Caractères et Récits de ce temps
On trouve dans les régimens et surtout dans les régimens d’Afrique les espèces d’hommes les plus variées, les plus intéressantes et les plus originales parfois. Ainsi il y avait à l’escadron de chasseurs qui campait récemment à Mustapha un fourrier dont Cervantes et Lesage auraient aimé certainement à retracer les traits. George d’Herice, avant d’être soldat, avait été peintre, musicien et maître d’une somme assez ronde, placée sur le grand-livre, dont l’avaient dépouillé, disait-il, les arts, l’amour et l’amitié. — Ses camarades l’adoraient, quoiqu’il n’eût plus d’autres ressources à leur offrir que celles de sa gaieté, car cette gaieté était d’une nature toute particulière. Elle avait quelque chose en même temps de fou et de consolateur. Assurément, elle était à cent lieues d’être pédante, et cependant elle nous donnait parfois de fort profitables leçons. Le fait est que George d’Herice, tout gai que le ciel l’avait fait, possédait un esprit observateur et un cœur capable de passion. C’était sous quelques rapports un de ces artistes un peu compliqués d’à présent ; toutefois il se distinguait de la gent poétique proprement dite par une sorte de bonhomie militaire et de délicatesse chevaleresque qui m’attachèrent à lui le premier jour où je le vis.
Un soir, nous nous trouvions ensemble dans une sorte de cabaret situé sur la route de Mustapha, qui est assurément une des routes les plus pittoresques du monde. Une foule de voiturins, pour la plupart italiens ou maltais, la parcourent dans tous les sens, se croisent et s’injurient comme des gondoliers vénitiens. Dans ce tumulte européen passent gravement des caravanes arabes ; le chameau y marche avec une solennité biblique son pas cadencé, et l’âne, au lieu de porter de la farine et du charbon, comme chez nous, porte des hommes à longue barbe ou des femmes voilées comme au temps de l’Évangile. Les négresses s’en vont au marché avec leurs grands manteaux d’étoffe rayée et leurs baguettes blanches qui les font ressembler à des sorcières. Le soldat français passe en criant gare en arabe avec l’air à la fois enjoué et hautain du conquérant bon enfant qu’il sera toujours. L’employé civil galope en habit brodé, les jambes écartées, le corps en avant, important en Afrique l’équitation du dimanche au bois de Boulogne. Dans le lointain, la mer et les montagnes déploient leur émouvante majesté ; sur le premier plan, le cabaret chante. Le bouchon règne dans toute l’Algérie. L’absinthe y sort des buissons. Qu’y faire ? Il semble que la gravité et la sobriété arabe exaspèrent chez nous l’appétit de toutes les joies déréglés et turbulentes. C’était donc dans une de ces maisons étrangères à la loi du prophète dont est bordée la route de Mustapha que j’étais un dimanche soir avec George d’Herice et quelques sous-officiers de chasseurs. Mlle Nina Doloso, Espagnole sans préjugés, nous avait fait avec sa bonne grace habituelle, qu’apprécie toute la garnison de Mustapha, les honneurs de son logis. Pourquoi ne pas en convenir ? la vie nous plaisait assez à cet instant-là. Tout à coup le canon d’Alger annonça l’heure de la retraite, et une partie de nos camarades, bien à regret, furent forcés de reprendre avec le képi et le bancal les obligations de la vie militaire ; mais George, Saint-Yves, un de nos compagnons et moi nous avions la permission de dix heures. Nous voici donc tous les trois seuls avec la Doloso, les bouteilles vides et les bouteilles inachevées. « Maintenant que nous sommes entre nous, » dit Nina avec un sourire qui pouvait faire concevoir les plus riantes espérances à chacun de nous trois, « si nous allions dans le salon rouge. » Le salon rouge était un sanctuaire où Nina introduisait rarement ses amis même les plus chers et les plus familiers. Une porte vitrée, garnie de rideaux rouges, que quelques initiés seuls avaient vue s’ouvrir pour eux, le séparait de la pièce banale où nous étions. Il y avait dans ce lieu privilégié un canapé couvert d’un calicot écarlate que relevait une bordure jonquille. Au-dessus de ce meuble somptueux, trois cadres nous montraient deux saisons en costume fort léger, et une Espagnole, car l’artiste avait écrit sous cette image Pepita, dont la robe, le visage et la poitrine étaient du rose le plus réjouissant. Mais ce qui faisait vraiment du salon rouge un asile exceptionnel pour les natures d’élite égarées dans les cabarets de Mustapha, c’était un piano, un véritable piano du plus irréprochable acajou. George se précipita vers cet ami de ses anciens jours que lui offrait un hasard inattendu, et un air de Mozart résonna tout à coup à nos oreilles. Le tableau que j’avais alors sous les yeux ne manquait pas de charme. Vous vous rappelez la jolie gravure de Lemud : Maître Wolframb et ses Disciples. George avait dans son profil régulier, qu’accusait fortement la longue mouche des chasseurs, quelque chose de ce maître romantique ; l’uniforme ajoutait au lieu de nuire à la fantaisie du personnage. Nous étions couchés, Saint-Yves et moi, dans des attitudes convenablement rêveuses. La bonne Nina, tout heureuse de nous faire jouir des magnificences de son logis, promenait sur nous son charmant et excellent regard en fumant sa cigarette. George fumait aussi tout en jouant du piano, et s’interrompait de temps en temps pour nous demander un verre de kirsch. Ce brave garçon s’exalta, et tout à coup, se levant brusquement, il fit trois tours dans la chambre ; puis il vint tomber à côté de nous sur le canapé rouge. — Cette soirée, fit-il, me rappelle un temps évanoui de ma vie. Si ce n’étaient (et il regarda ses galons) ces sardines que je vois sur ma manche, je croirais vraiment être encore à Milan chez la signora Cornélia. Toi, Saint-Yves, malgré tes moustaches, tu me fais l’effet du petit abbé Sardonio, et tu m’as l’air, toi (il se tournait de mon côté), de ce grand ténébreux d’Hermancey ; mais du diable si vous connaissez ces gens-là. C’est que je ne vous ai pas raconté le chapitre le plus curieux de ma vie : mes amours avec l’illustré danseuse Cornélia Tulipani.
