Caractère général de l’école



L’ÉCOLE DE IASNAÏA-POLIANA



EN NOVEMBRE ET DÉCEMBRE





CARACTÈRE GÉNÉRAL DE L’ÉCOLE


Nous n’avons pas de commençants. Dans la classe inférieure les élèves savent lire, écrire, résoudre des problèmes sur les trois premières opérations arithmétiques, et ils apprennent l’histoire sainte ; de sorte que les matières enseignées se divisent de la façon suivante :

1o Lecture mécanique et graduelle ;

2o Écriture ;

3o Dictée ;

4o Grammaire ;

5o Histoire sainte ;

6o Histoire de Russie ;

7o Dessin ;

8o Dessin graphique ;

9o Chant ;

10o Arithmétique ;

11o Leçons de choses ;

12o Instruction religieuse.

Avant de parler de l’enseignement je dois dire brièvement ce qu’est l’école de Iasnaïa-Poliana, et dans quelle période de développement elle se trouve.

Comme les êtres vivants, non seulement l’école se modifie chaque année, chaque jour, chaque heure, elle est soumise aussi aux crises temporaires, aux maladies, aux mauvaises influences. L’école de Iasnaïa-Poliana a traversé cet été une semblable période critique. Il y eut à cela beaucoup de causes :

1o Comme toujours, pendant l’été, tous les meilleurs élèves partirent ; nous ne les voyions que rarement, dans les champs, pendant le travail et aux pâturages ;

2o De nouveaux maîtres vinrent à l’école et y apportèrent de nouvelles influences ;

3o Tout l’été, chaque jour, des maîtres en vacances vinrent visiter l’école, et rien ne dérange plus la marche régulière de l’école que les visites : d’une façon ou de l’autre le maître tâche de plaire aux visiteurs.

Il y a quatre maîtres, deux vieux qui sont à l’école depuis deux ans et sont habitués aux élèves, à leur besogne, à la liberté et au désordre extérieur de l’école, et deux nouveaux, tous deux ayant fini récemment leurs études, tous deux partisans de la discipline extérieure, du règlement, de la sonnette, des programmes et point habitués à la vie de l’école comme les premiers. Ce qui aux premiers paraît raisonnable, nécessaire, comme les traits aimés, bien que laids, d’un enfant qui a grandi sous nos yeux, paraît aux nouveaux maîtres un défaut qui doit être corrigé.

L’école est installée dans une maison de pierre de deux étages : deux chambres sont affectées à l’école, une au cabinet de travail et deux aux maîtres. Sous l’auvent du perron pend une clochette avec une corde attachée au grelot. Dans le vestibule, en bas, sont placés les agrès de gymnastique ; dans le vestibule de l’étage supérieur, l’établi. Le vestibule et l’escalier sont pleins de neige et de boue piétinée ; l’emploi du temps est affiché dans le vestibule. L’ordre des classes est le suivant : À huit heures, le maître qui habite l’école, l’amateur de l’ordre extérieur, et, en même temps, l’administrateur de l’école, envoie sonner un de ses élèves, dont quelques-uns, presque toujours, couchent chez lui. Dans le village on se lève avant le jour. Depuis longtemps déjà on aperçoit de l’école les feux des maisons, et, une demi-heure après que la cloche a sonné, dans le brouillard, dans la pluie, ou dans les rayons obliques du soleil d’automne, sur la côte de la route, car le village est séparé de l’école par un petit ravin, apparaissent les petites silhouettes noires, par deux, par trois, ou isolées, car l’instinct de troupeau, depuis longtemps, n’existe plus chez les élèves. Il n’est déjà plus besoin d’attendre et de crier : « Hé ! les enfants ! allez à l’école ! » Ils savent déjà beaucoup de choses et, grâce à cela, la foule n’est pas nécessaire. L’heure venue, ils partent à l’école. Il me semble que, de jour en jour, les gens deviennent de plus en plus indépendants et leurs caractères de plus en plus nets. Je n’ai presque jamais vu les élèves s’amuser en route, sauf les plus petits ou les nouveaux ayant fréquenté une autre école. Les élèves n’apportent rien avec eux, ni livres ni cahiers ; ils n’ont pas de leçons à apprendre chez eux.

C’est peu qu’ils n’aient rien dans les mains, ils n’ont rien non plus à porter dans leur tête. On ne les oblige nullement à se rappeler aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier ; la pensée de la leçon future ne les tourmente pas ; l’élève ne porte que soi : sa nature impressionnable et la certitude que l’école sera aussi gaie que la veille. Il ne pense pas à la classe avant qu’elle soit commencée. Jamais on ne fait de réprimandes, et il n’y a jamais de retardataires, sauf peut-être les plus grands, que les pères retiennent à la maison pour quelque travail. Et alors le grand garçon accourt à l’école au galop, tout essoufflé. Tant que le maître n’est pas encore là, ils se réunissent, les uns près du perron se bousculant sur les marches ou faisant des glissades dans l’allée, les autres dans les salles de classe. Quand il fait froid, en attendant les maîtres, les élèves lisent ; ou écrivent, ou s’amusent. Les fillettes ne se mêlent pas aux garçons. Quand les garçons veulent jouer avec les filles ils ne s’adressent jamais à une seule d’entre elles, toujours à toutes ensemble : « Hé ! les filles ! pourquoi ne patinez-vous pas ? » ou « Hé ! les filles ! êtes-vous gelées ? » ou « Hé bien les filles, allez toutes contre moi seul ! » Seule une fillette de dix ans, très capable, se détache du groupe des filles. Et c’est elle seule que les garçons traitent en égale, toutefois avec une nuance de politesse, d’indulgence et de réserve.

Supposons que d’après l’emploi du temps, la plus petite classe ait la lecture mécanique, la classe moyenne, la lecture expressive, et la troisième, l’arithmétique. Le maître entre dans la salle : des enfants sont couchés à terre et crient : « Le tas est petit ! » ou « On m’écrase ! » ou « Assez ! Assez ! » etc. « Piotr Mikhaïlovitch ! crie-t-on du centre de ce tas au maître qui entre, dis-leur de cesser ! » « Bonjour, Piotr Mikhaïlovitch ! » crient les autres continuant leur vacarme.

Le maître prend des livres, les distribue à ceux qui s’approchent de lui. Ceux qui sont couchés sur le sol et ceux qui sont par-dessus réclament aussi le livre. Le tas diminue peu à peu. Dès que la plupart ont les livres, tous les autres courent vers l’armoire et crient : « Et à moi ! Et à moi ! Donne-moi celui d’hier ! À moi celui de Koltzov ! » etc. Si quelques-uns d’entre eux, entraînés par le jeu, sont encore sur le sol, ceux qui sont assis, le livre à la main, crient : « Avez-vous fini ! On n’entend rien ! Assez ! » Les turbulents obéissent, tout essoufflés ils prennent leurs livres, et, pendant quelques instants encore, à cause de leur état d’excitation, ils remuent les jambes.

L’esprit de vacarme s’envole et le désir de la lecture règne dans la salle.

Avec autant d’entrain qu’il en mettait à tirer les cheveux de Mitka, un élève lit maintenant le livre de Koltzov, les dents presque serrées, les yeux brillants, sans rien voir autour de lui sauf son livre. Pour l’arracher à sa lecture il faudrait autant d’efforts qu’auparavant pour l’arracher au jeu. Les élèves s’assoient où ils veulent : sur les bancs, sur les tables, sur le rebord des fenêtres. Les petites filles se mettent toujours ensemble. Les amis du même village, les petits surtout (il y a entre eux une grande camaraderie), sont toujours assis côte à côte. Aussitôt que l’un d’eux a décidé de s’asseoir dans un certain coin, tous les camarades, en se bousculant, s’élancent à cet endroit, s’entassent l’un près de l’autre, puis, regardent circulairement, l’air si joyeux et satisfait, qu’ils semblent devoir être joyeux pour le reste de leur vie d’occuper cette place.

