Caractères et Portraits du temps - Rossini

Caractères et Portraits du temps - Rossini
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 337-361).
CARACTÈRES
ET
PORTRAITS DU TEMPS

ROSSINI.

Occuper son époque est déjà un très grand point, même quand les moyens que l’on emploie pour y parvenir ne sont pas exempts d’un certain charlatanisme; mais régner sur son temps par la seule force du talent et du génie, partir de rien pour arriver à tout, verser dans le trésor commun du siècle une immense somme d’idées qu’il tourne et retourne, agite, caresse, remue, dépense avec passion, voilà le vrai jeu, le vrai art, et celui qui aura vécu pour cette tâche n’aura point inutilement vécu. Ce fut le sort de Rossini. M. Richard Wagner, dans une lettre toute récente publiée par la Gazette d’Augsbourg, l’accuse d’avoir été l’homme de son temps. Il le fut en effet, et peut-être beaucoup trop; mais enfin à cette époque de « pure décadence » où Rossini vint au monde, et « dans cet état de choses dont il subit l’influence fatale et qui devait nuire d’une si terrible façon au développement de ses facultés, » on n’avait pas encore inventé cette merveilleuse idée de composer de la musique destinée à n’être comprise que des générations futures. On était d’abord l’homme de son temps, quitte à devenir plus tard, quand on pouvait, l’homme de l’avenir; attendu qu’il serait assez difficile de citer un homme ayant bien travaillé pour son temps qui n’ait du même coup travaillé plus ou moins pour l’avenir, et si, comme semble dire M. Wagner, ce pauvre diable de Rossini, « qui pourtant avait de la facilité, » dut « s’ingénier à droite et à gauche pour trouver de quoi vivre matériellement, » c’est un peu la faute de la destinée, qui négligea de mettre sur sa route cette fameuse source des faveurs princières où tant d’honnêtes pèlerins de la démocratie se sont désaltérés à coupe pleine. Qui pourrait dire que ce déshérité, mort hier, ne léguant au monde que son Guillaume Tell et une quarantaine de misérables partitions où figurent le Barbier, Sémiramide et le troisième acte d’Otello, n’eût point fait quelque chose, lui aussi, quelque chose comme Tristan und Iseult par exemple et les Maîtres chanteurs de Nuremberg, si, au lieu d’être cet aimable et doux compagnon vivant de son travail et ne demandant rien à personne, il eût su, dans sa jeunesse, emboucher assez haut le trombone de la république universelle pour s’attirer l’enthousiasme maladif et les folles munificences de ces monarques mis hors d’affaire par la politique d’un Bismarck et le sentiment de leur propre défaillance?

Tout cela au fond est dérisoire, et l’outrecuidance perce trop. Nous n’avons nulle envie de contester le talent de M. Richard Wagner : c’est avec Verdi le seul maître de nos jours attristés; mais que veut-il en tout ceci? Quel besoin le pousse à écrire? Rossini meurt, vient-il à ce propos émettre des idées, une vue d’ensemble sur l’art, comme il en a le droit? Agir ainsi serait trop simple, et quand les Rossini quittent ce monde, c’est probablement à cette unique fin d’offrir aux Richard Wagner une occasion de se mettre en scène. Une plaisanterie attribuée à l’auteur de Guillaume Tell au sujet de l’auteur de Tannhäuser[1] va servir de prétexte à M. Wagner pour parler de ce pauvre homme d’un air de sublime commisération. « Je lui annonçai ma visite! » On croirait ouïr le langage d’un souverain. Weber n’avait-il pas eu dans son temps maille à partir avec Rossini? Dès lors quoi de plus naturel que de chercher à son tour et après coup au grand Italien sa querelle d’Allemand? Pas n’est besoin d’être un Valois pour bien s’entendre à jouer en ce monde son petit rôlet. « Qu’est-ce que Novalis? nous disait un jour Lamartine, on prétend qu’il m’imite ! » Et notez qu’en ce moment le poète de Henri d’Ofterdingen était mort depuis plus de trente ans. Qu’est-ce que ce Rossini que M. Richard Wagner ne connaît que par les boutades qu’on en raconte et qu’il a du reste généreusement oubliées? Weber, offenseur, venait humblement chercher son pardon; M. Wagner, plus magnanime, vient offrir le sien quand on l’attaque. Impossible d’allier tant de fanfaronnade à tant de naïveté! Dans toute cette conversation où l’auteur de Tanhäuser le prend de si haut avec l’auteur de Guillaume Tell, l’auteur de Tanhäuser n’évente pas un seul instant la fine et spirituelle mystification dont il ne cesse d’être l’objet, et quand le benoît ermite de Passy lui dit en baissant les yeux avec onction et componction : « J’avais de la facilité et peut-être aurais-je pu arriver à quelque chose! » il tient la confession pour sérieuse, et ne se doute pas de l’immense ironie que contient ce Pater, peccavi! Une partie plus sérieuse de la lettre de M. Richard Wagner est celle où il parle des appréciations historiques et définitives dont le moment lui semble venu; étudier Rossini, le juger « à sa valeur véritable et originelle, » mesurer, fixer le personnage, serait en effet une tâche attrayante et qui peut avoir son opportunité. Essayons-la.


I.

On reproche à Rossini ses formules invariablement les mêmes, ses incorrections, ses redites, sa virtuosité de jeunesse; mais songe-t-on aux orchestres, aux troupes, pour lesquels il écrivait? se représente-t-on bien surtout les conditions d’existence de ce musicien de fortune travaillant au jour le jour, usant sa voix à chanter dans les églises, accompagnant dans les théâtres le récitatif au piano à raison de six paoli par soirée, forcé de se surmener pour ne pas mourir de faim, et tant bien que mal faire vivre son père et sa mère?

Mon père était oiseau, ma mère était oiselle !


Son père, trompette de la commune à Pesaro, jouait aussi du cor au théâtre, sa mère chantait. Jusqu’à l’arrivée des Français, l’humble ménage subsista; mais à dater de ce moment commença la vie errante, une vie de bohèmes et de campemens à la manière des artistes de Callot, in Callot’s manier, comme dirait Hoffmann, dont il faudrait ici l’humoristique sentimentalité pour peindre tant de tribulations drolatiques à la fois et navrantes, et toujours courageusement supportées. « Ma pauvre mère, elle avait une belle voix dont elle se servait pour nous aider à nous tirer d’affaire, et, quoiqu’elle ne sût pas une note de musique, elle n’était pas sans talent! » Lorsque vers ses dernières années Rossini parlait de cette période d’enfance sur laquelle il aimait à revenir dans ses causeries d’intimité, l’émotion le gagnait, lui qui riait de tout, il devenait grave, et cette mémoire du cœur fut un des côtés les plus honorables de sa nature. L’esthétique est à coup sûr une fort magnifique invention, j’estime cependant que ses lois ne sauraient être partout également appliquées; volontiers je l’appellerais une dixième muse, pourvu qu’on m’accordât qu’il est bien des artistes au berceau desquels elle ne fut pas convoquée, et que son absence n’a pas empêchés de grandir.

Rossini figure au premier rang de ces artistes, moins rares, en Italie surtout, qu’on ne croit, et toute pruderie, quand il s’agit de pareils hommes doit être mise de côté. C’est au plein courant de leur période qu’il faut les prendre, dans ce milieu même dont leurs ouvrages portent les imperfections, comme ils en reproduisent le mouvement et la vie. Par cette industrieuse activité des premiers jours, cette inconscience du génie sans cesse en veine de produire n’importe avec quels élémens et dans quelles circonstances, Rossini rappelle les grands Italiens du XVIe siècle; il chante à l’aventure, à tout venant, parce qu’il ne saurait faire autre chose, et comme fait Titien, qui peint les belles femmes parce qu’elles sont belles. Nous avons changé tout cela : est-ce un bien, est-ce un mal? Nul ne le peut dire; toujours est-il que l’excès de culture remplace aujourd’hui le tempérament. Chez le Rossini des premières années, le tempérament prédomine. Ce bambin écrivant Tancredi et que Weber mitraille de ses invectives n’est qu’un musicien, vous le pileriez dans un mortier que ses os pulvérisés ne vous donneraient pas une parcelle d’esthétique; mais en revanche quel musicien! quelle organisation et quel génie ! Que d’autres prolongent la saison des études, fréquentent les conservatoires et les bibliothèques, il n’a pas le temps, lui, de s’attarder à ces préliminaires, il lui faut écrire selon l’inspiration du moment, écrire sans sujet, sans motif. « Mes libretti de cette époque, disait-il en plaisantant, ne le prouvent que trop ! » Il compose ses introductions sans connaître le scénario du poème, saisit à la hâte les paroles qu’on lui donne, et tout d’un trait les met en musique. Demetrio e Polibio, qui figure au nombre de ses partitions et dont un quatuor et un duo ont surnagé, fut bâclé de la sorte et morceau par morceau pour la famille Mombelli, une de ces smalas concertantes qui voyageaient de ville en ville, portant dans leurs bagages toute une pacotille musicale et dramatique. Rossini avait alors treize ans, et littéralement ne savait pas ce qu’il faisait. Le père Mombelli lui donnait à composer tantôt une cavatine, tantôt un duo, un quatuor, pour chaque morceau payait deux piastres, et il se trouva qu’un matin cette besogne était devenue une partition. Rossini, à cette heure de sa vie, n’avait encore mis le pied dans aucune école, et ne connaissait de son art que ce que lui avait enseigné un certain Prinetti de Novare, physionomie pittoresque qu’on dirait échappée des mémoires de Benvenuto, claveciniste de son état, et par occasion fabricant de liqueurs qu’il absorbait au lieu de les vendre, du reste n’ayant jamais su ce que c’était qu’un lit, dormant dans son manteau à la belle étoile et debout, appuyé contre une arcade.