Notre ami nous avait déjà raconté ce chapitre une douzaine de fois ; mais ce soir-là, vraiment, je le trouvai adorable. De cette histoire où après tout il y a quelques parties émouvantes, presque formidables, d’une passion vraie, d’une sérieuse mélancolie, il fit une sorte d’opéra bouffe dont nos bouches et nos yeux riaient aux éclats, tandis que je ne sais quoi s’attristait tout bas en nos coeurs. Je désespère de rendre cette improvisation telle qu’elle fut. Je ne me cache pas d’ailleurs que le cigare, le kirsch, la bière et le vin blanc de Médéah furent loin de nuire à l’effet qu’elle produisit sur nous. Nous en avons toutefois conservé un si bon souvenir, que, narrateur et auditeurs, nous avons essayé, à nous trois, d’en fixer l’esprit bouffon et pathétique dans l’espèce de récit qu’on va lire. On nous excusera si quelques expressions de troupier traduisent parfois les émotions d’une vie d’artiste.
La Cornélia Tulipani, qui est si oubliée aujourd’hui, était, il y a cinq ou six ans, une des personnes les plus célèbres de l’Italie. Voici l’histoire en quelques mots de cette singulière gloire. La Cornélia avait un incontestable talent pour la danse : ce n’était point la verve pétulante de Fanny Elssler, ni la grace éthérée de Taglioni, mais c’était un don d’une espèce particulière. La Cornélia avait dans tous ses mouvemens quelque chose de passionné et de dramatique qui la rendait un personnage plus touchant que les héroïnes de tragédie. Ainsi, dans ce charmant ballet emprunté à une légende allemande, dans Giselle, toute la salle sanglotait quand, laissant sur terre son amant désolé, elle disparaissait parmi les fleurs. Il y avait comme des strophes navrantes, comme une harmonie désespérée, quelque chose de pareil à ce déchirant adieu de Schubert dans le tressaillement de sa main qu’elle agitait au-dessus des nénuphars où son corps disparaissait. Le public la prit en passion. Les gens du monde en firent l’objet d’une mode, et les artistes une matière à théories. Un critique sérieux de Milan prétendit qu’elle avait ressuscité l’art antique de la pantomime, et, s’échauffant sous le harnais, il termina son feuilleton en disant que la Cornélia jetait ainsi un jour nouveau sur l’histoire romaine. Cornélia eut la tête tournée et invita le critique à des soirées où, à propos de ses entrechats, on refit toute l’esthétique d’Hegel. Notre danseuse avait alors pour amant un comédien appelé Jocrini, qui prenait l’art de son côté d’une furieuse hauteur. C’était un homme de quarante ans dont le vin avait enluminé les traits, et dont quelques coups de poing hasardeux semblaient avoir enlevé les dents, excellent dans les rôles grotesques, portant les haillons avec une gravité bouffonne du plus divertissant effet, mais aimant à jouer Hamlet ou Roméo et trouvant des gens qui se pâmaient quand sa bouche avinée laissait sortir des paroles de fierté mélancolique. Jocrini avait, suivant ses partisans, un rayon de génie : il était beau de cette beauté inconnue à l’œil du bourgeois dont le démon de la violente poésie aime à revêtir les fronts battus par le double orage de la débauche et de l’inspiration. La Cornélia, Jocrini et le critique sérieux de Milan exécutaient à qui mieux mieux toute sorte de gambades merveilleuses dans le champ de la métaphysique, quand deux hôtes nouveaux furent reçus dans leur cénacle. L’un était l’illustre philosophe Mazzetto, qui venait de publier à Turin son livre sur l’Amour considéré comme principe de gouvernement ; l’autre était cet abbé Sardonio qui s’est fait l’ennemi personnel du pape. Le philosophe et l’abbé se rencontrèrent avec Jocrini, qui, en sa qualité d’homme de génie, était disposé à serrer la main de tout libre penseur. Ces trois personnages se plurent. Jocrini livra tout-à-fait le pape à Sardonio et voulut bien regarder avec Mazzetto l’amour comme un principe indispensable de tout gouvernement représentatif. On pensa que cette doctrine recevrait l’approbation de Cornélia, et on se rendit chez la danseuse. La Cornélia consentit à égayer par quelques pas les doctes entretiens de ses nouveaux amis. Sardonio et Mazzetto, qui écrivaient alors, chacun de son côté, un de ces gros traités sur toute chose qu’on pourrait appeler des traités Gibou, découvrirent un sens inconnu à chaque attitude de la danseuse. Sardonio déclara que la danse de la Tuilipani avait un sens profondément révélateur, qu’elle était liée à la religion de l’avenir, qu’elle ferait trembler le pape, s’il pouvait seulement en avoir le soupçon. Mazzetto affirma que c’était une danse inspirée, vivifiée, illuminée par cet amour hardi où les sociétés nouvelles devaient trouver leur principe. « C’était la danse, s’écria-t-il, de l’amour démocratique, universel et régénérateur. » Ces éloges firent le malheur de la pauvre Cornélia Tulipani.
D’abord elle se mit à torturer tous les compositeurs de ballets. Elle déclara que tout libretto qui n’aurait pas une portée politique et même sociale n’obtiendrait jamais le concours de ses jambes. Renversant toutes les traditions des féeries qui font danser les princes et les princesses ensemble, elle voulut ne plus faire danser les princesses qu’avec des paysans ; puis ce fut sa danse même qu’on vit peu à peu s’altérer. Elle confessa sur le théâtre la foi des Sardonio et des Mazzetto par de si excentriques écarts, que tout le public fut confondu. Elle était devenue à la fois solennelle, ampoulée, énigmatique ; on recherchait cette passionnée Giselle qui ne pensait qu’à son amant, et on ne retrouvait que la prêtresse mystique d’une sorte de culte inconnu. Un soir, quelqu’un la siffla. Comme elle était aimée après tout, et comme ses récentes bizarreries lui avaient même créé d’ailleurs de nouveaux partisans, ce sifflet fut couvert par des salves de bravos emportés ; mais, dans le cœur de certains artistes, un seul sifflet fait une blessure que ne peut guérir aucun bravo. La Cornélia résolut de quitter le théâtre et de ne plus danser que pour ses amis. Elle venait de prendre cette résolution quand le hasard, en me la faisant connaître, m’initia, aux dépens de mon cœur, de mon bon sens, de mon repos, de ma fortune, aux plus étranges folies de notre temps : voici comment je fus pris par cette aventure.
