce que je vais raconter. Un matin il était venu chez elle : on lui dit qu’elle était sortie, et sortie avec son Arabe, qu’elle avait conduit au bois de Boulogne. Il pensa que peut-être elle allait rentrer, et voulut se livrer à la douloureuse fantaisie de l’attendre. Il pénétra dans le salon où d’habitude elle se tenait, et s’assit sur le fauteuil où elle était presque toujours assise. Tout à coup, dans ces lieux qui lui rappelaient tant de vifs et irritans souvenirs, il fut saisi au cœur d’une de ces douleurs ardentes, soudaines, sans merci, qui sont, dans l’orage des passions, l’atteinte imprévue des foudres invisibles. Un de ces poignards élégans, qui ont leur place entre les objets d’art, était près de lui, sur la table où Thécla mettait ses albums et ses fleurs. Il se leva pour saisir cette arme, que la Mort elle-même semblait, en cet instant, lui tendre par un mouvement de pitié. Au moment où sa main s’allongeait vers l’instrument de sa délivrance, son regard tomba sur un portrait.

C’était Ben-Afroun, tel assurément que pouvait seul le reproduire le pinceau de Thécla. Ces personnages naïvement rébarbatifs qu’une ruse, à laquelle les oiseaux du ciel se laissent toujours prendre, place dans les cerisiers, donneraient une juste idée de ce qu’était l’image du guerrier africain. Il y avait un bras surtout qui eût forcé n’importe quel esprit à l’étonnement : c’était un bâton d’une longueur démesurée, terminé par une pomme qui représentait une main d’où sortait une pipe. Involontairement, Mendoce s’arrêta et demeura en contemplation devant cette singulière effigie. Au bout d’un instant, au lieu du poignard qu’il avait déjà presque saisi, il prit son chapeau et sortit. Quand il fut dehors, il ne voulut pas s’avouer ce qui s’était passé dans sa cervelle ; il se l’est avoué depuis, et le voici.

Ce n’est jamais vainement que le ridicule fait des apparitions dans notre vie. On ne peut pas se tuer devant le portrait d’un rival représenté comme l’était Ben-Afroun, surtout quand ce portrait est l’œuvre de la bien-aimée. Dans le triste roman que ma mémoire me raconte, cette histoire aurait pu faire un chapitre intitulé : « Comment un bras trop long dans la portraiture d’un Sarrazin empêcha le seigneur Mendoce de se tuer. » Mendoce, du reste, s’il échappa au suicide, y échappa défait et navré. Le mélange des sentimens qui l’oppressaient formait le plus triste, le plus misérable état où puisse se trouver une âme humaine. Si jamais j’inventais, je ne voudrais pas, à coup sûr, peindre ces complications, véritable écheveau de la fée Carabosse, que nous jette, avec un cruel sourire, la réalité.

V

Peu de temps après cette scène, Olivier se rendit un soir chez la duchesse, qu’il trouva seule et en disposition mélancolique. Thécla ne dessinait pas, n’écrivait pas, ne lisait pas ; elle était étendue sur une de ces chaises inventées pour les corps paresseux qu’habitent des âmes songeuses, et regardait alternativement ce que le logis renferme de plus pensif : un foyer où les flammes se livraient à leurs danses mystérieuses, une pendule qui faisait la triste besogne de toutes les machines destinées à constater le décès des heures. Olivier s’assit en face d’elle avec la solennité d’un médecin qui va prononcer une sentence. Il attacha sur ce beau visage, où se montrait la pâleur des incurables ennuis, un regard qui eut presque de la pitié, puis il débita le discours que voici :