La grande chaise qui, par hasard, se trouve dans la classe est un objet de convoitise pour les plus hardis, pour cette fillette de dix ans et pour les autres. Aussitôt que l’un a résolu de s’emparer de cette chaise, un autre, devinant au regard son intention, entre en conflit avec lui. Ils se bousculent et le vainqueur s’installe bravement ; mais il se met à lire comme tous les autres, entraîné par son affaire. Pendant la classe je n’ai jamais vu chuchoter, pincer, rire en cachette, rapporter au maître. Quand un élève vient se plaindre qu’un camarade l’a pincé, on lui dit : « Pourquoi ne pinces-tu pas toi-même ? »

Les deux classes inférieures s’installent dans une salle, la classe supérieure dans l’autre. Le maître arrive dans la première classe. Tous les élèves l’entourent, près du tableau ou sur les bancs, ou se couchent ou s’installent sur la table, autour du maître, ou autour de celui qui lit. Est-ce l’écriture, ils s’installent avec plus d’ordre, mais à chaque instant quelqu’un se lève pour regarder les cahiers des autres ou montrer le sien au maître. D’après l’emploi du temps, il y a quatre leçons avant le dîner. Parfois, on n’en fait que trois ou deux, parfois on change tout à fait l’ordre : Le maître commence l’arithmétique et passe à la géométrie ; il commence par l’histoire sainte et finit par la grammaire. Parfois, maître et élèves se passionnent et, au lieu de durer une heure, la classe dure trois heures. Il arrive que les élèves crient eux-mêmes : « Non, encore, encore ! » et se fâchent contre ceux qui en ont assez. « Si ça t’ennuie, va chez les petits ! » disent-ils avec mépris. La classe d’instruction religieuse est la seule qui se passe régulièrement, parce que le maître habite à deux verstes et vient deux fois par semaine. Pour la classe de dessin tous les élèves sont réunis. C’est avant ces classes que l’animation, les cris, le désordre extérieur sont le plus intenses. Les uns traînent les bancs d’une salle à l’autre, d’autres se battent, d’autres courent à la maison chercher du pain ; les uns font griller ce pain dans le poêle, d’autres arrachent quelque chose aux camarades. Enfin, quelques-uns font de la gymnastique et, de nouveau, comme le matin, il est beaucoup plus facile de les laisser se calmer d’eux-mêmes et rétablir l’ordre naturel que de l’imposer par force. Avec l’esprit actuel de l’école, il est matériellement impossible de les arrêter. Plus le maître crie — cela est arrivé — plus les élèves crient : la voix du maître ne fait que les exciter. On les arrête ou, si cela ne réussit pas, on les entraîne de l’autre côté, et cette petite mer commence à s’agiter de moins en moins et enfin, à se calmer. Le plus souvent même, il n’est besoin de rien dire. La classe de dessin est la classe préférée de tous. Elle a lieu à midi, quand tous ont déjà faim, après trois heures de classe, et il faut transporter les bancs et les tables d’une salle dans l’autre et c’est le signal d’un terrible charivari. Mais, malgré cela, dès que le maître est prêt, les élèves sont prêts aussi, et celui qui empêcherait de commencer la leçon serait mal reçu.

Je dois ouvrir une parenthèse : en faisant la description de l’école de Iasnaïa-Poliana, je n’ai pas la prétention de présenter une école modèle, je ne fais que la description exacte de cette école. Je crois que de pareilles descriptions peuvent avoir leur utilité. Si je réussis à présenter clairement, dans le numéro suivant, l’histoire du développement de l’école, le lecteur comprendra pourquoi son caractère s’est formé tel qu’il est, pourquoi je le crois bon, et pourquoi, si même je le pouvais, il me serait impossible de le changer. L’école s’est développée librement d’après les principes apportés par les maîtres et par les élèves. Malgré l’influence prépondérante du maître, l’élève avait toujours le droit de ne pas aller à l’école, et même, en y allant, de ne pas obéir au maître. Le maître avait le droit de ne pas garder l’élève et la possibilité d’agir de toute son influence sur la majorité des élèves et la société qu’ils forment toujours. Plus les élèves avancent, plus l’enseignement se divise et plus l’ordre devient nécessaire. Grâce à cela, avec le développement normal, sans contrainte, de l’école, plus les élèves s’instruisent, plus ils deviennent aptes à l’ordre. Plus ils sentent eux-mêmes le besoin de l’ordre, plus est grande sur eux, sous ce rapport, l’influence du maître.

Depuis la fondation de l’école de Iasnaïa-Poliana cette règle s’est toujours confirmée. Au commencement il n’y avait point de division en classes, en matières d’enseignement, en récréations : tout se confondait, et toutes les tentatives en vue d’établir une règle restaient vaines. Et maintenant, dans la première classe, il y a des élèves qui demandent eux-mêmes à suivre le règlement, qui sont mécontents quand on les arrache à la leçon et chassent les petits qui courent près d’eux. Selon moi, ce désordre extérieur est utile et rien ne peut le remplacer, si étrange et incommode qu’il soit pour le maître. J’aurai souvent à revenir sur les avantages de cette organisation. Quant aux désavantages fictifs, voici ce que j’en dirai :

1o Ce désordre, ou mieux cet ordre libre, ne nous paraît terrible que parce que nous sommes habitués à un tout autre ordre dans lequel nous-mêmes avons été élevés ;

2o Dans ce cas, comme dans plusieurs analogues, la force n’est employée que par impatience et irrespect de la nature humaine. Il nous semble que le désordre grandit de plus en plus et n’a plus de limite, qu’il n’y a pas d’autre moyen de l’arrêter que l’emploi de la force, tandis qu’il suffit d’un peu de patience pour que le désordre (ou l’animation) se calme spontanément et se transforme en un ordre beaucoup meilleur et plus solide que celui qu’on impose. Les écoliers sont des hommes, bien que très petits, mais des hommes qui ont les mêmes besoins que nous et pensent de la même façon. Tous veulent apprendre, c’est pourquoi ils viennent à l’école, et c’est pourquoi il leur sera facile d’arriver à la conclusion qu’il faut se soumettre à certaines conditions pour apprendre. C’est peu qu’ils soient des hommes, ils sont aussi une société d’hommes unis par la même pensée : « Et là où deux, trois se réunissent en mon nom, je suis parmi eux. » Ils se soumettent sans révolte aux lois qui découlent de la nature, mais ils se révoltent en se soumettant à votre immixtion prématurée, n’ayant pas foi au commandement de votre sonnette, à vos emplois du temps, à vos règlements. Que de fois m’est-il arrivé de voir des enfants se battre : le maître s’élance pour les séparer, et les ennemis séparés se regardent de côté, et même, en présence du maître, ne se retiennent pas de se donner une dernière poussée, plus forte que les autres.