J’ai toujours aimé Byron, je le confesse, et à présent encore, à la manœuvre, au pansage, je me redis souvent des vers du Corsaire. Il y a quelques années, j’étais entièrement affolé de Childe-Harold ; toutefois, je n’étais pas un Childe-Harold trop sombre. Mes accès de spleen ont de tout temps été éclairés par des accès de gaieté ; mais, triste ou gai, j’avais un continuel besoin de ne pas voir plus d’un mois les mêmes objets. À Paris, je changeais sans cesse de quartier, de société, de manière de vivre. Hors Paris, j’aurais voulu pouvoir à chaque minute changer de ville, de monde et de civilisation. Telle était ma situation d’esprit quand j’arrivai à Turin en 1847. J’y étais depuis deux jours, et l’ennui venait déjà de m’y atteindre d’une façon qui me semblait mortelle, quand je rencontrai à une table d’hôte André Mévil. Je ne connaissais d’André que ses tableaux, qui me plaisaient infiniment ; sa personne me fut plus sympathique encore que son talent : cependant, entre son talent et sa personne, il n’y avait pas le moindre rapport. André excelle à faire de si chastes anges, que les anges dont Mlle de Fauveau orne ses bénitiers semblent presque des êtres profanes à côté de ces mystiques créations. Ses vierges sont plus immatérielles, plus éthérées, plus étrangères à toutes les pensées humaines que les madones de Cimabue. Enfin André est en peinture un Byzantin forcené. Dans sa vie, c’est le plus joyeux des Vénitiens. Il est voluptueux, moqueur, sceptique. Il a eu avec des femmes de toutes les conditions un millier d’aventures, et rien n’est plus amusant que lui lorsqu’il soutient avec cette admirable gravité dont il a le secret que dans toutes ces rencontres il a toujours engagé son cœur. Lui-même, à chaque amour nouveau, compare ce cœur si souvent engagé à ces toiles qui, suivant les artistes, ont besoin de recevoir vingt peintures différentes pour acquérir de parfaites qualités. C’est du reste un spirituel et loyal garçon, don Juan sans meurtre, sans remords, sans fantôme, qui n’eût pas tué le commandeur et l’eût engagé à souper pendant qu’il était en vie.
Les Français en pays étranger ne s’évitent pas comme les Anglais ne manquent jamais de le faire. À trois lieues de la frontière, au contraire, ils s’abordent déjà avec une sensibilité enjouée qui est le privilège de notre nation. Ils sont heureux de se retrouver comme s’ils étaient au Monomotapa. Au bout d’une heure de table d’hôte, nous étions liés intimement, André et moi. — Que diable faites-vous ce soir ? me dit mon nouvel ami, quand nous fûmes bras dessus, bras dessous, à la porte de notre hôtel, poussant dans l’air pur de la nuit la fumée étourdie du cigare.
— C’est la grande question, répondis-je, qui pèse chaque soir sur l’existence des garçons. Que faire ? Ma foi, je n’en sais rien.
— Eh bien ! reprit brusquement André, si vous voulez, je vais vous mener chez la Cornélia Tulipani. C’est une de mes amies, et je suis curieux de savoir comment vous la jugerez. Je vous préviens que dans son monde je passe pour un peu léger.
— C’est une réputation qui ne devrait pas vous nuire dans le monde d’une danseuse.
— Ah çà ! vous ne connaissez donc pas la Cornelia ? Vous ne savez donc pas ce qu’en ont fait Sardonio et Mazzetto ?
— Ils en ont fait, m’écriai-je, un bas-bleu au lieu d’une jupe couleur de rose, et c’est un crime que je ne leur pardonne pas.
— Attendez pour juger le monstre que vous l’avez vu, reprit Mévil ; et, tout en devisant ainsi, nous voilà à la porte de la Tulipani.
Mes chers amis, vous rappelez-vous Werther le premier jour où il voit Charlotte ? Elle était, cette future épouse d’Albert, entourée de marmots qui recevaient de ses mains des tartines de pain et de beurre. Le pauvre songeur fut mortellement blessé à cette vue. Ce début est une admirable pensée de Goethe. Ce qui devrait nous repousser est éternellement ce qui nous attire. La passion s’enflamme de ce qui devrait l’éteindre. Je fus pris comme Werther en voyant la Cornélia, comme Charlotte, entourée d’enfans. Et quelle Charlotte c’était cependant ? A présent, il se passe un singulier phénomène dans mon esprit. Ce que je contemplai d’un œil sérieux se retrace à moi sous un aspect comique. Mes souvenirs me jouent en charge le drame qui fut joué par mes passions avec une tragique énergie. Cette pauvre Cornélia ne ressemblait donc guère à une jeune fille soignant ses frères comme Charlotte ; on ne peut pas dire non plus qu’elle fût, comme je sus pourtant depuis qu’elle avait la prétention de l’être, une image radieuse et auguste de la maternité. On voyait que déjà elle était entrée dans l’âge crépusculaire de la femme, et tout son corps était chargé d’un embonpoint qui, à défaut de la philosophie, eût peut-être arrêté son essor comme danseuse. Elle était agréable encore cependant, mais il y avait sur ses traits, comme sur ceux du comédien Jocrini, ce je ne sais quoi de souillé qui est le signe mystérieux de certains vices, et elle me rappelle à présent ce personnage d’un tableau d’Horace Vernet : cette châtelaine à toque de velours et à châle écossais qui est en calèche jaune dans un village auprès d’un homme à grand plumet.
Oui, c’est ainsi que je la revois à l’heure qu’il est, et ce jour-là pourtant où elle m’apparut pour la première fois, toute sa personne fit sur mon ame une profonde impression. J’oubliai les sarcasmes qu’avant de l’avoir vue j’étais disposé à lancer contre elle. C’est qu’il y avait un certain charrue, après tout, sur ces traits fatigués, dans ces formes flétries : elle avait pour moi cette dangereuse saveur des fruits gâtés pour les appétits corrompus ; enfin j’eus l’amer plaisir, comme dit Alfred de Musset, de sentir que j’allais aimer et souffrir.