Avant d’aborder le lycée de Bologne et le padre Mattei, duquel il reçut, après des études très sommaires, le brevet de maestro, combien d’étapes parcourues, dévorées : leçons de solfège, de basse chiffrée et leçons de chant ! Un moment en effet, le fils du trompette de Pesaro, tenté par la superbe destinée des virtuoses, s’était demandé si, plutôt que de croquer misérablement des notes pour un peu de gloire, il ne vaudrait pas mieux s’enrichir tout de suite en exploitant sa belle voix. Rossini, on le sait, ne fut jamais indifférent à la question d’argent, et souvent ceux qui l’approchaient l’entendirent s’indigner à l’idée que l’œuvre entière de Beethoven n’eût pas rapporté à son auteur la moitié de ce que tel ténor ou tel baryton gagne dans son année. Étant donnée cette nature méridionale, moins spéculative au demeurant que spéculante, il fallut, nous pouvons le dire aujourd’hui, une bien grande force de vocation pour l’empêcher de dévier. Tancredi vaut à son auteur 500 francs, et lorsqu’à Venise il touche pour Semiramide une somme de 5,000 francs, le public se révolte et fait chorus avec les gens du théâtre pour crier au scandale. Il y a donc de ces lois d’organisme auxquelles on n’échappe pas. Ce génie qui, dès cette époque, gouvernait déjà l’adulte inconscient, et le forçait à se décider pour une carrière pleine de hasards, quand il en pouvait choisir une pleine de profits immédiats, cette puissance démoniaque se faisait jour par toutes les issues, et dans cette incessante fièvre de productivité le beau, le médiocre et le pire naissent à l’envi sous sa plume. Chose caractéristique que cette absence de discernement qui du reste se laisse voir chez lui jusqu’à la fin ! Ses meilleures inspirations ne lui coûtent pas plus que les mauvaises ; c’est un des traits particuliers de ce génie aussi abondant, aussi riche, que dépourvu de facultés esthétiques, de se donner sans réfléchir, sans compter. « Il en faut pour tous les goûts, » disait-il vers sa fin, quand on se permettait d’articuler une objection, car cet olympien imperturbable en ses théories, et qui si volontiers vous prêchait ex cathedra le mépris de ses propres richesses, avait à l’endroit de telle minime composition récente des susceptibilités de simple mortel. Nous n’en sommes encore qu’aux exigences de sa période de jeunesse. Quidquid tentabam scribere versus erat ! Le don était en effet dans sa nature, mais ces facultés surabondantes n’eussent-elles existé qu’à un degré moindre, force eût été de les exploiter ; il s’agissait de musiquer pour vivre, de travailler au jour le jour et sur commande. « Quand je rencontrai Meyerbeer à Rome, nous disait-il, je vis un jeune homme riche, élégant, un homme du monde voyageant pour son plaisir et pour son instruction. Aux renseignemens qu’il me demanda, je répondis en lui indiquant les bibliothèques, les écoles, que je n’avais pas le temps de fréquenter, moi, pauvre diable obligé de produire quand même ! »

Ou n’a point assez tenu compte à Rossini de ces tribulations de la première heure. Cette manière que nous avons d’abstraire les gens du milieu où ils ont vécu, de ne prendre en considération ni les goûts d’une époque ni ses courans d’idées, nous a fait concentrer toute notre admiration, tout notre intérêt, sur l’auteur de Guillaume Tell. Ce pompeux XVIIe siècle, dont la tradition invétérée nous gouverne, imprime à tous nos jugemens une irrésistible tendance vers les unités. L’homme dans son activité militante et changeante, l’œuvre diverse et ondoyante selon les temps et les circonstances, nous semblent des sujets trop complexes. Nous n’en voulons qu’à ce qui est tout d’une pièce, et demandons autant que possible à n’avoir affaire qu’au héros, au chef-d’œuvre : goût classique, national, et qui au demeurant simplifie beaucoup les choses. Découvrir le beau absolu, alors qu’il est partout, comme dans Guillaume Tell, n’exige point un grand effort d’esprit. Le vrai discernement serait plutôt d’apprécier à leur valeur relative tant d’inspirations mélodiques, de rhythmes heureux, trouvés, que Stendhal et sa génération aveuglément portaient aux nues, et que nous affectons de rabaisser aujourd’hui sous l’influence d’un dilettantisme quelque peu imbu de pruderie allemande. Je sais tout ce qu’on a pu dire contre la virtuosité de l’école italienne et son abus de la vocalisation ; mais, sans approuver l’excès, n’est-il pas permis de reconnaître que certains ornemens bien ménagés, loin de nuire à la vérité dramatique, viennent au contraire en relever l’expression ? Pourquoi la musique n’aurait-elle pas, comme l’architecture, la peinture, un style fleuri ? Qu’on se rappelle les arabesques de Raphaël, et dans l’art de la renaissance ces épanouissemens, ces enroulemens délicats, merveilleux. Nombre de gens confondent les traits, les fioritures, avec ces formules banales infatigablement reproduites au bout de chaque phrase. C’est un tort. Si les mœurs relâchées des compositeurs d’un autre âge ont donné libre cours à ces cadences toujours les mêmes et qui correspondent à certaines péroraisons consacrées du style épistolaire, il y a des traits dont l’invention vaut une idée. « Dans notre langue italienne, disait Rossini, cette vocalisation ajoute à l’expression du mot. » Aussi ne se fait-il pas faute d’en user et d’en abuser. Qu’il s’agisse de Tancrède ou de Rosine, de Cendrillon ou d’Assur, de Moïse ou de Desdemona, l’effet avec lui ne varie guère. Il hérite d’une tradition où le culte de la belle voix humaine n’a jamais cessé d’être en honneur, tous les maîtres qui depuis un siècle l’ont précédé, les Porpora, les Cimarosa, les Païsiello, sont des chanteurs; lui-même, s’il voulait, brillerait au premier rang des virtuoses. Chanteur de profession, il ne daigna l’être, ayant sans doute mieux à faire; mais il écrivit la plus belle musique vocale qui existe, et pour l’art de mettre en lumière l’agilité, l’éclat et le ressort des voix, pour l’emploi de la virtuosité, nul, pas même Mozart, ne pourra lui être comparé : plus grand par le style, l’auteur des Noces de Figaro et de Don Juan n’a pas cet imprévu, cette verve, cette furie inventive. Les morceaux de virtuosité chez Mozart, la cavatine de dona Anna, l’air de la reine de la Nuit, sont des leçons de solfège quand on leur oppose les éblouissantes improvisations de cet artificier sans égal. D’ailleurs ce chant orné, objet de si violentes controverses, n’existe-t-il pas tout aussi bien dans la musique instrumentale? Voyons-nous le piano de Beethoven, son orchestre, ne jouer que des notes simples? Qu’est-ce que l’andante de la symphonie en ré, sinon de la virtuosité la plus exquise, la plus rare? Et dans l’air de Fidelio, cette gamme du début, de quel nom l’appeler? L’irascible Weber a beau maugréer, les grandes colères du critique n’empêchent pas le musicien d’aller où son caprice le mène. L’air d’Agathe, dans le Freyschütz, a son allegro de bravoure à l’italienne, le rôle tout entier d’Euryanthe étincelle de traits chromatiques. Weber à son tour fait ce qu’il blâme chez les autres, et ce que Rossini, lui, fait mieux que personne, grâce à ce don inné qu’en dehors des facultés du génie possède tout Italien de comprendre, d’adorer et de caresser la voix humaine en sa pure beauté, comme les anciens Grecs comprenaient et adoraient la ligne sculpturale.