Je vois chaque jour un Kiruchka quelconque qui, les dents serrées, se jette sur Tarass, l’attrape aux cheveux, le renverse à terre et semble ne pas vouloir s’arrêter avant d’avoir estropié son adversaire. Une minute après, Tarass rit déjà, et cinq minutes ne se passent pas que, de nouveau, ils seront amis et s’installeront l’un à côté de l’autre. Récemment, entre deux leçons, dans la cour, deux garçons se sont entrepris. L’un, âgé de neuf ans, de la deuxième classe, très fort en arithmétique ; l’autre, aux cheveux coupés, intelligent, vindicatif, petit, aux yeux noirs, appelé Kiska (Minette). Kiska avait attrapé l’autre par les cheveux et lui frappait la tête contre le mur. Le mathématicien tâchait en vain de saisir les cheveux de Kiska. Les petits yeux noirs de Kiska triomphaient. Le mathématicien retenant à peine ses larmes, disait : « Eh bien ! eh bien ! quoi ! » Mais on voyait qu’il était en mauvaise posture et bravait seulement. Cela dura assez longtemps. Je me demandais ce qu’il fallait faire. « On se bat ! on se bat ! » criaient les enfants, et ils se groupaient autour des combattants. Les petits riaient, mais les grands, sans intervenir, échangeaient entre eux des regards sérieux ; et ces regards et ce silence n’échappaient pas à Kiska. Il comprit qu’il faisait quelque chose de mal ; il eut un sourire peu naturel et, peu à peu, lâcha les cheveux du mathématicien. Celui-ci se dégagea, poussa Kiska si fort qu’il l’envoya contre le mur, et, satisfait, il s’éloigna. Kiska se mit à pleurer. Il s’élança à la poursuite de son ennemi, le frappa de toutes ses forces, mais pas bien fort pourtant, sur le dos. Le mathématicien voulut se venger, mais, à ce moment, quelques voix réprobatives éclatèrent. « Voilà, tu bats le petit ! Sauve-toi, Kiska ! » Et, tout en resta là, comme si rien ne s’était passé, à l’exception, je suppose, de la conscience vague chez l’un et l’autre qu’il est désagréable de se battre, car on se fait mal. Ce me fut une occasion d’observer le sentiment de justice que garde la foule. Maintes fois, affaires pareilles sont résolues de telle façon qu’on ne sait pourquoi elles le sont ; et cependant, elles sont résolues à la satisfaction des deux parties. Combien, en comparaison de cela, sont injustes et arbitraires tous les procédés des éducateurs ! — « Vous êtes tous deux coupables, mettez-vous à genoux », dit le maître ; et le maître n’a pas raison, car il n’y a qu’un coupable, et l’innocent est puni doublement. — « Tu es coupable, puisque tu as fait cela et cela ; et tu seras puni », dit le maître. Et celui qui est puni hait encore davantage son ennemi, car il voit de son côté le pouvoir despotique dont il ne reconnaît pas la légitimité. Ou : — « Pardonne-lui, Dieu l’ordonne ainsi, et sois meilleur que lui », dira le maître. Vous lui dites : Sois meilleur que lui, et il ne veut qu’être le plus fort, et il ne comprend pas et ne peut concevoir un autre mieux. Ou : — « Vous avez tort tous deux, demandez-vous pardon et embrassez-vous ». C’est le pire de tout : par la fausseté de ce baiser, le mauvais sentiment qui s’était apaisé s’enflamme de nouveau. Laissez-les seuls, si vous n’êtes ni le père ni la mère qui plaignent leurs enfants, et, à cause de cela, ont toujours raison quand ils tirent les cheveux de celui qui a battu leur fils, laissez les seuls et regardez comme tout s’arrange simplement, naturellement, et en même temps avec cette complexité et cette bizarrerie propres à tous les phénomènes de la vie inconsciente.

Les maîtres qui n’ont pas connu un désordre pareil, ou un ordre libre, pensent peut-être que, sans l’intervention du maître, ce désordre peut avoir des conséquences physiques fâcheuses : on se battra, on se cassera les membres, etc.

Dans l’école de Iasnaïa-Poliana, depuis l’hiver dernier, il n’y a eu que deux accidents notables. Un élève, poussé du perron, s’est écorché la jambe (la blessure a guéri en deux semaines) ; un autre a eu la joue brûlée avec du caoutchouc enflammé ; la brûlure dura aussi deux semaines. Il n’arrive pas plus d’une fois par semaine que quelqu’un pleure, et ce n’est pas de mal, mais de dépit ou de honte. Sauf ces deux cas, nous ne nous rappelons aucune fracture ou blessure survenue au cours de l’été, malgré trente ou quarante élèves laissés absolument libres.

Je suis convaincu que l’école ne doit pas intervenir dans l’œuvre de l’éducation, qui ne dépend que de la famille ; qu’elle n’a pas le droit de récompenser et de punir ; que les meilleures police et administration de l’école consistent à laisser aux élèves la pleine liberté d’apprendre et de s’arranger entre eux comme ils l’entendent. J’en suis convaincu, mais, malgré cela, les vieilles habitudes des écoles sont si fortes, qu’assez souvent, à l’école de Iasnaïa-Poliana, nous nous en écartons. Le semestre dernier, précisément au mois de novembre, il y eut deux cas de punition.

Pendant la classe de dessin, le maître, un nouveau, remarqua un garçon qui criait, n’écoutait pas et, sans aucune raison, battait ses voisins. N’ayant pu venir à bout de lui par les paroles, le maître le fit sortir de sa place et prit son ardoise. Ce fut la punition. Tout le temps de la leçon, le gamin pleura à chaudes larmes. C’était ce même garçon que je n’avais pas voulu accepter à l’ouverture de l’école de Iasnaïa-Poliana, le trouvant idiot. L’idiotie et la timidité étaient ses traits principaux, ses camarades ne l’admettaient jamais dans leurs jeux ; ils se moquaient de lui, et eux-mêmes étonnés de lui disaient : « Comme il est drôle ce Petka : on le bat, même les petits le battent, et il se secoue et s’en va. » — « Il n’a pas de cœur », me dit de lui un enfant. Si l’on a pu amener un pareil garçon à la rage pour laquelle il fut puni par le maître, alors, certainement, ce n’est pas lui le coupable.

Voici le second cas.

L’été, pendant qu’on réparait la maison, la bouteille de Leyde disparut du cabinet de physique ; puis, à diverses reprises, alors qu’il n’y avait plus ni menuisiers ni peintres à la maison, des crayons et des livres disparurent. Nous interrogeâmes les enfants ; les meilleurs élèves, nos vieux amis, rougirent et devinrent si timides qu’un juge d’instruction aurait vu là la preuve éclatante de leur culpabilité. Mais je les connaissais et pouvais répondre d’eux comme de moi-même. Je compris que la seule idée du soupçon les avait affectés profondément, péniblement. Un garçon, que j’appellerai Féodor, une nature riche et tendre, tout pâle, tremblait et pleurait. Ils promirent de dénoncer le coupable s’ils le dévoilaient, mais ils refusèrent de le chercher. Quelques jours plus tard, le voleur était découvert. C’était un garçon d’un village éloigné. Il avait entraîné avec lui un jeune paysan du même village, et tous les deux avaient caché les objets volés dans leurs coffres. Cette découverte produisit une étrange impression sur les camarades : le soulagement, la joie s’unissaient au mépris, à la pitié pour les voleurs. Nous leur laissâmes le soin de la punition. Les uns demandèrent à fouetter les voleurs, mais tenaient absolument à les fouetter eux-mêmes ; d’autres proposèrent un écriteau avec le mot « voleur ». Cette punition, à notre honte, avait été employée par nous, et ce même garçon qui, une année auparavant, avait porté l’écriteau avec le mot « menteur » était le premier à exiger l’écriteau pour le voleur.

Nous tombâmes d’accord pour l’écriteau ; et quand une des fillettes eut cousu l’écriteau, tous les élèves, avec une joie méchante, regardèrent les coupables et se moquèrent d’eux. Ils exigeaient même une aggravation de peine : les conduire par tout le village et leur laisser l’écriteau jusqu’à la fête. Les garçons punis pleuraient. L’enfant entraîné par son camarade, un fort en style, un petit gros, très gai, pleurait tout simplement à chaudes larmes, comme pleurent les enfants. L’autre, le principal coupable, au nez aquilin, aux traits secs, le visage intelligent, était pâle ; ses lèvres tremblaient. Il jetait des regards de colère sur ses camarades qui se réjouissaient et, de temps en temps, son visage se crispait de sanglots. Sa casquette déchirée était mise sur la nuque, ses cheveux étaient ébouriffés, ses vêtements tachés de craie. Tout cela me frappait, nous frappait tous, comme si nous le voyions pour la première fois. L’attention malveillante de tous était fixée sur lui, et il le sentait. Quand, sans se retourner, la tête baissée, du pas particulier d’un coupable, il alla chez lui, et que les enfants coururent en foule derrière lui et l’agacèrent d’une façon étrangement cruelle qui ne paraissait pas naturelle, comme si un méchant esprit les y poussait, quelque chose me dit que ce n’était pas bien. Mais l’affaire en resta là, et les voleurs gardèrent l’écriteau une journée entière. Depuis ce temps, il nous parut qu’il apprenait beaucoup moins bien, il ne participa plus aux jeux ni aux conversations de ses camarades en dehors de la classe.