— Ma chère duchesse, le monde est irrité contre vous. Ne m’interrompez pas pour me dire que c’est un dieu dont vous n’avez pas de souci. Qui n’appartient ni au cloître, ni à la tombe, ni à l’amour, appartient fatalement au monde, qu’on peut appeler la grande incarnation de toutes nos vanités. Quand le monde, dont les plus aveugles, les plus injustes colères ont tant de puissance, est juste par hasard dans son courroux, il est armé d’une autorité invincible. Je suis forcé de vous le dire, je le trouve juste aujourd’hui. Il ne veut pas qu’un de ses joyaux les plus précieux devienne le trophée d’un sauvage. Il vous crie : « Ne vous avais-je pas donné assez de liberté ? Je vous ai permis de cueillir tous les fruits qui sont dans mon jardin, même ceux que le serpent recommande ; pourquoi allez-vous chercher des fruits d’un aspect inconnu et d’un goût détestable dans des jardins étrangers ? »

— Voilà de fort belles paroles, fit Thécla ; mais, si je traite avec une égale indifférence le maître tout-puissant dont elles émanent et l’éloquent messager qui me les répète, que m’arrivera-t-il ?

— Il vous arrivera, repartit Olivier, que vous serez sous le coup d’un interdit dont certainement vous souffrirez. Votre personne sera proscrite, votre maison abandonnée. On inventera contre vous nulle persécutions ingénieuses, qui atteindront votre orgueil jusqu’en ses plus secrets asiles, en ses plus inaccessibles forteresses. Je sais fort bien que vous prendriez plaisir à encourir un de ces grands et poétiques anathèmes qui donnent à ceux qu’ils atteignent une majesté fatale ; mais telle ne sera pas la réprobation dont vous serez frappée. On vous ensevelira dans l’oubli comme dans une tombe ; seulement votre repos sera troublé de temps en temps par un imperceptible essaim de quolibets semblables à des vers qui viendront vous ronger dans les ténèbres. Je vous en supplie, évitez ces tourmens ; maintenant, je crois, vous le pouvez encore. La tempête que vous avez déchaînée contre vous est formidable, mais elle est à son début. On appelle la guerre que l’on se dispose à vous faire la croisade contre Ben Afroun. Chaque jour, de nouveaux croisés s’engagent. C’est ! a vieille marquise d’Escaïeul qui a joué le rôle de Pierre l’Ermite ; son fils lui-même, que vous avez si durement traité, est sur le point de se laisser entraîner. Ceci est une funeste circonstance, car le spectacle d’un homme ouvertement soulevé contre une femme pour qui il a professé une certaine espèce d’affection est tout ce qu’il y a de plus insolite parmi nous, vous le savez, surtout quand cet homme a l’humeur débonnaire et l’honnête renommée de Valentin. Réfléchissez, chère duchesse, songez à la lutte qui vous menace et surtout à celui pour qui vous la soutiendriez.

— Olivier, dit Thécla en se levant tout à coup et en s’appuyant sur sa cheminée dans une attitude fière et rêveuse, je vais vous dire quelque chose que vous allez accueillir avec le plus sceptique de vos sourires et un déluge de paroles moqueuses : je crois que j’aime Ben-Afroun.

— Voilà un je crois, s’écria le prince de Trènes, qui est d’une merveilleuse réserve, d’une admirable prudence, « J’aime Ben-Afroun » eût été un mot beaucoup plus saisissant ; mais, malgré votre intrépidité, Thécla, vous n’avez pas osé me jeter cette parole. Eh bien ! madame, je ne vous dirai pas : Je crois ; je vous dirai : Je suis sûr que vous n’aimez pas Ben-Afroun.