Et qu’on ne s’y trompe pas, ce que je dis ici de Rossini n’est point seulement pour cette ornementation le plus souvent déliée, adroite, distinguée, parfois très dramatique, dont il fleurit sa cavatine, c’est surtout pour sa manière de diviser les voix dans ses chœurs et ses grands ensembles. Qu’on me cite un finale au théâtre capable de lutter en sonorité avec celui de Moïse; j’entends sonorité vocale, et récuse ainsi d’avance toute comparaison avec la bénédiction des poignards dans les Huguenots, où l’appareil symphonique joue un si grand rôle. Quelle autre merveille, en un genre tout différent, ce finale du Barbier, où le musicien, s’efforçant de parer à l’insuffisance de ses choristes, attire sur la scène les divers personnages de sa pièce et les fait concerter tantôt séparément, tantôt en masse! Du reste tout dans l’œuvre italienne de cet homme vous renseigne sur sa prodigieuse sagacité. Impossible de parcourir ces pages sans admirer l’industrieuse application de ce maître, de ce génie toujours habile à se prêter aux circonstances, et qui, ravaudant, rajustant la besogne qu’on lui commande, trouve moyen d’y mêler au courant de sa plume des sublimités, comme le chœur des bardes dans la Dona del Lago, le finale de Semiramide et le troisième acte d’Otello, qui déjà et de loin ouvrent à l’œil des horizons sur le grand Opéra de Paris.

De Tancredi à Semiramide, c’est-à-dire pendant toute la durée de sa période italienne, on s’étonne à le voir, avec des élémens si simples et presque toujours les mêmes, varier la couleur et l’expression de ses morceaux. Quelle puissance mélodique il fallait pourtant que cet homme eût en lui, quel irrésistible trésor de rhythmes, pour qu’aujourd’hui, après les Huguenots et Guillaume Tell, on trouve encore un extrême plaisir à entendre le Barbier, et que, sous ce charme où l’enjôleur tient votre esprit, rien ne vous saute aux oreilles, ni de ces modulations toujours analogues, ni des imperturbables ritournelles de l’accompagnement! Et ces ritournelles, la plupart du temps n’étaient même pas siennes; il les prenait au voisin, au passant, comme Molière prenait son bien, avec cette audace effrontée du génie narguant les pauvres gens qu’il dévalise. Combien n’en eut-il pas de ces créanciers commodes toujours prêts à prêter aux riches, et qui disparaissent sans réclamer ce qu’on leur doit! Allez donc maintenant déloger du Barbier tel motif d’Asioli si merveilleusement placé là qu’il semble y être né! Essayez de raconter, après une prescription de trois quarts de siècle, que ce tant célèbre crescendo si applaudi, si critiqué, n’est pas de Rossini, et que cette invention eut pour véritable auteur Simon Mayr, le héros du moment, maître fécond entre tous, à qui Venise seule dut pour sa part quelque chose comme trente-cinq opéras, tous régulièrement marqués du signe de fabrique, et se recommandant à l’enthousiasme du dilettantisme de l’époque par un égal abus de la formule consacrée !

Hors du crescendo point de salut. Dans le bouffe et dans le tragique, on en mettait partout; prétendre écrire une partition sans crescendo eût paru la plus invraisemblable des gageures. « Chacune des différentes villes pour lesquelles je m’engageais à composer avait son goût particulier, ses habitudes, auxquels force était bien de se soumettre. Ainsi à Venise mon crescendo faisait miracle, et je leur en donnais en veux-tu en voilà, quoique j’en eusse moi-même assez; à Naples au contraire, ils n’en voulaient absolument plus, et j’y dus renoncer. » Il est à croire que les Vénitiens à leur tour finirent par s’en dégoûter; renversant un beau soir leur idole, on les vit traiter comme le dernier des misérables cet illustre Simon Mayr, leur triomphateur ordinaire. Rossini aimait à raconter cette aventure, qui l’avait, disait-il, aguerri contre la mauvaise humeur de la foule, et il ajoutait, mêlant à son récit l’anecdote scandaleuse de la première représentation du Barbier : « Peut-on vilipender de la sorte l’homme qui se voue à votre amusement? Si quelques paoli qu’on paie suffisent pour vous donner ce droit, ce n’est en vérité pas la peine de tant prendre à cœur le succès; quant à moi, l’exemple de Simon Mayr sifflé, insulté à outrance par le même public qui la veille le portait alle stelle, m’a servi d’enseignement pour toute ma carrière, et je m’habituai dès lors à me moquer de bien des choses qui ne valent pas les préoccupations qu’elles nous causent. Du reste, c’était ma nature de fuir toute espèce de souci. J’adorais mon père et ma mère et ne me proposais qu’un but : assurer leur existence ; une fois ce but atteint, le diable ne m’eût pas fait sortir de mon indifférence! » Ainsi ce terrible crescendo qu’il n’a seulement pas inventé va lui servir de levier pour remuer le monde. C’est avec ce déchaînement de la sonorité sur une idée toujours la même qu’il ébranlera pour un moment l’édifice des Mozart, des Beethoven. Ne plaisantons pas cependant, car cet effet, reproduit à satiété dans les situations les plus disparates, peut aussi, par éclair, devenir très puissamment dramatique. N’oublions pas le second acte d’Otello et l’immense valeur théâtrale de ces sonorités se superposant à l’arrivée du chœur.

A Vienne, lorsqu’il y vint, porté par son triomphe, Rossini rencontra Beethoven, qui lui tourna le dos, ce qui, dans les façons de ce bourru sublime, signifiait tout simplement : nos voies ne se ressemblent pas, allez de votre côté, jeune homme, je vais du mien. A Paris, l’accueil fait au brillant héros fut moins homérique et plus digne du vaudeville que de l’épopée. Berton, une ganache convaincue, lui décocha ses malins traits, et tandis que Boïeldieu, Hérold, s’inclinaient, le vieil auteur de Montano et Stéphanie, s’entêtant à voir un rival dans ce génie, l’appela monsieur crescendo! Rossini prit le sobriquet fort gaîment, comme il prenait toutes les épigrammes, même quand elles lui tombaient de plus haut, de Cherubini par exemple, un maître, celui-là, avec lequel on ne badinait guère. « M. Rossini, M. Rossini! Quand ce serait M. Mozart, je ne reçois personne ! » avait dit un jour Cherubini, refusant de laisser sa porte s’ouvrir devant le nom magique alors de l’illustre visiteur. Rossini avait trop d’esprit et de savoir-faire pour ne point user de modestie envers le grand contre-pointiste qui dirigeait à cette époque le Conservatoire. « C’était un caractère difficile, disait-il plus tard en résumant ses souvenirs; je n’affirmerais pas qu’un peu de cette aigreur humoristique n’ait point passé dans sa musique; mais quel artiste! et le plus brave homme qui se puisse imaginer! Connaissez-vous quelque part un compositeur qui ait si prodigieusement transformé son style? Un jour, après dîner, l’idée me vint de lui jouer des fragmens d’un de ses premiers opéras, Giulio Sabini, écrit jadis pour le ténor Babini, dont j’avais reçu des leçons de chant. Je me mis au piano, et lui chantai à lui, l’auteur de la Médée et des Deux Journées, ces airs de sa première jeunesse. Il n’en revenait pas, et, tout en me demandant d’où je pouvais tirer ces réminiscences, de grosses larmes lui coulaient des yeux! » S’il plaisait à Rossini de ne point prendre au sérieux la rivalité d’un Berton, il ne se refusait jamais de rendre les armes à l’autorité légitime; mais son admiration comme son respect se ressentaient toujours un peu de la gaillardise de son humeur. Il savait le plus galamment du monde se moquer des gens à leur barbe, en ayant l’air de faire bon marché de sa personne. « Vous êtes un grand maître, vous, monsieur Cherubini, moi je ne suis qu’un ignorant; je n’ai que mes pizziccatti ; » autrement dit, je suis un mélodiste, et vous ne l’êtes pas ! — Cet ignorant ne devait point tarder à montrer de quoi il était capable.