Une fois, en entrant à la classe, tous les écoliers, avec horreur, me dirent que ce même garçon avait encore volé. Il avait pris dans la chambre du maître vingt kopeks en monnaie de billon, et avait été pincé au moment où il les cachait dans l’escalier. On lui mit de nouveau l’écriteau, et de nouveau commença la même scène monstrueuse. Je me mis à lui faire des remontrances comme font tous les éducateurs. Un adulte qui assistait à cette scène se mit aussi à lui faire la morale en répétant les paroles que, probablement, il avait retenues de son père le fermier. — « Il a volé une fois, deux fois, disait-il, il en prendra l’habitude, ça finira mal. » Je commençais à être agacé ; j’étais presque en colère contre le voleur. Je regardai son visage encore plus pâle, plus souffrant, plus cruel, et, je ne sais pourquoi, je me souvins des forçats et, tout d’un coup, j’éprouvai une telle honte que j’arrachai l’écriteau stupide en disant au garçon d’aller où il voudrait. J’avais senti, soudain, non par le raisonnement mais par tout mon être, que je n’avais pas le droit de tourmenter ce malheureux enfant et que je ne pouvais pas faire de lui ce que moi et le fils du fermier en voulions faire. Je compris qu’il y a des mystères de l’âme cachés de nous sur lesquels la vie seule peut agir et non la morale et les punitions. Et quelle sauvagerie ! L’enfant a volé un livre. Par la voie longue, compliquée des sentiments, des idées, des conclusions erronées, il fut amené à prendre le livre d’un autre et, on ne sait pourquoi, à l’enfermer dans son coffre. Et moi, je colle l’écriteau avec le mot « voleur » qui signifie tout autre chose. Pourquoi ? Pour le punir par la honte, me dira-t-on. Punir par la honte ! Pourquoi ? Qu’est-ce que la honte ? Est-il certain que la honte fasse disparaître le penchant au vol ? Elle l’encourage peut-être ! Ce qui s’exprimait sur son visage n’était peut-être pas de la honte. Je suis même sûr que ce n’était pas la honte mais tout autre chose qui, peut-être, eût dormi toujours en son âme et qu’il ne fallait pas provoquer. Que là-bas, dans le monde qu’on appelle le vrai monde, le monde des Palmerstons et des Cayenne, où l’on trouve sage non ce qui est sage mais ce qui est réel, que là-bas, les hommes qui sont punis eux-mêmes s’arrogent le droit et le devoir de punir. Notre monde des enfants, des simples, des indépendants, doit rester pur des aveuglements, de la croyance inébranlable en la légitimité de la punition, de la foi et de la fausse conviction que le sentiment de vengeance devient juste dès qu’on l’appelle punition.

Continuons la description de l’emploi du temps quotidien. À deux heures, les enfants, qui ont faim, courent à la maison. Malgré la faim, ils restent encore quelques instants afin de savoir quelle note a reçue chacun. Les notes ne donnent aucun avantage mais les intéressent beaucoup : « J’ai cinq avec + ! » — « Et quel zéro on a mis à Olga ! » — « Et moi j’ai quatre ! » crient-ils. Les notes leur servent d’appréciation de leur travail et ils n’en sont mécontents que si l’appréciation n’est pas juste. Malheur si l’élève travaille bien et reçoit moins qu’il mérite. Il ne donnera pas de repos au maître et pleurera à chaudes larmes s’il n’obtient pas le changement de la note. Les mauvaises notes méritées ne soulèvent jamais de protestation. Cependant, ces notes sont le reste de notre vieil ordre de choses et commencent à disparaître.

Pour la première leçon de l’après-dîner les élèves se réunissent comme le matin et attendent le maître. En général, c’est pour la leçon d’histoire sainte ou d’histoire de Russie que se réunissent toutes les classes. Cette leçon commence ordinairement à la tombée de la nuit. Le maître reste debout ou s’asseoit au milieu de la classe et les élèves l’entourent ou se placent en amphithéâtre : les uns sur des bancs, d’autres sur les tables, d’autres sur les rebords des fenêtres.

Toutes les leçons du soir, et surtout cette première, ont un caractère tout différent de celles du matin : elles sont empreintes de tranquillité rêveuse, de poésie. Venez à l’école du soir : on ne voit point de feux à travers les fenêtres, il fait presque doux, bien qu’il y ait de la neige sur les marches de l’escalier, un faible bruit derrière la porte, un garçon qui se tient à la rampe et monte l’escalier en enjambant deux marches à la fois, rien que cela indique que les élèves sont en classe. Entrez dans la salle. Vers les vitres gelées, il fait déjà presque noir. Les anciens élèves, les aînés, sont serrés par les autres jusqu’au fond de la classe, et les petites têtes lévées regardent juste les lèvres du maître. Une petite fille de domestiques est toujours assise sur la haute table : le visage attentif, elle semble boire chaque parole. Les plus petits sont assis plus loin. Ils écoutent attentivement, même avec opiniâtreté. Ils se tiennent comme les grands, mais, malgré toute leur attention, nous savons qu’ils ne pourront rien répéter bien qu’ils se souviennent de beaucoup de choses. Les uns sont montés sur les épaules des autres, d’autres sont debout sur les tables, quelques-uns, serrés au milieu du groupe, tracent des figures avec leurs ongles sur le dos des voisins. Il est rare que quelqu’un vous regarde : quand un nouveau récit est commencé, tous écoutent. Quand on le répète pour la deuxième fois, par-ci par-là, éclatent des voix ambitieuses qui ne peuvent s’empêcher de souffler au maître. Cependant, pour l’histoire ancienne qu’ils aiment, ils demandent au maître de la répéter mot à mot et ne permettent à personne de l’interrompre : — « Hé ! toi ! Tu n’as pas le temps ! Tais-toi ! » crie-t-on quand quelqu’un s’avance. Ils sont attristés qu’on change le caractère et la poésie du récit du maître. Ces derniers temps, l’histoire de la vie du Christ était en faveur. Chaque fois ils en exigeaient le récit en entier. Si on ne leur racontait pas toute l’histoire ils narraient eux-mêmes la fin qu’ils aimaient tant : le reniement de Pierre, et les souffrances du Saint Sauveur.

On dirait que tout est mort. Rien ne remue. Ne sont-ils pas endormis ? On s’approche dans la demi-obscurité, on regarde le visage d’un petit, quelconque : il est assis, les yeux fixés sur le maître, le front plissé par l’attention, et, pour la dixième fois, il repousse de l’épaule la main de son camarade. Vous lui chatouillez le cou. Il ne sourit même pas.

Il penche la tête comme pour s’éloigner d’une mouche, et, de nouveau, il s’abandonne au récit mystérieux et poétique. Quand le voile du temple se déchire de lui-même et que la terre se couvre de ténèbres, il a un peu peur, il se sent mal. Mais voilà que le maître a terminé son récit, tous se lèvent de leurs places, se pressent contre le maître et, criant à qui mieux mieux, ils racontent tout ce qu’ils ont retenu. Alors commence un vacarme épouvantable. Le maître n’arrive pas à les surveiller tous. Ceux à qui l’on défend de parler, sûrs de savoir très bien, ne sont pas contents, ils s’adressent à un autre maître, s’il n’y en pas, à un camarade, à un étranger, même au chauffeur. Ils se pressent deux ou trois ensemble, chacun demandant à l’autre de l’écouter. Il est rare qu’un seul raconte. Ils s’encouragent et s’excitent mutuellement : « — Eh bien ! Avec toi ! » se disent-ils. Mais celui à qui l’on s’adresse se sent incapable et renvoie à un autre. Aussitôt le récit répété, tout redevient calme. On apporte des chandelles et tous les enfants sont déjà d’une autre humeur.