Elle tendit la main à André Mévil avec une sorte de familiarité virile qui n’excluait pas cependant toute grace féminine, et elle poussa vers lui les quatre marmots dont le peintre eut la politesse consciencieuse d’embrasser les visages barbouillés. Le regard qu’elle jeta ensuite sur moi n’eut rien ni d’interrogateur, ni de méfiant, ni d’embarrassé, ni de provoquant ; il me parut sérieux, cordial et hospitalier, comme celui d’un chef sauvage qui reçoit pour une nuit un inconnu dans sa hutte. Quand mon introducteur m’eut nommé en accolant à mon nom l’épithète d’artiste : — Puisque vous appartenez à notre tribu, fit-elle en me présentant une pipe, fumez le calumet de paix, et ne parlez que si la parole vous fait plaisir. Ici l’on est affranchi de toutes les sottes obligations du monde extérieur ; les entrées, les sorties, le dialogue, ne sont soumis à aucune de ces entraves qui rappellent la géhenne des tragédies classiques. Parlez, taisez-vous, soyez triste ou soyez gai, nous jouons éternellement le Comme il vous plaira de Shakspeare.
Et mettant immédiatement en pratique la loi dont elle venait de m’instruire, elle sortit sans me faire aucune excuse pour aller coucher ses enfans, à ce que m’apprit Mévil.
— Vous voyez, me dit le peintre, quand nous fûmes seuls, dans quel lieu je vous ai conduit. Cette chambre me fait l’effet de la place fantastique où Molière et Shakspeare ont placé les plus libres jeux de leur esprit. Ici, comme vous l’a dit la Cornélia, on entre et l’on sort sans raison. On garde un silence obstiné, on engage un entretien enjoué, ou l’on se livre au charme excentrique du monologue suivant les caprices passagers de son esprit et de son cœur. Je vous ai mené, mon cher voyageur, dans un de ces châteaux du roi de Bohême qui étaient si chers à Charles Nodier. Tout se passe par boutade en ce gîte. Ainsi la Cornélia, qui demain ne se souciera peut-être plus des quatre marmots que vous avez vus tout à l’heure pendus à ses jupes, est à l’heure qu’il est dans une lune de maternité. Sardonio l’a comparée à une madone païenne, et Mazzetto à une sibylle chrétienne ; elle veut à tout prix se rendre digne de ces éloges philosophiques.
Je dis à Mévil qu’il était moqueur, et que sa Cornélia me paraissait une personne fort simple, s’acquittant avec dignité d’un devoir respectable.
— Ainsi vous voilà déjà sous le charme, fit le peintre. Oui, la Cornélia voudrait être simple, c’est son désir, sa prétention, sa manie ; mais je la connais, la simplicité de la Cornélia. C’est ce rôle fatigant qu’impose aux artistes la maxime dont on les a rebattus, que la simplicité dans la vie domestique est un incontestable signe de génie. Les pauvres hères se guindent à des simplicités qui me font mal, et auxquelles je préférerais de beaucoup un naturel permettant à tous les yeux de voir le jeu naïvement compliqué de leurs travers et de leurs vices. Voyez-vous, mon cher monsieur, ajouta Mévil, je ne suis certainement ni prude, ni pédant, ni moraliste, mais je crois la simplicité une vertu dont certaines existences ne s’accommodent pas, et, pour moi, les églogues maternelles de la Cornélia sonnent aussi péniblement faux que ses homélies philosophiques. Mazzetto et Sardonio nous ont gâté cette bonne fille. Jocrini nous l’a gâtée aussi avec ces bribes de Wilhelm Meister qu’il s’est fourrées dans le cerveau, et qui font de lui un Sganarelle corrigé par Ludwig Tieck. Sur le théâtre, elle devait être notre Camargo, seulement avec une inspiration plus passionnée que l’inspiration d’une danseuse du siècle des Richelieu, des Boufflers et des Pompadour. Chez elle, elle devait être, la pauvre femme, ce qu’elle est, mais sans toutes ces prétentions funestes, ces fâcheuses visées qui tournent sa tête et celle d’honnêtes gens auxquels je ne voudrais lui voir laisser qu’un bon souvenir.
Pendant que Mévil parlait ainsi, la Cornélia rentra. Depuis quelques mois déjà elle était séparée de Jocrini, qui n’était pas à Turin, et ce soir-là ni Sardonio, ni Mazzetto ne vinrent la voir. Elle fut charmante, je le trouve encore, et je sentais que Mévil, à qui de temps en temps je lançais des regards triomphans, en convenait au fond de lui. Elle ne parla ni politique ni philosophie, et ne chercha dans l’art rien de mystérieux, de symbolique, d’énigmatique. Ce fut une actrice enjouée, faisant les honneurs de son talent, de son esprit, de toutes ses graces, à des camarades qui lui plaisaient. Sur un regret que j’avais exprimé de ne pas lui avoir vu danser un certain pas espagnol qui avait été un de ses plus éclatans succès, la voilà qui prit des castagnettes, et, pendant qu’André tenait le piano, se livra tout à coup dans la chambre aux étincelans caprices d’une Esmeralda.
— Vous me rappelez, lui dis-je, la bohémienne de Notre-Dame, et le rôle de Pierre Gringoire que j’ai l’air en ce moment de jouer ne me suffit pas ; je me sens si transporté, que j’ai envie de faire la chèvre et de me mettre à sauter après vos castagnettes.
Cette bouffonnerie, que j’accompagnai en effet de quelques sauts au milieu de la chambre, la fit partir d’un franc éclat de rire.
— Voilà qui est convenu, dit-elle, je vous accepte pour ma chèvre, je vous mettrai un collier autour du cou…
— Et deux cornes dorées au front ! cria André du piano.
Là-dessus plaisanteries nouvelles.
— Je suis amoureux de la Cornélia, dis-je à André en rejoignant avec lui mon hôtel. J’en atteste les étoiles qui brillent dans ce sombre ciel, boutons dorés, comme dirait un poète romantique, d’un habit de Scaramouche, c’est la femme qui m’était destinée. Ses yeux sont d’un noir plein de passion et ses lèvres d’un rouge plein de gaieté. Que faut-il faire pour qu’elle m’aime ?