Rossini ne fut jamais un musicien d’école, c’est en travaillant qu’il se forme et grandit. Le don de Dieu le plus riche, le plus éclatant, gouverné par la mise en pratique la plus intelligente des ressources de l’heure présente, voilà son secret, et le curieux, c’est que cette pratique, objet de tant d’études chez les autres, lui vient presque sans qu’il s’en doute et d’une façon en quelque sorte climatérique. Meyerbeer, quand il écrit l’orchestre des Huguenots ou du Prophète, sait et veut ce qu’il fait, il y met toute son application et toute sa patience, use à ce sublime effort l’huile de sa lampe. Il n’en coûte pas plus à Rossini d’écrire à Paris l’admirable orchestre de Guillaume Tell qu’il ne lui en coûta jadis à Bologne ou à Rome d’improviser le quatuor de tel ouvrage de fabrique. On dirait que l’esprit du temps le lui dicte. Entouré d’un cercle d’amis qui discutent, tout en jetant ici et là son mot dans la conversation, il fait grincer sa plume sur ces pages brûlantes où les accords imprévus naissent d’eux-mêmes, où les modulations neuves et puissantes se succèdent. Il devinait l’instrumentation nouvelle comme Pascal les trente-deux propositions d’Euclide. Cela lui paraissait un simple travail, une de ces besognes familières dont on s’acquitte en se jouant. Devant de pareilles organisations, l’esprit s’arrête confondu. Il s’agit bien de se demander ce qu’un tel homme sait et ce qu’il ignore. Ce qu’il touche de la main, saisit de son regard, devient aussitôt musique; comme dans la fable de Deucalion et Pyrrha les pierres mêmes qu’il remue prennent figure humaine et vivent. Dans le Paris volcanique d’alors, en proie aux agitations de toute espèce, d’immenses ressources allaient le solliciter, l’orchestre d’Habeneck, la troupe et les chœurs de l’Opéra. Tenons-nous au côté purement technique, écartons les points de vue généraux déjà traités par nous à cette place[2]. L’aventureux, mais non présomptueux artiste tâtera cette fois son terrain. Avant d’aborder le public parisien, il verra le monde et ne se livrera qu’à bon escient. C’est d’abord par des œuvres d’une importance relativement moindre qu’il engage la partie, le Siège de Corinthe, Moïse, des arrangemens et des remaniemens. Ici commence son antagonisme contre la versification française en musique, antagonisme dont il eut par la suite tant de peine à revenir, si tant est qu’il en soit jamais revenu. «Je ne pouvais en croire mes oreilles, s’écriait-il, parlant de cette époque; ce texte adapté à ma musique me semblait horrible! Nourrit, qui m’entendait gémir, trouva cependant que je m’exagérais le mal. Je vis que tout le monde autour de moi pensait là-dessus comme lui. Je me dis alors qu’il serait fort ridicule de se montrer plus difficile que les Français, et laissai les choses aller leur train; mais, quant à mon impression personnelle, je ne dois point cacher qu’elle est toujours restée la même. » Singulière antipathie chez le maître qui de tous, sans en excepter Gluck, a le mieux compris notre grande prosodie, et dont les récitatifs du Siège de Corinthe et de Guillaume Tell devaient rester comme les plus admirables modèles que la langue musicale française puisse offrir!

La véritable œuvre de transition fut le Comte Ory, non que Rossini rompe absolument avec son italianisme; un maître ne se renie point, il se modifie. Après la première manière vient la seconde, la troisième; mais à travers les différens styles l’individualité continue à se faire jour. Dans le Comte Ory, les procédés techniques se renouvellent, les accompagnemens se francisent en quelque sorte, le trait d’esprit s’affile; tout en retrouvant la virtuosité caractéristique qui jusque dans Guillaume Tell marquera sa trace, vous distinguez une forme plus pure, plus curieusement ouvrée. C’est mieux écrit, mieux rimé, pourquoi ne le dirais-je pas? puisque l’esthétique d’un art est tout aussi bien celle de l’autre : omnes artes cognatione quadam inter se contimuantur. Et quelle parfaite élégance dans les rhythmes, quelle exquise interprétation du fabliau! Ni archaïsme, ni gravelure, juste la pointe voulue de scepticisme, et pour de l’esprit, autant que Voltaire en aurait mis, si Voltaire eût pu écrire cette musique. Je cherche dans le répertoire de l’Opéra, et je ne trouve qu’un ouvrage, le Philtre, d’Auber, qui soit comparable, et encore de bien loin, à ce charmant bijou. L’esprit en musique donne là sa mesure définitive; au-delà commence la gaîté à trois temps, à deux-quatre, la gaîté d’Adolphe Adam, qui devait fatalement aboutir à l’opérette-bouffe parisienne, cette riche invention de notre âge, qui tire son enthousiasme de l’absinthe, sa poétique du carrefour, et son incomparable effet à la mise à l’encan de tout ce que la tradition des siècles avait laissé d’idées honnêtes et de facultés admiratives à notre pauvre humanité.

S’il existe un art auquel la charge répugne invinciblement, c’est la musique. Mêlée au trivial, elle perd son essence et devient un charivari sans nom. « Molière, disait Louis XVI à Marie-Antoinette, peut être quelquefois de mauvais ton, il n’est jamais de mauvais goût. » La musique ne comporte ni le mauvais goût ni le mauvais ton : dulce est desipere in loco, dit Horace, et Salomon nous enseigne qu’une certaine folie « point trop prolongée vaut mieux que la sagesse. » Personne, si ce n’est Cimarosa, n’a compris et rendu comme Rossini cette gaîté charmante, toute musicale, sans arrière-pensée, ni satirique ni philosophique : son docteur Bartholo dans le Barbier, son Magnifico dans la Cenerentola, sont deux figures d’une bouffonnerie irréprochable et descendant en droite ligne du Geronimo du Matrimonio segreto, le grand ancêtre. Les motifs du Barbier, de Cenerentola, comme les scherzos de Beethoven, sont des modèles de gaîté musicale. Rien de plus leste, de plus pimpant que tous ces rhythmes; à peine on les entend qu’ils vous enlèvent, et pourtant ces rhythmes ne sont point dansans, ou plutôt, s’ils dansent, c’est pour eux, et non pour nous. Essayez de faire des avant-deux avec Mozart, Beethoven ou Weber, leurs valses mêmes et leurs menuets gardent physionomie de musique instrumentale, et ne condescendent guère à sortir du cadre de l’œuvre d’art. Les vrais danseurs en musique sont les gens qui pensent à trois temps : Hérold, Adolphe Adam ; de là leur aptitude à écrire de jolis ballets. Oui, Hérold, le sérieux et mélancolique Hérold, a de ces défaillances : dans Zampa, le Pré aux clercs, au moment où le pathétique voudrait parler, où la situation s’accentue, voilà cette diable de mesure à trois temps qui le prend, et la contredanse qui fait des siennes! Rossini ne commet de ces erreurs que par exception; s’il a la virtuosité intempestive, du moins ne l’a-t-il pas chorégraphique. Aux yeux de ceux qui n’admettent point en musique le style orné, fleuri, l’air de Mahomet, qu’un si magnifique récitatif précède, l’air de Mahomet, dans le Siège de Corinthe, avec ses enroulemens de vocalises, ses surcharges, peut passer pour un contre-sens dramatique; mais nul ne s’avisera d’y voir un air de danse. Il va sans dire que Guillaume Tell, même dans ses parties tout italiennes, nous offrira un témoignage nouveau et le plus illustre qui se puisse imaginer de cette distinction dans l’abondance des rhythmes. Je voudrais bien me taire sur ce chef-d’œuvre, dont j’ai déjà tant parlé aux lecteurs de la Revue, mais comment résister à l’attrait de l’admiration, comment échapper à cette ivresse, quand le sujet vous y ramène ? Simonide à la table d’un riche, et forcé de faire son éloge, célébrait Hercule dans ses vers ; nous sommes ici chez Hercule, qu’avons-nous besoin de prétexte pour en parler tout à notre aise?