Le soir, en général, dans les classes suivantes il y a moins de bruit, de désordre ; il y a plus d’obéissance, plus de confiance dans le maître. On remarque une aversion particulière pour les mathématiques et l’analyse, et du goût pour le chant, la lecture et surtout pour les récits. — « Pourquoi toujours l’arithmétique et l’écriture, mieux vaut raconter quelque chose sur la terre, sur l’histoire, et nous écouterons », disent-ils. À huit heures, les paupières commencent à s’alourdir, on bâille, les chandelles éclairent moins bien, on coupe la mèche avec moins d’empressement. Les aînés se retiennent encore, mais les petits s’accoudent sur les tables et s’endorment au son agréable des paroles du maître. Parfois, quand les classes sont intéressantes et qu’il y en a eu beaucoup (à certains jours il y a sept heures de classe), les enfants sont fatigués ; ou les veilles de fêtes, quand le bain est préparé à la maison, tout à coup, sans dire un mot, après la deuxième ou troisième classe, après le dîner, deux ou trois garçons accourent dans la chambre et se hâtent de prendre leurs casquettes. — « Que faites-vous ? » — « Nous allons chez nous. » — « Et les leçons ? c’est le chant. » Les enfants disent qu’ils doivent aller à la maison et se glissent dehors avec leurs coiffures. — « Mais qui l’a dit ? » — « Les autres sont partis !» — « Comment ! Comment ? » demande le maître étonné, qui a préparé sa leçon. — « Restez ! » Mais dans la chambre accourt un autre enfant, le visage échauffé, inquiet. — « Pourquoi restes-tu ici ?» fait-il méchamment à celui que retient le maître et qui, indécis, rentre ses cheveux sous son bonnet. — « Nos camarades sont déjà près de la forge. » — « Ils sont partis ? » — « Oui. » Et tous deux s’enfuient en criant à travers la porte : — « Au revoir, Ivan Ivanitch ! » Et quels sont ceux qui ont décidé de partir à la maison, comment l’ont-ils décidé ? Dieu le sait. Qui, précisément, a pris cette décision, vous ne le trouverez jamais. Ils ne se sont point entendus, n’ont point comploté, mais tout simplement ils ont pensé à aller à la maison. « Les camarades s’en vont ! » et les pieds frappent sur les marches, on dégringole l’escalier, d’autres, en sautillant, se jettent de la neige, se dépassent mutuellement sur le sentier étroit et tous courent à la maison. Cela se produit une ou deux fois par semaine. C’est blessant et désagréable pour le maître, tout le monde en conviendra.

Mais qui ne conviendra pas aussi que, grâce à un seul cas pareil à celui-là, les cinq, six et parfois sept heures de classe par jour que les élèves acceptent librement, augmentent d’importance ? Ce n’est qu’avec la répétition de pareils faits qu’on pourra être sûr que l’enseignement, bien qu’insuffisant, n’est ni nuisible, ni tout à fait mauvais. Si l’on posait ainsi la question : Qu’est-ce qui vaut le mieux : qu’il n’y ait pas dans toute l’année un seul cas semblable ou que le fait se répète pour la moitié des leçons ? Nous choisirions le dernier. Moi, du moins, j’étais content que pareille chose se produisît plusieurs fois par mois à l’école de Iasnaïa-Poliana. On a beau répéter aux enfants qu’ils peuvent s’en aller quand ils veulent, l’influence des maîtres est si forte que je craignais, dernièrement, que la discipline des classes, l’emploi du temps, les notes ne gênassent imperceptiblement leur liberté au point de les soumettre à la ruse de notre lacis de règlements et de perdre la possibilité de choisir et de protester. S’ils continuent de fréquenter l’école malgré la liberté qui leur est laissée, je ne pense nullement que cela prouve la supériorité de l’école de Iasnaïa-Poliana. Je pense que la même chose pourrait se produire dans la plupart des écoles et que le désir d’apprendre est si fort chez les enfants que, pour le satisfaire, ils se soumettront à plusieurs conditions difficiles et pardonneront plusieurs défauts. La possibilité de pareille escapade est utile et nécessaire comme moyen de prévenir le maître des fautes et abus les plus importants et les plus grossiers.

Le soir c’est le chant, la lecture graduelle, les causeries, les expériences de physique, la copie. Parmi ces occupations, les élèves préfèrent l’écriture et les expériences. Pour l’écriture, les aînés s’installent en étoile autour de la grande table, les têtes rapprochées, les jambes écartées. L’un d’eux lit et les autres se répètent mutuellement ce qu’il a lu. Les petits prennent un livre à deux et si le texte est compréhensible, ils lisent comme nous lisons, s’approchent de la lumière, s’accoudent commodément et éprouvent un plaisir manifeste. Quelques-uns tâchent d’unir les deux plaisirs : ils s’assoient en face du poêle allumé, se chauffent et lisent. Tous les élèves ne sont pas admis aux expériences de physique, seuls les meilleurs élèves de la deuxième classe, les plus vieux et les plus raisonnables y assistent. La classe de physique, par le caractère qu’elle a chez nous, est la plus tardive, la plus étonnante et concorde tout à fait avec l’impression provoquée par la lecture des contes. Ici le féerique devient réalité. Ils personnifient tout : la balle de sureau repoussée par la résine, l’aiguille aimantée, la limaille qui court sur la feuille de papier au-dessous de laquelle on place un aimant, leur paraissent des êtres vivants. Les enfants les plus intelligents qui comprennent l’explication de ces phénomènes, s’excitent et commencent à crier après l’aiguille, la balle, la limaille : — « En voilà !… Où vas-tu ? » ou : — « Tiens, attrape ! », etc. Ordinairement les classes prennent fin à huit ou neuf heures du soir, quand toutefois la leçon de menuiserie ne retient pas les plus grands. Alors tous, en criant, courent jusqu’au pavillon des domestiques et de là se dispersent sur les divers chemins du village. Parfois ils imaginent de glisser jusqu’au village dans le grand traîneau arrêté derrière la porte cochère. Ils soulèvent le brancard, tous se précipitent à l’intérieur et, avec des cris, disparaissent à nos yeux en laissant de place en place, sur le chemin, les taches noires des gamins tombés. Malgré toute la liberté laissée aux élèves, en dehors de l’école, leurs relations avec les maîtres se modifient : elles deviennent encore plus libres, plus simples et plus confiantes, ce qui nous paraît être l’idéal que l’école doit s’efforcer d’atteindre.

Récemment, dans la première classe, nous avons lu Wii de Gogol ; les dernières scènes impressionnèrent vivement les élèves et excitèrent leur imagination. Quelques-uns se représentaient la sorcière et se rappelaient tout ce qu’on avait lu le soir précédent. Le temps n’était pas froid. C’était une nuit d’hiver, sans lune, au ciel nuageux. Nous nous arrêtâmes au carrefour. Des enfants, qui depuis trois ans viennent à notre école, m’entourèrent et me prièrent de les accompagner encore un peu. Les petits, nous ayant vus, descendaient la côte en faisant des glissades, les cadets s’approchaient avec le nouveau maître, mais entre eux et moi il n’y avait pas cette confiance qui existait entre moi et les aînés.