— C’est, repartit Mévil, ce que je vous dirai demain matin ; mais je vous conseille de vous calmer, car c’est terriblement ennuyeux ce qu’il faut faire aujourd’hui pour être aimé de la Cornélia.
— Figurez-vous, me disait le lendemain André Mévil, installé dans ma chambre de grand matin, que la Cornélia a dans ce moment-ci un caprice, c’est de n’avoir pour amant qu’un homme atteint mortellement par ses charmes. Sardonio et Mazzetto lui ont inspiré la pensée de se composer une sorte de chasteté fondée sur les excès mêmes de sa, vie passée. Sa manie est à présent d’être revenue, par des voies mystérieuses, à la virginale placidité de son enfance. Cependant, comme cet état sublime l’amuse peu, comme elle ne serait pas fâchée, de rompre avec son innocence philosophique, elle dit par instans qu’elle n’en a peut-être pas fini avec l’amour ; seulement elle veut que l’amour se présente à elle sous la forme de la charité. Elle veut se donner à un affligé. Vous sentirez-vous la force de jouer ce rôle ?
— J’essaierai, répondis-je an peintre, qui me conduisit de nouveau chez la Tulipani.
En peu de temps, j’eus conquis ma place dans l’intérieur de la danseuse, et je reconnus la vérité de ce qu’André m’avait dit. Cette pauvre Cornélia, entre son Sardonio et son Mazzetto, avait fini par extravaguer complètement. Comme j’avais pour elle, après tout, un goût des plus sincères et des plus vifs, je me sentais une profonde horreur pour ses deux compagnons. Le faux d’ailleurs m’a toujours froissé, et toutes les sacrilèges niaiseries qui se débitaient chez la Tulipani me jetaient parfois dans de sérieux accès d’indignation. J’entendais là parler sans cesse d’un Christ ami des courtisanes, protecteur des révolutions, austère par un caprice mystique, mais complaisant à tous les vices, tendre pour toute flétrissure, chef enfin d’une tribu bohême destinée à passer dans le monde en faisant la guerre à toutes les cités. Cornélia avait invente, de danser un ballet rappelant les sotties du moyen-âge, où elle faisait le rôle de la Madeleine. Cornélia voulait être une Madeleine en effet, seulement elle remplaçait par une orgueilleuse mélancolie l’humble tristesse du repentir chrétien.
Tout le monde sait que je n’ai pas le droit de m’ériger en prédicateur. Je mène la moins triste vie que je peux. Sauf les coups de sabre, la fatigue et le mauvais vin, je ne donne guère de mortifications à ma chair, mais je ne tombe pas dans cette faute du moins, d’être fier de ce que mes mœurs ont d’irrégulier, et je veux que le diable m’emporte si j’ai jamais compris cette vanité. C’est cependant, je crois, de tous les travers le plus commun, et la Cornélia en était affectée au suprême degré. La jeunesse d’un temps où l’action a tout à coup menacé de disparaître s’est imaginé d’ériger en faits mémorables les actes quotidiens de sa vie. On a donné aux mascarades, aux soupers et aux aventures d’alcôves des proportions gigantesques. On a élevé le vin de Champagne et les honnêtes filles qui le boivent avec nous à une fatale dignité, On a inventé l’orgie comparée à une bataille. De là ces descriptions ampoulées de scènes fort simples faites par des gens qui n’ont seulement pas coupé une tête, comme dirait un spahi. J’ai encore dans les oreilles la voix emphatique de Jocrini, lorsqu’il racontait ce qu’il appelait des nuits antiques. Cornélia appartenait à l’école du désordre déclamatoire, clamatoire, elle pensait consciencieusement que les soupers auxquels elle avait assisté et le nombre assez considérable d’amans qu’elle avait tour à tour pris et quittés la marquaient au front du sceau des anges, déchus.
Eh bien ! telle qu’elle était avec tous ses ridicules incohérens, prétentions à la simplicité et à la singularité, affectation de grandeur désespérée et de bonhomie domestique, d’amer scepticisme et de charité chrétienne, je l’aimais, il faut que j’en convienne. Je voulais lui plaire, et, pour cela, je suivais scrupuleusement les conseils d’André Mévil. Je jouais le rôle d’une nature irritable, fébrile, en proie à des douleurs imprévues et désordonnées.
André avait raconté à la Cornélia que mon cœur était dominé par un poignant et mystérieux souvenir. Suivant lui, j’avais eu une passion à la fois violente et pure, un sentiment romanesque, né dans la région des fièvres idéales, pour une Anglaise morte à Nice, il y avait deux ans. J’étais, disait-il, un sépulcre qui recélait le pâle fantôme de lady Jersey ; c’est le nom qu’il avait donné à ma funèbre maîtresse. La Tulipani lui demandait souvent ce qu’était cette lady Jersey qu’il prétendait avoir connue, et il en faisait alors le portrait qu’il jugeait le plus p : ogre à enflammer l’imagination de notre pauvre danseuse. Lady Jersey était douce comme une nuit de printemps, triste comme le rivage des mers et pure comme le souffle du matin. Aucune des brûlantes attaches qui naissent de la chair humaine n’avait enlevé à cette ame disparue de la terre sa céleste fraîcheur. Orpheline, c’était à peine si elle avait connu les baisers de sa mère ; mariée à seize ans, elle avait été respectée par un de ces époux appartenant à cette race de divins vieillards que chantait récemment encore l’auteur de Raphaël, et qu’un de mes amis appelait de séraphiques Cassandres. Mon image était la seule qui s’était réfléchie dans le miroir limpide de son aine. Pauvre enfant ! dit un jour la Tulipani qu’André venait d’attendrir sur mes chastes et douloureuses aventures, comment lui ferais-je oublier, s’il m’aimait, ces trésors de pureté ?