Alors de cette voix grave, recueillie, profonde, que l’on prend pour faire sur soi-même de complaisantes révélations, — Vous savez bien en effet, dit-elle, que je ne puis pas aimer comme aiment d’habitude les êtres faits de chair et de sang ; seulement je puis éprouver parfois, et c’est alors ce que je nomme l’amour, une sorte de pitié tendre, profonde, infinie, pour ceux qui sont poussés vers moi par un sentiment vrai, simple et passionné. C’est ce sentiment que j’ai découvert chez Ben-Afroun. Il me disait encore hier : « J’aurais appelé insensé celui qui m’aurait prédit que je me mettrais à genoux devant une femme, et je suis à genoux devant vous ; mais vous n’êtes pas une femme, Thécla : vous n’êtes même pas une houri ; j’ai peur, par instans, que vous ne soyez un de ces esprits auxquels Dieu permet de prendre une enveloppe mortelle, et qui nous quittent tout à coup après avoir brûlé notre vie en la traversant. Souvent, quand je suis auprès de vous, il me semble que je suis dans une mosquée à l’entrée de la nuit. J’éprouve en même temps de la joie et de l’épouvante ; ces nouveautés que vous avez fait connaître à mon cœur sont devenues une nourriture dont je ne pourrais plus me passer : je mourrais, si on enlevait à mes lèvres ce pain du mystère. Comment ferai-je pour retourner dans mon pays ? » Et j’ai vu des larmes dans ses yeux. Eh bien ! pendant qu’il parlait ainsi, il se passait en moi quelque chose que je ne saurais décrire. Je sentis une sorte de plaisir mêlé certainement de tristesse, car c’était un plaisir que je goûtais de ces hauteurs solitaires où ma pensée est condamnée à vivre ; c’était…

— C’était, interrompit Olivier, un sentiment bien connu, chère duchesse, quoi que vous en disiez ; c’était, pour passer du romantique au classique, le sentiment de maître Corbeau que vous goûtiez du haut de votre arbre, tandis que maître Renard vous débitait sa harangue. Moi aussi j’ai fait une découverte, digne de M. de La Palisse, il est vrai : c’est que la flatterie est une magicienne qui opère des prodiges à la Circé sur les plus nobles, les plus intelligentes créatures où puisse se refléter l’image de Dieu. Pendant un instant, vous avez été corbeau et vous vous êtes conduite en corbeau. Personne, voyez-vous, n’échappe aux lois de la nature humaine. Quand l’amour est outragé, il dit à la vanité : « Venge-moi ! » et la vanité le venge. Si Mendoce était encore ici, sous votre empire, attendant la mort ou le salut de vous, il y a quelque chose que je vous aurais caché ; mais Mendoce est paru hier dans un si triste et si misérable état, que vous-même, l’auteur de sa souffrance, vous auriez vainement essayé de le guérir. Il a été à la poursuite des destinées violentes, et s’il rencontre ce qu’il cherche, votre souvenir troublera pour lui-même la paix de la dernière heure. Je serai donc sans miséricorde, et je vous lirai une lettre qui malheureusement est isolée, car, s’il en eût été autrement, l’œuvre de Montesquieu eût été dépassée de toute la distance qu’il y a entre la fiction et la vérité. Nous aurions eu des Lettres arabes, qui, à en juger par celle-ci, auraient, je crois, été piquantes.


« Ben-Afroun, cheick ; des Beni-Hadidi, au capitaine Fontevelle, commandant le cercle d’Aïn-Torah.

« Je suis heureux de vous apprendre que jusqu’à présent Dieu semble avoir béni le voyage de votre serviteur. Ce qui m’appelait en France, vous le savez, c’était le désir de voir mon commandement affermi et agrandi. Dans quelques jours, je l’espère, j’aurai atteint mon but, et les Beni-Itoun seront forcés de m’obéir comme les Beni-Hadidi. Le plus puissant de tous les vizirs à qui le sultan des Français confie son autorité s’est déclaré hautement en ma faveur. Ce n’est pas un homme de poudre, c’est plutôt, je crois, un taleb.

Dieu ne lui a point donné la beauté : il serait risible sur un cheval, plus risible encore sur un chameau ; mais, tel qu’il est, ce vizir, comme la plupart des hommes de son pays, recherche l’approbation des femmes, et c’est là ce qui m’a donné son appui. Soyez attentif à ce que je vais vous raconter.