Venu à une époque critique comme la nôtre, en un temps où les élémens les plus divers entrent et se combinent dans l’économie d’une partition, Guillaume Tell a ce rare mérite d’être une œuvre simple, où le beau spécifique, comme dirait un Allemand, tient la plus large place, et qui, forte seulement de ses richesses harmoniques, n’emprunte rien aux idées extra-musicales de la théorie moderne. Sauf dans quelques passages où le sentiment de la nature s’affirme pour la première fois, le tableau de la Suisse au lever du rideau, par exemple, et ces quelques mesures d’un romantisme si profond qui précèdent au second acte la cavatine de Mathilde, — l’esthétique, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, n’a que faire en ce chapitre. Si Meyerbeer a trouvé bon d’ajouter à son récitatif l’expression symphonique, Rossini, la plupart du temps, se contente du simple quatuor des instrumens à cordes. Ce qui suffit à Gluck, à Mozart, lui suffit, et son récit vocal affecte une ampleur, une pureté, à laquelle nulle autre déclamation ne saurait être comparée. C’est du Sophocle. On ne se figure pas différemment l’antique en musique. Jean-Paul raconte quelque part l’histoire d’un brave homme de maître d’école qui, trop pauvre pour se procurer les œuvres de Klopstock et de Kant, s’était composé pour son propre usage des manuscrits qu’il avait économiquement intitulés la Messiade et la Critique de la raison pure. Autant pourrait-on faire pour ce qui est du beau musical antique. Comme il n’y a guère moyen de s’en procurer l’exemplaire, le mieux est de se le fabriquer à sa guise, et, pour peu qu’on ait à sa disposition le génie d’un Gluck ou d’un Rossini, l’idéal sera bien près d’être atteint. Le Théâtre-Lyrique vient de faire une très honorable reprise d’Iphigénie en Tauride, Guillaume Tell, d’autre part, se montre encore assez souvent sur l’affiche; on peut donc entendre à tour de rôle, comparer et voir lequel des deux styles l’emporte en grandeur, en pathétique. Gluck est Allemand, et personne, a-t-on dit, n’a plus noblement parlé la langue française, personne, excepté Rossini, cet Italien qui le dépasse de toute la hauteur de l’art moderne. Rossini, toujours cornélien, varie ses modes, Gluck au contraire est plein de formules; son éternelle apoggiature, qu’il applique aux rimes féminines comme aux masculines, donne à ses désinences une monotonie obsédante. C’est prévu comme deux rimes qui se commandent. Gluck, en l’élargissant, conserve le style des Lulli, des Rameau. Les exemples abonderaient sous ma plume, mais je n’écris point un traité de prosodie lyrique, et d’ailleurs, quand je les multiplierais, toute mon éloquence n’empêcherait pas l’erreur d’aller son train, et les confesseurs de la mélopée classique de continuer à jurer in verba magistri, et de se transmettre l’article de foi avec l’impassible sérénité de ces traducteurs de Shakspeare ou de Goethe qui de génération en génération se passent le même contre-sens. La mélodie dans Guillaume Tell s’agrandit, prend plus d’espace, l’union de la musique avec le sentiment de la parole se fait plus étroite. Sobriété d’ornement, vérité, puissance : l’orchestre s’enrichit, gagne en profondeur, déroule ses modulations, se répand à pleins bords comme un fleuve, sans se contourner. Les accompagnemens, toujours ingénieux, trouvés, n’ont rien de ces curiosités, de ces agaceries, dont on a tant abusé depuis pour masquer la pauvreté de la phrase musicale. C’est de l’instrumentation dramatique dans sa plus haute acception, et qui, tout en sachant s’effacer discrètement pour laisser aux voix libre carrière, trahit à chaque instant sa présence par la vigueur et l’imprévu des accords qu’elle frappe, et vous donne, quand il le faut, sa mesure symphonique, comme dans ce morceau final, suprême couronnement du chef-d’œuvre et dont se ferait gloire la Pastorale de Beethoven. Cela débute par un ranz des vaches, et, montant peu à peu, se renforçant, s’élève à la plus grandiose expression d’un hymne à la liberté. Jamais plus solennel crescendo ne s’entendit. On éprouve le ravissement du sublime, les yeux se remplissent de ces larmes d’admiration que la présence du beau arrache à ceux qui savent le moins ce que c’est que de pleurer au théâtre. Quel apaisement dans cette mélodie, dans cette paraphrase! Au-delà de ce calme, de cet absolu élancement vers la lumière, l’esprit ne réclame plus rien. On sent que l’œuvre est achevée.


II.

Achevée aussi la période militante du génie. Quarante ans encore avant d’aller rejoindre dans les champs Élysées les chères ombres d’Haydn et de Mozart, l’ombre du grand artiste vaguera sur le sol des vivans. On le verra narquois avec bonhomie, maussade et mélancolique avec beaucoup de gaillardise humoristique, promener de Paris à Florence et de Florence à Bologne un de ces indifférentismes auxquels les grands hommes peuvent se vouer dans une heure de mécompte, et dont il leur faut ensuite, et coûte que coûte, garder jusqu’à la fin l’attitude devant le monde. Les succès de Meyerbeer et de Bellini, d’Halévy même avec la Juive, furent-ils la cause déterminante de cette abdication morale? On l’a dit. N’a-t-on pas dit aussi que ce fut la perte d’une pension qu’il touchait de la maison du roi et que la révolution de juillet vint supprimer, perte amèrement ressentie, trop amèrement sans doute pour sa gloire? il se peut qu’il y ait eu de tout cela dans sa résolution, à laquelle cette dose de paresse qu’il tenait de la nature contribua bien pour une légère part. « J’ai toujours eu la passion de la paresse, » aimait-il à répéter, et ses quarante opéras ne prouveraient aucunement le contraire, attendu que le travail dont certains grands artistes font la règle et l’observance de leur vie entière peut tout aussi bien chez d’autres, non moins grands et non moins doués, ne se produire qu’à l’état de crise. Toujours est-il que, sous le feu du succès de Guillaume Tell, et sans laisser son inspiration se refroidir, Rossini allait entreprendre d’écrire un opéra de Faust sur un poème dont son librettiste ordinaire, M. de Jouy, avait découpé le scénario d’après Goethe. La révolution de juillet éclate; l’Opéra, d’institution royale, devient une entreprise particulière. Sur ces entrefaites, Rossini avait perdu sa mère; son père, qui ne comprenait pas un mot de français, ne pouvait se faire au séjour de Paris; toutes ces circonstances réunies expliquent comment il fut amené à résilier le contrat par lequel il s’était engagé à livrer encore quatre grandes partitions. « J’avais, disait-il, assez de tout ce bruit, et préférai m’en aller vivre tranquillement dans mon pays avec mon vieux père, dont je réjouirais ainsi du moins les dernières années. Quand elle mourut, j’étais loin de ma pauvre mère, et cela m’avait causé un si profond chagrin, que toute ma crainte était qu’il ne m’en arrivât autant avec mon père. » Bologne avait jadis pourvu à son éducation première : Siena mi fece ! En y retournant, il acquittait une dette de reconnaissance, car, si détaché qu’on soit des pompes de ce monde, il est bien difficile, quand on s’appelle Rossini, de ne pas répandre quelque clarté sur la cité qui vous abrite. A Florence, il eût trouvé la cour, une société cosmopolite, et la politique et les journaux, une sorte de Paris en miniature; mieux lui valait Bologne et ses lycées, dont il surveillerait les études, Bologne et sa coterie d’aimables prélats qui l’aideraient à tuer le temps. Il eut bientôt organisé un orchestre à la manière de celui du Conservatoire. « Toute cette jeunesse ne demandait qu’à m’obéir, je lui faisais jouer les symphonies de Beethoven et ce qu’on peut imaginer de plus difficile en fait de musique instrumentale. Cela allait quelquefois à la diable; mais c’était jeune, intelligent, et cela me charmait. » Il vécut ainsi jusqu’en 1847, paisible, heureux, entre les soins donnés à son lycée et ses préoccupations gastronomiques, passant d’un bon dîner à la table d’écarté, et terminant la soirée par quelque conversation bien arriérée sur les événemens publics.

Rossini fut jusqu’à la fin en politique l’homme des anciens partis. Il pouvait rire et gouailler à la surface; au fond, il était du passé, opinait en codino. Il croyait aux souverains, prenait au sérieux les grands cordons des diplomates, et recevait même des tabatières. Pourquoi ne le dirions-nous pas, puisque la faute en revient à l’époque qui le vit naître? l’artiste manqua toujours un peu de dignité; ce rôle d’amuseur, qu’un Verdi par exemple n’accepterait plus, ne lui causait aucun embarras. Chez les négociateurs du congrès de Vienne comme dans les salons de l’aristocratie anglaise, il courtisait les influences, s’ingéniait à gagner de l’argent par les petits côtés de sa nature, tantôt en fabriquant des cantates de circonstance sur la commande d’un Metternich qui l’appelait d’un air protecteur « le dieu de l’harmonie, » tantôt en consentant à Londres à faire le métier d’accompagnateur. « La mode, la fureur était d’avoir chez soi ma figure. Ma femme chantait, je l’accompagnais au piano, et nous recevions pour cela cinquante livres par soirée, ce qui commençait à compter, quand on pense que cette industrie se prolongea pendant trois mois sans interruption. » J’extrais ces lignes d’un recueil très intéressant de conversations avec Rossini publié tout récemment en Allemagne par M. Ferdinand Hiller[3]. Pendant l’été de 1856, le savant directeur du conservatoire de Cologne, se trouvant à Trouville, y rencontra l’auteur de Guillaume Tell, venu là pour tâcher de remettre en équilibre son système nerveux déjà fort ébranlé. On ne passe pas vingt-cinq ans de sa vie à composer des opéras et quarante-cinq ans à se faire adorer du monde entier sans qu’une certaine lassitude vous gagne. Rossini avait encore à cette époque toute sa vivacité d’esprit ; il causait volontiers sur les hommes et les choses, et ce fut pour M. Ferdinand Hiller, qui d’ailleurs connaissait le maître de longue date, une vraie bonne fortune que de pouvoir ainsi chaque jour donner la réplique à un pareil interlocuteur. Rossini tout entier vit et parle dans ces entretiens à bâtons rompus, qu’on entame en allumant un cigare, et que vient suspendre une partie de domino. Nous regrettions naguère qu’un Eckermann ne se fût pas rencontré pour recueillir et noter les menus propos d’un homme si riche en souvenirs, en observations, si fertile en points de vue aphoristiques. Le livre de M. Ferdinand Hiller atténuera beaucoup ce regret, qui n’aurait plus aucune raison d’être dans le cas où, par la suite, un de ceux qui ont le plus vécu dans l’intimité des dernières années de Rossini, M. Vaucorbeil par exemple, viendrait joindre le chapitre de sa propre information à la somme intéressante, mais trop incomplète, des impressions du maître de chapelle allemand. On supprimerait ainsi toute solution de continuité, car les dialogues de M. Ferdinand Hiller s’arrêtent en 1856, et il est à croire que depuis cette date le brillant causeur n’avait pas chômé. Quoi qu’il en soit, ces dialogues ont leur attrait; à ceux qui ne fréquentèrent Rossini que dans ses œuvres, on peut les recommander comme une excellente photographie du maître, et ceux qui le connaissaient retrouveront là ce caractère aimable, spirituel, cette physionomie familière, paterne avec une pointe d’ironie, cet honnête et jovial bourgeois de Passy, à qui un peu moins de laisser-aller n’eût point nui.