André me répéta sur-le-champ cette parole, qui me révélait les charitables pensées de la bonne Cornélia, et qui devint pour nous le signal d’une manœuvre décisive. Pendant quelques jours, j’attachai sur la Tulipani des regards ardens et troublés. J’évitais toute occasion de me trouver seul avec elle ; je prenais un âpre plaisir à lancer dans la conversation toute sorte de paradoxes amers ; j’était atteint évidemment d’une gaieté douloureuse ; ma physionomie demeurait impassible, ou devenait sardonique, quand la Cornélia dansait quelques-uns de ces pas entraînans et mélancoliques qui, récemment encore, me remuaient si puissamment. Un soir, au moment où elle traçait dans sa chambre des cercles aériens, je me levai tout à coup et je sortis, mon mouchoir sur mes yeux. — George t’aime et se meurt, lui dit André.
Le lendemain, je laissai Cornélia trouver le moyen d’être seule avec moi. Je vois encore le visage et le geste de la Tulipani à cette heure solennelle de nos amours. Elle attacha sur mes yeux un regard plein d’une résolution triste et sereine, elle me tendit la main, et d’une voix qui aspirait aux plus graves accens de la mansuétude divine : — Est-il vrai, George, que vous souffriez et que vous m’aimiez ?
Avec la même simplicité de geste, de ton et de regard, je répondis :
— Je vous aime et je souffre, Cornélia.
— Eh bien ! George, fit-elle, écoutez-moi…
J’eus alors tout un discours, qu’André m’avait déjà raconté et qu’il appelait le, discours d’ouverture : c’était en effet la série d’engagemens que cette reine changeante de tant de cœurs prenait avec tous ses sujets. La Cornélia était décidée à se sacrifier pour moi. L’amour n’avait jamais été pour elle un plaisir. Elle avait toujours tenu d’une main distraite, et sans y trouver l’ivresse, la coupe des terrestres voluptés. C’était autrefois une recherche inquiète, une fatale poursuite de l’idéal qui la poussaient, comme don Juan, à travers d’arides et incessantes aventures ; maintenant elle avait chassé de son cœur, purifié et agrandi ; jusqu’à cette noble et douloureuse passion. Aussi se donnerait-elle à moi sans illusion, sans espoir, pour obéir à un devoir sacré de charité. — Mon ami, me dit-elle, je vous dirai : Prenez, ceci est mon sang ; prenez, ceci est ma vie, avec cette vaillante et résignée tristesse du Christ.
— Vous êtes grande, m’écriai-je, Cornélia !
— George, me dit-elle en se laissant tomber dans mes bras, que cette heure soit toujours sacrée pour vous !
— Tra deri, dera. Mes amis, j’ai envie de rire à présent et je ris. Mais voyez un peu quels étranges phénomènes se passent dans les cœurs compliqués ! Cette petite comédie que je savais d’avance, où j’avais soigneusement étudié mon rôle, dont je m’étais amusé maintes fois avec Mévil, dont je crois même qu’inférieurement je me moquais jusqu’à cet instant-là, remplit cependant mes yeux de larmes, mon sein de transports. Oui, ma chère Tulipani, tu as fait partie de ma jeunesse ; après tout, je t’ai aimée.
Il n’est pas d’union, parmi celles dont s’afflige ou doit se réjouir la loi sociale, pour qui ne luise cette bénigne lune qu’on appelle la lune de miel. Pendant une semaine tout entière, cet astre mystérieux jeta sur la Tulipani et sur moi ses plus doux rayons. Je ne m’inquiétais de rien, je ne désirais rien ; mon cœur avait chaud. Je logeais en moi cet hôte passager que nous nommons le bonheur. On dit que certains momens ne peuvent pas se raconter. Je pourrais fort bien raconter, je le sens, cette époque enchantée de ma vie, mais je crois qu’en vérité cela m’attristerait : il n’y a que la souffrance dont il soit doux de se souvenir ; arrivons donc aux souffrances. Un beau jour je m’imaginai d’être jaloux de Cornélia.
Voyez un peu la belle invention ! et pourquoi tel jour plutôt que tel autre fus-je atteint de cette folie-là ? C’est ce qu’il me serait impossible de dire : notre ame a une vie fatale et inconnue comme la vie des océans. Ce matin, il fait beau en nous, nos pensées jouent à la surface de notre cœur dans la tiède lumière d’un calme soleil ; ce soir, tout notre être n’est plus qu’une région d’orages et de ténèbres. D’où viennent l’ombre qui nous envahit et les souffles qui nous bouleversent ? Je ne l’ai jamais su. Un jour donc, je fus jaloux de la Cornélia. L’idée me vint, en la pressant sur mon cœur, que je ne tenais pas précisément entre mes bras une créature virginale. J’avais oublié pendant quelques jours tout ce que j’avais appris par moi-même et tout ce qu’André Mévil m’avait dit. Cette funeste connaissance de celle que j’aimais entra cruellement dans mon esprit. Combien de fois, pensai-je, a-t-elle joué le drame qu’elle joue avec moi ! et me voici tout à coup possédé du plus ténébreux chagrin. La bonne Cornélia ressentait toujours contre les jalousies qu’elle inspirait une fort naturelle irritation : elle trouvait souverainement injuste et sotte cette manie qu’ont presque tous les hommes cependant d’exiger, au bout d’un certain temps, chez les femmes dont ils sont devenus les maîtres, une pureté qu’ils étaient ravis de ne pas rencontrer en elles aux premières heures de leurs liaisons. Puis elle était désolée qu’on ne préférât pas à la candeur de la plus chaste des jeunes filles cette ingénuité de son invention qu’admiraient tant les Sardonio et les Mazzetto. Ce second sentiment était moins raisonnable que le premier. Je le dis franchement toutefois, dans les premières querelles qui amenèrent notre séparation, tous les torts furent de mon côté ; mais je ne gardai pas longtemps mon rôle de bourreau : je pris bientôt celui de victime, et je.puis dire que mes supplices furent variés ingénieusement.
Un soir, je trouvai à côté de ma maîtresse un personnage d’un aspect distingué, dont le pâle visage était encadré par de longs cheveux et terminé par une longue barbe : c’était le marquis Guillaume d’Hermancey. M. d’Hermancey était assurément le plus honnête homme auquel la Tulipani eût jamais confié, avant moi, la tâche délicate de donner un but intime à sa vie. Il appartenait à un parti pour lequel j’ai toujours professé du respect et senti de l’attrait. Seulement il avait altéré un peu, par les billevesées de notre temps, l’antique et généreuse croyance dont sa politique aurait dû se composer uniquement. (C’était un de ces légitimistes qui finissent par se faire un indéchiffrable blason, en voulant écarteler la sainte ampoule avec l’urne du suffrage universel, le droit divin avec le droit populaire. Ceci soit dit, du reste, en passant et parce que le nom d’Hermancey est venu forcément dans mon récit, car j’ai fort peu connu le marquis, et je n’ai eu rien à démêler avec sa vie publique.