« On m’a prévenu qu’en France les femmes disposaient de la pluie, du soleil et du vent. — Si vous voulez réussir, m’a dit un Français qui m’a semblé un homme sain dans ses jugemens, il faut vous rendre favorable une de ces divinités qui dirigent toutes nos pensées et toutes nos actions : quand vous aurez une femme derrière vous, jetez-vous hardiment dans la mêlée ; jusque-là tenez-vous à l’écart, car vous lutteriez peut-être contre des gens que des femmes protégeraient, et vous seriez vaincu infailliblement. — Alors j’ai formé le projet de chercher un indispensable soutien, et le hasard m’a servi merveilleusement. Votre ami d’Escaïeul m’a conduit chez la duchesse de Glenworth, qui est ce qu’on appelle en France une lionne, c’est-à-dire une créature puissante, qu’on redoute, qu’on flatte et qu’on admire. On me prévint que justement le grand vizir désirait plaire à cette lionne.

« Mais comment allais-je lui plaire moi-même ? C’est ce que je me demandais. Le Français que j’avais interrogé déjà vint encore à mon secours. » Quel charme emploient, dit-il, ceux d’entre vous qui veulent se faire obéir du sultan ? » Je lui répondis : « La flatterie. — Eh bien ! reprit-il, vous savez de quel philtre vous devez vous servir. » Je compris tout de suite la duchesse de Glenworth. Elle a la fierté du djouad, la gravité du marabout, la vanité du taleb ; c’est pourtant une femme après tout, quoiqu’une femme assurément fort dissemblable de toutes celles que nous voyons dans notre pays. Sous les majestueuses apparences qui la recouvrent, on trouve cette substance fragile et légère, destinée à périr tout entière, dont Dieu a pétri la femme.

« Aussi, je fis d’abord agir sur elle tout simplement ce qui réussit chez toutes les femmes dans toutes les contrées. Je louai sa grâce, sa beauté, et je lui racontai ces histoires de guerre dont les êtres qui ne doivent pas quitter la tente se montrent toujours avides. Puis, quand je la connus mieux, je lui fis boire un breuvage plus compliqué. Je m’aperçus que ce qu’elle désirait surtout, c’était qu’on la regardât comme une créature dissemblable de toutes celles que Dieu a créées. Elle veut être parmi les femmes ce que le cheval Borak est parmi les chevaux ; je la servis suivant son goût. Je lui dis que je n’avais vu encore ni dans la vie, ni dans le rêve, personne qui lui ressemblât. Je la comparais tantôt à un esprit de la lumière par l’éclat qu’elle répandait autour d’elle, tantôt à un esprit des ténèbres par la crainte qui l’accompagnait. Je vis que cette dernière comparaison surtout la flattait. On m’a dit qu’en Europe le désir de ressembler à l’esprit du mal était une manie assez répandue, surtout parmi les gens qui cherchent à récréer le public par des compositions rimées, ou écrites dans le mode habituel du discours.

« Or la duchesse de Glenworth est ce qu’on appelle un bas-bleu, mot que je ne pourrais pas expliquer, mais qui signifie une femme à qui Dieu a donné le désir et refusé le pouvoir d’imiter soit les poètes, soit les savans. En apprenant que la duchesse était un bas-bleu, je me suis réjoui, car je me suis rappelé le proverbe : quand tu rencontres un personnage puissant sur un âne, dis lui : « Oh ! monseigneur, sur quel beau cheval vous voilà ! » Toutes les fois qu’elle me récitait ce qu’elle avait médité dans son esprit, je m’écriais : « J’ai peur de blasphémer, et cependant, il faut que je vous l’avoue, je ne sais pas si j’admire les paroles du prophète lui-même autant que vos paroles. » Ainsi je faisais, chaque jour, de nouveaux progrès dans son cœur.