Louis XIV ne se montrait jamais sans perruque. Il en avait pour prendre médecine et pour recevoir les ambassadeurs. Le tort de Rossini fut d’ôter trop souvent la sienne, de faire trop bon marché de sa royauté, tout en n’aimant point à voir les autres la méconnaître. On n’est pas pour rien du pays de la mortadelle et du presciuto. Cette éternelle cuisine au parmesan, dont le moindre billet de sa correspondance a le goût, se fait également trop souvent sentir dans sa musique. Le style, c’est l’homme. Il y a là tout un côté macaronique bon à mettre au cabinet. Se respecter soi-même est la première loi de ce monde, et chez un artiste cette vertu deviendrait au besoin la plus habile des spéculations. C’est en se respectant qu’on écrit la symphonie en ut mineur et l’œuvre tout entière de Beethoven, qu’on écrit le trio de Guillaume Tell, et voyez la juste rémunération des choses, et comme tout bon sentiment porte profit : ce génie, auquel trop souvent la conviction a manqué, pour lequel l’amour ne fut jamais qu’une sorte de galanterie passionnée, trouvera son vrai pathétique dans ce trio sublime de Guillaume Tell, expression immortelle du seul sentiment qui l’ait jamais profondément ému. « Il aima bien son père, » et c’est peut-être à cause de cela qu’il a fait le trio de Guillaume Tell. Est-ce que d’aventure la piété filiale aurait du bon, et faudrait-il, après tant de gorges chaudes, la prendre encore au sérieux? Ce qu’on fait en se respectant a chance de survivre, le reste est condamné d’avance. Le reste passe, c’est le rococo de l’avenir, d’un avenir de vingt ans, de trente ans tout au plus. Rossini est un des hommes de génie que le temps aura le moins épargnés; avant qu’il eût quitté ce monde, les trois quarts de son œuvre avaient déjà péri. Que manque-t-il de celle de Beethoven? où sont les vieilleries, les ritournelles démodées? Force étonnante des principes, tout subsiste, et ce prodige a sa raison d’être dans le caractère même du grand artiste qui ne souffrit jamais d’autre influence que l’inspiration. Haydn, Mozart, ont composé de la musique sur commande, Beethoven point; ce puritain eût laissé l’univers s’écrouler plutôt que d’écrire une note en dehors de son propre mouvement. De là l’intégrité permanente de son œuvre. On dit de Mozart : « telle chose a vieilli, » et cela ne se dit point de Beethoven. Il est de tous celui qui vieillira le moins, parce qu’il est celui qui s’est le plus respecté. Rossini, qui se moquait de tout et de tous, à commencer par lui-même, n’eût pas voulu d’une gloire achetée au prix du stoïcisme. Papataci de’ mangiar, papataci de’ dormir! Rappelons-nous ce délicieux trio qui nous peint au naturel le sybarite, comme ces quatre mots, ad majorem Dei gloriam, nous peignent le vieux Bach.

A Bologne, il aimait à se lever de bonne heure pour aller au marché, terra antica, gentil madré e matrice. Une riche mère nourrice en effet que cette terre avec l’abondance et la variété de ses produits, un pays de Cocagne pour les rois d’Yvetot en villégiature. Un matin, tandis qu’il marchandait son poisson, il aperçoit un gentleman paisiblement occupé à regarder du milieu de la place le pittoresque du tableau, c’était le duc de Devonshire. « On m’avait bien promis que je vous rencontrerais ici, » lui dit le duc en l’abordant de son plus beau flegme aristocratique, et comme s’ils s’étaient quittés la veille. Le fait est qu’il y avait vingt ans que les deux amis ne s’étaient vus. Ils causèrent un moment, puis le maître reconduisit à son hôtel le noble fils d’Albion. Dans la journée, ce fut sa grâce qui vint rendre la visite au musicien, et comme il allait se retirer: « Je vous dois encore, dit le duc, un souvenir pour cette adorable soirée que vous m’avez fait jadis passer à Milan et pour les airs si ravissans que vous m’avez chantés, » et là-dessus il lui remet une riche tabatière, que Rossini, le Rossini de Moïse et de Guillaume Tell, empoche bel et bien, s’il vous plaît! « Ces diables de Français ne savent jamais que vous faire des complimens; je n’en rencontre pas un qui ne me demande lequel de mes opéras je préfère. Belle question, et comme je vais m’empresser d’y répondre! Ils sont très aimables et très reconnaissans, les Français, surtout en paroles. » Rossini ne se trompait pas, les Anglais parlent moins; mais leur silence est d’or, surtout quand ils renferment dans une tabatière. Il acceptait des tabatières d’un grand seigneur, il eut l’audace de refuser un bout de cigare offert par une main auguste. Le roi Ferdinand VII d’Espagne était un fumeur intraitable, et naturellement avait son cigare à la bouche lorsque Rossini, de passage à Madrid, lui fut présenté par M. Aguado; après quelques mots de conversation, Ferdinand, voulant se montrer bon prince, ôta délicatement le puro à moitié consumé de ses lèvres, et l’offrit au grand maître, qui, saluant, déclina le cadeau sous prétexte qu’il ne fumait pas. « Vous avez tort de refuser, lui dit tout bas en napolitain Marie-Christine, on vous faisait là un honneur qui n’arrive pas à tout le monde. » Un autre honneur fort imprévu l’attendait chez l’infant don Francisco, frère du roi et rossiniste passionné; laissons la parole au musicien. « Je le trouvai seul avec sa femme et pianotant; nous causâmes d’abord d’un de mes opéras dont la partition était ouverte sur le pupitre; puis le prince, m’interrompant tout à coup, me dit qu’il avait une grâce à me demander, et il ajouta aussitôt : — Permettez-moi d’exécuter devant vous l’air d’Assur, mais dramatiquement et comme au théâtre. — Nouvelle surprise et nouvel embarras. Je me place au piano et prélude à tout événement, quand je vois le prince prendre à l’autre bout du salon les poses les plus mirifiques, et commencer l’air avec les gestes et l’accent d’un tragédien forcené. » Heureux homme pourtant que ce Rossini! Après les Pasta, les Rubini, les Malibran et les Lablache, avoir pour interprète un petit-fils de Louis XIV !


III.

De ce voyage à Madrid étaient sortis les premiers fragmens du Stahat, écrit en faveur d’un brave chanoine, ami de M. Aguado. L’œuvre, non destinée d’abord à la publicité, et dans laquelle figuraient à l’origine trois morceaux de la main de Tadolini, fut reprise plus tard et devint, avec les ravissantes Soirées musicales, un des premiers points lumineux dont s’éclaira la longue nuit de son silence, et que devait réjouir d’un suprême rayonnement la Messe solennelle dédiée au comte Pillet-Will. Musique théâtrale, musique passionnée, trop de couleur, de recherches mélodiques, harmoniques et rhythmiques! A quoi bon reproduire ici tous les reproches faits par la critique à ce Stabat, qui contient en germe toute la Messe solennelle comme les Odes et Ballades pouvaient contenir la Légende des siècles. Assurément ce n’est ni du Palestrina ni du Fiesole, c’est du Haydn modernisé ou mieux encore du Rossini sophistiqué. L’homme de Semiramide et de Guillaume Tell fusionne ses divers styles et s’imagine donner satisfaction à l’esprit religieux parce qu’il emprunte ici et là quelques formules en usage chez les contre-pointistes. Cette musique vous rappelle à la fois et les peintures de Véronèse et ces fêtes du rite italien, qui sont également des fêtes populaires où la vie déborde à torrens. Le bon vieux Carpani disait que, lorsqu’il pensait à son Dieu, le cœur lui battait de joie et battait ainsi la mesure à sa musique. L’inspiration religieuse du Stabat procède de ce mouvement : c’est la subjectivité de la musique d’église contemporaine portée à son plus violent degré de coloration. Le rituel cesse d’être le principal et s’efface devant la personnalité du musicien, de telle sorte qu’il s’agit beaucoup moins du texte même que de ce que le compositeur a senti et rêvé à propos de ce texte.