Hermancey était le père d’un de ces enfans qui avaient excité chez la Tulipani des sentimens de matrone. Il venait voir son fils Ascanio, long et mince garçon d’une douzaine d’années, qui était sans cesse en querelle avec son frère, le petit Jocrini. Le pauvre gentilhomme, quand j’entrai, regardait sa progéniture d’un air qui aurait dû me faire pitié. Il semblait méditer péniblement sur ce sacrilège qu’il avait commis d’employer une danseuse à perpétuer une race de croisés. En pensant à son expression, je bénis Dieu de n’avoir par le monde aucune créature de mon sang ; mais je ne me livrais guère alors aux réflexions que je fais aujourd’hui : ma seule impression, quand je vis d’Hermancey, ce fut une douleur suprême. Au moment où je prenais avec le moins de philosophie les quatre enfans de ma maîtresse, il était dur pour moi de voir un de leurs quatre pères. Je dois dire que la Cornélia ne sut guère atténuer ce qu’avait de pénible ma situation. Elle prit un de ces airs limpides qui depuis quelques jours déjà m’étaient devenus insupportables par la pensée de tout ce qu’ils cachaient d’obscur, de compliqué, de confus, de faux, de triste et de malséant. — Mon ami, me dit-elle d’une voix qui voulait avoir un doux et religieux accent, voici le père de mon Ascanio, — et elle saisit ma main pour la mettre dans celle d’Hermancey.
Cette sublimité ne fut goûtée ni de moi ni de son ancien amant. Les deux mains qu’elle voulait réunir se touchèrent à peine, et le souper fut de la plus cruelle tristesse. Je sentis pour la première fois tout ce qu’il y a d’odieusement embarrassant pour qui appartient au monde Habituel des gens distingués et des honnêtes gens de se trouver dans le monde excentrique où nous étions placés, Hermancey et moi, par la Tulipani. Plus la Cornélia redoublait de dignité sereine, d’héroïque confiance, plus nous étions tous deux penauds, l’oreille basse, affaissés, sous le ridicule du rôle que nous jouions. Enfin ce supplice finit, et quand Hermancey se fut retiré, il y eut entre Cornélia et moi une de ces longues et horribles scènes où les amans font de leur amour un cadavre qu’ils frappent, qu’ils outragent, qu’ils foulent à l’envi sous leurs pieds jusqu’au moment où un mot imprévu, un regard, un sourire ressuscite tout à coup pour attendre un nouveau délire l’objet de leur sanglante furie.
Hermancey n’était qu’en passant à Turin, où l’avait suivi une chanteuse : je le vis peu ; mais un homme était destiné à me faire connaître dans toute son étendue la douleur qu’il m’avait fait entrevoir. Un matin que j’allais chez la Cornélia, le cœur rempli par hasard d’une sorte de gaieté sans cause qui depuis long-temps m’était inconnue, elle attacha sur moi son regard le plus solennel et me dit : — Mon ami, seras-tu à la hauteur d’une nouvelle épreuve ? Jocrini est arrivé. Je vais te dire ce qu’est Jocrini.
Je savais trop ce qu’était Jocrini. Je le dis à Cornélia en l’interrompant. Ma pauvre Tulipani fut suffoquée de ma rude tirade contre celui de ses anciens amans qu’elle avait le plus vénéré. Ma parole acerbe et violente la blessait de toute façon. Je l’atteignais, disait-elle, dans sa dignité de femme et dans sa religion d’artiste, en écrasant sous mon mépris le double pathos par lequel elle voulait me démontrer la poétique grandeur de Jocrini et de l’attachement qu’elle lui gardait. J’eus cependant l’insigne faiblesse de consentir à voir le comédien : j’entrai, je puis le dire alors, dans la plus humiliante et la plus douloureuse période de ma vie.
Hermancey au moins était un homme de bonne compagnie ; son embarras consolait et soulageait le mien. Jocrini, au contraire, triomphait de son impudente aisance dans la vie fausse, pénible et mauvaise où nous étions engagés tous deux. Il n’embrassait jamais son fils sans attacher sur Cornélia et sur moi un regard plein d’une magnanimité triste et souriante, qui voulait dire : Vous le voyez, j’ai renoncé à mon titre d’amant sans abjurer mes droits de père. Et Cornélia lui répondait par un autre regard plein d’une intrépide et enthousiaste amitié. Entre ces deux personnages de théâtre, je me sentais pris à la fois de rage et de confusion.
Un soir, Jocrini m’irrita tellement par un redoublement de clémence à mon égard et d’admiration pour sa personne, il unit à ces lui pertinentes affectations des dissertations si pédantes et si boursouflées sur l’art, il mit enfin tout mon appareil nerveux dans un tel état, que je lui lançai à la tête un plat où un canneton gisait, plus insensible, mais non moins crucifié que moi. Cela fait, je me retirai à mon logis, décidé le lendemain matin à faire de mon mieux pour plomber à tout jamais la cervelle, de mon insipide rival ; mais je ne revis point Jocrini : je reçus, au lieu d’un cartel du comédien, une longue lettre de la Tulipani qui m’apprenait que son ancien amant l’avait quittée après des adieux qui, disait-elle, m’auraient jeté aux pieds de cet homme divin.
Je veux mener à la housarde mon histoire, car je déteste toutes les longueurs ; dans l’art, j’aime les ébauches, comme j’aime à la guerre les razzias. Je vais donc arriver rapidement à la suprême mésaventure qui me sépara pour toujours de la Cornélia. Après le départ de Jocrini, je repris possession de ma maîtresse ; mais je cherchais à me cacher une vérité qui, chaque jour, s’offrait à mon esprit avec plus de force. La Tulipani était lasse de moi ; le caprice qui l’avait jetée dans mes bras s’était évanoui. Les différences qui séparaient nos deux natures se montraient avec plus de force chaque jour. La voix qui devait parler à mon cœur avec tant de puissance et m’arracher au monde honteux où je me perdais pour me conduire à l’honnête vie qui m’a sauvé commençait déjà à s’éveiller en moi. Tandis que le goût du vrai, du droit et du simple devenait, pour ma nature, un besoin impérieux, la Tulipani semblait redoubler d’amour pour le faux, le tortueux et l’exagéré.