« Dans son aveuglement sur elle, il lui arrivait sans cesse d’admirer, quand c’était sorti de ses mains, non-seulement ce que la raison, mais ce que les yeux mêmes condamnaient. Quelquefois elle cherchait à rendre sur le papier, avec des crayons et des couleurs, les objets qui l’entouraient. Ses efforts étaient toujours stériles. Un jour, c’est moi-même qu’elle voulut peindre, et je ne saurais dire à quoi mon image ressemblait. Le dernier de mes esclaves aurait dit : « Ceci n’a jamais été notre maître ; ce n’est même point son haïk, ni son bernouss, ni sa pipe. » Eh bien ! elle était persuadée qu’elle avait créé, comme Dieu, une personne vivante, et elle me croyait quand je lui disais : « Voilà bien le fils de ma mère ! où donc avez-vous pris cet art merveilleux de mettre un second Ben-Afroun dans ce monde ? »

« Enfin, le ciel m’a secondé ; j’ai atteint ce que je poursuivais. Dans quelques jours, le vizir, qui veut être agréable aux femmes, m’aura fait accorder ce que je désire. Les Beni-Itoun seront forcés de baiser ma main et de tenir mon étrier. Alors je retournerai vers vous, et j’irai raconter sous la tente comment un enfant de l’Afrique a su s’emparer d’une fille de l’Europe. Mon récit réjouira mes compagnons pendant qu’ils boiront le café ; peut-être quelques-uns d’entre eux douteront de mes paroles et me diront : « Dieu ne peut pas avoir fait une créature aussi crédule que celle dont tu nous parles ; » mais je leur répondrai : « Vous ne pensez pas comme il faut, vous oubliez ce proverbe qui sera toujours vrai dans tous les pays et dans tous les temps : Quoique l’autruche mange le bois, le cuivre, le fer, ce n’est pas elle qui dévore tout ; c’est la vanité. »

Quand Olivier eut fini sa lecture, il dit à lady Glenwortn :

— Je tiens cette lettre de M. de Fontevelle, qui est arrivé hier à Paris, et qui m’a appris que ce matin même Ben-Afroun avait, grâce à vous, obtenu ce qu’il souhaitait. Ce que je viens de vous lire est une traduction (car je ne sais pas l’arabe) dont je crains bien de ne pas avoir le seul exemplaire. Cependant je suis à vos ordres, et, si vous le voulez, je m’emploierai pour que les confidences de Ben-Afroun ne courent point tout Paris.

Thécla garda un moment le silence. Elle était pâle ; elle subissait un genre de supplice qu’elle n’avait jamais prévu. Imaginez-vous don Juan devant une vision bien autrement terrible que celle de ses victimes, devant l’apparition vengeresse du ridicule lui montrant le seul Tartare où il eût craint de tomber ! Toutefois elle ne s’avoua point vaincue : elle releva la tête qu’elle avait involontairement baissée.

— Faites ce que vous voudrez, dit-elle ; quant à moi, je vais voyager. J’irai au loin, car je sens ce qu’exprimait dans sa jeunesse un grand homme de votre pays : « Cette vieille Europe m’ennuie. »

Olivier fut sur le point de s’écrier : « Je ne pense point pourtant que vous alliez en Afrique : » mais il se tut, et fit bien.


Ici s’arrête ce récit que ne recommencerait pas assurément celui qui l’a écrit dans une heure de lièvre. Thécla en effet a voyagé, Dieu sait où ; elle est revenue, Dieu sait pourquoi. Ses traits n’ont point changé, et je crois que son âme est toujours la même. J’ai dit qu’Olivier avait été tué. Ben-Afroun commande les Beni-Hadidi et les Beni-Itoun. Il a une admirable maison d’hôtes. On mange chez lui un couscoussou renommé, qui est souvent accompagné de nombreuses bouteilles de vin de Champagne, car c’est de tous les chefs arabes celui qui comprend le mieux notre civilisation. Qu’importe ce qu’est devenu Mendoce ? Ce n’était pas de lui qu’il s’agissait. Je dirai tout simplement qu’il a perdu son cœur depuis sept années, ce qui est un accident beaucoup plus fréquent, mais de résultats heureusement beaucoup moins graves dans la vie usuelle que la mésaventure du célèbre Pierre. Schlemil. Quand on a perdu son ombre, on ne peut pas entrer dans une auberge sans étonner tout le monde ; quand on a perdu son cœur, on peut, sans étonner personne, se présenter dans tous les salons.


PAUL DE MOLENES.