Qu’est-ce en définitive musicalement que le style religieux proprement dit? Qu’un auteur écrive aujourd’hui un morceau d’église de la même façon dont Haendel traitait, il y a cent ans, ses morceaux de concert ou d’opéra, et tout le monde s’extasiera sur la parfaite convenance de ce langage. C’est donc alors que, pour écrire canoniquement, il faut employer de vieux modes, restaurer d’antiques formes hors d’usage. Prendre une lettre morte et s’en servir pour vivifier l’esprit est un procédé digne du temps des Epigones, et dont ni l’église ni l’art ne sauraient tirer profit. Voyons-nous que les réformateurs du XVIe siècle, voyons-nous que les grands maîtres des périodes créatrices se soient fait ce raisonnement? Palestrina, Haendel, Bach, Haydn, Mozart et Beethoven eux-mêmes ont composé leur musique spirituelle dans la forme qui leur était propre, et, s’il leur arriva de recourir aux erremens du passé, ce fut par occasion et sans parti-pris. Seul Mendelssohn afficha le système, et se fit gloire de prouver aux générations nouvelles que, pour écrire de la musique d’église, il fallait absolument chausser les souliers à boucles, endosser la rhingrave et coiffer la perruque des stylistes du temps jadis. Cet exemple, que vient-il démontrer? Non pas que la vieille mode est l’unique bonne pour habiller la musique d’église, mais tout simplement que dans la religion comme dans l’art toute foi naïve manque aujourd’hui. Musique d’église, musique spirituelle et musique mondaine, qui songe à ces définitions aux époques de vraie croyance? Que le goût régnant soit frivole, je l’admets volontiers. Où commence l’erreur, c’est quand on s’imagine qu’il ne saurait y avoir d’édifiant que ce qui est vieux, démodé. Édifiante cette musique, et pourquoi? Est-ce parce que, les agrémens qui en faisaient le charme pour les générations d’autrefois étant effacés, nous n’en saisissons plus que la partie aride et frappée de vétusté? Mais alors autant vaudrait dire que l’ennui seul édifie l’âme et le proclamer article de foi.

On a beaucoup reproché à Rossini d’avoir, dans son Stabat, abusé du style dramatique et porté jusqu’au pied de l’autel le pathétique de la scène. Je crains un peu que la Messe solennelle ne prête à la même critique. Il y a mesure en toutes choses, et, s’il convient de ne pas mettre son art tout entier dans la syntaxe des anciens et d’introduire dans l’église les formes de la musique moderne, encore doit-on bien surveiller l’emploi que l’on fait de ces formes et ne choisir que les plus sobres, les plus rigoureusement empreintes de dignité. L’église ne nie pas, ne conteste pas la nature sensuelle de l’homme, seulement elle exige que cette nature soit toujours et partout subordonnée à l’esprit. Les entraînemens de la passion, les belles périodes bien sonnantes, sont à leur place dans un opéra; mais, pour accompagner le service divin, il faut autre chose que du pathétique théâtral. Ce que nous disons s’applique au Stabat de Rossini et par contre à la Messe solennelle, produit grandiose et suprême de la poétique mise en œuvre dans le Stabat. La messe de Beethoven, bien que le style en soit absolument moderne, fait un sanctuaire de la salle de concert où on l’exécute; celle de Rossini, usant des mêmes moyens, met le théâtre dans le sanctuaire. C’est de la musique d’art, rien de plus, mais aussi rien de moins. Ne cherchez là ni l’expression de cet inénarrable dont Mozart sur sa fin a le pressentiment, ni cette émotion michelangesque d’un Beethoven voyant comme Ézéchiel la gloire des cieux s’entr’ouvrir. « Je vais prendre Sébastien Bach, Haydn, Mozart, la messe en de Beethoven, et moi, qui devine tout, je les égalerai si je ne les surpasse. » Tel fut, je suppose, le mouvement d’où naquit ce dernier chef-d’œuvre : acte de volonté bien plus encore qu’acte de foi.

Les hommes de cette trempe ne supportent pas tous les jours si aisément l’abstention à laquelle ils se sont condamnés, et ce long silence avait fini par peser à Rossini. Comment le rompre sans se démentir? Retourner au théâtre après Guillaume Tell et tant d’événemens accomplis? Engager la lutte devant des générations nouvelles? On n’y pouvait songer, tandis qu’il n’est jamais trop tard pour écrire de la musique sacrée. Cette œuvre, passe-temps d’un homme qui s’ennuie d’être oublié et ne veut pas le laisser voir, cette messe de Rossini, toute question religieuse à part, restera comme un témoignage extraordinaire de la puissance du maître. Le Kyrie, le Gloria, le finale du Credo, le morceau d’orgue où Rossini parle la langue du grand Bach en y ajoutant les émotions du monde moderne, l’Agnus Dei, tous ces morceaux portent la marque du génie. On sent que pendant ce silence un immense travail a du se faire dans ce cerveau : travail de réflexion, d’étude, d’assimilation ! Toujours est-il que la langue est cette fois plus forte et le sentiment plus élevé. Deux morceaux seulement, un air de basse et un air de ténor d’allures décidément trop théâtrales, déparent cet oratorio splendide, dont l’orchestration, qu’on nous passe cet affreux mot, aura été le dernier effort du maître, et qu’on n’a pu entendre encore qu’au piano.

Que sera cet orchestre? Apparemment celui de Guillaume Tell. Il serait imprudent de s’attendre à plus, rien en-deçà, mais probablement aussi rien au-delà; ajoutons qu’on pourrait se contenter à moins. A la rigueur, un musicien peut, en lisant beaucoup, transformer son style; mais, pour ce qui regarde la combinaison des sonorités, il lui faut absolument entendre les orchestres. Or, depuis des années, Rossini n’allait plus entendre personne, pas même lui. De M. Richard Wagner il ne connaissait guère que la marche de Tanhäuser, et encore pour l’avoir entendue à Wildbad, exécutée par une bande militaire. L’idée qu’il se faisait de l’orchestration moderne était une idée tout arbitraire, une notion plus satirique qu’expérimentale. Prélude du passé, prélude du présent, prélude de l’avenir, ainsi s’intitule une des quatre-vingts pièces de piano qu’il a laissées : morceaux écrits à leur heure où, sous forme de distraction, le maître se livre à ce curieux effort vers la science qui fut sa dernière manière. Lui que l’élément mélodique préoccupait seul au début, qui se contentait de légers accompagnemens et d’harmonies telles quelles, enroule maintenant sa période en d’incessans festons, élabore ses accords, multiplie les dessins rhythmiques, n’est que parti-pris. On trouvera dans cette suite considérable, divisée en série d’albums, des choses qui, sans appartenir au domaine du style symphonique, touchent au vrai beau, entre autres cette méditation ayant pour titre le Sommeil profond, d’où s’exhale je ne sais quelle bouffée élégiaque qu’on croirait venue des sonates de Beethoven.

