Déom Frères (p. 121-126).


Une Drôle d’Opération




À cette heure-là, les échos de la vogue tarasconnaise qui avait salué d’un tintamarre épouvantable l’arrivée de Paris de notre fameux confrère, le docteur Coutelas, assourdissaient les oreilles.

Les titres de ce magnifique charlatan : — chef de clinique aux hôpitaux de Londres, ex-interne des hôpitaux de Paris, correspondant de la « Lancette » d’Alger, membre de la société médicale de New-York, masseur de Sarah Bernhardt, serineur des cliniques de Péan, doucheur chez l’abbé Kneipp, inventeur de la méthode néo-nervoso-électro-bromo-magnétique, — couvraient la première page de nos journaux.

Sur la seconde page, c’était le récit détaillé de ses hauts faits d’armes. Il avait par là-bas cathétérisé le comte de Chambord, administré des clystères à la duchesse d’Uzès, enlevé le petit pansicot à un vieux mandarin, opéré quatre crevés de haute marque, extrait la dent que Drumont avait contre les Juifs…

Mais c’est ici qu’il fallait voir ça.

Ce n’était rien moins que des guérisons étonnantes, merveilleuses, miraculeuses de patients happés en pleine agonie, à moitié ensevelis, déjà à trois pieds sous terre, ouf ! et gentiment déposés en un rien de temps, grassouillets, rougeauds, prêts à faire de la haute voltige, entre les mains des parents qui n’avaient seulement pas le temps d’essuyer leurs larmes tant ça se faisait vite.

Une belle-mère même — la Presse rapportait ça — enterrée depuis cinq jours, avait été retirée par lui de son tombeau, toute rongée de vers, les organes en compote, et remise — après si peu de temps de respiration artificielle et d’inhalation d’oxygène, qu’elle sentait encore le cadavre — à son gendre furieux dont elle reprenait possession de l’héritage.

Par contre-coup naturellement une baisse surprenante s’était faite dans les pèlerinages à Beaupré. La bonne sainte Anne boudait sur son autel ; les curés de paroisses, absolument désorientés, ne se rattrapaient plus qu’avec des bazars, et j’en connais qui ont été obligés de tirer des plans inouïs, d’installer des troncs à toutes les marches des balustres, de prétendre même que la sainte Vierge leur était apparue, pour faire mousser la recette.

La compagnie du Richelieu elle-même voyait avec effarement ses actions tomber à 60, à 55, à 42… Je n’invente rien, demandez-le à son président.

C’est à cette époque, que me trouvant de passage à Montréal, je tombai dans un tramway, nez à nez avec mon spirituel et excellent confrère, le docteur Bédard, que je n’avais pas vu depuis longtemps.

***

… Et nous nous saluons et nous nous serrons la main, et nous nous sautons au cou et nous nous asseyons tout près l’un de l’autre pour bien s’en conter.

Lui me dit qu’il était lancé maintenant, ses mauvais jours de chasse au patient finis ; encore assez mal payé toutefois, c’était vrai ; mais enfin il était content, seulement les accouchements qui l’ennuyaient un peu, par exemple.

Moi, je lui détaillais les incidents divers de la pratique de la médecine à la campagne, lui expliquais comment je me consolais des vilaines tempêtes, des boues sordides, par les jours de soleil pur, par l’odeur des pommiers en fleurs, les effluves du Richelieu et de ma montagne ; je lui contais mes instincts de travail, mes démangeaisons de littérature, de politique, etc.

Tout à coup — il n’y avait que quelques passagers — comme j’indiquais d’un clin d’œil à mon ami que nous étions attentivement écoutés par un jeune homme, guindé, l’air suffisant et fat, posé de trois quarts sur la banquette voisine, dans une attitude exagérée de prétention ineffable :

— Tu ne le connais pas ? me souffla mon confrère.

— Mais non… pas du tout.

— Eh ! bien, c’est l’avocat Monnier.

— Le candidat qui vient de se faire battre dans Deux-Montagnes ?

— Justement.

— Diable ! qu’il me paraît insupportable… je ne suis plus étonné de sa défaite.

… En effet, j’avais bien jugé. L’avocat Monnier, comme vous le savez, est un être absolument intolérable ; il vous a une manière de se gargariser avec sa voix, de rouler des regards, de retrousser dédaigneusement des lippes et des coins de moustache, qui nous fait grincer les dents. C’est toujours avec un ton protecteur et majestueux qu’il étale ses sentences, donne des avis que personne ne demande, fait l’esprit fin. Le dindon de Lafontaine sans la fable.

Il est bien connu : c’est longtemps avant de perdre son élection qu’il avait commencé de perdre la tête.

Avec ça une petite binette grimaçante, insaisissable par aucun crayon.

Comme je restais à réfléchir sur ces types bizarres que la nature, dans des moments d’ironie amère à l’égard de l’humanité, distribue de temps à autre sur la route, j’entendis mon confrère :

— Au fait, tu ne le sais pas probablement — me dit-il mystérieusement et comme avec un pitoyable accent de vive sympathie, — le pauvre garçon doit prochainement se faire opérer par notre fameux confrère, le docteur Coutelas.

— Vraiment, une opération ? demandai-je surpris… laquelle donc ?…

Mon ami ne me répondit pas un seul mot, mais, fléchissant doctoralement le bras derrière son torse courbé, la main palpant, le doigt. — un moment chercheur comme pour bien délimiter l’endroit, — tendu et fixé sur l’apophyse d’une des dernières vertèbres de l’échine :

— Une petite ouverture, là, simplement, acheva-t-il.

Je songeai à une colotomie, à une resection, à un abcès peut-être — En même temps je commençais à pardonner à l’avocat Monnier sa déplaisante attitude, rien que sur une fesse dans le coin de sa banquette… Pauvre diable, pensais-je… une opération, là… À cause du vilain coup de pied, je suppose, que les électeurs viennent de lui infliger.

— Et pourquoi cette ouverture encore ? demandai-je, déjà intéressé en ma qualité de médecin… Souffre-t-il de…

Tiens… c’ te question ? reprit impertubablement mon confrère… Allons donc, mais c’est pour pouvoir « péter plus haut que le tr… » voyons…