— « Eh bien ! Allons dans le bois » (un petit bois à deux cents pas de la maison), dit l’un d’eux. C’était Fedka, un garçon de dix ans, une nature tendre, poétique et hardie, qui le demandait le plus fort. Le danger semble être pour lui la condition essentielle du plaisir. L’été, c’était effrayant de le voir, avec deux de ses camarades, plonger au milieu de l’étang large d’une cinquantaine de sagènes, et disparaître dans le reflet brûlant du soleil d’été. Il faisait la planche, à l’endroit le plus profond, en laissant de petites vagues circulaires autour de lui et, de sa voix aiguë, appelait les camarades restés sur le bord pour qu’ils admirassent sa bravoure. Il savait qu’il y avait des loups dans le bois, c’est pourquoi il voulait y aller. Les autres l’appuyèrent et à quatre nous y partîmes. En garçon de douze ans, très fort physiquement et moralement, Siomka, qui avait reçu le sobriquet de Vavilo, passait devant et interpellait quelqu’un en criant d’une voix aiguë. Pronka, un enfant délicat, doux, très bien doué, d’une famille très pauvre, qui était maladif, surtout par manque de nourriture, marchait à côté de moi. Fedka était entre moi et Siomka et parlait tout le temps d’une voix particulièrement douce : tantôt racontant comment, pendant l’été, il avait gardé les chevaux, tantôt disant qu’il n’y a rien d’effrayant, ou interrogeant : — « Et si quelqu’un bondit ? » et exigeant de moi une réponse. Nous n’entrâmes point en plein bois, c’eût été trop sinistre. Mais même à la lisière du bois il faisait sombre, le sentier se voyait à peine, les feux du village disparaissaient.

Siomka s’arrêta et se mit à écouter : — « Attention, les enfants ! Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-il tout à coup. Nous nous tûmes. Nous n’entendîmes rien, cependant la crainte augmenta. — « Eh bien ! Que ferons-nous s’il bondit et court après nous ? » demanda Fedka. Nous nous mîmes à parler des brigands du Caucase. Ils se rappelèrent l’histoire du Caucase que je leur avais racontée longtemps auparavant, et, de nouveau, je me mis à leur parler des Abreks, des Cosaques, de Hadji-Mourad.

Siomka marchait en avant, il écartait largement ses grandes bottes et balançait son large dos. Pronka voulait aller à côté de moi mais Fedka le poussa de côté, et Pronka, qui, vu sa pauvreté, se soumettait toujours à tout le monde, aux passages les plus intéressants seulement, courait de mon côté en s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux.

Quiconque a observé les enfants des paysans a remarqué qu’ils ne sont pas habitués aux caresses, aux paroles tendres et qu’ils les détestent. J’ai eu l’occasion de voir la chose suivante : Une dame qui visitait l’école des paysans, voulant se montrer tendre envers un enfant, lui dit : — « Eh bien ! mon chéri, viens que je t’embrasse ! » Elle l’embrassa et l’enfant s’en montra honteux, confus et offensé. Un enfant de cinq ans est déjà au-dessus de ces cajoleries, c’est un grand garçon. C’est pourquoi je fus particulièrement frappé quand Fedka, qui marchait à côté de moi, au passage le plus saisissant du récit, tout à coup, frôla sa manche contre ma main, puis me saisit deux doigts et ensuite ne les lâcha pas. Dès que je me taisais, Fedka me priait si instamment et d’une voix si émue de continuer, qu’il était impossible de ne pas accéder à son désir. — « Hé, toi, ne te fourre pas sous les pieds ! » dit-il une fois avec colère à Pronka qui courait en avant. Il était excité jusqu’à la cruauté. Il se sentait si bien en me tenant par les doigts que personne ne devait oser interrompre son plaisir. — « Hé bien, encore, encore ! Voilà, c’est bien ! » Nous avions traversé le bois et nous trouvions à l’autre extrémité du village. — « Allons encore ! » supplièrent-ils tous, quand nous aperçûmes les feux du village. Nous marchions en silence, enfonçant de temps en temps nos pieds dans le sentier mal battu. L’obscurité blanche nous paraissait vaciller devant nos yeux. Les nuages étaient si bas qu’il semblait qu’on les poussait sur nous. On ne voyait point de feux dans ce blanc où résonnait le bruit de nos pieds dans la neige. Le vent tourbillonnait sur la cime des trembles. J’achevai mon récit sur ce fait que l’Abrek entouré se mit à chanter, et, ensuite se jeta de lui-même sur le poignard. Tous se turent. — « Pourquoi a-t-il chanté quand on l’a entouré ? » demanda Siomka. — « Mais on t’a donc dit qu’il s’apprêtait à mourir », répondit tristement Fedka. — « Je crois que c’est la prière qu’il a chanté ! », ajouta Pronka. Tous y consentirent. Tout à coup, Fedka s’arrêta : — « Et comment avez-vous dit qu’on a tué votre tante ? » demanda-t-il. Il n’avait pas encore eu assez d’horreur : — « Raconte ! Raconte ! » Je racontai encore une fois la terrible histoire du meurtre de la comtesse Tolstoï. Silencieux, ils m’entouraient et regardaient mon visage. — « Il est tombé, le gaillard ! » dit Siomka. — « Ça devait être terrible pour lui de marcher dans la nuit quand le cadavre était là ! Moi, je me serais enfui ! » dit Fedka qui s’accrochait de plus en plus à mes deux doigts. Nous nous arrêtâmes près d’un bouquet d’arbres, derrière les enclos. À l’entrée même du village, Siomka avait ramassé un bâton couvert de neige ; il en frappa le tronc d’un tilleul. Le givre tombait des branches sur nos bonnets et des sons éclataient isolément dans la forêt. — « Léon Nikolaïevitch, dit Fedka (je pensais qu’il allait encore m’interroger sur la comtesse), pourquoi apprend-on à chanter ? Souvent, je me demande pourquoi l’on chante. »

Comment passa-t-il de l’horreur de l’assassinat à cette question ? Dieu le sait. Mais, à en juger par le son de sa voix, par le sérieux avec lequel il tâchait d’obtenir une réponse, par le silence des deux autres enfants, on sentait une corrélation vivante et logique entre cette question et la conversation précédente. Répondait-il à mon explication de la possibilité du crime par l’ignorance (je le leur avais dit) ou la contrôlait-il en se transportant dans l’âme de l’assassin et se rappelant ses occupations favorites (il avait une superbe voix et un grand talent musical), ou sentait-il que le moment de parler franchement était venu et qu’une foule de questions exigeant une réponse s’élevaient dans son âme ; mais sa question ne surprit aucun de nous. — « Pourquoi la peinture ? Pourquoi faut-il bien dessiner ? » dis-je, ne sachant point comment lui expliquer le but de l’art. — « Pourquoi la peinture ? » répétait-il pensivement. Il demandait précisément ce qu’est l’art, et moi, je n’osais et ne savais le lui expliquer. — « Pourquoi la peinture ? dit Siomka : on peint tout, on dessine tout ; on peut, avec un modèle, faire n’importe quel objet ». — « Non, c’est le dessin linéaire ! objecta Fedka. Mais pourquoi dessiner des têtes ? » La nature saine de Siomka ne s’embarrassait pas : — « Pourquoi le bâton ? Pourquoi le tilleul ? » dit-il en frappant le tilleul. — « Oui, eh bien ! Pourquoi le tilleul ? » dis-je. — « Pour faire des planches », répondit Siomka. — « Et l’été, quand il n’est pas encore coupé, à quoi sert-il ? » — « Il est inutile. » — « Non, interrompit obstinément Fedka ; mais pourquoi pousse-t-il ? »

Et nous nous mîmes à dire que l’utilité n’est pas tout, qu’il y a la beauté, et que l’art, c’est la beauté ; et nous nous comprîmes. Et Fedka comprit parfaitement, et pourquoi pousse le tilleul, et pourquoi il faut chanter. Pronka était d’accord avec nous, mais il comprenait mieux la beauté morale, le bien. La grande intelligence de Siomka lui permettait de bien comprendre, mais il n’admettait pas le beau sans l’utile. Il doutait, comme il arrive souvent aux hommes de grande intelligence qui sentent que l’art est la force mais ne trouvent pas en leur âme le besoin de cette force. Lui, comme eux, voulait arriver à l’art par l’intelligence et essayait d’allumer en lui cette flamme : — « Nous chanterons demain la prière, je me rappelle ma partie. » Il avait une très bonne oreille, mais n’avait pas de goût ni d’élégance dans le chant. Tandis que Fedka comprenait tout à fait bien que le tilleul est bon quand il est couvert de feuilles, qu’il est agréable de le regarder, et que cela seul suffit, Pronka comprenait que c’est dommage de le couper, parce que c’est un être vivant : « Quand nous buvons la sève du bouleau, c’est comme si nous buvions du sang. » Siomka ne disait rien, mais il pensait visiblement que le bouleau est peu utile quand il est creux. Ce m’est étrange de me rappeler ce que nous avons dit alors. Mais il me semble que nous avons dit tout ce qu’on peut dire de l’utile, du beau et du bien.