Je n’en veux en ce moment qu’aux Préludes du passé, du présent et de l’avenir, lesquels semblent mis là tout exprès pour appuyer mon dire. On devine l’économie de cette pièce en trois compartimens. Dans le prélude du passé sont évoqués les anciens clavecinistes, les Frescobaldi, les Emmanuel Bach, dont le maître reproduit la gamme avec un art exquis; pour le présent, c’est Rossini lui-même qui se charge d’en faire les honneurs; reste le prélude de l’avenir, qui, par la confusion voulue, l’entassement des dissonances, viendra très spirituellement parodier les tendances des musiciens de l’école de Weimar; mais ces musiciens, Rossini ne les connaissait pas, ou du moins ne connaissait leurs œuvres que par ouï-dire, assez pour les parodier avec son ironie accoutumée, pas assez pour tirer avantage de ce qu’ils peuvent avoir de bon, ainsi qu’il n’eût certes pas manqué de faire aux beaux jours de Guillaume Tell. Son fameux chant des Titans l’a bien prouvé. On lui avait tellement répété sur tous les tons que l’instrumentation de nos jours n’était que tapage et dissonances, qu’en voulant abonder dans ce qu’il s’imaginait être le sens de l’époque il dépassa la mesure. Du reste, l’orchestre ne le tentait plus. Se défiait-il à cet endroit de ses propres forces ? On le croirait presque, puisque, voulant écrire une œuvre instrumentale, il s’est finalement adressé au piano. Les maîtres sonoristes modernes ont introduit dans l’orchestre une coloration, un nerf qui n’existait pas avant eux, et s’entêter à ne voir que leurs dissonances, c’est commettre la même bévue que ces classiques qui s’entêtaient à ne voir chez Hugo que l’homme des césures incorrectes et des enjambemens audacieux. Pour connaître une musique, il faut se donner la peine de l’entendre, et Rossini dédaignait tout effort de ce genre ; quelle attraction auraient pu exercer les ouvrages des autres sur cet esprit railleur et désenchanté qui tenait les siens à l’écart ? Lorsque voici quelques années on voulut mettre à l’Opéra la traduction de sa Semiramide, il pria son vieil ami Carafa de surveiller la partie musicale de cet arrangement et de suivre les répétitions, se refusant à toute intervention, même consultante. Honnête et loyale figure, ce Carafa, satellite effacé d’un astre qui lui-même allait s’éteignant : il accompagnait le maître dans ses promenades, occupait un coin du salon, s’asseyait à sa table et faisait volontiers cause commune, disant nous, et, quand on parlait du trio de Guillaume Tell, parlant du trio d’Abufar ! Dans le paysage de cette aimable petite maison de Passy, Carafa rappelait un peu ces chambellans de l’exil qui n’en veulent pas démordre et continuent près de leur prince le cérémonial de l’ancienne cour. L’étiquette au moins n’avait rien du parasitisme ordinaire ; c’était touchant et mélancolique avec un petit grain de cette ironie qui se mêle à tout dans ce monde : il n’y a de Dieu que Rossini, et Carafa est son prophète ! Rossini, le meilleur des êtres, goûtait très délicatement cette vieille amitié, laquelle avait bien son prix, venant d’un homme qui fut toujours l’honneur et la dignité en personne, et d’un artiste dont Masaniello et la Prison d’Edimbourg ont marqué chez nous la valeur. Tout cela n’empêchait pas le maître d’avoir parfois les plus amusantes boutades. Un soir, à l’occasion d’un de ses ouvrages qu’on devait reprendre au Théâtre-Lyrique : « Singulière idée ! nous dit-il ; que pense-t-on tirer de cette vieillerie ? — Comme nous lui répondions que cette vieillerie pourrait être rajeunie d’un coup de main, et que, pour en assurer le succès, trois ou quatre morceaux entièrement neufs suffiraient : — Très bien, reprit-il de son plus beau sang-froid, trois ou quatre morceaux ; c’est cela, nous les ferons faire par Carafa. » Et familièrement il frappa sur le ventre de son vieux compagnon assoupi sur un fauteuil.

Parmi les fidèles de cette royauté, il en fut un illustre, M. Berryer. L’orateur et le musicien s’étaient rencontrés aux beaux jours de la jeunesse et de la lutte dans le tourbillon de la vie du monde et du théâtre, et depuis ce temps avaient toujours vécu, comme du reste ils sont morts, côte à côte. Pour M. Berryer, la lutte ne devait finir qu’avec l’existence; c’est du sein de cette activité toujours debout qu’il s’informait de son cher Rossini, surveillait ses moindres mouvemens, accourait aux premiers signes. C’est à se demander comment, à travers les mille affaires qui l’encombraient, cet homme excellent pouvait trouver tout le temps qu’il donnait à ses amitiés. Deux fois il nous est arrivé de saisir sur le fait cette sympathique nature, une fois à l’égard de lord Brougham, que M. Berryer affectionnait et admirait, et l’autre à propos de son « cher Rossini, » comme il l’appelait. On n’imagine pas chez un homme public une sollicitude si émue, si pénétrante. S’il vous savait en rapports plus suivis avec la personne, il vous écrivait, pour vous demander de ses nouvelles, des billets d’une délicatesse presque féminine et comme on en écrivait au XVIIIe siècle, dont M. Berryer avait conservé dans ses relations les traditions d’élégance et de courtoisie. Ce grand orateur n’était pas seulement un lettré, c’était un dilettante pratiquant : il avait chanté et bien chanté, et de la fréquentation du Théâtre-Italien et des salons d’alors lui étaient restés certains de ces souvenirs qui ne s’effacent pas. Nous aimons avec tant de passion les grands artistes que nous avons connus quand nous avions vingt-cinq ans, un peu parce qu’ils sont de grands artistes, mais beaucoup parce que chacune de leurs mélodies ou de leurs strophes nous rappelle une sensation qui nous fut particulière ! Rossini, si indifférent qu’il pût être, se montrait au fond très sensible à cette dévotion des esprits et des caractères élevés.

Il était trop foncièrement Italien pour aimer ce que nous appelons la « pose, » nous autres Français, toujours en représentation devant la galerie ; de là sa bonhomie souvent grivoise, son laisser-aller dans l’attitude et les propos dont le goût s’offense : non que ces propos il les ait tenus tous, à Dieu ne plaise ! On lui en a terriblement prêté, et des plus spirituels comme des plus cyniques: il est vrai qu’il était si riche que, s’il y en a dans le nombre qu’il n’ait pas dits, il n’y en a point qu’il n’aurait pas pu dire. La seule pose qu’il se soit jamais permise fut peut-être son indifférence à l’endroit de ses propres œuvres, et encore qui oserait prétendre qu’il n’y eût pas une part de vérité dans ce détachement? Un jour que dans sa plus étroite intimité il en causait de ce ton et se confondait en plaintes et en regrets d’Ecclésiaste sur le néant de sa carrière : « A votre aise, maître, plaignez-vous, s’écria l’un des assistans, vous dont la vie n’aura été qu’un long triomphe et dont le nom traversera les siècles à côté de ceux d’Haydn et de Mozart. — Y pensez-vous! répondit Rossini en l’interrompant; Haydn! Mozart! Quels noms vous venez de prononcer là ! » Et il leva les mains au ciel comme un pécheur qui s’humilie. Il se peut que ce sentiment d’humilité fût sincère; nous croyons même qu’il l’était, et cependant la comparaison qui venait de provoquer ce soubresaut d’exclamations n’avait rien d’exagéré.

Un peu au-dessous de Haydn et de Mozart la postérité trouvera-t-elle un nom plus agréable à prononcer que celui de Rossini? La mélodie de Rossini n’aura point failli à sa destination; née uniquement pour plaire et pour charmer, elle a pendant un demi-siècle ravi le monde, illustré, enrichi, glorifié le maître. Ce qu’on peut craindre aujourd’hui, c’est que ses qualités se retournent contre elle, et qu’elle succombe par où elle a triomphé. Tout ce qu’il y avait d’artificiel dans cette inspiration, de fausse grâce derrière l’attirail de ces formules, le temps l’a mis à nu sans pitié, et, bien avant que son action se fît sentir encore, les imitateurs s’étaient chargés de ce soin en appuyant sur les défauts, qu’ils exagéraient, ne pouvant atteindre les qualités. Et cependant comment oublier tant d’esprit, de chaleur, de lumière? Au milieu de ce conflit d’écoles et de styles où nous nous débattons, de cette nuit polaire traversée d’éclairs de génie, mais où continue de régner je ne sais quelle confusion chaotique, comment ne pas regretter ce sens exquis des belles et limpides résonnances, cette rondeur harmonique du discours, ce parfait accord des voix et des instrumens? Or Rossini eut tout cela. Pour le goût, l’élégance, on le prendrait par momens pour un classique; s’il ne l’est pas, il aurait pu l’être, et sa grande faute envers l’art, envers lui-même, sera de n’avoir su ni voulu faire tout ce qu’il fallait pour le devenir. Il y a telles phrases de Rossini qu’on prendrait pour du Mozart. La ressemblance est parfois frappante, qui sait si le don de Dieu ne fut pas le même des deux côtés? Mais Mozart ne vécut que par la musique et pour la musique, ce n’est pas lui qu’on aurait jamais vu flâner sa vie sur les boulevards et bâiller sa gloire dans l’indifférence finale. Avec du génie et les circonstances, on fait les Rossini ; pour être Mozart ou Raphaël, Michel-Ange ou Beethoven, il faut avoir quelque chose de plus : des principes.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. «Un prétendu bon mot de Rossini fit le tour des journaux. Son ami Mercadante avait, dit-on, pris parti pour ma musique, ce dont Rossini avait voulu le punir, un jour qu’il donnait à dîner, en ne lui servant d’un plat de poisson que la sauce, attendu que la sauce sans le poisson devait suffire à un homme qui se contentait de musique sans mélodie. » (Gazette d’Augsbourg du 17 décembre 1868.)
  2. Voyez dans la Revue des 1er, 15 mai et 1er juin 1854, Rossini, sa vie et ses Œuvres.
  3. Gelegentliches von Ferdinand Hiller, Leipzig 1868.