Déom Frères (p. 147-152).


Pas Encore Lui




A h ! le rude métier, et énervant et ennuyeux que celui qui vous impose à brûle-pourpoint, à l’heure des sommeils à bras repliés, dans l’engourdissement mourant du rêve, un : — « vite ;… debout ! » chanté en ondulations tristes le long des corridors et des chambres par la clochette de nuit.

Oui, vous comprenez ça, hein : — « les sauvages »…

Et, vite levé, une bretelle tombante, les pantoufles à moitié mises dans la crainte d’un second coup de sonnette qui éveillerait Pomponne, je cours à la porte.

C’est bien ça, en effet : les « sauvages »…

Allons, quelle chasse, quelle course, là-bas, loin, dans la nuit sombre, dans le clapotement monotone des flaques de boue, sous la pluie crépitant sur la toile caoutchouctée de la voiture, il va me falloir entreprendre !

Oh ! ma trousse, — rapidement examinée pour voir si rien ne manque, — mes instruments qui épouvantent tant ces damnés sauvages, puis le feutre rabattu, plongé dans mon immense Rigby, allons, en route.

Ça nous vient probablement des premières années de la colonie cette légende naïve et à la fois charmante, destinée à traverser les siècles maintenant, et qui, en son apparence de vraisemblance, apporte si bien aux jeunes têtes l’explication de choses si mystérieuses.

Oui, c’est contre ces sauvages imaginaires que notre rôle de médecin nous pousse, sauvages souvent plus terribles que les indigènes des siècles passés, pires parfois que les Iroquois.

Et cahin-caha, tiraillé par les ornières, projeté par des ressorts en fonte trempée qui nous enfoncent dans les chairs les tarauds du siège de la voiture, après une course du diable dans l’horreur de la nuit, — horreur enflée par de grandes feuilles trempées qui subitement dans la rapidité de la marche nous glissent dans le cou en caresses de fantômes, — l’on me déposa devant une maisonnette assez gentille d’apparence dans la ligne de lumière qui filtrait à travers les volets mal ajustés et qui la coupait comme en deux.

J’y suis resté vingt-quatre heures en arrêt, dans cette maisonnette ; pendant vingt-quatre heures, lorgnant les coins du bois, — pour voir si les sauvages n’apparaîtraient point, — relisant et retournant dix fois les journaux de la veille, j’ai connu mieux que jamais les ennuis de l’attente.

Pourtant, j’ai entrevu un côté de la véritable vie bucolique, cette vie des champs calme et heureuse, sans heurt, sans secousse même, qui me représenta en un jour l’empreinte du vrai bonheur.

Ah ! le superbe tableau gentiment offert à mes yeux par le va-et-vient incessant des travailleurs distribués çà et là dans les prairies, au milieu des meules de foin.

Et quelle odeur incomparable de foins coupés la brise répandait partout comme une essence de patchouli.

Et quel charme dans la gaieté rieuse des hommes, des femmes, des garçons, des enfants, tous armés de rateaux, de fourches, blaguant quand même sous le grand soleil brûlant, subitement apparu le matin.

De loin, je pouvais les suivre des yeux ; il me semblait les entendre geindre sous les fourchées immenses lancées gaillardement et s’abattant en broussailles sur les lourds chariots.

Au crépuscule, dans le cadre lointain formé par les forêts sombres, tous ces groupes champêtres se dorèrent et s’empourprèrent dans les rayons mourants du soleil et je m’attendais à chaque instant à les voir danser comme à l’opéra, tant le spectacle prenait les apparences d’une décoration théâtrale.

J’ai vu une copie du fameux tableau de Millet ; elle ne rendait sûrement pas la moitié de la majestueuse tranquillité et de la beauté sereine de ce crépuscule auquel il ne manquait que l’Angélus.

Et tard dans la soirée, quand l’écho s’accentuait de plus en plus par la brunante, il m’arrivait encore de très loin le bruit mécanique des faucheuses ou les commandements hue ! dia ! des hardis travailleurs.

N’est-ce pas, ce n’est pas la première fois qu’il m’est donné de refaire le tableau inoublié de mes jeunes années, passées, comme celles de ces garçonnets de tout à l’heure à manier le râteau derrière les chariots à l’époque des vacances, à gambader follement par-dessus les meules de foin ; mais comme ça m’a pris au cœur, ce jour-là, de me sentir déjà si loin de ce bon vieux temps. Comme il m’a été difficile de m’arracher à ces souvenirs qui l’un après l’autre venaient souffler sur les charbons éteints de mon cœur.

Non, le bonheur n’est pas de ce monde.

L’homme sans cesse tiraillé par des désirs jamais satisfaits n’atteint même que rarement une satisfaction passagère.

C’est la vie d’osciller sans cesse entre deux rêves, et je l’ai bien compris ce soir-là, au retour de mon campement prolongé parmi les « aborigènes ».

J’étais en route, assis à côté du brave agriculteur qui, avec ses voisins, m’avait tout le long du jour donné une idée si parfaite du bonheur bucolique heureusement chanté par Virgile, et pendant que j’enviais presque son indépendance et sa liberté, me plaignant en moi-même des ennuis et des misères de ma profession, j’entendis tout à coup qu’il me disait avec un accent de touchante et sympathique sincérité :

— Vous avez bien de la chance, vous, de gagner de l’argent aussi aisément et de vivre aussi gaiement.

… Et je sentis s’en aller mon rêve de bonheur entrevu : ce n’était pas encore lui.