Nous nous dirigeâmes vers le village. Fedka me tenait toujours la main, et il me sembla que c’était maintenant par reconnaissance. Durant cette soirée, nous nous étions plus unis que nous ne l’avions jamais été. Pronka marchait à côté de nous, sur la large route du village : — « Tiens ! il y a encore du feu chez les Mazanov ! dit-il. Aujourd’hui, comme j’allais en classe, Gavruka revenait du débit ; il était ivre-mort et frappait, frappait son cheval tout savonneux… Ça me fait toujours de la peine, pourquoi le bat-il ? » ajouta-t-il. — « Et récemment, dit Siomka, père a lâché les guides de son cheval de Toula, et il l’a mené dans les ravins ; il s’est endormi tout ivre. » — « Et Gavruka bat son cheval sur les yeux, ça me fait tant de peine ! reprit encore Pronka. Pourquoi le battait-il ? Il est descendu, et il l’a battu ! » Tout à coup, Siomka s’arrêta : — « Les nôtres dorment déjà, dit-il, en regardant les fenêtres noires de son isba. Vous n’allez pas plus loin ? » — « Non. » — « Adieu, Léon Nikolaïevitch ! » cria-t-il tout d’un coup ; et, s’arrachant avec effort, il courut à la maison, souleva le loquet et disparut. — « Alors, tu nous reconduiras tous l’un après l’autre ! » dit Fedka. Nous partîmes plus loin. Il y avait de la lumière chez Pronka. Nous regardâmes par la fenêtre. Sa mère, une grande femme, déjà fanée, les sourcils et les yeux noirs, était assise devant la table et pelait des pommes de terre. Un berceau était suspendu au milieu de la chambre. Un mathématicien de la deuxième classe, le second frère de Pronka, debout près de la table, mangeait des pommes de terre avec du sel. L’isba était noire, petite et sale. — « Diable ! où as-tu été ? » cria la mère. Pronka sourit doucement, maladivement, regardant à la fenêtre. La mère devina qu’il n’était pas seul et, aussitôt, modifia l’expression de son visage. Fedka restait seul. « Les tailleurs sont encore chez nous, c’est pourquoi il y a de la lumière, dit-il de sa voix douce de ce soir. Au revoir, Léon Nikolaïevitch », ajouta-t-il doucement ; et il se mit à frapper à la porte fermée. Les « Ouvrez ! » de sa voix menue résonnaient dans l’obscurité silencieuse du village. On fut long à ouvrir. Je regardai par la fenêtre. L’isba était grande ; sur le poêle et le banc, on apercevait des jambes. Le père jouait aux cartes avec le tailleur ; quelque menue monnaie était sur la table. La marâtre était assise à la lumière et regardait l’argent. Le tailleur, un paysan jeune et vigoureux, tenait ses cartes sur la table, en demi-cercle, et regardait triomphalement son partenaire. Le père de Fedka, le col déboutonné, le visage ridé d’attention et de dépit, remuait ses cartes et, indécis, faisait de haut un geste de sa main calleuse : « Ouvrez ! »

La femme se leva et alla ouvrir.

— « Adieu, répéta encore une fois Fedka, marchons souvent comme ça ! »

Je vois des hommes honnêtes, bons, libéraux, des membres de diverses sociétés de bienfaisance, qui sont prêts à donner et donnent un centième de leur fortune aux pauvres, qui ont établi et établissent des écoles, et qui, après avoir lu cela, diront : « Ce n’est pas bien ! » et hocheront la tête. « Pourquoi le développement prématuré ? Pourquoi leur inspirer des sentiments et des idées qui les rendent hostiles à leur propre entourage ? Pourquoi les arracher à leur milieu ? » diront-ils. Et je ne parle pas de ceux qui diront : « Il sera bien, l’État où tous voudront être des penseurs, des artistes, et où personne ne travaillera ! » Ceux-là disent carrément qu’ils n’aiment pas le travail et que, par conséquent, l’existence d’hommes incapables d’être autre chose que des esclaves et des travailleurs salariés est nécessaire. Est-ce bien ou est-ce mal ? Faut-il les tirer de leur milieu ou non ; qui le sait ? Et qui peut les tirer de leur milieu ? Comme si c’était une œuvre mécanique quelconque ! Est-ce bien ou mal d’ajouter du sucre à la farine ou du poivre à la bière ? Fedka n’est pas du tout gêné par son habit déchiré, mais des questions morales et des doutes le tourmentent déjà ; et vous voulez lui donner trois roubles, un catéchisme et une petite histoire racontant que le travail et la soumission, que vous-mêmes détestez, sont utiles à l’homme. Trois roubles ne lui sont pas nécessaires ; il les trouvera quand il en aura besoin. Travailler, il l’apprendra sans vous, comme respirer. Il lui faut ce à quoi vous ont amenés votre vie et vos dix générations d’oisifs. Vous avez le loisir de penser, de souffrir, de chercher ; donnez-lui donc ce que vous avez souffert : c’est la seule chose dont il ait besoin. Et vous, comme un pontife égyptien, vous entourez d’un voile mystérieux, vous cachez dans la terre le talent que vous a donné l’histoire. N’ayez crainte, rien d’humain n’est invisible à l’homme. Vous en doutez ? Écoutez le sentiment, il ne vous trompera pas ! Croyez à sa nature, et vous vous convaincrez qu’il ne prendra que ce que l’histoire vous a chargé de lui transmettre, ce qu’a élaboré en vous la souffrance.

L’école est gratuite et les plus anciens élèves sont du village de Iasnaïa-Poliana. Plusieurs ont quitté l’école parce que leurs parents ne trouvaient pas que l’enseignement y fût bon. Plusieurs, après avoir appris à lire et à écrire, ont cessé de fréquenter l’école et se sont loués au relais de poste (l’occupation principale de notre village). Des villages voisins, pas riches, on envoya d’abord des élèves, mais, vu l’incommodité de l’allée et venue ou de l’obligation de les laisser en pension (le moins que coûte la pension, chez nous, c’est deux roubles par mois), bientôt on les retira. Les paysans des villages lointains, plus riches, étaient séduits par la gratuité et par le bruit répandu dans le peuple qu’à l’école de Iasnaïa-Poliana on enseignait très bien. Mais cet hiver, à l’ouverture des écoles dans les bourgs, ils nous retirèrent leurs enfants pour les mettre dans ces écoles. À l’école de Iasnaïa-Poliana sont restés les enfants des paysans de ce village qui fréquentent l’école durant l’hiver et qui, l’été, d’avril à la mi-octobre, travaillent aux champs, ceux des postiers, des commis, des soldats, des débitants, des sacristains, des paysans riches qui viennent de trente à quarante verstes.