Je menais avec la Cornélia une vie lourde, irritante et embrasée comme un orage, quand je rencontrai tout à coup chez elle l’instrument de mon salut. Nous étions alors aux approches de cette révolution qui a fait apparaître en même temps dans toute l’Europe ses signes bizarres, sinistres et inattendus. Le sang lombard se remuait dans les veines de Milan. Si j’avais à me battre en Italie maintenant, j’aimerais me trouver sous les ordres de Radetzky, car les patriotes italiens m’ont singulièrement dégoûté de leur cause ; mais dans ce temps-là, au lieu d’une œuvre révolutionnaire, je voyais, comme disaient certains, une œuvre nationale dans l’entreprise des Milanais contre les Autrichiens, et j’aurais volontiers brûlé quelques cartouches pour la liberté de la Lombardie. J’étais dans cet état d’esprit, quand il nous arriva de Turin le plus célèbre représentant démocrate de la petite chambre qui a bouleversé, à l’instar de notre pays, ce pauvre pays de Savoie. Maître Bolino était un avocat qui avait écrit en italien une biographie de Robespierre, et qui accusait tous les jours Charles-Albert d’être assez lâche, assez félon, assez corrompu, pour préférer son trône à un échafaud. Aux jours où gronda le canon de Novarre, maître Bolino, bien entendu, resta parmi ses paperasses ; mais de la tribune il faisait une terrible guerre à l’Autriche. C’était là qu’il enlevait des drapeaux, enfonçait des carrés, prenait des redoutes. Si la parole avait la puissance du canon, comme cela s’imprime souvent, Bolino aurait depuis longtemps anéanti le dernier des Autrichiens. Aussi son nom était-il populaire dans toute l’Italie, et, quand il vint à Milan, la jeunesse de la ville alla chanter des hymnes patriotiques sous le balcon de son hôtel. La Tulipani ne voulut pas, comme on se l’imagine, manquer l’occasion de voir un si intéressant personnage. J’aperçus donc un soir chez elle Bolino, que Mazzetto venait de lui amener triomphalement. Les républicains, comme on sait, sont toujours divisés en deux classes, les Spartiates et les Athéniens. Bolino était de ces derniers. C’était un grand et gros garçon qui avait un extérieur de dentiste. Il se connaissait en vin et aimait les arts. Il me déplut souverainement d’abord, puis je lui trouvai une sorte d’aplomb naïf qui m’amusa. Il buvait bien ; je l’imitai. J’ai, comme vous savez, le vin expansif et cordial. En sortant du souper, j’étais lancé comme un chasseur qui rentre après l’appel. Mon avocat était maître de lui.
Il me proposa de sortir ; j’acceptai. Quand nous fûmes dans la rue : « Si nous allions, me dit-il avec un ton où l’enthousiasme du patriote essayait de s’adjoindre l’étourderie du mousquetaire, chercher querelle à quelques officiers autrichiens ! Cela serait d’un bon effet. C’est toujours par ces escarmouches que les grandes luttes commencent ; après les combats particuliers viendra le combat général. » Je serais allé ce soir-là chercher querelle à Lucifer : j’entrai avec mon Bolino dans un café.
Je m’avançai vers un groupe d’officiers que je vois encore assis tranquillement autour d’un bol de punch. J’avisai celui d’entre eux qui me semblait avoir la plus martiale figure, et je lui demandai en italien s’il serait homme à se donner le lendemain matin un coup d’épée avec un chevalier de la Lombardie. Comme sa réponse tardait, je fis un geste dont heureusement on prévint l’effet, mais qui amena autour de moi une confusion épouvantable. Quand je sortis du café, après avoir reçu et accepté dix provocations, je cherchai en vain Bolino : il avait disparu.
Le lendemain, la police autrichienne me faisait saisir à mon domicile et transporter en France. J’y étais depuis quelques jours, en proie à une rage indicible, me demandant par quels moyens j’irais assouvir à Milan ma soif de vengeance contre l’Autriche, et surtout ma soif d’amour pour la Tulipani, quand je reçus une lettre d’André Mévil, qui, parmi beaucoup d’autres choses, me disait à peu près ceci :
Cornélia est partie avant-hier pour Turin avec Bolino. J’ai tout lieu de croire que le tribun et la danseuse ont contracté leur union le soir même où tu t’es déclaré le champion de la Lombardie. Leurs yeux et leurs pieds n’avaient pas cessa ; de se parler pendant le souper où tu t’es grisé. Mon cher George, je te félicite de ce dénoûment. L’amour de la Tulipani te devenait funeste. Les femmes… »
Ma foi, je n’ai pas besoin de me rappeler la morale d’André Mévil. Après cette lettre, je fus atterré. J’eus presque envie, sur ma parole, de me guérir, comme dit le troupier, avec un morceau de plomb et une pincée de poudre. Heureusement je n’en fis rien. C’eût été une triste fin pour une ridicule cause, mais je caressai et je finis par adopter tout-à-fait un projet qui depuis long-temps s’offrait souvent à mon esprit. Je me fis soldat. Je pensai que cette vie me laverait des souillures contractées par tout mon être dans une autre vie, m’ôterait bien des sottes inquiétudes, bien des fâcheux désirs, bien des tristes embarras. Je pensai que mon cœur trouverait dans cette noble et virile existence comme une sorte d’oubli vengeur des honteuses et débiles souffrances qui l’avaient oppressé. Je crois que je ne se suis pas trompé. Mes amis, vous comprenez ce qui s’est passé et ce qui se passe encore en moi, si vous avez compris mon histoire, histoire douloureuse et instructive, mais que j’ai mutilée, tronquée, sans que cela puisse m’être imputé à mal. Que voulez-vous ? je suis un soldat, et je ne peux ni ne voudrais, je crois, prendre le temps d’exprimer ce que j’ai pris trop le temps de sentir.
PAUL DE MOLENES.