Nous avons eu jusqu’à quarante élèves, mais il est rare d’arriver à plus de trente présences. Les filles sont au nombre de trois ou cinq. Les garçons ont, en général, de six à treize ans. En outre, chaque année, trois ou quatre adultes viennent pour un mois, parfois pour tout l’hiver, et après quittent définitivement l’école. Pour les adultes qui viennent isolément à l’école, la vie de l’école est très incommode : par leur âge et le sentiment de leur dignité ils ne peuvent prendre part à son animation ; ils ne peuvent retenir leur mépris pour les petits gamins et ils restent tout à fait isolés. L’animation de l’école ne fait que les gêner. La plupart viennent sachant déjà quelque chose et convaincus que l’étude consiste à apprendre un livre dont ils ont entendu parler ou même qu’ils connaissent déjà. Pour aller à l’école, il leur faut vaincre leur crainte et leur timidité, tenir tête au mécontentement de la famille et aux moqueries des camarades. « En voilà un hongre qui vient apprendre ! » En outre, l’adulte sent toujours que chaque journée passée à l’école est perdue pour le travail, le seul capital, c’est pourquoi, tout le temps de la classe, il se trouve dans un état d’irritation, de fièvre, de zèle très nuisible à l’étude. À l’époque que je décris il y avait trois adultes, l’un d’eux est encore parmi nous. Les adultes, à l’école, ont l’air d’être à un incendie. Dès qu’ils finissent d’écrire, dès que, d’une main, ils posent la plume, de l’autre ils saisissent un livre, et commencent à lire, sans même s’asseoir. Aussitôt qu’on leur prend le livre, ils prennent l’ardoise. La leur enlève-t-on, ils sont tout à fait déconcertés. Cet automne il y avait à l’école un ouvrier, en même temps il s’occupait des poêles ; en deux semaines il apprit à lire et à écrire, mais ce n’était pas de l’étude, c’était une sorte de maladie, une ivresse quelconque. Quand il traversait la classe avec le bois, il s’arrêtait, et, le bois à la main, se penchant sur la tête d’un gamin, il épelait : s, k, a, ska et allait à sa besogne. Quand il n’arrivait pas à faire cela, alors, avec envie, presque avec colère, il regardait les autres enfants. Était-il libre, on ne pouvait rien faire avec lui ; il s’accrochait à son livre en répétant : b, a, ba, r, i, ri, etc., et dans cet état il perdait la capacité de comprendre autre chose. Quand il arrivait aux adultes de chanter, de dessiner, d’écouter un récit d’histoire, ou de regarder une expérience, on voyait qu’il se soumettait à une cruelle nécessité et que, comme les affamés détachés de leur nourriture, il n’attendait que le moment de ressaisir son livre. Restant fidèle à la règle de ne pas forcer un enfant à apprendre l’alphabet par un moyen qui ne lui plaît pas, je ne pouvais forcer un adulte à apprendre la mécanique ou le dessin quand il désirait apprendre l’alphabet. Chacun prend ce qui lui convient. En général, les adultes qui ont étudié auparavant ne se trouvent pas bien à l’école de Iasnaïa-Poliana et leurs études marchent mal. Il y a quelque chose de gêné, de maladif, dans leurs rapports envers l’école. Dans les écoles du dimanche que j’ai vues, j’ai observé le même phénomème.

C’est pourquoi tous les renseignements sur l’instruction libre d’adultes donnant de bons résultats nous seraient une acquisition précieuse. L’opinion du peuple sur l’école a beaucoup changé depuis sa fondation. Je parlerai de l’opinion ancienne dans l’histoire de l’école de Iasnaïa-Poliana.

Maintenant, dans le peuple, on dit qu’à l’école de Iasnaïa-Poliana « on apprend tout, toutes les sciences, et qu’il y a des maîtres si savants que c’est terrible : on dit qu’ils fabriquent le tonnerre et la foudre ! Cependant les enfants comprennent très bien et commencent à lire et à écrire. » Les uns, les riches postiers, donnent leurs enfants par ambition : « Ils apprendront toute la science et sauront même la division » ! (La division c’est la conception supérieure de la science à l’école.) D’autres parents pensent que le savoir est très avantageux, et la plupart d’entre eux envoient leurs enfants consciencieusement, par obéissance à l’esprit du temps. De tous ces enfants, les plus agréables pour nous sont ceux qu’on nous envoie sans raison, par hasard, mais qui aiment l’étude à un tel point que ce sont maintenant les pères qui se soumettent au désir des enfants et que, sentant eux-mêmes obscurément qu’il se passe quelque chose de bon pour leurs enfants, ils ne se décident pas à les retirer de l’école. Un père m’a raconté, qu’une fois, il a brûlé toute la chandelle qu’il tenait près du livre de son fils, et il loua beaucoup son fils et le livre. C’était l’Évangile. « Mon père, m’a raconté un autre écolier, il lui arrive parfois d’écouter un conte, il rit et il s’en va. Mais si c’est l’évangile, il peut écouter jusqu’à minuit, et lui-même tient la lumière. »

Je fus avec un nouveau maître chez un élève. Pour me faire valoir devant le maître, je forçai l’élève à résoudre un problème d’algèbre. La mère était occupée près du poêle et nous avions oublié sa présence, ; en écoutant son fils manier bravement l’équation : 2ab — c = d : 3, etc., tout le temps elle cachait son visage dans sa main, se retenant à peine, et enfin, elle pouffa de rire et ne put dire pourquoi elle riait. Un père, un soldat, qui était venu chercher son fils à l’école, le trouva dans la classe de dessin ; en voyant l’œuvre de son fils il se mit à lui dire « vous », et il ne se décida pas à lui donner en classe le cadeau qu’il lui avait apporté. L’opinion générale me semble être la suivante : « On leur enseigne tout (comme aux enfants des seigneurs). Plusieurs choses sont inutiles, cependant on apprend très vite à lire et à écrire, c’est pourquoi on peut y envoyer les enfants. » Il y a aussi des bruits malveillants, toutefois ils ont de moins en moins de crédit. Deux très braves enfants ont quitté récemment l’école, parce que, soi-disant, on n’y apprend pas à écrire. Un soldat voulut aussi nous envoyer son fils, mais ayant interrogé le meilleur de nos élèves, il trouva qu’il ne lisait pas assez couramment les psaumes et conclut que l’école est mauvaise, que seule sa réputation est bonne. Quelques paysans de Iasnaïa-Poliana craignent enfin que ne se justifient les bruits qui ont circulé autrefois. Il leur semble qu’on instruit les enfants dans un but quelconque et que, tout d’un coup, des voitures arriveront et emmèneront les élèves à Moscou. Le mécontentement causé du fait qu’on ne bat pas les élèves et qu’il n’y a pas de discipline à l’école a presque disparu. Et souvent il m’est arrivé d’observer l’étonnement d’un père venant chercher son fils à l’école, quand, devant lui, commençait le vacarme, la lutte, les cris. Il est convaincu que l’indiscipline est mauvaise. Il croit qu’on apprend très bien, mais comment se concilient ces deux choses, il ne peut le comprendre. On a fait courir le bruit que la gymnastique fait maigrir, et qu’après Pâques ou en automne, à la saison des légumes, la gymnastique fait le plus grand mal, et les grand’mères expliquent que la cause de tout, c’est la gâterie et la gymnastique.

Pour quelques parents, peu nombreux il est vrai, l’objet de mécontentement c’est l’égalité qui règne à l’école. Au mois de novembre, nous eûmes à l’école les deux filles d’un riche postier ; elles étaient en caraco et bonnet et, au commencement, se tenaient à l’écart, mais ensuite elles s’habituèrent, oublièrent leur thé et les soins des dents et commencèrent à apprendre très bien. Leur père venait à l’école en bon touloupe déboutonné ; un jour il trouva ses filles mêlées à la foule des garçons sales, en lapti, qui, les mains appuyées sur les bonnets des fillettes, écoutaient le maître. Le paysan offensé retira ses filles de l’école sans avouer toutefois la cause de son mécontentement. Enfin, il y a encore des élèves qui quittent l’école parce que leurs parents, qui les y ont envoyés pour flatter quelqu’un, les reprennent quand le besoin de flatter est passé.

En résumé, il y a douze matières d’enseignement, trois classes, quarante élèves et quatre maîtres. Chaque maître tient le journal de ses occupations, et ils se les communiquent mutuellement tous les dimanches, puis, de concert, arrêtent le programme de la semaine future. Ces programmes ne sont pas toujours suivis ; ils sont modifiés suivant les exigences des élèves.